Mise en œuvre d’un projet interdisciplinaire en matière de prévention des risques sanitaires dans l’estuaire de la Loire : enjeux et méthodes
p. 35-60
Texte intégral
1Ce texte se donne pour objet d’éclairer du point de vue de la sociologie quelques présupposés sur lesquels repose un programme de recherche nommé Estuae (Entente des sciences et de techniques utiles à l’aménagement de l’estuaire de la Loire). Ce programme s’inspire d’une double volonté. Il vise à mettre en relation différentes disciplines scientifiques afin de comprendre la nature et l’orientation des interactions existantes entre la « physique » d’un territoire, une anthropologie et une sociologie des populations humaines, et la biologie de quelques espèces vivantes indigènes. Il cherche aussi à peser sur l’action publique, via des recherches actions choisies comme méthode d’intervention et comme pratique de mise en œuvre de politiques de prévention des nuisances et des risques sanitaires liés aux effets de ces interactions. Nous évoquerons ici l’interdisciplinarité comme démarche de recherche visant l’apparition de phénomènes émergents par rapprochement disciplinaire. Ce parti pris correspond aux préoccupations des acteurs du programme.
2Estuae vise l’atteinte de trois grands objectifs. Le premier porte sur la connaissance et l’évaluation des nuisances et des risques sanitaires dus à la présence de moustiques dans l’estuaire de la Loire : Aedes caspius, qui supporte aussi bien les sursalures que les milieux plus doux, et Aedes détritus, inféodé aux seuls sols salés (Gabinaud, 1975). Le deuxième concerne la connaissance des représentations (Mauss, Durkheim, 1903) que les humains ont des nuisances et des risques liés à la présence de ces moustiques, ainsi que des pratiques de précaution ou de prévention que ces dernières inspirent. Le troisième part d’un constat : souvent, les politiques de prévention s’appuient mécaniquement sur les connaissances scientifiques disponibles. Estuae veut comprendre le poids des représentations, donc des connaissances, et celui de la délibération publique sur l’évolution des pratiques de prévention. In fine, il s’agit d’évaluer la portée des politiques de prévention à l’aune de la capacité qu’elles auraient à prendre en compte l’ensemble des logiques d’action développées par les acteurs concernés.
3Après avoir défini l’interdisciplinarité, nous dégagerons les enjeux paradigmatiques liés au parti pris méthodologique que cette démarche représente. Puis nous nous interrogerons sur l’intérêt d’une déconstruction des principales notions utilisées par Estuae. La déconstruction sera définie ici comme compréhension des processus de construction ayant présidé à l’adoption commune de telle ou telle notion (Derrida, 1967). Nous essaierons de comprendre en quoi elle invite à explorer des voies de recherche propices au projet. Ensuite, à travers la question du recueil et du traitement des données, nous présenterons la manière dont se pose la question de l’interdisciplinarité et de ses conséquences du point de vue des pratiques de recherche. Nous nous attacherons ensuite à définir les enjeux politiques liés à la démarche envisagée par le programme. Enfin, une discussion portera sur la nature de l’activité scientifique du point de vue du paradigme de la causalité sociale. En effet, l’activité sociale de la science en matière de prévention des risques peut conduire à une réflexion sur l’articulation entre connaissances, préconisations et changement des pratiques sociales.
La question de l’interdisciplinarité
4Pluridisciplinarité, multidisciplinarité, interdisciplinarité ou transdisciplinarité ? L’usage indifférencié de ces termes atténue leurs particularités. Pourtant de nombreux travaux cherchent à les distinguer. Ainsi, la pluridisciplinarité recouvrirait l’usage de disciplines distinctes mais convergentes afin de résoudre un problème. Par distinction ou complémentarité, l’interdisciplinarité évoquera plutôt une méthode cherchante construire une représentation commune en confrontant les représentations de chaque discipline, affichant la volonté d’une très forte intégration au sein d’une démarche commune (Brun, 2003).
5Dans le cas de la transdisciplinarité, une dynamique intégrative classerait les différentes approches recouvertes par la pluridisciplinarité et par l’interdisciplinarité. L’abandon des canons disciplinaires, voire interdisciplinaires, au profit d’une visée transdisciplinaire aurait également pour conséquence de prendre en compte le rôle de la subjectivité et de la transition intersubjective dans l’élaboration des connaissances. Serait ainsi remise en cause la légitimité des séparations héritées de la perspective positiviste entre objet et sujet d’une part, intériorité et extériorité, d’autre part (Valade, 1999). Edgar Morin (1982) décrit la transdisciplinarité sous les traits de principes unificateurs en œuvre tout au long de l’histoire de la science. Selon lui, une démarche scientifique ne peut être que transdisciplinaire, soit parce qu’elle utilise la mathématisation et la formalisation indispensables à sa structuration, soit parce qu’elle s’inscrit au sein de postures générales comme l’empirisme, le positivisme ou le pragmatisme qui transcendent la spécificité de l’objet auquel s’intéresse la science. E. Morin considère la transdisciplinarité comme un paradigme qui certes (permet) de distinguer, séparer, opposer, donc disjoindre relativement (les) domaines scientifiques, mais qui (peut) le(s) faire communiquer sans opérer la réduction.
6Des connaissances dites émergentes peuvent voir le jour par simple rapprochement de disciplines constituées. Considérons les trois grands domaines : physique, biologie, anthropologie. Comment les faire communiquer ? Premier mouvement : il faut enraciner la sphère anthroposociale dans la sphère biologique, car il n’est pas sans problème que nous soyons à la fois des êtres vivants, des animaux sexués, des vertébrés, des mammifères, des primates. De même il faut enraciner la sphère vivante dans la physis, car l’organisation vivante est originale par rapport à toute organisation physicochimique, c’est une organisation physicochimique, issue du monde physique et en dépendant. Mais opérer enracinement n’est pas opérer réduction : il ne s’agit nullement de réduire l’humain à des interactions physicochimiques, il s’agit de reconnaître les niveaux d’émergence (Morin, 1982). Cette proposition trouve son illustration dans l’hypothèse (Laland, Coolen, 2004) de « niches écologiques » dont l’évolution serait le résultat d’effets conjoints du métabolisme, des activités et des choix opérés par des êtres vivants. Pour les populations humaines, l’évolution de ces niches procéderait soit d’une « sélection culturelle » comprise comme réaction à une modification conscientisée de l’environnement, soit d’une « sélection naturelle », conséquence d’une modification du même environnement, mais pour laquelle les réponses culturelles se seraient avérées insatisfaisantes.
7Chaque discipline peut apparaître comme élément d’un système interactionnel, les liens entre les différents éléments constituant un domaine de connaissances ou de pratiques émergentes dont les propriétés demeurent irréductibles à chacun des éléments. Cette visée « systémique » (Morin, 1990) permettrait de dépasser l’obstacle de la « réduction » propre à toute approche disciplinaire, sans que soient remises en cause les garanties scientifiques que cette réduction offre par ailleurs.
Une déconstruction qui s’impose au programme scientifique
8La formulation initiale du programme Estuae utilise des notions comme « territoire » ou « prévention ». Ce vocabulaire commun, au sens d’un vocabulaire significativement et socialement disponible, doit être considéré comme l’une des manifestations d’univers sociaux auxquels Estuae se rattache. Mais ces notions, homogènes en apparence, correspondent à des manières de penser hétérogènes et disjointes pour ceux qui les utilisent. Par exemple, ce qui pour l’un définit un territoire spécifique, l’autre n’y voit qu’un espace indifférencié. De même, les manières de minimiser des nuisances, d’évaluer un risque ou de se prémunir d’un danger pourront être différentes selon les personnes concernées. Au cours des échanges qu’ils auront, les différents interlocuteurs useront de ces notions sans obligatoirement en avoir une définition commune, ou sans même vérifier si cette définition est possible. La dynamique des débats se nourrit de la diversité des points de vue auxquels ces notions font implicitement référence. Elle peut prendre également la forme de conflits d’interprétation (Ricœur, 1969, 1986).
9En qualifiant ces notions de prénotions ou de stéréotypes, la discipline sociologique les présente comme l’expression de manières de penser socialement construites. Celles-là ne se présentent pas obligatoirement comme des obstacles à la connaissance scientifique. Elles peuvent elles-mêmes constituer des objets de connaissances (Spencer, 1875 ; Patte, 2005). La pression habituelle des uns sur les autres que représente la vie sociale de groupements familiaux, associatifs ou professionnels alimente des pratiques qui vont de soi pour ceux qui les mettent en œuvre. Elle s’exprime sous forme de représentations aux vertus explicatives admises. Les différents patrimoines culturels ainsi constitués participent grandement à la construction des notions évoquées dans Estuae. Mais la constitution d’une vie sociale considérée selon une dimension établie ici et maintenant, dans l’expérience du dialogue et l’élaboration de jeux d’influence représente également l’un des éléments de cette construction. La valeur patrimoniale de ces notions est interrogée parfois brutalement par la confrontation des opinions.
10A contrario, la déconstruction permet d’inventorier les points de vue sous-jacents et de mettre en perspective des conditions logiques et sociales de leur compatibilité. Elle permet d’élaborer des hypothèses à propos de l’existence de ces points de vue, et de clarifier les enjeux politiques de leur confrontation ou de leur articulation. La publication du travail de déconstruction peut donner à leurs auteurs l’occasion de délibérer, et d’élaborer ainsi de nouveaux points de vue individuels ou collectifs.
Les présupposés attachés à la notion de territoire
11Estuae décrit l’estuaire de la Loire comme un territoire comportant plusieurs zones humides sur lesquelles cohabitent des espèces vivantes humaines et non humaines. Ces zones sont les suivantes : la baie de Bourgneuf, les marais de Guérande, le lac de Grand-Lieu et la Grande Brière mottière, le marais de Couëron, le marais de Vue, les zones humides de Donges, le marais de Goulaine. Plusieurs d’entre elles sont reliées par des réseaux hydrauliques artificiels (Kerouanton et al, 2000).
12La notion de territoire se présente sous les traits d’une notion polysémique. La signification qui lui est attribuée varie selon les personnes et selon les circonstances langagières et sociales. Par exemple, on parlera de territoire de chasse ou de territoire administratif. Elle varie aussi selon les champs disciplinaires utilisés : biologie, géographie, gestion, sociologie, etc.
13Dès que le programme de recherche s’appuie sur la notion de territoire, il semble nécessaire de considérer l’existence de la polysémie et de l’usage du terme comme objet de recherche à part entière. En effet, la pluralité des territoires exprime l’existence de processus de territorialisation et de reterritorialisation (Deleuze et Guattarri, 1980). La recherche ouvre alors à la compréhension de la manière dont sont organisés et justifiés les rapports de coopération ou les situations de conflits autour de l’objet territoire. Les pratiques sociales usant de la notion de territoire sont justifiées par leurs auteurs à partir de la représentation qu’ils se font de ce dernier et des pratiques auxquelles ils s’adonnent. De ce point de vue, le territoire est leur territoire. Il ne peut être question de considérer le territoire comme simple support alors que le définir en termes de construction territoriale rappelle une dimension fondamentale des sciences sociales (Roncayolo, 1990). Il convient de recenser les concepts, la forme des énoncés et les usages discursifs (Ricœr et al, 1977 ; Ricœr, 1986 ; Mondada, 1994, 1995) à partir desquels se déploie la notion. Une démarche critique de déconstruction et de reconstruction permet de découvrir les enjeux de rationalité inhérents aux formes de coopération ou de conflits attachés à ce territoire, considéré alors comme le résultat d’une construction sémantique et sociale traitant des interactions entre objets vivants et objets matériels, éléments humains et éléments non humains, présents et passés, etc.
14La distinction entre humain et non-humain construit des catégories culturelles et (ou) normatives fondamentales (Descola et Palsson, 1996 ; Descola, 2005). Pour quelques groupements humains, la cohabitation avec des espèces non humaines sur un même « territoire » pourra être ressentie de manière satisfaisante. Tel sera le cas des « admirateurs de la nature » ayant goût, par exemple, à l’observation des oiseaux (Chamboredon, 1985). Mais cette cohabitation pourra être désignée comme source de nuisances, générant alors la volonté de restreindre, voire d’éradiquer des espèces définies comme nuisibles, par exemple, les moustiques. Ainsi, les membres des groupements concernés définiront la nature des nuisances et en rechercheront les causes. Ils auront également le souci d’en mesurer les effets. Ils pourront constituer ou rassembler un ensemble de connaissances savantes, ou confirmer des représentations culturelles organisées en points de vue rationnels qui leur paraîtront socialement signifiantes. Dans tous les cas, ces personnes ou ces groupements chercheront à justifier et à valoriser ces différents points de vue, quels que soient les mesures de prévention adoptées et le contenu de significations offert par ces dernières.
15Les représentations culturelles et sociales du territoire sont multiples (Lévi-Strauss, 1958 ; Durand, 1960 ; Haudricourt, 1962 ; Godelier, 1984). Leur confrontation, via la mise en œuvre de pratiques sociales, constitue l’une des bases d’apparition des modes de coopération et de conflits sociaux (Mathieu et Jollivet, 1989 ; Sabatier et Rue, 1992 ; Claeys-Mekdade, 2000). Il serait donc illusoire de considérer, notamment du point de vue de l’interdisciplinarité, l’estuaire de la Loire sous l’aspect de sa seule réalité physique. Privilégier cette seule réalité, même en considérant les traces d’activités humaines, voire animales ou végétales, ou même en admettant que cette réalité soit appréhendée collectivement par les humains, ne peut écarter le surgissement d’autres manières de voir. Toute définition du territoire qui n’est pas vue comme représentée et construite s’inscrit dans une illusion positiviste. La définition de frontières naturelles capables d’imposer la réalité d’un territoire relève de modes de pensée historique, administrative, patrimoniale ou culturelle. Elle n’a pas d’autre justification.
16Si le territoire renvoie à des représentations distinctes, ces dernières sont parfois articulées. Le territoire sera décrit selon sa morphologie physique à travers la question des hauteurs d’eaux temporaires ou permanentes, de l’intensité du débit de la Loire ou de la vitesse de la remontée de la vague de marée, du degré de salinité régnant dans telle ou telle zone humide. La description morphologique pourra être complétée par une description culturelle qui privilégiera le vécu du territoire. On parlera alors d’une manière de lire le paysage, voire d’une manière de vivre attachée à l’espace estuarien, influencée par le rythme des marées qui inversent le cours du fleuve. L’imagination dont ce vécu se nourrit sera d’autant plus mise en avant qu’elle renverra à des particularités physiques prégnantes, le courant du fleuve, la présence du bouchon vaseux poussé et aspiré par chaque marée, les crues, ou encore à des identités culturelles allant de soi, les riverains, les pêcheurs de la Basse-Loire, les chasseurs. L’interprétation de l’espace physique, tout en respectant une taxinomie offerte par des disciplines comme la géologie, l’hydrologie ou la géographie physique, pourra être convoquée pour justifier et renforcer l’appartenance à un territoire entendu comme référence symbolique partagée légitimant la relation culturelle entre l’homme et son environnement. On entendra alors évoquer un « climat breton », voire l’existence d’un « esprit ligérien ».
Significations et constructions collectives des modes d’explication et d’orientation de l’action
17L’expression culturelle et sociale des territoires symboliques qui cherchent à rendre compte de l’existence d’un territoire réel passe par la mobilisation de pratiques signifiantes pour tel ou tel groupement humain constitué. Ces pratiques relèvent de productions institutionnelles qui se traduisent par des manifestations d’appartenance à un groupe, à une lignée, l’évocation d’une histoire locale, d’un territoire ou d’un « pays d’origine », l’expression ou la revendication d’une coutume. Elles peuvent aussi se manifester par l’adoption de programmes se voulant rationnellement « structurants » comme l’aménagement d’un espace, la promotion d’un produit de terroir, d’une activité typique, ou encore à travers le surgissement de conflits d’usage. Le constat de représentations partagées d’un « monde vécu » (Habermas, 1987 a), comme l’engagement dans des conflits, se réalise à la fois à propos de projets d’aménagement de l’espace estuarien, comme le développement du port autonome de Nantes Saint-Nazaire ou celui de la métropole Nantes Saint-Nazaire. On énumérera l’expression d’intérêts divergents concernant l’avenir des zones humides (Rat, 1989), l’exploitation du sable de la Loire, la gestion de la hauteur des eaux qui divise en permanence les agriculteurs, les chasseurs, les associations de protection de la nature. Ces projets sont aussi prétextes à la construction de solutions qui tiennent compte explicitement ou non du pouvoir attribué à des réglementations et (ou) à des groupes. Le territoire témoigne alors d’une appropriation à la fois économique, idéologique et politique de l’espace par des groupes qui se donnent une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur histoire, de leur singularité (di Méo, 1998).
18Le réel de l’espace physique surgit à travers une réalité construite de manière culturelle, donc implicite, rationnelle, donc volontaire, ou encore conflictuelle (Ramognino, 1992). Plusieurs études (Vigarié, 1993) ont montré que des conflits avaient pour principal objet la gestion de l’eau et ses conséquences. Par exemple, la frontière entre zones humides et sèches, entre eau douce et eau salée permet la réalisation d’activités plus ou moins compatibles entre elles : élevage, culture, urbanisation, tourisme, pêche, patrimoine, économie. La fluctuation marine, la hauteur et la nature des eaux sont tributaires des conditions morphologiques, climatiques ou de l’état d’installations hydrauliques, voire des orientations et des effets d’une politique patrimoniale. Des décisions humaines en matière d’aménagement ou de gestion du territoire, comme le projet d’implanter des lotissements dans des zones adjacentes aux marais salants, génèrent ou apaisent ces conflits.
19Un recensement de ces conflits permet d’identifier des personnes ou des groupements de personnes aux statuts, aux rôles et intérêts différents. Les élus ont une vision du territoire qui reste en partie dépendante de la nature de leur mandat local ou régional, voire national et des projets politiques qu’ils poursuivent. Différentes associations développeront les programmes d’actions qui répondent à leurs objectifs. Elles privilégieront une donnée du territoire plutôt qu’une autre. Les industriels ou les agriculteurs, les chambres consulaires chercheront à atteindre leurs objectifs en favorisant le développement de telle ou telle activité. Ils évoqueront, selon les cas, zone de pâturage, bassin d’emploi, espace naturel. Les administrations feront appliquer les différentes réglementations concernant la vie d’un territoire dont la définition correspondra à celle de leur activité ou de leur mandat. Les chercheurs de toutes disciplines travaillant sur les problèmes de l’estuaire, en poursuivant leur propre logique de recherche, participeront, à leur niveau, à la définition de ce territoire. Enfin l’ensemble des habitants adoptera autant de rôles que de pratiques différentes, dessinant ainsi autant de territoires. Qu’ils soient citoyens, consommateurs, acteurs économiques ou institutionnels de la vie locale, ils seront parcourus par différentes représentations du singulier ou pluriel.
20Définir la notion de territoire par les représentations qu’en ont les populations humaines doit toutefois être complété par la prise en compte des populations non humaines et par des traits physiques, chimiques, zoologiques ou écologiques qui s’imposent. On analysera la répartition, la concentration et les déplacements d’espèces. On parlera de « coins à moustiques », de « zones infestées », d’espèces « invasives » (Roussel, Mougenot, 2002). On évoquera le rôle de la salinité des eaux pour distinguer des écosystèmes ou des zones de nidification.
21Bien que ces différentes définitions et classifications du territoire soient socialement construites, elles peuvent implicitement faire référence à l’existence d’un territoire réel, pensé comme réel au-delà des représentations que chacun en aurait. Il faut donc distinguer le réel supposé du territoire et un espace que cherchent à décrire des études objectives. Les périmètres des objets de recherche, les modèles utilisés permettent de distinguer des espaces différents, selon que l’on s’intéresse par exemple à une espèce précise, à des déplacements, des saisonnalités, à plusieurs espèces et à leurs interactions.
22La figure 1 portant sur les zones humides de l’estuaire de la Loire permet de comprendre la manière dont se construit plus ou moins implicitement cette notion de territoire. Le schéma part de la définition administrative de la notion de zone humide, notion qui garantit implicitement l’homogénéité (administrative) d’un espace et qui discrimine a priori les acteurs sociaux du point de vue des interactions qu’ils entretiennent avec et dans cet espace. À partir de la formalisation de cet espace sont déduits deux types de relations : pratiques de l’espace au sens d’interventions physiques au sein de cet espace, rôles d’acteurs portant sur des interventions de conseil ou de contrôle. Ces relations équivalent à des interactions qui relient des humains définis par leurs rôles et leurs pratiques, des objets que sont, par exemple, les réglementations portant sur les populations humaines mais aussi sur les populations non humaines, des espèces animales. Ainsi, l’activité de la chasse concerne des espèces animales, des chasseurs et des règlements. Du point de vue des observateurs ou des acteurs, les logiques d’actions qui orientent et justifient les activités humaines peuvent s’opposer explicitement ou implicitement. Elles peuvent également être intériorisées par chacun des acteurs sous forme de conflits de rôle. L’agriculteur peut en même temps être chasseur, creuser des trous d’eau pour attirer le gibier, et subir des nuisances dues à la présence des moustiques.
23Selon les cas, le travail de déconstruction pourra prendre comme point de départ le territoire défini selon un corpus administratif de règles (ex. : Convention Ramsar ou programme Natura 2000), selon une profession identifiée (ex. : les pêcheurs de Loire), ou, encore, selon des programmes politiques (ex : l’urbanisation de l’île de Nantes).
Les présupposés attachés aux dangers et aux risques
24La cohabitation entre groupements humains et certaines populations animales (ex : bovins, équidés, canins, félins) peut entraîner des dangers sanitaires objectifs. Ces dangers augmentent mécaniquement lorsque se multiplient les contacts ou lorsque les rapports entre les espèces anthropophiles, les agents pathogènes, les cibles et les milieux évoluent (Marjolet, 1980 ; Guilloteau et al, 1985).
25Par ailleurs, les représentations des nuisances ou des risques sont le résultat de constructions sociales, historiques et culturelles qui s’élaborent à travers différentes expériences et pratiques et qui se manifestent par l’expression de ces dernières. Ces représentations ne se superposent pas de manière parfaite à des données ayant trait à la connaissance de dangers objectifs. Elles sont le plus souvent interprétations, négations, exagérations ou ignorances de ces dangers. À travers des pratiques qui leur sont attachées, elles peuvent amplifier ou sous-évaluer ce que la connaissance objective des dangers conduirait rationnellement à faire. En effet, les politiques de prévention des risques attribuent généralement un grand intérêt à la transmission de connaissances scientifiques pour modifier les pratiques des acteurs concernés (Pécaud, 2005). Selon les cas, les risques seront perçus comme des dangers avérés pour la santé humaine ou décrits comme de simples nuisances. Ils peuvent également être ignorés, sans que ces perceptions aient à voir avec l’objectivité des dangers réels.
Territoire physique, symbolique, dangers et risques
26Les particularités physiques du territoire composent son « réel » au sens où la démarche scientifique chercherait à produire une connaissance objective de celles-là, en dehors de toute influence subjective. De son côté, les représentations de ces mêmes particularités traduisent l’expérience subjective ou sociale qu’ont des groupements humains de ces particularités et de leur agencement signifiant pour soi comme pour les autres. Ces représentations constituent une réalité, considérée par les acteurs sociaux comme réelle. Pourtant, elles s’en distinguent par leur aspect interprétatif spontané qui s’oppose à la réduction volontaire que met en œuvre la démarche scientifique (Franck, 1999).
27Le rapport entre connaissances objectives et réalité(s) renvoie à la même dynamique sémantique et sociale que celle à laquelle renvoie le rapport entre dangers et risques. Dans une perspective scientifique, la description d’espace physique comme la définition des dangers se veulent objectives. Toute interprétation subjective se doit d’être écartée, grâce notamment à la visée réductionniste à laquelle procède la démarche scientifique. Par contre, la description du territoire pensé, agi, ressenti comme celle des risques renvoie à une série d’interprétations qui constituent l’expression subjective et sociale des normes, de la culture. Par exemple, le danger, défini comme réel objectivable ou comme réel objectivé par l’analyse qui en est faite, que constitue l’inondation avérée a pour condition d’existence minimale l’espace physique pouvant être envahi par l’eau et la quantité d’eau qui s’y déverse (Courtois et al, 2002). Mais, du point de vue des définitions données à l’inondation, et surtout des contextes dans lesquels ces définitions sont bâties puis utilisées, il n’existe pas d’équivalence stricte entre l’espace physique de la zone inondable, la définition administrative de cette zone, et la représentation que les populations humaines ont de l’inondation ou de la possibilité de son apparition. Cette représentation disparate se manifeste par des pratiques sociales disjointes, comme la transgression des règles administratives ou le développement de conflits d’intérêts.
28Par effet de réduction, le risque induit par l’inondation pourra être calculé à partir d’indicateurs physiques, voire historiques (ex : risque calculé selon la norme de « crue centenaire »). Mais pour atteindre une réalité pensée, il est nécessaire que le risque soit symboliquement signifié grâce à des représentations spécifiques ou des pratiques culturelles plus diffuses (Retière, 1998). Il doit aussi être socialement construit à travers les formes sociales qui influenceront cette signification et s’en feront l’écho.
29Ces différents rapports sont ceux qui séparent, de manière diachronique, la constitution de la science de la fabrication de la norme (Habermas, 1987 b). D’un point de vue synchronique, il n’est pas certain que la séparation qu’ils opèrent soit aussi aisée à établir, une réflexion portant à la fois sur l’usage normatif de la science positive, et sur l’empiétement de la science positive sur les sciences « historico-herméneutiques » (op. cit.) devant être menée, y compris quand cette séparation se revendique sous son aspect progressiste.
L’enrichissement des données disponibles
30L’appel à l’interdisciplinarité se justifie par la complexité des objets d’étude et par leur construction à la fois scientifique et normative. De leur côté, les données disponibles pour répondre à l’objectif d’Estuae relèvent d’une production disciplinaire alimentée par le principe de réduction inhérent à chaque discipline concernée.
31À partir de ce hiatus apparent, Estuae poursuit une double ambition. Au sein d’une méta-démarche de réflexion et d’action, il cherche à recenser et à rassembler des données scientifiques existantes relevant de disciplines différentes : données des sciences de la nature, comme celles qui concernent l’état des populations de moustiques présentes sur un espace donné, données géophysiques, hydrologiques, etc., mais aussi données disponibles ou à constituer, issues des sciences humaines, comme les données historiques ou les données sociales et économiques portant sur les activités que génèrent l’agriculture, le tourisme, l’urbanisme, l’urbanisation, la santé, ou la gestion hydraulique des eaux de l’estuaire.
32Ce premier objectif doit se réaliser par une démarche d’inventaire. Celle-là correspond à une demande relativement neutre proposée sans grandes difficultés aux auteurs et propriétaires des différentes données. En effet, ces données ont été constituées selon une intention définie. De plus, elles ont déjà fait l’objet d’une évaluation scientifique préalable. Leurs auteurs ne peuvent donc pas craindre la remise en cause des données produites. À leurs yeux, la scientificité qui a présidé à leur production joue comme une garantie. Par contre, ils peuvent ne pas être certains des conséquences de la diffusion et de la réception de ces données, dès lors que ces dernières se passent dans un autre cadre que celui où elles ont été produites et validées. Les craintes portent sur la compréhension des données et de leur constitution, et surtout sur l’interprétation qui en sera faite dans un contexte nouveau. En même temps, l’acceptation d’une telle démarche, du fait de la mise en relation des données et de leurs producteurs, amène ces derniers à participer progressivement à une réflexion commune, notamment sur le rôle tenu par les données pour éclairer le programme de prévention porté par la méta-démarche ainsi engagée.
33La mise en relation des données disponibles est censée produire trois effets. Premièrement, elle doit entraîner une mise en relation des auteurs de données. À travers cette mobilisation se met en place l’une des conditions pour constituer une démarche interdisciplinaire. L’effet de « réduction » engendre, de manière quasi mécanique, un effet d’« émergence ». Dès que la pertinence des données est confirmée, la démarche peut mener à plusieurs constats : intérêt de mettre en perspective ces données pour élaborer une politique de prévention multifactorielle des nuisances et des risques sanitaires, importance de croiser des données qui ne l’étaient pas jusqu’à présent (par exemple, présence des moustiques et mœurs des habitants). Deuxièmement, la modélisation des données rassemblées doit favoriser les ambitions prédictives du programme. Troisièmement, la conduite du programme de recherche nécessite la constitution d’un groupe chargé de produire des données complémentaires. La question du statut des auteurs de ces nouvelles données est alors posée, la légitimité de leur expertise également.
34Alors que les pratiques de recherche semblent souvent éloignées de ces choix méthodologiques (convergence de données) et politiques (élargissement de la définition des auteurs de données), le programme prévoit la sollicitation des porteurs de la connaissance ordinaire en deux temps différents. D’abord, il offre, à partir d’une enquête auprès des populations, la possibilité d’une prise de parole (indirecte) des populations concernées par la question des nuisances et des risques. L’enquête prévue porte sur les modes de vie et des pratiques sociales, notamment de prévention des populations, liés à la présence de moustiques sur le territoire de l’estuaire. Quand cette prise de parole est scientifiquement valorisée sous forme de données fiables, elle se transforme ipso facto en une prise de position. Dans un deuxième temps, les conditions peuvent être réunies pour éventuellement mettre en œuvre des délibérations éclairées par les connaissances précédemment recensées ou constituées.
35Ainsi, à partir d’une démarche qui vise à établir un inventaire des données scientifiques existantes, à en créer d’autres, toutes ces données étant par ailleurs produites dans le cadre de disciplines académiques distinctes, Estuae est enclin à produire au minimum les effets émergents précédemment cités que sont la convergence de données et l’élargissement de la notion d’auteurs de données. Il aboutit de facto à une démarche qui dépasse les cadres initiaux ayant présidé à la production des données recensées. Telle est l’ambition de la troisième phase du programme.
36Deux phénomènes émergents du programme sont attendus. Premièrement, une reconnaissance croisée de l’intérêt des disciplines académiques engagées est envisagée du simple fait de la valorisation des données produites auprès d’un « collectif » de chercheurs. Deuxièmement, une réflexion sur les interactions possibles entre des données déjà produites et de nouvelles données s’impose pour répondre à l’objectif recherché en matière de prévention des nuisances et des risques. Ces deux phénomènes se rajoutent à d’autres : complexification de l’idée initiale de territoire que s’était donnée chaque discipline dans le cadre de ses propres cadres d’analyse, élargissement du collectif de chercheurs, dès lors qu’il s’agit de transmettre les données aux populations concernées. Toutefois, si ce dernier phénomène est volontairement provoqué au sein de la troisième phase du programme, il n’est pas certain qu’il puisse se réaliser sans difficultés sociales. Il est toutefois important d’envisager de le construire à partir de la compréhension des logiques d’occupation et/ou d’exploitation d’espaces, et de la mise en scène de la justification sociale de ces dernières.
37La création d’un « chercheur collectif » (Barbier, 1996), l’appel à une « intelligence du social » (Berthelot, 1990) à laquelle aspire cette troisième phase du programme relève de l’application d’une double perspective méthodologique, celle de la recherche action (Goyette et Lessard-Hebert, 1987 ; Liu et Crezé, 2006) et celle de la sociologie de la traduction (Callon, 1986). Grâce aux postures qu’elle adopte et aux méthodes qu’elle utilise, la recherche action bouscule les formes habituelles de la division du travail social adoptées par la recherche traditionnelle : remise en cause de la distinction entre chercheurs statutaires et acteurs de terrain, importance attribuée à la délibération comme modes d’élaboration et de transmission des connaissances. Quant à la sociologie de la traduction, elle induit la nécessité d’une collaboration entre chercheurs et acteurs de terrain afin de prendre en compte les intérêts de chacun et favoriser des démarches coopératives éclairées par une connaissance partagée.
Les auteurs de pratiques peuvent-ils être producteurs de connaissances ?
38Estuae affiche l’ambition d’interpeller les populations concernées sur la question des nuisances et des risques sanitaires liés à la présence de moustiques. Deux étapes ont été clairement programmées. La première décrit une étude à caractère sociologique et anthropologique portant sur les usages des habitants du territoire concerné par les risques sanitaires évoqués. Dans la perspective suggérée par S. Chouin (1998-1999) ou explorée pour une part par C. Claeys-Mekdade et A. Morales (2000), il s’agit de décrire les modes de vie et les pratiques sociales actuelles des populations concernées directement par la présence de moustiques. La seconde cite une étape qualifiée de délibérative, capable d’éclairer et de mettre en mouvement des processus de décision à la fois valides scientifiquement et socialement. L’articulation d’une politique cohérente de prévention de la santé humaine et d’une politique de développement de territoire semble relever de cette condition.
39Différentes démarches prévues par le programme ont pour but de fournir les réponses à plusieurs questions et d’aider ainsi à la construction sociale de propositions de mise en œuvre de solutions, notamment en matière de prévention des risques sanitaires. La première porte sur l’influence de la diffusion de connaissances scientifiques sur l’évolution de pratiques sociales, notamment hors de tout système de contrainte réglementaire (Lewin, 1943 et 1967). La deuxième a trait à l’influence de ces mêmes pratiques sur l’orientation de pratiques d’ingénierie technique axées sur la prévention des nuisances et des risques sanitaires. La prise en compte de ces pratiques peut contribuer à l’émergence d’innovations dans différents domaines : lutte contre les nuisances, réaménagement d’espaces, introduction de nouvelles pratiques économiques, agricoles, touristiques, urbanistiques. La troisième soulève les conditions de mobilisation des équipes de recherche pour constituer et articuler des connaissances multidisciplinaires et contribuer ainsi à résoudre des problèmes de risques sanitaires et d’occupation d’un territoire.
40Des incompatibilités objectives ou symboliques d’usage du territoire de l’estuaire existent (Collonnier, 1995 ; Kouadio-Kouadio, 1996). Or la capacité individuelle ou collective d’objectiver les conflits d’usage influence-t-elle l’élaboration et l’application d’une politique de prévention des nuisances et des risques ? L’avancée actuelle d’Estuae ne permet pas de répondre pour l’instant à cette question. Toutefois, quelle que soit la future réponse, il paraît raisonnable d’affirmer que la réalité des conflits d’usage ne peut que remettre en cause la valeur d’efficacité d’une politique qui ne s’appuierait que sur des seules données objectivées par une démarche privilégiant les aspects physiques du territoire. L’aspect délibératif du programme devrait faciliter l’exploration d’autres voies. Mais en affichant cette volonté, Estuae accepte de prendre en compte à la fois la complexité et l’incertitude, mais aussi la possibilité de construire une réalité partagée qui naît de la confrontation des différentes rationalités en œuvre dans l’action collective (Mériaux, 1995 ; Jobert, 1995 ; Kuty, 2001).
41Deux niveaux de complexité sont donc proposés. Le premier porte sur la confrontation des données rendant compte de la question des nuisances et des risques sanitaires attachés à l’espace estuarien, le second sur la volonté d’élargir le statut de chercheur à des groupements humains concernés par cette question. Cette dernière option répond elle-même à deux préoccupations : prendre en compte l’avis de populations dans la construction d’une politique de prévention des risques ; élargir la base des méthodes et des données de recherche.
Conclusion
42L’interdisciplinarité, affichée par Estuae, est revendiquée à différentes étapes, dans différents domaines et sous différents aspects. Elle concerne des préoccupations heuristiques touchant à la production de nouvelles connaissances, à la définition de concepts et à l’élaboration de modèles. Son adoption croise des interrogations d’ordre politique concernant le pouvoir attribué aux différents acteurs ou l’orientation des choix axiologiques du programme de recherche. L’intention d’interdisciplinarité soulève également des questions portant sur l’organisation de l’action collective, via le poids des connaissances produites sur la vie sociale, les formes de la division du travail de recherche, les méthodes d’intervention.
La contextualisation comme source de l’exigence interdisciplinaire
43D’un point de vue prédictif, le programme s’est donné pour objectif d’éclairer, voire d’influer les futurs modes de prise de décision dans le domaine de la prévention des nuisances et des risques sanitaires. Au regard de l’intention affichée, il est prévu que cet objectif soit atteint grâce au rapprochement et à la production de données établies dans le cadre de différentes disciplines scientifiques. Il le sera aussi par la mise en œuvre de méthodes capables d’organiser la réception et la diffusion de ces données, voire de générer, à travers des instances délibératives, de nouvelles représentations et de nouvelles pratiques de prévention. Par là, l’ambition d’Estuae recouvre donc aussi bien des préoccupations scientifiques que culturelles ou sociales.
44Par la production de connaissances inédites relevant par exemple de la sociologie des risques ou d’une approche anthropologique centrée sur l’usage des « précautions » (Pécaud, 2005), le programme cherche à contextualiser les connaissances scientifiques tant du point de vue des conditions de leur production que de celles de leur diffusion. Cette contextualisation renvoie à l’existence de « baquets culturels » définis comme des formes empruntées aux activités prestigieuses ou simplement valorisées (Tripier, 1998).
45En effet, jusqu’à présent, les sciences de la nature ont surtout privilégié les connaissances portant sur les interactions existantes entre des espèces animales anthropophiles considérées comme vecteur d’agents pathogènes, les cibles concernées par ces phénomènes et les milieux dans lesquels ces derniers se produisent. Des scénarios de prévention ont pu ainsi en être déduits mécaniquement portant, par exemple, sur la nécessité de démoustiquer telle zone ou de définir telle hauteur d’eau.
46Dans le cadre d’Estuae, la contextualisation de ces données porte sur les conditions sociales de leur production et sur les formes de pouvoir dans lesquelles ces données sont valorisées. Elle inaugure une réflexion politique portant à la fois sur les rapports de domination existant entre les différentes disciplines scientifiques concernées et sur la manière dont les connaissances scientifiques sont utilisées pour justifier des décisions. Entre autres, elle permet de préciser les processus de désignation des experts et de comprendre les logiques sociales qui président à la hiérarchisation des acteurs.
Une émergence orientée vers les pratiques de prévention
47Estuae vise au moins deux phénomènes d’émergence exprimés sous forme de deux questions. Quelles nouvelles connaissances est-il possible de produire en rapprochant des connaissances scientifiques existantes ? Quels changements de pratiques, quelles solutions de prévention est-il possible de mettre en œuvre en impliquant les victimes des nuisances ou les cibles des risques dans la compréhension des phénomènes qui les concernent au premier chef ?
48Répondre à ces deux questions passe par la conception, la mise en œuvre, l’évaluation, la modélisation et la pérennisation des processus de décision concertés à l’échelle d’un espace identifié. La réponse impose également d’approfondir les modèles de la recherche interdisciplinaire et de la recherche-action en facilitant la co-construction d’un processus de recherche et de prise de décision impliquant des chercheurs issus des domaines scientifiques, des chercheurs issus des sciences humaines et sociales, des ingénieurs et techniciens, et, à terme, les populations concernées. L’interdisciplinarité affichée dans Estuae prend la forme d’options qui méritent d’être soumises à quelques interrogations.
49Tout d’abord, le souhait de recenser les données scientifiques existantes présuppose que ces données soient actuellement dispersées au sein d’ensembles scientifiques homogènes et que leur rapprochement puisse permettre de produire de nouvelles connaissances. Ce présupposé relève implicitement d’une conception de l’activité scientifique vue comme une activité particulière inscrite dans une causalité sociale supposée. En gros, il s’agit de confirmer la proposition avancée par R. K. Merton (1957) selon laquelle c’est bien l’état social qui pousse à circonscrire et à reconnaître tel ou tel champ d’activité scientifique et non pas le contraire. La nature de cet état social entraîne de fait un type de fractionnement, mais aussi un type de classement des données. Mais ce présupposé peut aussi être analysé sous l’angle d’une sociologie appliquée à la production de connaissances scientifiques telle que la proposent des auteurs comme D. Bloor (1976), B. Barnes et S. Shapin (1979), B.Latour et S. Woolgar (1979), K. Knorr-Cetina (1981), M. Callon (1986 et 1988), M. Callon et B. Latour (1990) pour lesquels les pratiques scientifiques ne sauraient être comprises au regard de seules causes extérieures. Ces auteurs, se situant dans un courant de type externaliste, en appellent à constituer une anthropologie des sciences et des techniques (Vinck, 1995) permettant de dégager les logiques sociales et culturelles propres à l’activité scientifique.
50Ensuite, en élargissant la définition des chercheurs à l’ensemble d’une population, c’est donc, par effet de retour, que se trouve mise en question la division du travail social qui préside à l’activité scientifique habituelle. De ce point de vue, la recherche action qui caractérise la troisième partie d’Estuae ne peut que favoriser l’apparition de phénomènes d’émergence. Ces derniers concernent la nature des données rentrant en ligne de compte dans les processus de décision. En matière de prévention, ils visent ainsi les processus de décision eux-mêmes.
Bibliographie
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Auteur
dominique.pecaud@univ-nantes.fr
est philosophe et sociologue. Enseignant à l’Institut de l’homme et de la technologie (École polytechnique de l’université de Nantes), il est chercheur au CERReV (Centre d’étude et de recherche sur les risques et vulnérabilité) de l’université de Caen et chercheur associé au SEED (Socio-économie, environnement, développement) de l’université de Liège (Belgique). Ses recherches portent sur l’évolution des formes de l’action collective entraînée par les objets ou démarches relevant de la rationalité technique.
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