Introduction
Les relations environnement/santé : un champ de réflexion et d’implication pour les sciences sociales
p. 19-31
Texte intégral
1Le lien entre milieu et pathologie avait déjà été établi par la médecine hippocratique qui accordait une importance majeure aux quatre éléments (terre, eau, feu, air). Le milieu, par exemple le climat, reste associé à de nombreux problèmes de santé ou à des pathologies qui existent souvent à l’état endémique et peuvent prendre des formes épidémiques dans des situations particulières. Ainsi, en France, dans les zones urbaines, on retiendra l’épisode de canicule au cours de l’été 2003 qui a provoqué une surmortalité de personnes âgées, un grand débat médiatique et la démission du directeur général de la Santé de l’époque (Abenhaim, 2003 a). Dans le même esprit, on peut citer le cas du smog à Londres dans l’hiver 1952 qui a vu un pic de décès équivalent à celui de la canicule, mais qui dans ce cas était lié à la conjonction de conditions climatiques particulières avec d’importants niveaux de pollution atmosphérique. Aujourd’hui, ce sont les grippes qui font l’objet dune surveillance internationale avec les craintes d’épidémies, et les exemples pourraient être multipliés à l’envi… Comme l’écrivait Lucien Abenhaim, « L’environnement a toujours fait partie du paradigme de la santé publique, avec l’hôte et le germe ou le poison, c’était même, au début de l’hygiène, le facteur principal explicatif de l’état de santé… La révolution pasteurienne a fait oublier un temps le rôle de l’environnement, en privilégiant celui des germes. Mais les bactéries et les virus sont bien incapables, par eux-mêmes, de produire des épidémies : il faut pour cela qu’ils soient mis en contact, en grand nombre, avec ceux qu’ils vont abattre, souvent par incompatibilité plutôt que par pouvoir pathogène propre. Et c’est l’environnement, dans ces différentes composantes, qui va souvent produire ces expositions » (Abenhaim, 2003 b).
2Mais quelles sont ces composantes ? En premier lieu, les composantes « naturelles » qui peuvent permettre à un pathogène particulier, dans certaines circonstances, de s’exprimer tout particulièrement. Le « milieu » auquel il est fait alors référence est principalement le milieu « physique ». Max Sorre, dans son article pionnier de 1933, ambitionne de circonscrire ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui des « milieux à risque » lorsqu’il propose le concept de « complexe pathogène ». Dans une certaine mesure, on pourrait situer le présent ouvrage dans la filiation de cet article de M. Sorre. Bien évidemment, comme on le constatera à la lecture des articles, les paradigmes et les modèles se sont singulièrement complexifiés, et le déterminisme qui transparaissait chez M. Sorre, abandonné. Il convient ici de faire remarquer que, en dépit de son caractère novateur pour l’époque, cet article ne semble guère avoir été à l’origine d’une dynamique de travaux sur le lien environnement/santé.
3En fait, au cours du xxe siècle, la santé et l’environnement ont le plus souvent été considérés, à la fois par les décideurs et par les scientifiques, comme des réalités disjointes, et cela malgré l’ancienneté de la reconnaissance du lien entre milieu et pathologie que nous venons de rappeler. Ce n’est que dans les années 1970, qu’émerge une prise de conscience écologique (liée aux dangers de l’urbanisation et de l’industrialisation rapide, à la surpopulation et aux difficultés alimentaires, aux paroxysmes climatiques, et plus récemment aux atteintes à la biodiversité et aux conséquences du réchauffement climatique) qui envisage alors la création de dispositifs prenant en compte les relations entre environnement et développement en général. À l’échelle internationale, c’est la conférence de l’ONU tenue à Stockholm en 1972 qui, la première, indique l’urgence de s’intéresser aux questions environnementales. Le rapport Brundtland de 1987 intitulé Notre avenir à tous, qui officialise en quelque sorte l’expression « développement durable », porte donc sur les liens entre environnement et développement, et évoque très largement les dommages liés à la pollution, et l’importance des questions de santé pour le développement. Et c’est seulement en 1995 que l’OMS établit une stratégie mondiale pour la santé et l’environnement ; à l’échelle européenne, ce sont successivement la charte de Francfort puis la déclaration d’Helsinki en 1994 qui posent les bases d’une politique commune qui va déboucher sur les plans d’actions nationaux. Mais il aura fallu attendre le début du xxie siècle, pour que soit reconnu et se concrétise dans des structures officielles le lien environnement/santé. C’est d’ailleurs André Aschieri, chargé de la mission d’étude en France pour la création de l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (Afsset) qui, dans un entretien accordé à la revue Nature, Science, Société notait la difficulté pour les ministères de la Santé et de l’Environnement à collaborer (Bley, 2001).
4À l’évidence, le milieu « physique » a un impact sur la santé des populations. Mais il est tout aussi évident qu’il faut laisser tout déterminisme de côté, et qu’il n’existe pas de relation causale univoque entre l’environnement naturel et la santé des populations. Des historiens de l’Afrique coloniale, par exemple, ont bien montré combien des grands travaux d’aménagement dans les colonies (construction de chemin de fer, aménagements hydrauliques, par exemple) ont pu contribuer très largement à la diffusion de maladies parasitaires (voir par exemple Lyons, 1992). On sait que pour des maladies transmissibles vectorielles comme le paludisme, la dengue ou le chikungunya, le rôle du climat avec la période des pluies est loin d’être le seul facteur, et les activités humaines (aménagements du milieu) ainsi que les perceptions et comportements (inobservance, gestion de l’environnement domestique…) sont aussi à l’origine du développement de ces pathologies. En matière d’arbovirose, selon les spécialistes, ce sont dans 90 % des cas les comportements humains qui sont à l’origine du développement de pathologies.
5Pour appréhender le lien environnement/santé dans toute sa complexité, il est alors indispensable de prendre en compte au moins quatre catégories de facteurs : l’utilisation de l’espace (agriculture, implantations humaines, caractéristiques de l’habitat, environnement naturel et physique) ; les activités humaines (niveau d’exposition, mobilité, contact avec les zones à risque, types d’activités) ; les caractéristiques individuelles (connaissance de la maladie, statuts socio-économiques, croyances, perception des risques de santé) ; les politiques publiques (aménagement des espaces, veille sanitaire et déclenchement des alertes, mise en place de programmes, etc.). Le concept de complexe pathogène tropical (Sorre, 1933) évoqué plus haut est sans doute encore aujourd’hui pertinent pour aborder les relations milieux/santé. Réactualiser ce concept (Le Bras et Malvy, 2004), c’est aussi envisager de faire travailler ensemble ceux qui étudient l’homme en société (anthropologues, sociologues, historiens, etc.), l’homme en tant que corps biologique (médecins, virologues, etc.), les vecteurs (entomologistes) et les spécialistes du milieu (géographes, écologues…). Il s’agit également par là de donner toute sa place aux recherches interdisciplinaires, associant sciences sociales et sciences de la vie et médicales, à côté de l’apport spécifique des sciences sociales pour l’étude de ces relations. D’une manière générale, cette proposition revient à s’inscrire dans une démarche que nous qualifierons d’écologie humaine, au sens le plus large de l’expression, pour tenter de comprendre comment s’organisent les modalités d’adaptation des hommes dans leurs milieux de vie (Dubos, 1973).
6Cette sensibilité écologique et la démarche interdisciplinaire qu’elle implique souvent sont bien expliquées dans l’ouvrage de Donald Hardesty (1977) qui décrit comment les scientifiques sont passés par des stades successifs dans l’étude des rapports que les sociétés humaines entretiennent avec leur milieu de vie, et comment les anthropologues ont intégré l’environnement dans leurs recherches. En fait, c’est seulement avec l’émergence de l’« écologie scientifique »1 que les anthropologues et bien d’autres spécialistes de sciences humaines et sociales ont intégré l’idée que les interrelations entre les éléments d’un système permettaient bien souvent d’en comprendre le fonctionnement. Les développements les plus récents s’appuient sur l’utilisation du concept de « système » privilégiant l’interaction constante entre culture, organisations socio-économiques, biologie et environnement. C’est sur l’ensemble de ces bases que nous avons réuni des contributions plus particulièrement de spécialistes de sciences sociales, de sciences médicales et environnementales, tous questionnant la relation entre santé et environnement, au Nord et au Sud, en s’impliquant, pour certains, dans des projets pluridisciplinaires.
7La première partie de l’ouvrage s’attache tout particulièrement à relater des expériences de projets pluridisciplinaires, les auteurs de chaque article relevant, pour la plupart des contributions, à la fois des sciences sociales et des sciences médicales. Les quatre articles de cette première partie sont consacrés à des études de cas se rapportant à la France et au Mexique. Au-delà de la diversité des milieux et des problèmes de santé abordés, tous ces articles mettent en avant les négociations, les difficultés, mais aussi les complémentarités dans la conduite de projets interdisciplinaires associant sciences sociales, disciplines médicales et approches écologiques. Ils nous amènent à nous interroger sur l’interdisciplinarité, moins à partir de tentatives de définition ou des aspects positifs ou négatifs de la collaboration entre disciplines en général, mais à partir de pratiques disciplinaires dans le cadre de projets communs.
8Sans une approche interdisciplinaire, il n’est pas possible d’atteindre une bonne compréhension des situations étudiées. Par exemple, comment appréhender la prégnance ou la ré-émergence dans un milieu donné des maladies transmissibles vectorielles sans prendre en compte la relation du milieu avec le vecteur d’une part, et les comportements humains d’autre part. C’est ce que montrent Nicolas Ponçon et al., dans le cas de la Camargue, avec une action anthropique, en l’occurrence l’extension de la riziculture, qui pourrait favoriser le risque potentiel de ré-émergence du paludisme. Mais les recherches interdisciplinaires ont aussi des limites. C’est par exemple ce qu’expriment les auteurs sur l’asthme en milieu rural français (Mathieu et al.) qui parlent de « choc des cultures scientifiques et des savoir-faire », ou encore ceux qui traitent de la maladie de Chagas (Walter et al.) qui s’interrogent sur « comment construire langage et outils communs » ou « comment mettre en œuvre et interpréter les données ». Néanmoins, on peut aussi penser, à l’instar de Dominique Pécaud, à propos des risques sanitaires dans l’estuaire de la Loire, que l’implication de chercheurs en sciences sociales dans les projets, et cela dans une démarche de recherche action, peut éventuellement contribuer à la résolution des conflits, non pas avec la prétention de concilier les points de vue, mais ne serait-ce qu’en mettant en évidence les différences de perception des acteurs (qu’ils soient riverains, administrateurs, experts ou académiques). Aujourd’hui, les sciences sociales et les sciences médicales sont parvenues, peu ou prou, à collaborer dans des projets communs après un long parcours et des cohabitations pas toujours faciles (Gruénais, 1995 ; Perrey, de Thé, 2009). L’ajout d’un troisième champ disciplinaire relevant des sciences de la nature vient donc encore complexifier la pratique de l’interdisciplinarité.
9La deuxième partie rassemble des contributions qui ont en commun d’explorer les attitudes de différents types d’acteurs face à des problèmes de pollution. Elle met l’accent sur l’importance de la perception et de la pratique des acteurs (des décideurs aux bénéficiaires des mesures en passant par les médecins) dans la construction des cadres de référence convoqués pour penser le risque entre santé et environnement. Ainsi, Céline Tschirhart et al, se rapportant aux risques liés à la pollution par le mercure des cours d’eau en Guyane française, nous montrent de manière dramatique combien les usages alimentaires, découlant de pratiques de l’espace et d’activités spécifiques de groupes humains dans une même zone particulière dessinent des risques d’exposition différenciés à un pathogène.
10On sait que chaque type d’acteur forge ses propres représentations des risques, et que pour un même contexte, les différentes représentations sont loin de toujours coïncider. On connaît la tendance désormais bien documentée à l’euphémisation des riverains : plus les individus sont confrontés régulièrement et quotidiennement à des risques, plus ils développent des stratégies de minimisation des nuisances. À cet égard, Marie Douglas (1985) évoquait « l’immunité subjective » qui se développe lorsque les individus sont habitués à la présence dans des sites à risques. À l’inverse, on observe des procédures de dramatisation de la part d’associations défendant les causes des riverains contre une installation à risque, mais aussi de scientifiques afin d’afficher l’urgence sociale des problèmes, et parfois pour légitimer un programme de recherche (Fabiani et Theys, 1987). Dès lors, il convient non seulement de prendre en compte pratiques et représentations des différents types d’acteurs intervenant sur un site, mais aussi leurs subjectivités qui peuvent conduire à des conflits d’interprétation.
11Lorsqu’il s’agit de construire des espaces d’intervention de lutte contre des risques sanitaires, ce sont aussi des trajectoires, et non seulement les territoires, qu’il faut prendre en considération. Ainsi, en ville, selon les trajectoires empruntées, les citadins peuvent être plus ou moins exposés aux nuisances, et les politiques de la ville ont, ou auront, de plus en plus à tenir compte des expositions aux nuisances. Or, les territoires des riverains sont loin de toujours coïncider avec ceux que voudraient dessiner les pouvoirs locaux, l’administration, et les chercheurs en écologie et en sciences humaines. S’interroger sur les meilleurs chemins à prendre dans une ville pour être le moins exposé aux nuisances, comme le font Gilles Maignant et Jérôme Dutozia, permet d’introduire une notion appelée à prendre une importance grandissante, surtout si l’on considère la définition élargie de la santé par l’OMS comme état de bien-être, celle de la « qualité de vie » (Bley, Vernazza-Licht, 2006).
12Mais qu’offre-t-on aux acteurs, éventuellement, exposés pour les aider à construire leurs perceptions ? N’impute-t-on pas trop rapidement aux profanes une part de responsabilité de leur « mauvaise santé » lorsque l’on évoque la nécessité de les éduquer pour qu’ils « changent de comportement »2 ? La communication, et partant l’information, est à l’évidence un aspect essentiel de la prévention des risques. Il apparaît ainsi que les « communicateurs » en santé ne s’interrogent pas suffisamment sur la réception des messages qu’ils diffusent ; dès lors, rien d’étonnant à constater, comme en témoigne l’article de Henry Tourneux sur les mises en garde pictographiques prévenant des dangers de l’utilisation et de la manipulation d’insecticides, que les messages élaborés sont parfois incompréhensibles par les bénéficiaires. Les acteurs les plus patentés, en relation directe avec les populations, sont-ils toujours susceptibles de répondre aux inquiétudes et aux demandes d’information sur les risques environnementaux ? Si l’on prend le cas du sud de la France, il faut bien avouer que les premiers « techniciens » interpellés par la population et donc susceptibles de devoir donner une réponse informée, à savoir les médecins généralistes, n’ont qu’un savoir très limité sur ces questions, et leurs connaissances (et leurs appréhensions) ne sont pas toujours très éloignées de celles de leurs patients ; ils disposent il est vrai de relativement peu de possibilités de s’informer dans leur pratique courante (cf. A. Attané et al). Pourtant, ici ou là, on entend évoquer la nécessité de formation spécifique en « santé environnementale » destinée aux praticiens, avec quelques expériences encore très ponctuelles, et on confectionne des manuels3. Mais le champ de la santé environnementale est peuplé d’incertitudes, et donc de controverses ; les relations causales simples sont difficiles, voire impossibles à établir, et les paradigmes de pensée des experts, dont des éléments sont repérables dans la succession des plans, évoluent rapidement (cf. la contribution de F Boutaric et P. Lascoumes). Des questions épistémologiques semblent alors toujours devoir être accolées à toute réflexion sur les liens santé/environnement, jusques et y compris dans l’action et dans la décision, et l’apport de toutes les disciplines de sciences sociales s’avère utile et nécessaire.
13La troisième partie réunit exclusivement des contributions ayant trait à des problèmes de santé plus spécifiques au Sud (risques hydriques, trypanosomiase humaine, paludisme). Les mises en parallèle de situation au Nord et au Sud, telles que nous les avons envisagées dans les deux premières parties, permettent à l’évidence de montrer que des problématiques analogues trouvent toute leur pertinence dans les deux contextes et qu’il convient de ne pas trop singulariser les situations du Sud. Mais cette mise en parallèle a des limites. Les différences d’équipement, la persistance de maladies parasitaires – même si des risques de ré-émergence de pathologies à vecteur sont envisagés au Nord – dessinent des situations sans commune mesure entre les deux contextes. Face au sous-équipement, au manque de réactivité des administrations et services publics, c’est sans doute dans les contextes du Sud que le poids relatif du comportement des acteurs, et en particulier des populations, apparaît comme le plus important pour développer des systèmes explicatifs suffisamment « robustes ». Ainsi, l’analyse de Pascal Grébaut et al. sur les risques de transmission de la maladie du sommeil à Kinshasa illustre combien une analyse aussi précise soit-elle du biotope des glossines reste incomplète pour envisager le lien environnement/santé, en l’absence d’une analyse des pratiques sociales et agricoles liées à l’occupation de l’espace. Comme en réponse à cet article, Bernard Mondet et al., à partir de l’exemple de la ville de Chennai en Inde du Sud, montrent combien l’importance des risques d’exposition des groupes les plus démunis aux maladies à transmission vectorielle est liée à une mauvaise gestion de l’eau.
14À l’évidence, ce qu’il est convenu d’appeler les « populations » ne sont pas seules en cause, notamment en milieu urbain. En Inde, comme au Congo ou encore au Cameroun, la ville est le lieu par excellence où se développent, dans des espaces relativement restreints, des configurations souvent conflictuelles nées de construction, de pratiques et de représentations d’espace spécifiques à différents types d’acteurs. La gestion des déchets, en milieu urbain, tourne vite à la confrontation (politique) entre municipalités et résidents (Bouju, 2009). Dans quelle mesure, comme le font remarquer René Joly Assako Assako et al. à propos de la gestion des ordures dans une ville secondaire au Cameroun, la constitution de comités d’usagers à la fois contre-pouvoirs et lieux privilégiés de sensibilisation (voire d’éducation) des populations serait envisageable pour réconcilier, ou du moins pacifier, les relations entre les parties. En fait, c’est à une véritable administration du territoire, ou des territoires devrait-on plutôt dire, au sens le plus noble du terme « administration », vers laquelle il conviendrait de tendre pour prétendre mieux maîtriser les liens santé/environnement. Face à un même risque, à l’évidence, tous les espaces, et donc toutes les populations qui les pratiquent, ne sont pas également exposés. Le défi des recensements et des dépistages systématiquement organisés, par exemple pour la maladie du sommeil en Guinée maritime, dans le cadre de programmes verticaux respectant les cartes sanitaires, constituerait un moyen de contrôle de la maladie. Ici, l’apport des sciences sociales, et en particulier de la géographie, pourrait (devrait) être important, notamment pour la production de connaissances pour l’action, notamment pour circonscrire et hiérarchiser les espaces à risques (cf. J.-P. Hervouët et al.). L’enjeu des sciences sociales est alors de s’inscrire dans un calendrier opérationnel dans le cadre de politiques de santé publique.
15Cependant – et le propos de Jean-Pierre Hervouët et al. le rappelle – il est important de prendre en compte la dimension historique. Depuis longtemps, le législateur, et pour l’Afrique en l’occurrence l’administration coloniale, s’est préoccupé de prendre des mesures pour réglementer l’hygiène, définir des zones d’intervention, et établir de véritables cartes d’intervention pour lutter contre les vecteurs. C’est ce qu’indique aussi Jean-Paul Bado lorsqu’il évoque la lutte contre le paludisme au Cameroun avant les Indépendances. Depuis la période coloniale jusqu’à aujourd’hui, pour le paludisme, notamment, mais aussi pour de nombreuses autres pathologies, des initiatives sont prises successivement, procèdent par essai et arrêt, la directive d’aujourd’hui venant parfois remettre en cause totalement celle d’hier. Et là encore, on a souvent beau jeu d’incriminer les populations. Pourtant, les populations se souviennent, comme le montre l’article d’Estelle Kouokam Magne dont les interlocuteurs camerounais rappellent le « bon vieux temps » où il n’y avait plus de moustiques grâce aux aspersions massives d’insecticides à l’époque coloniale et dans les premières années qui ont suivi les indépendances. Les populations ne sont pas a priori ignares mais disposent d’un savoir spécifique qui s’est aussi constitué à partir d’accumulation de messages et d’informations provenant de bribes de savoirs techniques, d’expériences passées, de conceptions populaires. Sans doute, laisse-t-on trop souvent les populations faire la synthèse elles-mêmes sans s’interroger suffisamment sur la compréhension réelle des messages de prévention diffusés qui, d’un programme à l’autre, peuvent parfois être contradictoires.
16Peut-être y a-t-il plusieurs enseignements à tirer des travaux, des thèmes, des disciplines, des contextes très différents dont il est question dans cet ouvrage. Il est évidemment de toute première importance que les sciences sociales participent pleinement à des programmes pluridisciplinaires, avec les difficultés inhérentes à toute collaboration entre disciplines différentes, comme le montrent les textes de la première partie. Rappelons néanmoins que toute collaboration interdisciplinaire peut s’avérer délicate à négocier, y compris entre disciplines relevant d’un même champ : la collaboration entre démographes et anthropologues (Gruénais et al., 1985), par exemple, ou encore, entre biologistes, virologistes et immunologistes, n’est pas nécessairement plus facile qu’entre médecins et anthropologues. Par ailleurs, il est tout aussi indéniable que les sciences sociales peuvent avoir un apport spécifique, autonome, pour aider à comprendre, mais aussi pour aider à l’action, avec ce que cela requiert d’ajustement entre l’agenda du chercheur en sciences sociales et celui de l’acteur de santé publique, au Nord comme au Sud. Mais là aussi, il convient de ne pas trop singulariser la situation des sciences sociales qui s’impliquent dans la problématique santé/environnement : toute expertise scientifique, quel que soit son domaine (des sciences les plus « dures » aux sciences les plus « molles »), a son agenda propre qu’il n’est pas toujours aisé de faire coïncider avec l’agenda de l’acteur. Le corollaire de la spécificité, voire de la nécessité de l’autonomie de l’apport des sciences sociales dans les travaux sur les liens santé/environnement est la production de travaux disciplinairement très robustes.
17Un autre enseignement qu’il convient de tirer de tous les articles réunis dans cet ouvrage est, faut-il le rappeler, que les sciences sociales ne sont pas un tout indifférencié, mais sont constituées d’une multitude de disciplines, qui ont leurs hypothèses, leurs méthodologies, leurs fondements théoriques spécifiques, et que toutes sont bonnes pour penser la relation santé/environnement. À cet égard, sont représentées dans cet ouvrage, entre autres, la géographie, l’anthropologie, la sociologie, la politologie, la linguistique, l’histoire. Puisse alors cette entreprise être aussi une invitation adressée à d’autres sciences sociales à s’intéresser à cette problématique. Ainsi, on peut aisément prévoir que les pathologies liées aux pollutions risquent de peser de plus en plus à l’avenir sur les comptes nationaux des États qui peuvent faire bénéficier leurs citoyens d’une couverture sociale, et on aura sans doute à se demander quels seront à terme le nombre de DALYs (Disability Adjusted Life Years) gagnés ou perdus en fonction des mesures prises pour lutter contre le paludisme ou les pollutions et quel en sera le coût ? La santé, constituée désormais en bien public mondial, peut aussi évidemment donner lieu à des revendications et à des actions en justice, et les spécialistes du droit ont sans doute ici de beaux chantiers en perspective lorsqu’il s’agit d’établir des responsabilités quant à l’effet néfaste pour la santé de certaines directives. Nous devons donc faire le constat qu’un domaine aussi complexe et spécifique, mais aussi en plein renouveau, n’a pas encore attiré toutes les compétences souhaitables.
18Cet ouvrage a pour ambition moins de croiser les regards que de multiplier les angles d’approche sur un objet qui reste encore largement à partager entre sciences sociales, sciences médicales et sciences environnementales en tentant, autant que faire se peut, de désingulariser sinon les contextes, du moins les problématiques. À partir d’exemples empiriques précis, il tente surtout de souligner tout l’intérêt de l’apport des sciences sociales dès lors qu’il s’agit d’envisager les relations entre un pathogène et l’homme. Chacune des approches disciplinaires représentées dans cet ouvrage s’attache ainsi à éclairer les différentes facettes du risque environnemental, depuis le comportement des individus jusqu’aux politiques nationales, en passant par la réponse des systèmes de santé.
Bibliographie
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10.3406/geo.1933.10619 :Notes de bas de page
1 L’objectif d’une écologie scientifique humaine est « de mesurer ensemble le social et le biologique, et de tenir compte des conditions d’autonomie nécessaires au développement de l’homme vis-à-vis de son environnement naturel et social » (Robin, 1991).
2 On sait que l’appellation « Information, éducation, communication pour la santé » (IEC) qui était jusqu’il y a peu de temps utilisée pour désigner l’éducation à la santé dans les pays du Sud notamment a été rebaptisée « Communication pour un changement de comportement » (CCC).
3 Cf., par exemple. Les maladies de l’environnement. Un défi pour les professionnels de santé, Embourg (Belgique), Marco Pietteur éditeur (Coll. Résurgence – Médecine et environnement), 2004, ou le gros manuel de M. Gérin et al. (éd.). Environnement et santé publique. Fondements et pratiques, Canada, Editions TEC & DOC, Edisem, 2003.
Auteurs
nvernazza@aol.com
est anthropologue de la santé et chercheur associé à l’UMR ADES (équipe Société, santé, développement, université de Bordeaux-2). Elle effectue des recherches sur les représentations et la gestion de la maladie et travaille en particulier sur la relation soignant/soigné et sur les itinéraires thérapeutiques. Elle conduit depuis une quinzaine d’années, dans le cadre de projets interdisciplinaires avec des équipes biomédicales, des travaux sur les comportements des populations et des professionnels de santé confrontés à des épidémies comme le sida, le paludisme ou le chikungunya. Elle est l’actuelle présidente de la Société d’écologie humaine (www.ecologie-humaine.eu)
gruenais@ird.fr
est anthropologue, directeur de recherche à l’IRD, membre de l’UMR Sciences économiques et sociales, systèmes de santé, sociétés (Inserm-IRD-université de la Méditerranée). Ses travaux portent notamment sur l’organisation des systèmes de santé locaux, la qualité des soins et les personnels de santé en Afrique. Il a également collaboré à plusieurs programmes de recherches sur la prévention et la prise en charge du paludisme.
Danielbley@aol.com
est anthropologue, biologiste, directeur de recherches au CNRS et directeur adjoint de l’UMR Espace (équipe Desmid, université de la Méditerranée). Il a développé, dans une diversité de lieux et de cultures, des travaux sur le concept de qualité de vie afin d’apprécier la façon dont les hommes s’adaptent à leur milieu de vie. Il anime depuis plusieurs années des recherches interdisciplinaires dans les pays du Sud qui ont pour objectif de comprendre les représentations et les pratiques des populations en matière d’environnement/santé, et s’intéresse en particulier aux maladies transmissibles vectorielles (paludisme au Cameroun, chikungunya à l’île de la Réunion).
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