Conclusion. Brasília : de la cité fonctionnelle à l'extension urbaine spontanée
p. 59-64
Texte intégral
1Le périmètre du Plano Piloto abrite toujours aujourd'hui les fonctions administratives nationales et celles du Distrito Federal. La ville de Brasília concentre plus que jamais l'essentiel des activités commerciales et de services au niveau régional. La réalité de Brasília est celle d'une vraie agglomération et d'une urbanisation incontestable de l'environnement régional : bien au-delà des premiers dessins du Plano Piloto mais clairement polarisée par lui, polynucléaire et diffuse.
2Un tel processus de genèse d'une agglomération urbaine sur le site du Distrito Federal peut apparaître comme une évolution normale au regard de celle des autres grandes villes brésiliennes, si ce n'est sa forme particulièrement fragmentée. Cependant cette agglomération urbaine a pour particularité de présenter des situations totalement extrêmes. D'une part, le centre de la ville de Brasília exerce une domination du point de vue des emplois et des ressources formels, plus par défaut de développement concurrentiel des autres localités que du fait d'un dynamisme particulier. D'autre part, ce cœur de l'agglomération abrite avant tout des activités tertiaires gouvernementales et une société bureaucratisée. Enfin, la distance entre les nantis et les plus pauvres est poussée au plus haut point non seulement du point de vue de l'échelle sociale mais aussi sur le plan géographique de la distance au centre et de la périphérisation des classes populaires. Elle est en fait en contradiction totale avec l'idée et la matérialisation du projet de ville capitale tel qu'il fut conçu.
3Cela pose donc de multiples questions notamment sur la force irréversible des dynamiques « spontanées » en regard du pouvoir de la planification et du projet politique de nouvelle société intégrée. Comment d'un projet de ville délimitée et finie ayant pour but de faire société, a-t-on pu aboutir à une telle urbanisation diffuse de l'environnement régional et une telle distanciation des classes sociales ?
Le dilemme urbain du xxe siècle : libéralisme et socialisme
4La réalité de l'agglomération de Brasília oblige à réinterroger le dilemme de la double fonction d'appui au développement attribuée à la ville du xxe siècle, au-delà du rôle premier de moteur d'intégration du monde moderne imparti à la ville du xixe siècle. Il s'agissait d'abord que la ville soit le support d'une économie et en permette le développement. De fait, la ville abrite le plus souvent une multitude de marchés (marché foncier, du logement, du travail, des biens de consommation, des capitaux...), elle permet des gains de productivité importants (économie d'échelle dans la production de biens et des services y compris publics et culturels). La tendance spontanée est ici à produire de la ségrégation et de la distance sociale sur la base de la libre concurrence et des inégalités de moyens socio-économiques propres à la population urbaine.
5Mais il s'agit aussi que la ville soit le support d'une cité, au sens classique du terme, le creuset d'une société. Dans le cas d'une ville capitale s'ajoute la fonction de résidence des pouvoirs de l'État et le rôle d'entraînement du développement régional et national. De ces deux premières fonctions en découle une troisième : être un lieu de paix sociale symbole de l'harmonie nationale, sachant que l'on investit « naturellement » la ville de cette valeur, du seul fait de la proximité géographique et du mélange social qu'elle implique. Dans les faits, cette paix sociale relève pour beaucoup de choix urbanistiques adaptés. Pour réaliser cette paix urbaine, ce lien social, les pouvoirs ont donc principalement comme outils : les choix d'aménagement, d'organisation territoriale de l'espace urbain et de l'accès à celui-ci (avec les règles posées et les régulations du marché foncier), notamment de l'habitat et de la centralité, et des choix de conception des modes d'accès aux services et équipements publics (privilégiant un usage individualisé ou bien collectif), c'est-à-dire des choix sur les modes de partage des apports du développement.
Brasília : un modèle emblématique du projet de société et de développement brésilien
6Le cas de Brasília est alors intéressant à décrypter dans la mesure où il s'agit d'un modèle de ville du xxe siècle a priori plutôt opposé à celui très emblématique du Chicago des années 1920 avec : une préorganisation totale à partir d'un projet politique à la fois socialiste et libéral ; une arrivée quasi simultanée de tous les groupes sociaux, ces groupes étant des classes sociales et non des communautés, une organisation géographique privilégiant la proximité sociale et un accès égalitaire à l'emploi, aux services et équipements urbains, éliminant ainsi à priori les inégalités et les tensions sociales.
7Des choix urbanistiques très modernistes apparaissent avoir été faits, actes forts de fondation urbaine pour créer un habitat urbain de qualité inusité et accroître l'accessibilité et la liberté de mouvement automobile. Ces deux objectifs ont bien été atteints en certaines parties de l'agglomération et pour certaines populations, mais on aboutit aussi simultanément à des expressions fortes de formes urbaines inverses. Les exclusions par la distance sont multiples pour ceux qui ne disposent pas d'une voiture. Une graduation socio-spatiale de l'accès à la ville résulte de la forme locale de la transformation urbaine et aboutit apparemment à la périphéricité extrême des plus pauvres.
8Plus qu'une reproduction ou continuation des formes modernistes du modèle urbain de la ville de Brasília, les extensions urbaines s'édifient comme une mosaïque de formes plus « naturelles » correspondant à différentes aires urbaines « organiques » propres aux différentes communautés urbaines qui fondent la ville, c'est-à-dire ici les classes sociales aux identités bien distinguées, tout à la fois par leurs modes d'habitat très différenciés et par le cloisonnement spatial de leurs établissements dans l'espace.
9On ne peut s'empêcher de tenter une traduction moderniste de la lecture de l'organisation des communautés traditionnelles dans la ville décrite par les sociologues de l'École de Chicago. Les quartiers urbains leur apparaissaient comme des unités bien contrôlées dans leur intérieur alors que la métropole, à son échelle plus globale, s'avérait désorganisée et difficilement contrôlable. On retrouve avec force, dans le cas de Brasília, cette dynamique communautaire cohésive, à la fois de classe et de voisinage, de regroupement et séparation en quartiers de niveau et formes très hétérogènes qui laisse à penser que des régulations sociales, des règlements autres que ceux du plan urbanistique, gèrent l'organisation d'une majeure partie du territoire suburbain de l'agglomération. Deux des questionnements principaux qui animaient alors le débat scientifique local à Chicago peuvent être repris pour la lecture de Brasília.
Questions pour une enquête
10Le premier questionnement porte sur la capacité intégrative de l'environnement urbain. Celui-ci était-il un contexte favorable ou au contraire défavorable à l'émergence d'un homme brésilien moderne, urbain, centré sur la famille nucléaire et intégré à l'économie marchande et libérale ? La cohésion communautaire de classe et de voisinage était-elle un frein ou un facteur d'intégration ? Au final peut-on conclure, comme beaucoup des travaux sur le Chicago des années 1920, au rôle majeur de l'accès au revenu économique et à l'emploi dans l'accession à une posture d'intégré et l'effet inverse d'une exclusion économique facteur de marginalité et replis communautaire, de déviance, de comportements illicites.
11Le second questionnement rejoint les préoccupations du pouvoir municipal, quant aux effets désorganisateurs ou, au contraire, structurants de ces pouvoirs locaux et communautaires forts et les manières de les gérer. Est-il concevable d'y parer et de les éliminer ? Ou au contraire faut-il les utiliser et les intégrer ? Et alors quelles sont les stratégies et méthodes développées pour cela par le gouvernement de la cité ? Ce questionnement correspond au problème du contrôle social qui se pose toujours au pouvoir politique de façon exacerbée en milieu urbain car celui-ci permet une plus grande liberté et mobilité des individus. Il s'agit donc de gérer ce qui se passe sur la scène publique locale dans le cadre des règlements formels, mais aussi ce qui relève d'un jeu social moins visible dans le cadre de régulations sociales plus ou moins spontanées, informelles, voire déviantes ou illicites.
12Chicago a été vue comme le lieu privilégié de diffusion d'un modèle de société et d'économie libérales et modernes porté par le progrès technologique, là où s'imposent de nouvelles règles, normes, structures et modes d'organisation de la vie en correspondance avec ce développement moderne : un lieu de nouvelle fondation et de transformation des sociétés anciennes. Il en est de même pour Brasília à la différence près que dans le contexte du Brésil de l'époque il s'agissait d'expérimenter un projet complètement construit d'un modernisme à la brésilienne, à la fois socialiste et libéral, fondateur d'une identité nationale propre et autonome tant vis-à-vis des modèles occidentaux que d'un modèle universel. Dans le cas de Chicago, le pouvoir politique cherchait surtout à ajuster par ses gestions et réglementations une dynamique largement spontanée. Dans le cas de Brasília, il s'agissait plutôt d'imposer un cadre pré-pensé et pré-organisé. Tout le jeu pour le pouvoir en place est alors d'obtenir que tout le monde urbain intègre la forme de société que ce pouvoir défend comme dominante. La question urbaine au quotidien et dans la durée s'énonce ensuite pour ce pouvoir en terme de « problèmes urbains » au sens où différents phénomènes, divers comportements des habitants et acteurs urbains viennent contrecarrer la bonne application des plans, règles, normes, outils et solutions technologiques modernes et fonctionnelles qui ont été choisis. La force et l'influence mais aussi la variabilité temporelle de ce pouvoir politique sont alors encore une autre question cruciale dont il faut traiter.
13Aussi pour résoudre l'énigme principale de Brasília — Comment est-on donc passé de la réalisation de la ville modèle, délimitée, intégratrice et socialement encadrée et contrôlée, à un environnement régional apparemment trop ouvert à une occupation peu contrôlée et largement issue de l'initiative libérale, individuelle et spontanée, et où, au final, l'accès à une vie urbaine de qualité est profondément inégalitaire — il faut : rechercher les dysfonctionnements dans l'application du projet ; comprendre comment les dynamiques sociales, économiques et politiques spontanées sont intervenues, ont contrecarré, voire détourné les politiques et les gestions urbaines posées.
14Les questions scientifiques à résoudre pour solutionner cette énigme sont donc de plusieurs ordres.
15D'abord, il nous faut comprendre ce qu'était le projet politique et social premier. Est-il aussi monolithique que ce que la réalisation urbanistique du Plano Piloto nous laisse croire ? De fait, l'utopie originelle se révèle multiple. Comment les utopies de front pionnier, de capitale régionale et fédérale se sont-elles donc matériellement articulées avec l'utopie urbanistique ?
16Ensuite, il est important de comprendre comment a été conçu puis géré l'aménagement de l'espace régional. Il s'agissait en effet d'un élément important dans la réalisation du projet Brasília et dans les plans d'aménagement successifs. Sa gestion était abordée en terme de préservation : préservation de l'environnement naturel du cerrado autour du Plano Piloto, d'une part ; préservation de zones agricoles en vue d'une production alimentaire au service de la ville, d'autre part.
17Enfin, on ne peut véritablement comprendre la transformation urbaine en cours dans l'espace régional sans aborder la genèse et l'histoire du marché foncier et immobilier d'une part, des politiques de l'habitat d'autre part car il s'agit là des deux principales dynamiques à la source de l'occupation urbaine du territoire.
18Bien sûr, il n'est pas toujours facile de séparer dans la présentation des différents facteurs l'explication de leur action et participation à l'urbanisation de l'environnement régional. Aussi les chapitres présentent-ils quelques répétitions ne serait-ce que parce que les différentes pistes empruntées convergent vers l'identification commune des facteurs en cause.
Bibliographie
Références
Castell M., 1981 - La question urbaine. Paris, éditions Maspéro, collection FM /Fondations, 526 p.
Castiglion A. H., 1989 - Migration, urbanisation et développement : les cas de l'Espirito Santo — Brasil. Bruxelles, Ciaco.
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Texto para Discussão, n° 1, Brasília.
Ministerio da Saúd, 2002 — Indicadores e dados básicos para a saúde — 2001. Brasília. (www.datasus.gov.br á la date du 15/04/2005).
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