Quand la santé publique redéfinit les enjeux de la pollution atmosphérique en France
p. 127-145
Texte intégral
1La loi sur l’air et l’utilisation rationnelle de l’énergie (Laure) consacre la redéfinition et la mise en œuvre d’une nouvelle politique publique dans le domaine de la lutte contre la pollution atmosphérique (Boutaric et al, 2002). L’objet de cet article est de montrer comment la mobilisation des spécialistes de la santé publique a reconfiguré radicalement l’enjeu de la pollution atmosphérique par la construction et la prise en compte de son impact sanitaire. Les dimensions de l’enjeu, les instruments de sa mesure, le champ des acteurs concernés et le type de décision publique ont ainsi connu des déplacements majeurs. Notre méthode a consisté à retracer, à comprendre et à analyser les effets des recherches et des actions entreprises par les professionnels de santé et plus particulièrement les épidémiologistes. Notre démarche se présente donc en trois temps. Un bref rappel de l’émergence (ou de la ré-émergence) de l’enjeu de la pollution atmosphérique, une présentation synthétique des actions de la nouvelle épidémiologie, et un exposé de ses effets politiques.
La reconfiguration de la pollution atmosphérique comme enjeu public en France
2Plusieurs travaux ont expliqué la faible visibilité de la pollution atmosphérique comme enjeu public et comme problème politique jusqu’au début des années 1990. La gestion éclatée de la pollution atmosphérique et la captation de cette question par des structures d’expertises proches des milieux industriels ont ainsi été des causes bien explicitées par des recherches antérieures (Vlassopoulou, 1999). Parmi la diversité des facteurs susceptibles d’expliquer le faible intérêt pour cette question au cours des années 1970 et 1980, figure l’enquête « Pollution atmosphérique et affections respiratoires chroniques » (PAARC). Cette enquête a marqué la communauté scientifique française (Festy et Quenel, 2003), car elle montre, somme toute, une relation modeste entre la pollution atmosphérique et la prévalence de troubles respiratoires. Une conclusion se dégage : grâce à la politique de réduction des émissions (industrielles et des appareils de chauffage) engagée depuis la loi de 1961, les effets sanitaires de la pollution atmosphérique ne constituent pas un enjeu de santé publique.
3En France, il a fallu attendre la revue de littérature scientifique internationale de l’année 1992 réalisée dans le cadre du programme Erpurs (Évaluation des risques de la pollution urbaine pour la santé) et la période du développement des études épidémiologiques écologiques temporelles (1990-2000) pour qu’apparaisse à nouveau un regain d’intérêt pour la pollution atmosphérique et ses effets sur la santé.
4Les études écologiques temporelles emploient des méthodes d’analyse statistiques qui soulignent de manière fine les relations entre indicateurs de pollution et indicateurs sanitaires et permettent de contrôler des facteurs de confusion. Ainsi, la pollution atmosphérique a été constituée (en partie reconstituée après l’épisode de la fin des années 1950) comme un enjeu de santé publique. L’histoire de cette ré-émergence présente un processus similaire à celui démontré par Didier Fassin à propos du saturnisme. On constate la production de connaissances nouvelles, une modification du regard et une nouvelle représentation de la pollution atmosphérique, toutes étroitement associées à la mise en œuvre d’une nouvelle épidémiologie. Cela montre bien que les problèmes sanitaires ne sont pas seulement des réalités biologiques que les spécialistes viennent objectiver, ils sont aussi des faits épidémiologiques construits par des savoirs et des acteurs (Fassin, 2005).
La nouvelle épidémiologie en action
5Dans le champ de l’épidémiologie émerge une nouvelle approche dans la période 1990-2000. Elle repose sur une méthode qui est appliquée au domaine de la pollution atmosphérique urbaine. Il y a concomitance entre la diffusion de cette méthode et la reconfiguration du problème public de la pollution atmosphérique par sa requalification en enjeu de santé publique. Sans l’utilisation de cet outil, les corrélations entre les indicateurs de pollution et ceux de santé n’auraient pu être rendues tangibles et les interrogations sur l’existence de liens causaux entre eux ne se seraient pas posées avec une telle acuité.
6Dans un premier temps, nous présentons une brève synthèse des études épidémiologiques, dans un deuxième temps, nous exposerons quelques-unes des controverses suscitées par la publication de ces travaux.
7Le tableau 1 indique que les différentes évaluations sont produites dans un cadre régional. Des quatre études qui à ce jour ont été réalisées, celle de l’année 1994 est historiquement la plus importante. Elle a exercé un rôle majeur dans la reconfiguration en enjeu de santé publique et a fortement marqué les milieux de la santé publique et l’ensemble des agents intéressés par la gestion de la pollution atmosphérique en France. C’est également la première fois qu’en France, on emploie une méthode d’analyse qualifiée « d’études écologiques et temporelles ». Cette méthode d’analyse statistique a été élaborée dans le cadre d’un projet européen associant les chercheurs de quinze villes européennes. Le raisonnement utilisé est différent de celui des études épidémiologiques dites classiques. Le principe de ces études (…) est de comparer les risques quotidiens de décès ou d’hospitalisations pour des jours plus ou moins pollués. L’unité d’observation n’est donc pas l’individu, mais la journée (gérin et al., 2003 : 300).
8Ce recours à une nouvelle méthodologie standardisée, et commune à plusieurs villes européennes, s’appuie sur les travaux élaborés en Amérique du Nord. C’est ce qu’illustre la participation du bio-statisticien Joël Schwartz à ce projet ; ces études menées aux États-Unis pour l’essentiel sont devenues des références incontournables pour la communauté des épidémiologistes environnementaux (Schwartz, 1994). Initiée en Europe, au début des années 1990, cette approche a donné lieu à une vingtaine de publications. En France, l’article de Quenel et al. (1995) a eu un retentissement important. La présentation des résultats sous la forme de risque attribuable et leur diffusion par la presse suscitent de fortes controverses autant sur les méthodes d’analyses que sur le recours aux médias pour exposer des conclusions scientifiques. L’année 1995 marque incontestablement un tournant dans l’intérêt et la prise en charge par les « autorités publiques », de la question de la pollution atmosphérique urbaine (Festy, Quenel, 2003). Une partie des travaux d’APHEA 2 concerne la mise au point des fonctions expositions-risques pour une exposition à court terme. Cette étude est aussi réalisée avec le programme de surveillance Air/Santé, coordonné nationalement par l’Institut de veille sanitaire, elle ouvre la possibilité d’évaluer l’impact sanitaire de polluants atmosphériques (tabl. 2).
9Avec le Programme de surveillance air et santé (PSAS) 9, nous passons de la mise en place d’un dispositif de surveillance épidé-miologique à l’évaluation d’impact sanitaire. Dans un premier temps, l’évaluation d’impact sanitaire concerne le court terme. On observe que les indicateurs sanitaires se diversifient et que la mesure des PM 10 est introduite parmi les indicateurs de pollution (tabl. 3).
10L’approfondissement de la mesure des polluants et l’évaluation des risques se poursuivent. Ils s’opèrent en particulier dans le cadre d’une étude au titre significatif des évolutions opérées dans le domaine de la pollution atmosphérique : « Surveillance épidé-miologique et évaluation des impacts sanitaires » (tabl. 4).
11D’importants travaux sont menés pour définir les indicateurs appropriés à la surveillance de la qualité de l’air dans 26 villes européennes et le rapport de 2003 effectue les calculs de gains sanitaires attendus des différents scénarios de réduction d’un polluant (PM 2,5). Cette étude reprend, prolonge et approfondit celle menée dans le cadre de PSAS 9 avec une innovation qui propose un dispositif de diffusion des résultats des travaux scientifiques auprès des décideurs locaux et européens.
12Cette dynamique se poursuit à deux niveaux. Tout d’abord par la réalisation d’études qui permettent d’évaluer les impacts sanitaires à long terme. Ensuite, cette progression de la connaissance est renforcée par la mise à disposition des données relatives aux impacts de la pollution et par la réalisation de guides méthodologiques par l’Institut de veille sanitaire (tabl. 5).
13Si en 1994, de nombreuses interrogations subsistaient quant aux effets de la pollution atmosphérique sur la santé et que l’on débattait encore sur le lien de causalité entre pollution atmosphérique urbaine et indicateurs de mortalité ou de morbidité, ces incertitudes apparaissent dépassées dès 1999 où le premier guide méthodologique de l’InVS estime les gains sanitaires potentiels selon différents scénarios. Durant la période 1999 à 2003, la démarche méthodologique se précise en intégrant d’autres indicateurs et en s’élargissant aux effets à long terme. La lecture rapide des tableaux ci-dessus permet de dresser plusieurs constats.
14Des échelons territoriaux variés se sont impliqués : des villes, des régions, des organismes nationaux et européens sont engagés dans ces études. Le rythme des études est assez soutenu et implique un nombre croissant d’acteurs et d’institutions. De 1994 à 2003, on ne peut qu’être frappé par l’approfondissement d’une démarche qui initialement se basait sur des indicateurs de pollution et d’activités sanitaires parfois difficilement recueillis.
15L’évaluation des impacts sanitaires est devenue la question centrale. Les Évaluations d’impacts sanitaires (EIS) estiment le nombre de cas attribuables (mortalité, morbidité) aux effets de la pollution atmosphérique. Ces cas attribuables sont estimés par rapport à un niveau de référence et sont donc potentiellement évitables si les niveaux de pollution sont ramenés à un niveau de référence inférieur. Cela suppose l’existence d’un lien de causalité : cette question est précisément celle qui fait l’objet de débats et de polémiques. Si la consultation des travaux mentionnés dans les tableaux fait apparaître de substantielles avancées dans la mise en évidence du lien de causalité, les discussions qui se développent lors des publications de plusieurs études démontrent que le passage du risque relatif au nombre de cas attribuables est loin de faire l’unanimité.
16Dans l’histoire des controverses provoquées par les publications des études écologiques et temporelles, quatre d’entre elles sont significatives soit par l’écho qu’elles rencontrent, soit par la qualité des revues qui ouvrent leurs colonnes aux débats.
17Le premier exemple date de l’année 1994 lors de la parution du rapport d’Erpurs. En prévision d’une conférence de presse destinée à rendre compte des premiers résultats, des chercheurs sont sollicités pour modifier la présentation de leurs résultats. À cette époque, les pressions émanent surtout de secteurs administratifs ou politiques inquiets des répercussions de la constitution d’un nouvel enjeu de santé publique. On peut également penser que l’élaboration de nouvelles méthodes suscite d’autant plus de circonspections que l’opinion selon laquelle la lutte contre la pollution atmosphérique a produit des résultats significatifs est alors largement répandue.
18Une autre controverse publique éclate en 1996 à l’occasion de la reprise par les médias, notamment par le journal Le Monde, d’une étude menée dans le cadre du programme APHEA. Un éditorial de la revue Natures, Sciences, Sociétés (1996, 4, 2) met sévèrement en cause la manière dont les scientifiques s’adressent aux médias et reproche aux auteurs de l’étude de laisser croire à de nouveaux résultats mettant en évidence une relation directe de cause à effet entre pollution de l’air et mortalité au sein de l’ensemble de la population. La réplique est donnée par W. Dab et al. (NSS, 1996, 4, 4). Ils affirment que leurs résultats montrent que la relation entre la pollution atmosphérique et la mortalité peut être directe et causale et que c’est la première fois que (…) des résultats épidémiologiques sont présentés sous forme de risque attribuable, ce qui permet d’évaluer l’impact de santé publique des pollutions atmosphériques.
19La question du lien de causalité est à nouveau abordée lors des travaux de PSAS 9 où le passage du risque relatif au nombre de cas attribuables est l’objet d’échanges entre les chercheurs (Vazeilles, 2003). Les discussions illustrent que les définitions relatives à l’analyse de risque ou à l’évaluation d’impact sanitaire ne sont pas immédiatement les mêmes pour tous. Les raisons de la pluralité possible des définitions trouvent leur fondement dans la diversité des formations scientifiques des épidémiologistes et de leurs méthodes de travail (Vazeilles, 2003). À cela s’ajoute la redéfinition permanente que connaissent les outils employés par les épidémiologistes. Au-delà des points de vue susceptibles d’opposer les épidémiologistes « classiques » à ceux qui utilisent les études écologiques et temporelles, les constantes évolutions des méthodes d’analyse appellent des confrontations indispensables à l’appropriation des connaissances et au dépassement des différentes perceptions. Le suivi des travaux de PSAS 9 révèle que les mini-controverses ne portent pas seulement sur les aspects scientifiques et méthodologiques des travaux, elles expriment aussi des positionnements différents par rapport à l’écho que les études sont susceptibles de rencontrer auprès des décideurs. Présenter un risque relatif de l’ordre de 1,003 ou des taux de décès anticipés selon différents niveaux d’indicateur de pollution sont autant de formulations qui peuvent influencer la réception et l’importance que l’on accorde à l’enjeu de la pollution atmosphérique.
20Cette controverse relative au nombre de cas attribuables et plus précisément au nombre de décès anticipés causés par la pollution atmosphérique est à nouveau publiquement discutée dans les colonnes d’une nouvelle revue scientifique : Environnement, Risques et Santé (ERS, 2003, 2, 1). La fiabilité des calculs des risques relatifs comme la légitimité du calcul des risques attribuables est discutée de manière argumentée et précise. Mais, les interpellations que Jacques Estève (2003) adresse aux auteurs d’une nouvelle étude de PSAS 9 sont moins virulentes que celles de Natures, Sciences, Sociétés. Le questionnement est sans concession, mais le ton est plus serein. La réponse détaillée des auteurs de PSAS 9 se conclut par la volonté de poursuivre échanges et approfondissement méthodologique (ERS, 2003, 2, 2). Cette interpellation qui demande s’il est « impossible de s’arrêter de compter les morts et de réfléchir calmement sur la réalité et sur la quantification du risque de la pollution atmosphérique », nous semble pouvoir faire l’objet d’un relatif consensus. Les chercheurs de PSAS 9 n’entendent pas « s’arrêter de compter les morts ». Cela reviendrait, selon nous, à atténuer la portée de dix ans de travaux d’évaluation d’impact sanitaire. Il est donc légitime de penser qu’ils ne désirent pas renier les démarches accomplies quant aux effets mortels de la pollution atmosphérique. Si aujourd’hui, la pollution atmosphérique est un enjeu, la focalisation sur le nombre de morts y a contribué. Néanmoins, les épidémiologistes, contraints de travailler avec les indicateurs dont ils disposent (la mortalité est de ceux-là), veulent diversifier leurs indicateurs. C’est ce à quoi ils s’attellent, notamment à la prise en compte de la consommation médicamenteuse, même si la diversification des données nécessaires à ces travaux n’est pas de leur seul ressort.
21Ces quatre controverses sur la question de la portée des études épidémiologiques écologiques temporelles et des évaluations d’impacts sanitaires appellent plusieurs remarques. Désaccords et polémiques ont perduré pendant près de dix ans (1994-2003), mais les discussions sont désormais moins vives et les termes du débat sont circonscrits. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce changement.
22La période du début des années 1990 est marquée d’une part par les oppositions manifestées à l’encontre des études épidémiologiques écologiques temporelles et d’autre part, par la virulence des débats préparatoires à l’adoption de la loi sur l’air et de ses décrets d’application. Les industriels émetteurs de polluants (sources fixes ou mobiles), les professions de santé publique, les associations de protection de l’environnement, bref un nombre important d’acteurs, expriment des représentations et des orientations substantiellement différentes quant à la lutte contre la pollution atmosphérique. Les questions proprement scientifiques ne sont pas absentes des discussions, mais celle du recours aux médias biaise et obscurcit parfois le sens et la nature des oppositions dans un contexte fortement politisé. Cela explique en partie la vivacité de la polémique dans la revue Natures, Sciences, Sociétés.
23Par la suite, notamment avec le vote de la loi sur l’air, le jeu des contraintes évolue. En outre, l’observateur attentif peut lier l’apaisement des tensions au fait que la légitimité change de camp, que de nouvelles représentations s’affirment. Il est symptomatique de constater que, se référant à un éditorial de la Revue épidémiologique et de santé publique, Jacques Estève (2003) l’apprécie comme « une tentative bien modeste de remise en cause du dogme », signifiant ainsi l’autorité conquise par les praticiens de la recherche épidémiologique. Nous sommes éloignés de la condescendance ou des doutes affichés à l’encontre des études écologiques temporelles lors du milieu des années 1990. Moins de dix ans après, elles acquièrent une telle légitimité qu’elles peuvent produire des dogmes.
24Les raisons de cette évolution sont à rechercher du côté du perfectionnement des méthodes et de la lente construction d’un consensus qui s’opère d’une part, dans les congrès des sociétés savantes (par exemple, les épidémiologistes environnementaux) et d’autre part, dans les échanges interdisciplinaires croissants depuis la première étude d’Erpurs (ERS, 2003,2, 2 : 85). Participent aussi de la mise en place d’une configuration plus favorable aux études écologiques et temporelles, la création et le renforcement d’institutions dans le domaine de la sécurité sanitaire et environnementale tel l’InVS (Dab et al., 2006). Enfin, malgré la lente appropriation de la révolution de l’expertise en France, le renouvellement de l’approche du risque contribue à rediscuter de la question de la causalité dans des termes autres que ceux où prévalent la preuve biologique ou une interprétation restrictive des critères de Hill (1965).
25Pour autant, les tensions qui accompagnent la publication des études épidémiologiques sont encore persistantes. Cela exprime la contradiction entre une science dont les résultats seraient négligés et celle dont les résultats seraient amplifiés. Cette polarité s’accentue d’autant plus que pèse une obligation d’information auprès du public et que les outils d’aide à la décision font partie de l’idéologie et de la boîte à outils de la nouvelle gouvernance. Si les controverses scientifiques ne relèvent pas exclusivement de logiques propres au champ scientifique, nous observons qu’elles produisent aussi des effets sur d’autres champs notamment celui des politiques et des décideurs.
Les effets politiques de la redéfinition sanitaire
26Dès 1994, date de la publication des premiers travaux d’Erpurs, les épidémiologistes font l’expérience du caractère imbriqué des travaux scientifiques et des enjeux publics. Leurs recherches démontrent que des risques relatifs faibles peuvent induire un risque collectif important. Mais la faiblesse initiale de la toxicologie et de l’épidémiologie environnementale comme la gestion traditionnelle d’enjeux sanitaires, approches marquées par des mortalités provoquées par des pathologies infectieuses, en partie héritées du passé, ne favorisent pas une nouvelle approche de la santé publique. Les conclusions de leurs travaux se heurtent donc au scepticisme et à l’hostilité d’intérêts bien compris. La défense de leurs méthodes comme de leurs conclusions les engage, à plusieurs reprises, sur le terrain de l’action publique et de la politique entendue dans son sens large.
27En 1994, lors des débats et des concertations préparatoires à l’adoption de la loi sur l’air et l’utilisation rationnelle de l’énergie, les professionnels de la santé tentent de faire reconnaître les critères de santé publique dans la prise de décision. Corinne Lepage, alors ministre de l’Environnement, reconnaît que sans le secours d’une partie du corps médical, et en particulier de la société française de santé publique, elle n’aurait eu aucune aide extérieure durant l’élaboration de la loi (Lepage, 1998 : 71). Cette volonté de faire valoir les aspects décisionnels de leurs travaux est également attestée dans le programme APHEIS qui prévoit la mise en place d’un système d’information auprès des décideurs locaux et européens. Plus récemment à propos de l’adoption de nouvelles directives, les chercheurs d’APHEIS ont fait publiquement connaître leur opposition à des projets dont l’adoption constituerait un grave recul dans l’action engagée depuis des décennies par nos pays pour réduire l’impact (…) de la pollution atmosphérique sur la santé publique” (lettre du 25-02-06, www.apheis).
28Pour une bonne part, ces interventions dans le débat public s’appuient sur une nouvelle gestion du risque qui peu à peu se développe en France et en Europe. Si dès 1983, l’Académie des sciences américaine propose une démarche d’analyse des risques, et fournit un outil standardisé d’aide à la décision à ceux qui doivent gérer les risques environnementaux, l’appropriation de cette approche est plus lente en France. Il faut attendre 1993 pour que l’Union européenne reprenne les quatre étapes de l’évaluation des risques qui servent explicitement de base à la mise en œuvre du règlement REACH5. Cette démarche inspire également le programme APHEIS. La prise en compte des nouveaux enjeux environnementaux et de santé publique modifie substantiellement la communauté de politique publique en charge de la gestion de la pollution atmosphérique. Son élargissement rompt avec le monopole de gestion du problème par les milieux industriels et les Directions régionales de l’industrie et de la recherche (Drire) qui prévalait depuis les années 1960. La discussion des orientations nationales à mettre en œuvre pour lutter contre la pollution atmosphérique s’opère désormais dans un cadre élargi. Le développement des pratiques interdisciplinaires qui accompagne les recherches entreprises (collaborations entre météorologistes, épidémiologistes, médecins…) est une des causes du renouvellement des orientations et des discussions de la politique publique de réduction de la pollution atmosphérique. De 1994 jusqu’aux années 2000, cette interdisciplinarité s’est développée et approfondie mettant en relation de nombreuses institutions et administrations au plan local et européen.
Conclusion
29Quelques conclusions se dégagent quant aux effets des études écologiques temporelles sur la requalification scientifique et politique de la pollution atmosphérique comme enjeu public. Elles ont incontestablement participé d’un renouveau des débats sur la manière de gérer la pollution atmosphérique en France. Si l’emploi de ces méthodologies a suscité des polémiques et cristallisé des oppositions entre les épidémiologistes classiques et ceux qui développent de nouvelles approches, on assiste aujourd’hui à un développement de l’épidémiologie environnementale dans la diversité de ses méthodes. Les études de cohorte, les études transversales et de cas témoins se multiplient comme l’illustre l’un des derniers numéros d’Extrapol (2006, 29). L’utilisation de relations entre exposition et risque établies à partir de cohortes épidémiologiques menées aux États-Unis (Kûnzli et al., 2000) pour évaluer les impacts sanitaires à long terme est un exemple parmi d’autres des effets de synergie provoqués par la diversité des méthodes employées par les épidémiologistes. Ces études, qui nécessitent souvent plus de temps et de moyens financiers que les études dites « écologiques », permettent d’engager de nouvelles discussions et de faire progresser l’état des connaissances. Des recherches sont entreprises sur les effets à long terme et les indicateurs sanitaires se diversifient. Aujourd’hui, les controverses ne peuvent plus s’interpréter comme la simple traduction d’oppositions disciplinaires ou méthodologiques, elles semblent revêtir les formes plus traditionnelles de la confrontation propre au champ scientifique. Et les interrogations sur la responsabilité sociale des épidémiologistes connaissent un regain d’intérêt, elles impliquent la communauté plurielle des épidémiologistes et plus largement ceux qui travaillent dans le champ de la santé publique et de l’environnement.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Les tableaux n'ont pas pour but d'énumérer l'ensemble des objectifs de programmes qui s'échelonnent sur plusieurs années. Nous avons donc opéré une sélection qui s'attache aux aspects novateurs.
2 Les tableaux n'ont pas pour but d'énumérer l'ensemble des objectifs de programmes qui s'échelonnent sur plusieurs années. Nous avons donc opéré une sélection qui s'attache aux aspects novateurs.
3 Les tableaux n'ont pas pour but d'énumérer l'ensemble des objectifs de programmes qui s'échelonnent sur plusieurs années. Nous avons donc opéré une sélection qui s'attache aux aspects novateurs
4 Les tableaux n’ont pas pour but d’énumérer l’ensemble des objectifs de programmes qui s’échelonnent sur plusieurs années. Nous avons donc opéré une sélection qui s’attache aux aspects novateurs.
5 L’acronyme REACH correspond à enregistrement, évaluation, autorisation et restriction relatifs aux substances chimiques (en anglais : Registration, Autorisation and Restriction of Chemicals).
Auteurs
franckboutaric@gmail.com
est docteur en science politique, il enseigne l’économie et la gestion. Nombre de ses publications traitent des enjeux de la pollution atmosphérique ; ses recherches actuelles portent sur l’appropriation de la méthode de l’évaluation des risques sanitaires en France et le rôle des instruments d’action publique dans la conduite des politiques environnementales et sanitaires.
pierre.lascoumes@sciences-po.fr
est directeur de recherche au CNRS. Il travaille sur les politiques environnementales et les politiques de lutte contre la délinquance financière. Ses travaux sur l’action publique s’attachent à la régulation des enjeux socio-techniques et il développe avec Patrick Le Galès une approche qui met l’accent sur le rôle des instruments et des technologies de gouvernement. Aujourd’hui, dans le cadre du Centre d’études européennes, il mène des travaux sur les origines et la mise en œuvre du règlement Reach (surveillance des produits chimiques) ainsi que sur les évolutions récentes des politiques de développement durable et de ses institutions.
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Benoît Antheaume et Frédéric Giraut (dir.)
2005
Les Suds face au sida
Quand la société civile se mobilise
Fred Eboko, Frédéric Bourdier et Christophe Broqua (dir.)
2011
Géopolitique et environnement
Les leçons de l’expérience malgache
Hervé Rakoto Ramiarantsoa, Chantal Blanc-Pamard et Florence Pinton (dir.)
2012
Sociétés, environnements, santé
Nicole Vernazza-Licht, Marc-Éric Gruénais et Daniel Bley (dir.)
2010
La mondialisation côté Sud
Acteurs et territoires
Jérôme Lombard, Evelyne Mesclier et Sébastien Velut (dir.)
2006