La transmission de la maladie de Chagas au Mexique : un exemple méthodologique de collaboration transdisciplinaire
p. 61-78
Remerciements
Le travail mené à Los Guerrero est porté par une collaboration interactive entre les chercheurs de l’IRD de plusieurs disciplines et les chercheurs de l’université de Guadalajara dont nous tenons tout particulièrement à remercier le Dr Felipe Lozano Kasten, médecin en santé publique, Ezequiel Magallôn Gastélum, chercheur entomologiste et Margarita Soto, biologiste.
Texte intégral
1La maladie de Chagas, ou trypanosomiase américaine, est due à un parasite flagellé, Trypanosoma cruzi, transmis à l’homme et à de nombreuses espèces de mammifères par des punaises de la famille des réduvidés. C’est une anthropozoonose complexe dont l’agent pathogène, composé de nombreux clones naturels1, peut évoluer d’un hôte à l’autre (dont l’homme) essentiellement par l’intermédiaire des insectes vecteurs. Cette maladie, classée par l’OMS parmi les maladies négligées touche, de 16 à 18 millions de personnes en Amérique latine où la maladie est endémique. Elle pèse d’un lourd tribut (DALYs 667 000)2 en termes de santé et entraîne plus de 50 000 décès par an. Le nombre de personnes exposées au risque de transmission est estimé à environ 120 millions, la plupart résidant en zone rurale.
2Le parasite, dès sa transmission, envahit les cellules de nombreux tissus dont le cœur et le tube digestif, il s’y multiplie puis passe dans la circulation sanguine se disséminant dans tout l’organisme pour envahir de nouvelles cellules saines. Il provoque une maladie qui évolue en trois phases. La première ou phase aiguë dure de 4 à 8 semaines. Elle passe généralement inaperçue bien que des formes mortelles soient observées chez l’enfant en bas âge. Les symptômes sont généralement peu marqués : seule une réaction inflammatoire localisée au niveau de la peau (chagoma) ou au niveau de l’œil (signe de Romana) peut orienter le diagnostic. Par la suite, la désorganisation des défenses immunitaires de l’hôte infecté entraîne une fièvre et une asthénie, qui peuvent durer un mois ou deux. Le parasite se multiplie rapidement provoquant une parasitémie sanguine importante mais transitoire qui disparaît en quelques semaines. Durant les années suivantes se déroule une phase latente durant laquelle les défenses immunitaires sont progressivement restaurées, le malade restant porteur du parasite. Elle aussi passe inaperçue. Finalement survient, dans 30 % des cas et souvent des années plus tard, la phase chronique qui se traduit par des lésions cardiaques (arythmie, cardiopathies) et digestives (méga-œsophage, mégacôlon) irréversibles liées à des processus inflammatoires et auto-immuns. La pauvreté des signes cliniques rend difficile un diagnostic précoce si bien que la maladie ne se révèle généralement qu’au stade des lésions irréversibles. Seule l’observation du parasite dans le sang (méthode peu sensible passée la phase aiguë) ou la sérologie mettant en évidence des anticorps spécifiques, présents durant toute la durée de l’infection, peuvent apporter la preuve de l’infection parasitaire.
3La transmission de T. cruzi à l’homme se fait principalement à l’occasion du repas sanguin des punaises, durant la nuit, quand la personne dort. La piqûre est lente (environ 15 min) et suivie d’une défécation de l’insecte sur la peau du patient. Les parasites qui se trouvent dans ces déjections pénètrent alors dans l’organisme par la lésion que provoque la piqûre. La transmission peut être aussi congénitale, par transfusions sanguines et quelques cas de transmission orale due à l’absorption de boissons contenant accidentellement des broyats d’insectes ont été signalés.
4Un concept de base fonde toutes les études épidémiologiques de la maladie de Chagas : il existe deux cycles différents qui se déroulent spatialement dans les aires partagées par les différents intervenants et qui peuvent se chevaucher, le cycle zoonotique (parasite, vecteur et mammifères qu’ils soient sauvages ou domestiques) et le cycle chez l’homme également véhiculé par l’insecte vecteur. Leur étude nécessite donc une approche intégrée d’autant plus que les facteurs liés à la transmission vectorielle dépendent fortement de l’environnement et des conditions socio-économiques.
5Le parasite, Trypanosoma cruzi, serait très ancien (Yeo et al., 2005) et provoquait à l’origine une zoonose mettant en jeu le seul cycle zoonotique. Progressivement l’homme aurait créé les conditions de sa propre infestation, d’une part en pénétrant dans l’espace initialement partagé par les seuls mammifères et punaises vecteurs, d’autre part en offrant à ceux-ci des conditions d’habitat propices à leur développement. Le processus de contact de plus en plus intime entre l’homme, le vecteur et le parasite n’est pas récent puisque la maladie a été suspectée chez des momies (Guhl et al, 1997 ; Ferreira et al., 2000). Aujourd’hui, Triatoma infestons, le vecteur principal et le plus redoutable de la maladie de Chagas, est « domestiqué » et déroule son cycle biologique dans la maison et ses annexes. Chacune des autres espèces jouit d’un degré variable de « domestication » ou d’adaptation à l’habitat humain dans lequel elle pénètre de façon active, en volant à partir de son habitat sauvage (souvent à la faveur d’un déboisement) ou de façon passive, transportée dans les effets des hommes.
6Il n’existe pas de traitement pleinement satisfaisant ni de vaccin contre la maladie de Chagas si bien que la lutte antivectorielle a été mise en place pour lutter contre elle. L’habitat propice au développement des espèces domestiquées, les maisons aux toits végétaux ou aux murs de terre dans lesquels les insectes se nichent facilement, a été la cible des grandes campagnes d’élimination des vecteurs et principalement de T. infestons qui avait fini par se disperser dans tout le continent sud-américain. Ces campagnes se sont fondées sur la pulvérisation d’insecticides dans l’habitat, sur son amélioration et sur l’éducation sanitaire. Elles ont été efficaces et T. infestons a disparu de nombreux pays, entraînant une régression notable de la transmission.
7Néanmoins, pour de nombreuses raisons, la maladie de Chagas doit rester une préoccupation majeure des autorités sanitaires des pays du continent américain. En effet, dans les zones traitées de nouveaux profils de transmission vectorielle émergent, dus à la ré-infestation des domiciles par des insectes sauvages locaux ou à des insectes résistants aux insecticides. En dehors des zones traitées, il existe de nombreuses zones de faible endémie qui impliquent bien souvent des vecteurs sauvages plus ou moins adaptés à l’habitat humain. Jusqu’à présent, elles ont peu retenu l’attention des autorités malgré l’impact en santé publique qu’elles représentent. Un faisceau de facteurs variablement indiqués dessine des paradigmes épidémiologiques nouveaux ou ré-émergents. Des facteurs biotiques et abiotiques sont à l’œuvre au niveau des processus de domestication, de résistance aux insecticides, de comportement des insectes. Des facteurs socio-économiques et culturels influent sur la dispersion et sur la domestication des insectes ainsi que sur la façon dont ils sont perçus et tolérés par la population, au sein même de la maison. La lutte contre la trypanosomiase américaine reste une priorité pour de nombreux pays d’Amérique latine et réclame la participation de différentes disciplines pour mieux comprendre l’installation, le déroulement, l’évolution et les transformations des cycles épidémiologiques. Les programmes de recherche et de lutte contre la trypanosomiase américaine, fondés pour la plupart sur des approches biologiques centrées sur le vecteur ou le parasite, font de plus en plus souvent appel à des disciplines issues des sciences sociales (géographie, sociologie ou ethnographie) afin d’analyser le rôle de l’homme dans le système parasitaire. Ces approches multidisciplinaires, nécessaires à l’étude de nouveaux paradigmes épidémiologiques, posent en elles-mêmes de nombreux problèmes méthodologiques qui seront présentés succinctement dans cet article.
La situation mexicaine
8Au Mexique, pas moins de 31 espèces différentes de triatomes ont été décrites dont 18 au moins sont infectées par T. cruzi et neuf d’entre elles auraient actuellement un rôle dans la transmission de la maladie. Toutes ces espèces présentent des populations sauvages qui sont largement réparties sur le territoire.
9Bien que plusieurs de ces espèces soient retrouvées dans les maisons où elles agressent les habitants provoquant ainsi la transmission du parasite, il est difficile d’évaluer leur rôle car il existe peu d’études sur leur écologie, leur distribution géographique et leur comportement dans les milieux anthropisés et sauvages du Mexique. De façon générale, ces systèmes épidémiologiques correspondraient à des endémies faibles mais les enquêtes sérologiques menées au Mexique n’informent pas de façon précise sur la relation entre la dynamique des vecteurs et l’incidence ou la prévalence de l’infection. Dernièrement, des études entomologiques menées dans plusieurs villages de l’Occident mexicain ont montré que le péridomicile, c’est-à-dire l’espace entourant la maison et utilisé par l’homme et les animaux domestiques, était lourdement infesté par les réduves. Les auteurs ont désigné l’infestation péri-domiciliaire comme un facteur de risque majeur de la transmission du parasite (Magallôn Gastélum et al., 2006). C’est, de fait, un espace quotidiennement partagé entre le parasite, les populations de vecteurs domiciliées (celles qui se reproduisent à cet endroit) et éventuellement les populations de vecteurs sauvages, les hommes, les animaux domestiques et les animaux sauvages qui y font des incursions, sans oublier les éléments végétaux présents comme le bois mort. Cependant, la transmission proprement dite a lieu à l’intérieur de la maison, l’homme n’étant généralement pas exposé à la piqûre des réduves durant la journée dans le péridomicile.
10Les mêmes études entomologiques ont montré que l’infestation de ces péridomiciles variait, entre villages et entre unités d’habitation d’un même village, mais les conséquences sur la transmission restent mal connues. Souvenons-nous que le péridomicile est un espace fortement anthropisé, conçu et organisé par l’homme qui y réside. Il sert de lieu de vie à plusieurs espèces vivantes, vecteurs et hommes compris, si bien que le comportement des unes et des autres influe sur leur contact réciproque, sans que l’on sache avec quelle fréquence et dans quelles conditions. Au Mexique, dans certains villages étudiés, le patio (c’est-à-dire le péridomicile) est généralement un espace fermé, borné sur un côté par la façade arrière de la maison et sur les trois autres par de hauts murs le séparant de ses voisins. Il contient quelques remises, des abris ou auvents, des piles de matériel de construction tel que briques et tuiles, différents objets gardés là en attendant un éventuel usage et, s’il est assez vaste, une seconde maison destinée à loger un autre membre de la même famille (photo 1). Chien, chat, volaille et cheval y séjournent ; les hommes y bavardent, lavent le linge, cuisinent parfois, coupent du bois, y mènent de nombreuses activités ; les rats y profilèrent (Bosseno et al., 2006), au moins deux espèces de triatomes s’y installent. Ailleurs, le péridomicile apparaît comme un espace plus ouvert, clôturé à minima, dans lequel la végétation est plus dense et l’incursion des animaux sauvages sans doute plus fréquente (photo 2). En réalité, et même si tous ces patios se ressemblent, chaque famille y imprime sa marque, en le gérant de façon singulière. Dès lors, y a-t-il des facteurs qui favorisent la pénétration et la multiplication des vecteurs dans un péridomicile particulier ? Relèvent-ils de la structuration de l’habitat ou d’une gestion particulière du milieu ? Une approche conjointe biologique (comportement des vecteurs et caractéristiques du parasite) et ethnographique (comportement des hommes et structuration de l’habitat) est donc indispensable pour pouvoir mieux appréhender les processus d’installation des vecteurs et les risques de contact avec les populations humaines.
Construction d’un langage et d’outils communs
11Le premier travail des chercheurs issus de disciplines différentes a été de construire un glossaire commun des termes et des concepts qui devaient être utilisés pendant la recherche. Il a pris en compte les définitions des structures visibles (maison, péridomiciles, structures du péridomicile), des espaces (espace du village, espace agro-pastoral, espace sauvage), des personnes (famille, ménages) et des concepts (infestation, représentation, etc.). Parce que les biologistes avaient eu un intérêt marqué pour les approches en sciences sociales et l’ethnologue avait bénéficié d’une expérience antérieure en recherches médicales sur la trypanosomiase américaine, l’exécution de ce glossaire garantissait à chacun l’emploi d’un vocabulaire commun auquel se référer en cas de doute.
12L’objectif général de l’étude étant dirigé vers la recherche de facteurs de risque d’infestation des péridomiciles par les réduves, les chercheurs en sciences sociales se sont attachés à préciser les facteurs de risque issus de la structuration physique du péridomicile et des comportements humains tandis que les biologistes se sont centrés sur les facteurs de risque relevant de la biologie et du comportement des insectes (structure des populations, sources alimentaires, parasitisme, etc.). La comparaison et l’intégration des résultats issus de cette double approche ont permis in fine de mieux préciser la façon dont s’organise le péridomicile, vu comme un espace écologique particulier.
13Il a fallu ensuite déterminer la taille de l’échantillon d’étude afin qu’il soit exploitable et répondre aux besoins propres de chacun. Les biologistes, pour leurs recherches, ont besoin d’un nombre suffisant d’insectes qu’ils récoltent donc en priorité là où ils pensent les trouver, en accord avec le véritable savoir-faire qu’ils ont développé au cours du temps. Les chercheurs en sciences sociales, adoptant dans ce cas particulier une approche épidémiologique, ont besoin d’un échantillonnage représentatif et suffisant de la population qu’ils souhaitent étudier. Le plan d’échantillonnage doit donc assurer aux biologistes une collecte optimale de matériel vivant (en fonction de la situation d’infestation locale) tout en restant un échantillon aléatoire autorisant un traitement statistique ultérieur. Dans l’exemple choisi, la recherche s’est déroulée dans le village de Los Guerrero (20° 26 56,4 N, 103° 53 87,2W) qui comportait 348 unités d’habitation parmi lesquelles 100, choisies aléatoirement, ont été visitées (Brenière et al. 2007 ; Walter et al. 2007).
14La recherche des facteurs de risque nécessite une bonne structuration des niveaux d’étude afin de repérer très exactement celui auquel chacun opère. Ainsi, dans ce cas particulier, nous avons procédé à une organisation des fiches d’enquête en quatre niveaux : la population d’insecte, l’habitat du vecteur représenté par une structure du péridomicile (c’est-à-dire des tas de brique, des piles de bois, des resserres et des poulaillers dans lesquels les triatomes s’installent), le péridomicile dans son ensemble et l’unité d’habitation (c’est-à-dire le péridomicile plus la maison). Chaque niveau a été étudié par concaténation des variables du niveau inférieur et par des variables qui lui sont propres. Au niveau le plus fin, l’étude des populations d’insectes définies par les individus collectés à un même endroit a précisé la distribution spatiale des insectes et les caractéristiques biogénétiques de chaque spécimen. Au niveau des éléments du péridomicile, la description du type de structure, des matériaux, de la position dans le péridomicile ainsi que l’étude de l’infestation par les triatomes ont permis d’étudier plus finement l’écologie péridomiciliaire de l’insecte. Au niveau du péridomicile, on a comptabilisé le type de structures et le nombre d’insectes qu’il renfermait mais on a aussi noté son aspect propre, s’il était fermé ou ouvert, s’il abritait des animaux ou des arbres, s’il était situé au centre du village ou en périphérie, cela afin de préciser les facteurs de risque à cette échelle. Au niveau de l’unité d’habitation, on a caractérisé les ménages d’un point de vue socioculturel et économique. Cette structuration rigoureuse des données collectées donne une certaine liberté à chaque discipline, libre de développer ultérieurement ses recherches au niveau qui est le plus pertinent pour elle. Mais elle permet aussi de relier des éléments biologiques (par exemple, la structuration des populations de vecteurs) à des éléments socioculturels (par exemple, les comportements de gestion du péridomicile par les ménages). Ce mode d’organisation, plus habituel aux chercheurs en sciences sociales qu’aux biologistes, impose à ces derniers des contraintes qui ne peuvent être acceptées sans une bonne vision de l’entreprise commune et des approches de chacun.
15Le contenu des fiches d’enquête a été élaboré en commun de façon à répondre aussi bien aux questions d’ordre biologique (description de l’habitat des insectes, nombre d’insectes, etc.) que d’ordre socio-économique (présence d’animaux domestiques, superficie de la maison, nature des matériaux de construction, profil socio-économique du ménage, comportements). Au cours de ce processus, les biologistes ont apporté leur parfaite connaissance du terrain et de l’habitus des vecteurs, ce qui a permis d’adapter les questionnaires aux conditions locales et de les réduire aux questions essentielles. L’ethnologue, quant à lui, apporte un cadre théorique permettant de bien définir les espaces fonctionnels (zone d’activité agricole, zone résidentielle, zone de vie privée, péridomicile, etc.).
16Si l’enquête de Los Guerrero a pu suggérer l’influence de certains comportements humains dans la pénétration des insectes au sein du péridomicile, elle ne traitait pas des facteurs de risque de diffusion des insectes de l’espace sauvage vers les espaces anthropisés. Ce thème est actuellement développé dans un autre programme qui fait également appel à une organisation de type interdisciplinaire dont quelques caractères sont abordés ci-dessous.
La mise en œuvre et la gestion des équipes
17Au cours de l’enquête de Los Guerrero, le travail de terrain a été exclusivement mené par les biologistes. L’année précédente, une enquête sérologique et une exploration cardiaque gratuites avaient été proposées à la population sous forme de volontariat. Cela a facilité l’étude postérieure des péridomiciles, car dès lors, les habitants ne percevaient pas le groupe comme des étrangers démarchant pour une cause commerciale ou autre. Toutefois, lors des premières visites le groupe, dont le nombre des intervenants a varié de quatre à sept et dont certains membres étaient déjà connus de la population, a été accompagné par une villageoise collaborant au centre de santé du village. Après avoir spécifié que le propos de notre visite était de trouver des triatomes à l’extérieur de la maison, les habitants étaient généralement très accueillants et tout à fait disposés à discuter avec la personne chargée de l’enquête familiale. Le reste du groupe se répartissait en trois activités : la production du plan à l’échelle de l’espace et le positionnement de chaque structure le composant, la caractérisation des différentes structures et des sites de recherche des insectes à l’aide de fiches standardisées et enfin la recherche proprement dite des insectes toujours effectuée par deux personnes (photo 3). Les membres du groupe évoluaient ensemble de maison en maison en prenant soin d’identifier correctement les flacons contenant les insectes en fonction de l’unité d’habitation, de la structure et du site de collecte. Tous les participants étaient conscients de l’ensemble des informations à collecter et s’aidaient mutuellement. Le nombre minimal d’intervenants a été de quatre personnes mais un nombre supérieur permet aussi de bavarder longuement et de répondre aux inquiétudes des habitants quant à la maladie de Chagas très mal connue chez les villageois.
18D’autres enquêtes du même type, menées cette fois dans le Nord-Est brésilien, ont associé sur le terrain les chercheurs issus de différentes disciplines. Si chacun dispose bien de ses propres outils, complémentaires à ceux de ses collègues, et de la bonne volonté nécessaire à la mise en œuvre d’un travail interdisciplinaire, la rencontre des sciences biologiques et sociales sur un même échantillon de maisons doit néanmoins être minutieusement préparée. En effet, il n’est pas envisageable de passer à tour de rôle dans les foyers visités, pour ne pas perturber de façon répétée l’organisation de vie des Familles enquêtées. Les enquêtes entomologiques, c’est-à-dire la recherche et la collecte d’insectes dans les péridomiciles, et les enquêtes ethnologiques se sont donc déroulées conjointement. La présence des entomologistes (techniciens des services de lutte antivectorielle bien connus de la population) a d’ailleurs garanti une meilleure acceptation des ethnologues et de leurs entrevues. Il est également exclu de se présenter ensemble ou à tour de rôle, muni chacun de son questionnaire, face à une mère de famille quelque peu débordée. Ce point a été pris en compte dans la construction des questionnaires, non pas au niveau du contenu mais de la distribution des questions. La séparation, sur des feuilles différentes, des données d observation et des questions d’entretien garantit une séparation claire des tâches sur le terrain. L’entretien se déroule calmement un peu à l’écart, avec un seul interlocuteur, même si bien souvent d’autres membres de la famille y assistent (photo 4). Pendant ce temps le péridomicile est décrit par deux autres intervenants, l’un étant chargé d’élaborer un plan à l’échelle et l’autre de compléter les fiches descriptives du péridomicile.
19Selon le caractère des populations, il est parfois difficile d’envahir à plus de quatre ou cinq l’espace privé des familles. Dans ce cas, il faut opter pour un nombre réduit d’enquêteurs au prix d’un allongement du temps de travail de chacun et de la durée totale de l’enquête. À ce propos notons que la durée de présence d’un entomologiste dans un péridomicile dépend du nombre d’habitats potentiels pour les insectes et de la taille des colonies observées, tandis que celle des ethnologues est établie d’avance en fonction de l’importance de leur questionnaire ou de leur grille d’enquête. Les temps moyens d’enquête doivent donc être bien calculés et testés lors d’une pré-enquête pour programmer correctement la durée de l’intervention sur le terrain. Néanmoins, ce type de recherche engendre nécessairement un ralentissement du rythme habituel de chaque équipe ou, tout au moins, le sentiment que seul on irait plus vite. Il faut le savoir et préparer les enquêteurs à cette situation. L’expérience montre néanmoins que les habitants apprécient de discuter avec les visiteurs, aussi les enquêteurs doivent être agréables, bavards, pédagogues et doivent savoir, à tour de rôle, optimiser les temps d’attente pour établir ce contact amical avec les familles visitées. Tout cela peut paraître anodin et évident mais c’est souvent sur ce genre de détails que les programmes interdisciplinaires les mieux construits achoppent.
20Si 1 étude des péridomiciles s’effectue conjointement, il n’en va pas de même lorsque les enquêtes se déroulent en dehors des unités d’habitation. Dans ce cas les sciences humaines ou des agronomes interviennent souvent les premiers, de façon autonome, afin de stratifier l’espace selon son usage en effectuant un relevé de parcelles à l’aide d’images satellites ou aériennes qui est ensuite validé sur le terrain. Les relevés argumentes des parcelles et les entretiens auprès des familles seront suivis de la collecte du matériel biologique qui se fait de façon raisonnée selon le plan d’occupation des sols précédemment établi. Il est évident que les temps de travaux doivent être là encore soigneusement évalués afin que les entomologistes disposent à temps des résultats des sciences humaines.
21Nous avons présenté jusqu’à présent la façon dont sont menées les opérations communes entre les disciplines et nous remarquerons que l’approche reste biomédicale ou épidémiologique. C’est une phase préliminaire, descriptive, qui permet de mettre à jour des hypothèses et qui doit être suivie d’une phase plus analytique fondée sur des entretiens et des observations approfondies permettant de mettre à jour les représentations, les connaissances, les pratiques et les comportements face au vecteur et à la maladie. La méthode générale reste la méthode éco-épidémiologique sur laquelle nous nous sommes appuyés.
L’interprétation des données
22Les données ayant été correctement saisies, en respectant la structuration des fiches d’enquêtes, le travail d’analyse a commencé. Il a été mené de façon conjointe, avec l’aide ultérieure d’une économiste pour les analyses multivariées, entrecoupé de nombreuses discussions interactives. Les données ont tout d’abord montré que la présence de tas de briques, de piles de bois ou d’une resserre augmentait le risque d’infestation des péridomiciles par Triatoma longipennis, l’espèce vectrice locale prédominante. Mais, après analyse des facteurs de risque aux différents niveaux d’appréhension, il est apparu que le risque prédominant ne résidait pas dans la simple présence de ces éléments, fréquents dans ce village, mais plutôt dans une organisation particulière du patio, caractérisée par la densité du bâti, l’encombrement de l’espace et la position centrale de l’unité d’habitation dans le village. Parallèlement, les biologistes ont montré que les repas de sang des insectes se prenaient majoritairement sur le rat, fréquent dans de nombreux péridomiciles, alors même que la présence d’animaux domestiques ne semblait pas corrélée à l’infestation par les réduves. D’autres facteurs suggéraient une participation des comportements humains, sans pouvoir être confirmée. Nous touchons là à une difficulté d’interprétation propre à ce genre d’enquête. La transformation des données qualitatives (comportements, pratiques, connaissances) en données quantitatives susceptibles d’être intégrées dans des SIG (système d’information géographique), des analyses statistiques ou des modèles mathématiques n’est pas chose aisée. Elle ne peut se faire qu’en plusieurs étapes et réclame un nombre suffisant de données à partir desquelles les variables sont déterminées. Dans le cas de Los Guerrero, nous avions par exemple remarqué que la présence d’un cheval favorisait l’infestation du péridomicile. Cet animal est utilisé dans la région pour se rendre dans les champs et surveiller les troupeaux. Est-il susceptible de rapporter des insectes dans la sellerie et de les introduire dans les péridomiciles ? Ou bien signe-t-il l’appartenance de son propriétaire à un groupe particulier, socio-économique ou culturel, qui favoriserait par son comportement l’infestation du péridomicile ? S’agit-il donc d’un facteur de risque, d’un indicateur de risque ou d’une simple association statistique non interprétable ? C’est, entre autres, à partir de ce type d’association que les hypothèses de recherche sont posées puis développées ultérieurement, et souvent séparément, par chaque discipline.
23Nous pouvons citer, comme autre exemple, une étude antérieure menée sur les facteurs de risque de ré-infestation des péridomiciles par Triatoma brasiliensis et Triatoma pseudomaculata, dans le nord-est du Brésil. Une première étude similaire dans sa conception à celle qui a été menée à Los Guerrero a montré que le mandacaru (Cereus jamacaru) était positivement associé à l’infestation des péridomiciles par T. brasiliensis. Il ne pouvait s’agir d’un facteur de risque direct puisque T. brasiliensis n’infeste pas le mandacaru. Dans un premier temps, il a simplement été conclu qu’il s’agissait d’un indicateur d’élevage intensif dans un milieu dégradé. En effet, cette cactée est cultivée par les éleveurs comme appoint alimentaire pour les troupeaux, en période de pénurie. Des études ultérieures menées par des biologistes ont alors montré que le prélèvement régulier des articles d’un mandacaru favorisait ses réitérations et lui donnait un port touffu dans lequel les oiseaux et de petits rongeurs pouvaient ensuite bâtir leur nid au sein duquel des populations de triatomes s’installaient. Mais elles appartenaient à des espèces différentes de T. brasiliensis, telle que Triatoma pseudomaculata (Emperaire et Romana, 2006). Poursuivant leurs études les ethnologues ont ensuite montré que les éleveurs les plus jeunes et les plus actifs, ceux qui parcourent quotidiennement la caatinga à cheval pour rassembler et soigner leurs troupeaux sont ceux dont les péridomiciles sont les plus infestés par T. brasiliensis. L’hypothèse (qu’il faudrait confirmer par des recherches dirigées) est que ces éleveurs assurent indirectement un flux faible mais constant de vecteurs entre l’environnement et les unités d’habitation, flux en faveur du T. brasiliensis plus compétitif que T. pseudomaculata (Pojo de Rego et al., 2006). Se dessine ainsi un système d’inter-relations homme/animal/vecteurs où chacun tient sa place, selon son habitus ou ses besoins, et qui n’aurait pas pu être mis à jour sans l’intervention de plusieurs disciplines. Dans ce système, la culture et l’exploitation du mandacaru est un facteur de risque d’infestation par T. pseudomaculata et un indicateur de risque d’infestation par T. brasiliensis. L’alternance des disciplines génère des questions, fournit des réponses et, en croisant les regards, révèle peu à peu les systèmes complexes des interrelations entre les différents composants biotiques et abiotiques des péridomiciles. Elle permet de cheminer du descriptif et du quantitatif, vers des analyses conceptuelles plus approfondies auxquelles participent pleinement les sciences biologiques et les sciences humaines. L’impératif, néanmoins, est de travailler sur des espaces communs, de s’astreindre à un dialogue permanent et d’accepter le partage des données. Parallèlement, les sciences humaines établissent le cadre général, social et culturel, dans lequel le cycle épidémiologique s’inscrit. Ces données et cette vision globale de la vie d’un village, d’un quartier ou d’un groupe social donnent bien souvent une foule d’informations utiles pour l’interprétation des données recueillies.
La mise en forme et la publication des résultats
24Dans ce genre d’entreprise multidisciplinaire, l’organisation des groupes sur le terrain, le recueil de l’information et l’analyse des données se jouent un peu comme une enquête de détectives scientifiques. Au moment de la mise en forme des résultats en vue de leur publication, les règles du monde académique auquel nous appartenons reprennent pleinement leurs droits. Dans quelle revue publier ? Quelle stratégie de publication adopter ? La plupart des revues scientifiques sont encore, à l’heure actuelle, fortement mono-disciplinaires. Un article destiné à une revue d’obédience biologique n’acceptera pas les développements littéraires des sciences humaines et l’ethnologue se souvient de tout ce paragraphe décrivant le vaqueiro brésilien et relatant sa vie quotidienne, bien intéressant à ses yeux mais impropre à ce type de revue, qu’il a bien fallu supprimer de l’article en construction. D’un autre côté, une revue de sciences humaines accepte mal les démonstrations des biologistes lourdes de termes incompréhensibles pour ses lecteurs. La publication de ce type de travail initial s’appuie donc généralement sur des codes de langage biologique et c’est la stratégie que nous avons adoptée. En réalité, les nombreuses discussions que nous avons eues sur ce sujet nous ont amenées à un constat. La mise en œuvre d’une recherche multidisciplinaire et l’interprétation de ses résultats sont une entreprise de longue haleine qui se mène (et donc se publie) par étapes successives. Parlant de maladies parasitaires et fonctionnant dans un système de savoir médical de type occidental, il est légitime d’aborder le problème en suivant les codes de la pensée médicale occidentale. Les bases biologiques ainsi posées, les chercheurs en sciences humaines peuvent alors s’attacher à démêler la part des comportements humains et du système de représentations qui génèrent et modulent le système mis à jour en commun. Cette démarche aboutit à la confirmation ou la reformulation du système. C’est alors que les articles fondés sur des codes de langages plus littéraires peuvent être produits, en collaboration avec des biologistes.
25Dans une première étape les sciences humaines apportent donc une base structurante sur laquelle s’inscrivent les recherches biologiques et une vision d’ensemble du contexte social et culturel. À ce stade, la publication des résultats tend à révéler la nature et le fonctionnement du système vectoriel et suit les codes de présentation et de langage du savoir biologique. Dans une autre étape, les sciences humaines intègrent les arcanes des modes de pensée et des comportements de l’acteur humain afin de mettre à jour la façon dont s’est construit le système vectoriel et la façon dont il se module. Les codes de présentation et de langage sont ceux du savoir anthropologique. Ils apportent une ouverture supplémentaire sur les interrelations entre les éléments du monde vivant et pose des questions nouvelles aux biologistes et aux anthropologues.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Le mode de multiplication de Trypanosoma cruzi est essentiellement clonal et il existe une grande variabilité génétique entre les clones.
2 DALYs – Disability Adjusted Life Years : the number of healthy years of life lost due to prématuré death and disability (nombre d’années de vie en bonne santé perdues chaque année en raison d’une mort prématurée ou d’une invalidité). L’indice se calcule sur toute la zone endémique.
Auteurs
Annie.walter@ird.fr
est ethnologue, chargée de recherche à l’IRD. Ses recherches ont porté sur la gestion traditionnelle des plantes cultivées en Océanie. Elle s’intéresse depuis plusieurs années au rôle des pratiques humaines dans la transmission des maladies à vecteur, en particulier la maladie de Chagas puis la dengue.
mbosseno@ird.fr
ingénieur d’étude (UR Caractérisation et contrôle des populations de vecteurs) à l’IRD, a travaillé sur l’épidémiologie du paludisme au Congo et au Burkina Faso et depuis vingt ans sur la maladie de Chagas ainsi que sur le développement d’outils moléculaires appliqués à la caractérisation des parasites et des vecteurs. Elle est auteur de plusieurs articles et chapitres d’ouvrage dans ces champs de recherche.
Frederique.Breniere@ird.fr
est biologiste et directrice de recherche à l’IRD. Ses travaux portent principalement sur l’épidémiologie moléculaire de la maladie de Chagas, en particulier les caractéristiques épidémiologiques des variants génétiques de l’agent infectieux et développent une approche intégrée vecteur-hôte-parasite-environnement, afin de mieux préciser les systèmes épidémiologiques en jeu. Ses travaux se sont développés principalement en Bolivie et au Mexique.
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