La perception du risque palustre chez les femmes dans deux villes camerounaises : Maroua et Bafoussam
p. 351-364
Remerciements
Nous exprimons nos sincères remerciements à nos interlocuteurs/rices de Maroua et Bafoussam, au Programme national de lutte contre le paludisme du Cameroun ainsi qu’aux différentes délégations provinciales.
Texte intégral
1Au Cameroun, le paludisme reste la première cause de mortalité et de morbidité, et comme ailleurs, il touche principalement les jeunes enfants et les femmes enceintes, malgré les découvertes médicales et les différentes stratégies mondiales mises en œuvre pour prévenir et (ou) guérir cette maladie. Pour A. Same Ekobo (1997), deux raisons essentielles expliquent cette situation : le relâchement, sinon l’abandon de mesures d’assainissement, les pratiques thérapeutiques inadaptées (associations médicamenteuses, complexité des posologies) avec pour corollaire le développement des souches résistantes.
2Dans les pays endémiques, les politiques de lutte contre le paludisme préconisent la prise en charge précoce de tout accès de fièvre. En Afrique tropicale, le diagnostic de cette maladie chez l’enfant à partir de la fièvre reste ambigu dans la mesure où ce symptôme se retrouve dans la plupart des maladies infantiles (diarrhée, infections respiratoires, etc.). Ainsi, la fièvre fait partie de l’expérience ordinaire des populations (Gruénais, 2003), et n’est pas spécifique au paludisme. Au cours des années 1960, la plupart des populations africaines ont été les cibles de campagnes de sensibilisation au risque palustre. À cet effet, les différents moyens de prévention (chimioprophylaxie, utilisation des moustiquaires imprégnées, pulvérisation des gîtes larvaires) ont été utilisés. De nos jours, les messages de lutte contre le paludisme destinés aux populations reposent sur le présupposé que, dans les perceptions populaires sur la transmission de la maladie, « la triade fièvre-paludisme-moustique » est admise et intégrée dans les conduites sociales de prévention. De ce point de vue, une amélioration des connaissances et des pratiques relatives à cette triade comme la promotion auprès des populations des moustiquaires imprégnées permettrait de contrôler l’endémie palustre et de « faire reculer le paludisme ». En fait, pour connue qu’elle soit, cette triade fièvre-paludisme-moustique fait souvent figure de plus petit dénominateur commun de la rencontre entre connaissances populaires et savoir médical et s’inscrit en fait à l’intersection d’expériences issues de registres très disparates (Gruénais, 2003).
3L’étude que nous avons réalisée1 avait pour principal objectif d’analyser et de comprendre comment les populations construisent le risque palustre en rapport avec leur environnement. En abordant le risque comme un objet « socialement construit » (Bibeau, 1996 : 27), il s’agissait pour nous de resituer le paludisme dans l’expérience quotidienne des populations en prenant en compte les relations qu’elles effectuaient entre la survenue des accès fébriles et la configuration de leur environnement.
4L’étude que nous avons menée tend à montrer que les connaissances autour du paludisme relèvent d’une construction étiologique qui allie différents savoirs, spécialisés et profanes, auxquels vient s’ajouter une mémoire de la lutte contre le paludisme au Cameroun. Les populations disposent ainsi d’un « stock » de connaissances qui se renouvellent au rythme des messages de prévention, et les savoirs se constituent alors à partir de l’accumulation, de la sélection et de la hiérarchisation d’informations reçues. Parfois, seuls certains éléments de ce « capital de connaissances » sont pris en compte lors de la survenue d’un accès fébrile chez les enfants.
Les contextes d’étude
5La recherche s’est effectuée de juillet à octobre 2003 à Maroua, dans la province de l’Extrême-Nord du Cameroun, qui se situe dans une zone à transmission saisonnière, et de février à avril 2005 à Bafoussam, à l’ouest du pays, situé dans une zone à transmission continue. Nous avons rencontré près de 200 personnes, en majorité des mères de famille. En effet, ce sont elles qui prodiguent des soins aux enfants et sélectionnent les signes qui leur permettent de savoir que « l’enfant ne va pas bien ». Les pères2 jouent surtout un rôle financier dans le dispositif thérapeutique.
6Les enquêtes se sont déroulées dans les services de pédiatrie des hôpitaux provinciaux de Bafoussam et Maroua, ainsi qu’au domicile des mères préalablement rencontrées dans ces services ; par rapport aux catégories socio-professionnelles représentées dans cette étude, nous nous sommes référés aux métiers déclarés par nos interlocutrices. Les mères interrogées déclarent pour la plupart (n =160) s’occuper des tâches ménagères, agricoles et de petit commerce ; les autres (n =40) sont soit institutrices, soit infirmières. Ces activités principales sont aussi accompagnées d’activités qu’elles présentent comme secondaires : répétition à domicile pour les institutrices, soins en clientèle privée pour les infirmières, agriculture et petits commerces.
7Les entretiens semi-directifs ont été réalisés dans les différentes langues véhiculaires propres aux deux zones d’étude. À Maroua, les principales langues utilisées étaient le fulfulde, l’anglais et le français. Bien que Maroua soit une ville poulophone, plusieurs groupes ethniques y vivent avec des langues différentes. Dans sa pratique quotidienne, le fulfulde fait l’objet d’une réappropriation qui se traduit par « une créolisation linguistique » (Botte et al., 1999 :31). Les termes ne sont pas définis une fois pour toutes, malgré les récurrences, il n’y a pas d’homogénéité dans les manières de dire la maladie. Chez les interlocuteurs utilisant le fulfulde uniquement comme langue d’échanges et d’affaires, nous avons aussi pris en compte la dénomination du paludisme dans leur propre langue.
8À Bafoussam, quatre langues ont été employées : le ghomàlà, le pidgin english, l’anglais et le français. La prise en compte des différentes manières de dire la maladie dans les langues véhiculaires dans ces deux villes montre que dans une culture populaire donnée, les représentations de la maladie et de la santé sont pour une part largement partagées, même si le sens précis des mots peut varier d’un locuteur à un autre. Ces variations, qu’elles soient de type idiosyncrasique ou statutaire (homme/femme, aîné/cadet, guérisseur/profane), ne mettent pas en cause l’intercommunicabilité des notions et conceptions véhiculées par ces mots (Olivier de Sardan, 1999 : 11).
Maroua et Bafoussam
9Maroua est le chef-lieu de la province de l’Extrême-Nord3. Sa population est estimée à 335 831 habitants4. L’économie est basée essentiellement sur l’agriculture et l’élevage qui subissent les aléas climatiques. De nombreux cours d’eaux saisonniers traversent la ville. Le climat est de type soudano-sahélien avec une longue saison sèche (8 à 9 mois) et une courte saison des pluies (3 à 4 mois). En saison des pluies, on assiste à une bouffée saisonnière meurtrière pour les jeunes non immuns (…) la transmission est intense, bien qu’elle se poursuive toute l’année (Ripert et Pajot, 1996 : 156). Le paludisme est la première cause de décès (37 %) chez les enfants de 0 à 5 ans5. Ici, les éléments déterminants dans le diagnostic familial du paludisme sont la durée de la fièvre et les céphalées. D’où les appellations du paludisme en fulfulde : fabboore, pabboje, fabboje, traduites habituellement par « paludisme ». Fabboore vient du verbe fabbugo : qui veut dire durer longtemps. Il se différencie de oppere qui est la fièvre (kouokam Magne, 2004).
10Bafoussam est le chef-lieu de la province de l’Ouest6. Sa population est estimée à 305 053 habitants. Les populations de cette province (plus de 70 %) vivent essentiellement des activités agro-pastorales. Le relief est montagneux. Le climat est de type équatorial. L’année compte quatre saisons : une grande saison pluvieuse qui va de juin à octobre, suivie par la grande saison sèche, de fin octobre à mi-mars. La petite saison pluvieuse (mi-mars, mi-avril) la sépare de la petite saison sèche qui ne dure qu’un mois environ (mi-avril à fin mai). Une étude réalisée en 2004 montre que le paludisme est la première cause de mortalité (36,8 %) chez les enfants de 0 à 5 ans, et que seulement 20 % des enfants atteints de paludisme/fièvre ont bénéficié d’une prise en charge correcte (Ateuchia et al., 2004).
11Faire un « palu » c’est avoir des céphalées et une hyperthermie. En pidgin english, fippa, déformation du terme anglais fever, est utilisé pour nommer le paludisme. La plupart des langues utilisées dans la zone reprennent le même terme avec quelques altérations fewa,feppa… Quand nos enquêtées nomment le paludisme dans leurs langues respectives, elles précisent toujours : Ce n’est pas vraiment le patois. Mais c’est comme ça qu’on appelle. L’hyperthermie et les céphalées peuvent être associées à d’autres maladies : otites, diarrhée, pneumonie… La poussée dentaire est aussi répertoriée par les mères comme l’un des facteurs favorisant les accès fébriles. Selon les contextes, la fièvre chez les petits enfants n’est pas toujours assimilée au paludisme.
Les savoirs sur la transmission de la maladie
12Les savoirs locaux sur la transmission de la maladie sont tributaires des configurations climatiques et environnementales propres à nos sites d’étude. En effet, les étiologies populaires sur le paludisme s’articulent autour de la saisonnalité, et des ordures qui favorisent le développement des moustiques.
13À Maroua, le paludisme est souvent considéré comme la maladie de la fraîcheur. À ce titre, le moustique n’est pas perçu comme l’unique vecteur du paludisme. Le climat (la fraîcheur due à la saison des pluies), la consommation de fruits et légumes frais et sucrés qui poussent en saison de pluies, ainsi que la consommation exagérée du lait de vache frais sont également rendus responsables du paludisme.
14Ainsi, Adama, grand-mère de Salim âgé de 39 mois, évacué d’un centre de santé pour une anémie paludéenne nous confiait : On dit chez nous, les Fulbe, que c’est quand on boit du lait frais qu’on attrape le palu. Et les moustiques peuvent causer le palu. Pour le cas présent de cet enfant, je crois que c’est le lait. On en a bu (beaucoup) ces derniers temps. Pour Asta, mère de Maïriskou âgée de 7 mois : C’est l’eau de la pluie qui cause (le paludisme), quand la pluie te mouille, la fraîcheur empêche le sang de circuler et tu attrapes alors le palu.
15À Bafoussam, le paludisme est considéré par les mères comme une maladie banale, mais elles ont constaté une fréquence importante des accès fébriles chez les enfants en période de transition climatique. Ainsi, elles en parlent aussi comme d’une maladie due au « changement de climat ». Dans les conceptions populaires, la consommation des mangues cueillies pendant les premières pluies de l’année (mois de mars) favoriserait la survenue des accès fébriles.
16Les perceptions du risque palustre s’inscrivent aussi dans une mémoire sociale de la lutte contre le paludisme. En effet, la lutte contre le paludisme a été associée à l’assainissement urbain, avec l’intervention des services d’hygiène dans les sphères publiques (les routes, les rues) et dans les sphères privées (maisons d’habitations) pour la destruction des gîtes anophéliens. Selon J.-P. Bado (2004), le développement des services d’hygiène entre 1955 et 1960 a favorisé une diminution importante du nombre de cas de paludisme dans certaines localités du Cameroun. Ces mesures d’hygiène publiques sont accompagnées de mesures de rétorsion. Ceux qui les transgressent risquent une amende7. Les personnes ayant vécu cette période la présentent de manière idyllique, et la dimension coercitive de ces différentes actions publiques n’est guère critiquée. Nos interlocutrices les plus âgées (une soixantaine d’années) ont la mémoire de cette époque qui se situe avant les années 1970, où il n’y avait pas de moustiques, par rapport à la période des années 1990 où les moustiques ont augmenté, tandis qu’au cours des années 1980, il y avait (des moustiques) mais pas comme maintenant. Pour illustrer combien la situation était « mieux avant », Élise parle de Douala, ville aujourd’hui reconnue pour l’importance des nuisances dues aux moustiques : Même à Douala ! J’habitais New-Bell, il n’y avait pas de moustiques. Les bennes à ordures passaient tous les jours à 6 h. Le palu, c’est d’abord une question d’hygiène ! L’abandon, ou la faible implication des municipalités dans les mesures de salubrité contribuent à l’émergence d’un sentiment de colère chez nos enquêtes qui voient dans la forte transmission du paludisme l’un des indices du renoncement des pouvoirs publics à protéger les populations contre cette maladie.
17Quelle que soit la ville (Maroua ou Bafoussam), le discours sur les moustiques est étroitement lié à celui sur l’eau, les ordures ou la saleté. Cette conception s’appuie sur une mémoire sociale de l’hygiène construite à partir de réinterprétations et de réappropriations des mesures hygiénistes que les populations ont connues et qui n’existent plus. Cette référence à l’environnement n’est pas nouvelle dans la construction sociale des risques pathogènes. En effet, l’histoire sociale de la lutte contre les maladies montre que deux éléments importants ont structuré les perceptions populaires de la transmission : les humeurs et les conceptions du propre et du sale. Les comportements sanitaires des populations ont été pendant longtemps influencés par leurs perceptions humorales (Vigarello, 1999 ; Corbin, 1986). Les représentations sociales du propre et du sale (Vigarello, 1985), du sain et du malsain, et leur continuelle redéfinition par les acteurs ont ainsi permis de mettre en œuvre des stratégies préventives et des pratiques de prévision (Vigarello, 1999). Les deux études de cas évoquées ci-dessous viennent illustrer comment sont ressentis les liens entre environnement domestique, nuisances et fièvres. Nos interlocuteurs parlent généralement d’un environnement « sale » qui favorise le « développement des moustiques ».
18Djibril est chauffeur de moto à Maroua. Il vit dans une chambre louée avec sa femme qui est enceinte, sa belle-sœur et ses deux filles âgées respectivement de deux ans et demi et neuf mois. Il habite dans la même concession que son bailleur ainsi que d’autres locataires. La cour principale qu’il nomme un cimetière de voitures est remplie de carcasses d’automobiles rouillées qui appartiennent à son bailleur, qui en prélève les pneus ou toute autre pièce encore utile pour la vente. Il y a des arbres au milieu de la cour. Il arrive souvent que des pneus se remplissent d’eau après les pluies. La poubelle est dans un coin de la cour.
19La chambre de Djibril est en face de l’espace de la cuisine utilisé par toutes les femmes de la concession. Elle est couverte de tôles parsemées de trous qui laissent entrevoir de fins rayons de soleil. Quand il pleut, il doit souvent déplacer le lit. Les femmes dorment sur un matelas à côté du lit que Djibril partage avec ses deux filles. Le lit est couvert d’une moustiquaire d’» une place et demie » que sa belle-mère lui a offerte. Cette moustiquaire a été achetée au Nigeria8 à 2500FCFA. Sa concubine et sa sœur utilisent une bombe insecticide et dorment sur un matelas sans moustiquaire. Il n’y a pas de chaise dans sa chambre, le lit sert aussi de siège pour lui-même et ses invités. La natte est utilisée par les femmes quand il s’agit de faire la cuisine. La moustiquaire est généralement pliée au-dessus du lit et c’est au moment de se coucher ou de mettre les enfants au lit qu’elle est déployée. Quand elle est utilisée, elle n’est pas bordée.
20Dans le cas de Djibril, la moustiquaire est un cadeau qui contribue à son confort personnel et à celui de ses enfants en bas âge. Elle fait partie de son standing, de son confort, dans la mesure où depuis qu’elle est là, il peut dormir, les moustiques ne dérangent plus. Pour Djibril, ce qui provoque l’excès de moustiques dans la concession, c’est « le cimetière de voitures qui peut cacher pire que le moustique, les serpents », ainsi que l’abattoir de moutons qui se trouve à côté de sa maison et dont l’odeur du sang pourri qui engraisse les moustiques et tous les déchets attirent les moustiques. En saison de pluies c’est pire, l’eau reste là.
21Grace est institutrice à Bafoussam. Ses enfants Jeanine et Biaise ont été hospitalisés pour paludisme. Au départ, ils ne dormaient pas sous la moustiquaire. J’ai quand même fait l’effort d’en acheter depuis près d’un an. J’ai constaté que ça a un peu diminué les fréquences de fièvre parce que avant j’étais à l’hôpital tous les deux mois internée, avec l’un ou l’autre. Pendant cette année, j’ai fait l’hôpital trois fois toujours pour la fièvre. Cette fois-ci, je me suis demandée où est alors le rôle de la moustiquaire ? Vous voyez, ils sont tous les deux internés ici depuis samedi ! Tous deux dorment sous la moustiquaire. La goutte épaisse est positive. Il y a un cours d’eau au fond qui descend. Il y a les moustiques, nous-mêmes nous allons jeter la poubelle là-dedans. C’est très grave et en saison de pluies, quand il y a déjà les eaux stagnantes un peu partout. C’est une petite source. Tout le quartier jette la poubelle dedans. C’est de là que proviennent les moustiques. Avec les rigoles partout ! Les eaux stagnantes ! Nous ne sommes pas épargnés ! nous confie-t-elle.
22Un lien est bien établi entre le paludisme et l’environnement immédiat, c’est-à-dire l’air respiré, les ordures et la saleté aux alentours de la maison. Ce sont surtout les nuisances sonores des moustiques qui empêchent de dormir qui sont mises en avant. Elles viennent parfois justifier l’usage de la moustiquaire dans certains cas. Tout se passe comme si, parfois, le moustique et les quelques éléments de connaissance médicale qui transparaissent dans les conceptions populaires venaient se surajouter à une mise en accusation globale des conditions de vie (Gruénais, 2003) puisque, comme on peut le rappeler, le vecteur du paludisme est un insecte silencieux et qu’il ne peut se reproduire que dans des points d’eau relativement propres.
23À partir de leurs savoirs sur la transmission du paludisme, nos interlocuteurs mettent en œuvre des stratégies pour éviter la maladie. Mais, elles s’inscrivent dans la logique de la pratique, à laquelle il faut reconnaître (…) une logique qui n’est pas celle de la logique pour éviter de lui demander plus de logique qu’elle ne peut en donner et se condamner ainsi soit à lui extorquer des incohérences, soit à lui imposer une cohérence forcée (Bourdieu, 1980 : 144). Lorsque l’on observe les pratiques sociales de prévention, elles sont marquées par le besoin de propreté de l’environnement immédiat, de l’amélioration de l’espace de vie, et de la prévention d’autres affections dues à la toxicité de certains moyens de lutte anti-vectorielle9. En effet, il peut aussi arriver que les mères ayant des moustiquaires n’utilisent pas les bombes insecticides à cause de leurs effets sur la santé des enfants. Ces conceptions du propre et du sale, ainsi que celles relatives à la protection de soi ne rejoignent pas les normes de prévention préconisées par les programmes de lutte contre le paludisme.
De l’expérience à l’action : les pratiques populaires de prévention
24Les mesures préventives adoptées par les acteurs ne s’inscrivent pas dans une logique linéaire qui allierait le discours à l’action. On peut constater un décrochage entre les pratiques et les discours (Jaffré, 2003 : 495). Même si les acteurs répertorient un ensemble d’éléments, les stratégies de prévention obéissent à une logique de hiérarchisation des risques qui s’inscrit dans la temporalité et prennent en compte les effets constatés de la survenue d’accès fébriles chez les enfants.
25La « fraîcheur », généralement citée par nos interlocuteurs, renvoie à l’humidité et au froid. Elle fait partie des éléments contre lesquels les parents protègent leurs enfants. Djaratou, mère de Daïrou âgé de 15 mois, déclarait : Pendant la période de fraîcheur, c’est bien sûr le palu qui dérange le plus et comme cette année il y a eu trop de pluies, le palu a menacé vraiment mes enfants (…) Je leur donne de la nivaquine, et ils mettent un pull c’est tout ce que je fais pour prévenir le palu.
26Les mesures de protection sont d’abord orientées vers les nuisances nocturnes, le paludisme vient ensuite. Il s’agit surtout, d’une amélioration du confort domestique et de la qualité du sommeil.
27Pour se protéger des moustiques, divers moyens sont employés : la propreté de la maison, les bombes et spirales insecticides, les moustiquaires, la fermeture des portes et fenêtres au crépuscule, les plantes fumigènes.
28Dans les conceptions populaires du propre et du sale, il arrive que l’environnement domestique soit présenté comme un micro-espace préservé des moustiques. Il n’est pas alors perçu comme appartenant à l’environnement global qui, lui, est considéré comme propice au développement des anophèles. Pour Adama, la grand-mère de Salim âgé de 3 ans et trois mois, la fermeture des portes et des fenêtres permet d’éviter les piqûres de moustiques : Il y a trop de moustiques dans mon quartier mais pas dans ma maison, car j’ai ma stratégie : je ferme toujours ma chambre et je n’allume pas la lumière durant cette période de moustiques. Comme ça, on ne peut pas trouver un seul moustique dans ma chambre.
29Une autre alternative dans la lutte contre les nuisances des moustiques est l’utilisation des bombes insecticides. Pendant la saison des pluies, on peut entendre à la station radio provinciale, des publicités de marques de bombes et de spirales insecticides. Les annonceurs insistent sur l’importance des bombes insecticides dans l’élimination des moustiques et des acariens. Mais le mode d’emploi n’est pas toujours respecté par les mères.
30Haoua, la mère de Bouba âgé de 4 ans que nous avons rencontrée pendant son séjour d’hospitalisation à Maroua, habite un quartier traversé par un cours d’eau. Elle est la première femme d’un ménage polygame. Elle a trois enfants. Elle explique l’absence de moustiquaire par le coût de celle-ci et la non-utilisation d’insecticides parce que ça fait le rhume aux enfants. Mais, dit-elle, je ventile seulement avec le pagne avant d’entrer et je chasse les moustiques de la chambre, c’est tout.
31Ainsi, des méthodes de prévention peuvent être financièrement accessibles aux mères, mais elles peuvent présenter des inconvénients sur la santé des enfants et dans ce cas aussi, elles ne sont pas utilisées. En ce qui concerne l’usage des bombes insecticides, on peut constater que celles-ci ne sont pas employées par certaines mères en raison de leur nocivité. Il y a une hiérarchisation des risques qui s’opère : il s’agit d’éviter la toxicité dont les effets sont immédiatement observables chez les enfants (toux, rhume, etc.). Dans l’adhésion ou la non-adhésion aux mesures de prévention, une large part est faite aux conséquences immédiatement observables sur la santé des enfants.
Conclusion
32La confrontation des savoirs des populations à leurs pratiques de prévention du paludisme nous a permis de constater des « décrochages » (Jaffré, 2003) entre les discours et les pratiques populaires. Mais ces décrochages entre discours et pratiques nous permettent de revisiter la constitution des savoirs des populations dans le cadre des maladies tropicales à vecteurs en général et du paludisme en particulier. En effet, ces savoirs se construisent à partir de l’accumulation, la hiérarchisation et l’appropriation de savoirs profanes et spécialisés issus d’expériences passées et actuelles. Les stratégies populaires de prévention du paludisme font l’objet de réajustements, en fonction des environnements géo-climatiques, économiques et des différents messages de santé publique destinés aux populations.
33Les savoirs sur la transmission et les pratiques de prévention du paludisme sont basés sur l’expérience et la connaissance de divers événements qui surviennent avant les accès fébriles chez leurs enfants. Ils constituent « un ensemble relativement organisé de pensée » (Geertz, 1986 : 95). Les différents aspects que nous avons soulignés montrent que ces savoirs ne doivent pas être considérés comme des « attitudes » ou des « croyances ». Ils s’inscrivent dans une logique pragmatique où une grande part est faite à l’expérience.
34La recherche que nous avons effectuée montre l’importance d’une approche interdisciplinaire dans les recherches qui portent sur les problèmes de santé publique, et que l’apport d’études anthropologiques n’est pas juste « intéressante » (Heggenhougen, 2000). L’anthropologie intervient à un double niveau dans le cadre de la recherche sur cette maladie tropicale à vecteur : restituer toute la complexité des comportements des acteurs, qui se rapportent à leurs zones écologiques et à leurs conditions socio-économiques, et contribuer à repenser les messages de communication destinés aux populations. Elle trouve toute sa place dans un dialogue fécond entre disciplines (l’histoire, la santé publique, l’épidémiologie, etc.) pour une approche globale de la lutte contre le paludisme qui incluerait non seulement les données épidémiologiques mais aussi les particularités du milieu de vie des populations auxquelles s’adressent les campagnes, pour les adapter à leurs contextes. Le cas du Cameroun, pays caractérisé par une diversité bioclimatique, montre que la prise en compte du milieu dans les campagnes de prévention et de lutte contre le paludisme est primordiale.
Bibliographie
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Imprimé en France. - JOUVE, 1, rue du Docteur Sauvé, 53100 MAYENNE N° 539242S. - Dépôt légal : août 2010
Notes de bas de page
1 Étude réalisée dans le cadre du projet « Fièvres, prévention et perceptions de l’environnement au Cameroun », Projet n° 03.2.431 (2003-2005), ATC Santé Environnement, Fonds national de la science.
2 Nous ne nous limitons pas aux pères biologiques mais aux personnes de sexe masculin qui se sont présentés comme « pères », et qui apparaissent dans le processus de décision de prise en charge.
3 Avec une population estimée à 2 628 623 habitants et une densité de 77 habitants/km2. 70 % de cette population est rurale.
4 Population estimée sur la base des calculs effectués par World Gazetteer, 2006.
5 Délégation provinciale de la santé de la province de l’Extrême-Nord, Rapport d’activités, 2003.
6 Sa population est estimée à 2 118 690 habitants avec une densité de 153 habitants au km2.
7 Archives du Pharo, Carton 100, rapport sur l’activité du SGHMP de l’A.-E.F. pendant l’année 1956.
8 Maroua est à trois heures environ de la frontière avec le Nigeria, où les biens de consommation sont réputés moins chers que ceux vendus au Cameroun.
9 L’utilisation des bombes insecticides par exemple exige des précautions d’emploi qui ne sont pas toujours respectées par les mères : pulvériser dans la chambre et attendre pendant un certain nombre d’heures à l’extérieur pour que le gaz se dissipe.
Auteur
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