Introduction
Cap aux Suds. Une orientation globale de la mobilisation contre le sida
p. 21-43
Texte intégral
1La pandémie du sida est entrée dans sa troisième décennie. L’histoire sociale et politique construite en réponse à l’expansion de cette maladie recouvre des luttes institutionnelles ainsi que l’avènement et la mise en place d’une pluralité d’instances internationales associées à des structures plus localisées. Elle est à l’origine d’un extraordinaire paysage de combats collectifs, de mobilisations sociales et transnationales tout à fait uniques dans l’histoire politique d’une épidémie. Ces actions menées contre le sida dans les espaces publics de tous les continents n’ont été ni uniformes, ni linéaires, ni intemporelles. Ces mobilisations collectives se déclinent sous plusieurs trames historiques, des années 1980, correspondant à la découverte de la maladie et à l’identification du virus, aux années 2000, occupées par l’objectif de l’accès universel au traitement et à la prévention, en passant par les années 1990, marquées par la tragique confirmation des inégalités entre pays riches et pays pauvres, notamment face à la découverte des multi-thérapies en 1996. Ces lignes de différenciation géographique recouvrent elles-mêmes des réalités complexes, qui montrent des inégalités et des disparités entre sous-régions et entre groupes sociaux. Cet ouvrage présente des études portant sur des mobilisations collectives dans des situations socio-historiques et géographiques différentes. Il fait suite à un premier travail qui avait regroupé quelques jeunes chercheurs sur le même thème paru dans la revue électronique Face à face. Regards sur la santé1.
2Le fil d’Ariane qui unit, sans les uniformiser, ces contributions se déroule autour de la combinaison entre la globalisation de ces actions collectives contre le sida et leur assise dans un territoire physique ou thématique. Cette liaison représente également un exemple-type des mobilisations contemporaines, qui voient émerger des regroupements autour de causes communes. Ces associations, coalitions et réseaux d’acteurs se manifestent sur deux plans. Le premier est constitué par le désir d’exister en groupes et individuellement en construisant de nouvelles identités sociales et politiques. Le second correspond à la volonté de combattre ensemble des discriminations, des exclusions, des contraintes sociétales spécifiques. Ce désir d’exister et cette volonté d’agir ensemble fondent une des notions essentielles sur lesquelles s’appuie l’esprit de ce livre : la notion de « sujet ». Elle peut se définir sommairement comme le désir d’un individu ou d’un groupe d’être l’acteur et/ou le créateur de sa propre existence, d’avoir la primauté ou au moins le choix dans les orientations culturelles, sociales et politiques qui fondent la manière de se définir et de donner à voir ses propres priorités (Dubet et Wieviorka, 1995 ; Touraine, 1994 ; Wieviorka, 2000).
3Le contexte des mobilisations collectives contre le sida dans le monde donne à la construction des sujets une double inscription géographique. Ces groupes, associations et individus déploient leurs actions à partir d’un territoire (une ville, un pays, une région, etc.) et au sein de réseaux transnationaux. Par conséquent, dans ces dynamiques locales et globales, nous parlons des sujets de la « glocalisation » (Bayart, 2004).
Les Sujets de la « glocalisation »
4Les comprendre nécessite de prendre en compte la définition du Sujet, pensé entre « l’individu » et « l’acteur », suivant la belle formule de Michel Wieviorka : « Le Sujet est le désir de l’individu d’être l’acteur de sa propre vie » (Wievorka, 1995). Le contexte du sida, notamment dans les pays du Sud, offre à cette première définition un important potentiel analytique, puisqu’il s’est agi pour les chercheurs en sciences sociales de constater les modifications induites par les itinéraires thérapeutiques. Ces derniers se sont confondus avec la reconstruction de destins, en particulier avec le combat pour l’accès aux médicaments, qui a été riche en médiations internationales, nationales et localisées, au point de voir émerger des acteurs et des militants d’un genre nouveau, des sujets de sous-cultures au sein desquelles l’ordre social se fissure et se reconfigure en même temps que les trajectoires individuelles. Entre « Reconnaissance » (Le Marcis, 2010) de ces combats et « sujets fragiles » (Langlois, 2008), c’est bien la capacité ou non à se conformer à de nouveaux modèles biopolitiques2 qui dessine de nouveaux rapports de force. Ces tensions marquent de nouvelles frontières dans les rapports à soi, aux autres et même à la collectivité (Nguyen, 2010) sous le label universaliste de la lutte contre le sida. Sous les forces et les drames de ces nouvelles biolégitimités (Fassin, 2008) émergent au Sud des trajectoires d’acteurs collectifs et individuels, dont ce livre tente de rendre compte. Les réponses des groupes mobilisés relèvent autant des solidarités classiques et organiques (entre groupes dits de « pairs ») des sociétés contemporaines face à un péril commun que de la constitution exceptionnelle de répertoires de l’action collective face à une maladie transmissible. « Le sida, c’est la guerre », disaient des militants européens et américains dans les années 1990. Cette métaphore est loin d’être déplacée, dans la mesure où la maladie a connu un recul – certes partiel et inégalement réparti – grâce à l’action politique des fractions les plus engagées. C’est en partie grâce à ces groupes de militants que des a priori ont été dénoncés et battus en brèche, que des inégalités ont été soulignées et des objectifs communs imposés à tous, quels que fussent les résultats concrets de ces actions.
La participation « communautaire » : un abus de langage
5Dès le début des années 1990, l’Organisation mondiale de la santé et certains chercheurs en santé publique ont usé de l’acception de « communautés », soit pour désigner les groupes à mobiliser, soit pour décrire ceux qui s’organisaient, sur incitation de ces organisations internationales ou de médecins locaux (Delaunay, 1999 : 39 et suiv). Si ce vocable de « communautés » semble d’une utilisation commode, il constitue d’un point de vue sociologique un appauvrissement de l’analyse des groupes et associations décrits dans ce livre. Les grands courants de la pensée sociologique se sont construits en décrivant le glissement des appartenances communautaires (familiales, claniques, tribales, ethniques, régionales, etc.) vers des identités davantage orientées par des choix individuels (associations, corporations, partis politiques, syndicats, regroupements par modes de vie, etc.). Dans un des grands classiques de la sociologie allemande, Ferdinand Tönnies montrait une dichotomie évolutive entre « Communauté et Société » (Gemeinschaft und Gesellschaft [1887]). Dans cette filiation, Émile Durkheim, en France, a décrit dans De la division du travail social (1893) le passage de « la solidarité mécanique » (communautaire) à la « solidarité organique » fondée sur la diversification des appartenances socio-professionnelles. Dans le même temps, en Allemagne, Max Weber dans Économie et Société (1971) franchissait un palier en montrant certes l’existence des deux appartenances, mais il soulignait que les deux types de socialisation (« sociétaire » et « communautaire ») n’étaient pas exclusifs l’un de l’autre. À travers les associations et groupes sociaux dont il est question dans cet ouvrage, il s’agit d’actions collectives que Weber aurait qualifiées de « sociétaires », à savoir issues d’une dissociation et d’une autonomisation des activités dont la configuration dépend des intérêts des acteurs impliqués, autrement dit d’entrée en « société » (Vergesellschaftung), au-delà de la socialisation communautaire (Vergmeinschaftung) (Dubar, 1991).
6Ces précisions indiquent également que les chercheurs ont aussi la mission de refuser les « faux amis » et de distinguer les homonymies du langage courant, de telle sorte que chacun puisse comprendre de quoi il est question et d’éviter tant que faire se peut les amalgames dont la notion polysémique de « communautés » est un exemple.
Un champ de bataille
7Les militants et les actions collectives qui ponctuent ce livre pourraient aisément faire écho à ces phrases prononcées dans un tout autre contexte, au début du xxe siècle :
8« C’est une vérité banale que la guerre actuelle ne ressemble à aucune de celles qui ont eu lieu dans le passé. Mais si cette formule est dans toutes les bouches, on n’en aperçoit pas toujours toute la portée. Les conditions nouvelles de la guerre ne nécessitent pas seulement des changements profonds dans la tactique et la stratégie ; elles nous imposent à tous, et en particulier aux non-combattants, des devoirs nouveaux dont il importe que nous prenions conscience » (Durkheim et Lavisse, 1916 : 21).
9Dans le champ du sida, cette prise de conscience des enjeux sociaux, culturels, démographiques, humains et politiques a été portée par des acteurs, dont nous allons en partie rendre compte du travail dans cet ouvrage. Un des faits marquants de ces actions a été d’ériger le sida en « fait social », c’est-à-dire en un processus « extérieur aux individus » et qui s’impose à la conscience de chacun (Durkheim, 1968 : 4). Pour autant, les formes prises par les mobilisations collectives actuelles exigent aussi des instruments d’analyse moins classiques que la vigoureuse intuition des pères fondateurs de la sociologie. Il est incontestable que les activistes qui ont investi le champ de bataille du sida ont imposé une insubordination institutionnelle qui est aussi devenue le terreau de nouvelles approches et normes officielles ; il est tout aussi irréfutable que la donne actuelle se situe au cœur d’un double mouvement sociologique inédit : le souci de l’individu et la mondialisation. Cette double perspective a permis un dépassement des frontières géographiques, scientifiques et intellectuelles, de telle sorte que l’on peut parler des Sujets de la mondialisation.
10De ce point de vue, le présent ouvrage retrace l’effort de construction de Sujets dans une lutte où les frontières sont franchies sans être abolies. Les différentes études de cas que nous présenterons plus loin s’efforcent de montrer comment ce mouvement de transformation d’expériences privées en actions collectives se différencie aussi en fonction des inégalités et des solidarités entre les pays riches et les pays à ressources limitées, qui sont aussi les plus durement touchés par le sida. Dans ce registre, on peut aisément emprunter le néologisme du politiste Jean-François Bayart à propos du lien entre la « mondialisation » et des dynamiques plus localisées et historiquement situées : la « glocalisation », qui est constituée par des modes locaux d’appropriation de la globalisation (Bayart, 2004 : 83). Le lien entre des instruments d’analyse du xixe siècle (Durkheim, 1895 ; Durkheim et Lavisse, 1916) et contemporains (Bayart, 2004 ; Touraine, 1994 ; Wieviorka, 1995 ; 2008) relève moins d’un grand écart heuristique que d’un continuum qui fonde l’ancienneté des racines de ce que l’on nomme aujourd’hui la « mondialisation/globalisation », sur laquelle le sida a provoqué un exceptionnel processus de subjectivation de la part des personnes mobilisées (Delor, 1997). Il s’agit de comprendre ce livre comme la présentation de situations en devenir à travers lesquelles des groupes et des individus tentent avec des succès variables de se constituer en Sujets, c’est-à-dire à travers le désir des individus d’être acteurs de leur propre vie (Wieviorka, 1995), y compris dans des situations de survie, parfois en tentant de dépasser des situations de « quasi-sujets », comme le résumait bien le titre de l’ouvrage de Christophe Broqua, Agir pour ne pas mourir (2005).
11Il n’est pas question de nier les pesanteurs structurelles qui ont orienté les combats et déterminé les drames (plus de 20 millions de personnes sont mortes du sida depuis le début de l’épidémie). Les approches néo-structuralistes inspirées notamment du renouveau de la pensée de Michel Foucault (Fassin, 1996 ; 2004 ; 2006) ont du sens, mais les auteurs laissent aussi de la place pour les combats des Sujets qui portent bien leur nom ici : le « désir » de l’individu d’être l’acteur de sa propre vie, dont parle M. Wieviorka. Michel Foucault lui-même ne faisait pas fi de la notion de Sujet. Michel Wieviorka explique : « Michel Foucault, dans la dernière période de sa vie, a voulu proposer une histoire philosophique du Sujet (...) ». Pour Foucault, explique Wieviorka, les modernes n’ont pas inventé l’idée de la réflexion sur soi. Sa critique débouche sur l’image d’une dissociation de la notion d’individualisme éclatant en trois notions : l’exaltation de la singularité individuelle, qui confère une valeur absolue à l’individu (et non à la communauté ou aux institutions) ; la valorisation de la vie privée (en opposition à la vie publique) ; et l’intensité des rapports à soi-même – on se prend soi-même comme objet non seulement de connaissance, mais aussi d’auto-transformation. Cette dernière notion est proche de celle de subjectivation et correspond assez bien à celle de « Sujet » (Wieviorka, 2008 : 47). Ce qui nous permet d’éviter un faux débat entre le poids des structures de « la biopolitique » (« le droit de laisser mourir et de faire vivre », selon la formule foucaldienne ; Foucault, 1997 : 246) et l’émancipation du Sujet. Au contraire, la notion de Sujet dans son ambivalence constitue une hypothèse certes humaniste, mais tout à fait compatible avec les phénomènes que ce livre étudie. Comme chaque supposition, sa falsifiabilité garantit sa scientificité ; l’hypothèse du Sujet peut se confirmer dans certains cas ou au contraire ne pas résister à l’épreuve des faits, en l’occurrence certains déterminants socio-économiques, structurels et politiques.
12Aux États-Unis et en Europe occidentale, les organisations de la société dite « civile » ont réussi peu ou prou à transformer des actions collectives en « mouvements sociaux », c’est-à-dire en étapes décisives de la mobilisation qui recouvre au sein de l’espace social politique trois critères essentiels : une « identité », une « opposition » aux institutions lorsque cela est nécessaire et une « totalité » de la cause défendue qui n’échappe à aucune catégorie sociale (Touraine, 1978). Aux États-Unis, les communautés gays ont joué un rôle capital, notamment à New York mais surtout à San Francisco (Jonsen et Stryker, 1993). Le mouvement emblématique de cette mobilisation, Act Up, a ainsi vu ses répertoires d’actions spectaculaires être importés en Europe, notamment en France avec Act Up Paris (Broqua, 2005), aux côtés d’autres formes d’action collective et d’autres acteurs clés comme l’association Aides.
13C’est donc aussi en considérant que « l’issue d’une guerre si longue et si vaste dépend non de telle ou telle circonstance éphémère, mais de causes permanentes que nous nous sommes proposé d’atteindre » (Durkheim et Lavisse, 1916 : 15) qu’il faut appréhender les mobilisations collectives face au sida dans le monde.
14Par le prisme des mobilisations collectives face au sida dans le monde, le Nord comme le Sud de la planète sont interpellés de concert par une pandémie qui a d’abord montré une césure radicale entre les deux parties, tant du point de vue sanitaire, économique et culturel que politique. Le propos et l’originalité de cet ouvrage consistent à rendre compte de ces interactions, et à mettre en lumière les logiques qui les sous-tendent dans certains pays d’Afrique, d’Amérique du Sud et d’Asie.
15La configuration actuelle des mobilisations collectives contre le sida atteste d’une tendance générale : l’émergence accrue d’une orientation des moyens et des compétences associatives pour et dans les pays du Sud, y compris de la part des acteurs et associations des pays du Nord. Même si, cela va de soi, cette tendance est fortement nuancée eu égard aux spécificités locales, qui allient flexibilité et contrainte. Au Nord, les organisations non gouvernementales œuvrant contre le sida renforcent de plus en plus leurs activités consacrées aux relations internationales et au soutien des acteurs et patients du Sud. Le combat mené par les minorités socio-sexuelles des années 1980-1990 s’est considérablement modifié au profit d’un suivi plus thérapeutique que social, entraîné par la chronicisation de la maladie, par sa relative banalisation et la normalisation de la diversité des itinéraires bi- et homosexuels. En d’autres termes, dans les pays d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord, l’urgence des années 1980 et 1990 a cédé la place aux questions engendrées par des traitements au long cours et par les innovations thérapeutiques constantes auxquelles les patients sont soumis. A contrario, les migrants issus des pays les plus touchés, en l’occurrence les personnes en provenance d’Afrique subsaharienne, sont l’objet d’une attention toute particulière au sein de nombreuses ONG. Les phénomènes dont nous rendons compte dans cet ouvrage n’épuisent pas toutes les formes d’action collective contre le sida menées aujourd’hui dans le monde entier. Pour autant, ils dessinent les tendances essentielles qui orientent les translations internationales, du Nord vers le Sud et du Sud vers le Nord. D’un côté, il s’agit de transferts et de réappropriation de moyens, de normes et de modèles d’action dans un monde que l’on dit globalisé (Gobatto, 2003 ; Poku, 2001 ; Poku et Whiteside, 2004). De l’autre, les implications d’acteurs ne sont pas le simple reflet d’échanges Nord-Sud ou de la solidarité internationale. Les mouvements qui émergent çà et là au sein de la société civile constituent aussi le témoignage de réactions face à des politiques publiques et à des interventions multilatérales insuffisamment adaptées aux attentes de la population ou mal intégrées dans le prisme des réalités socioculturelles et économiques.
16L’épidémie de sida a illustré de manière radicale les inégalités entre le Nord et le Sud, en frappant en priorité les pays dits en développement (90 % des cas de sida), en particulier l’Afrique subsaharienne qui regroupe à elle seule près de 70 % des personnes atteintes par le VIH/sida, responsable de 1,5 million de décès par an. De manière moins massive, le choc épidémiologique atteint l’Asie de plein fouet (notamment l’Inde et le Cambodge, présentés dans ce livre), tandis que l’Europe de l’Est connaît une progression préoccupante des cas de sida à travers des situations sociales quasi anomiques. Près de 90 % des personnes vivant avec le VIH sont dans les pays en développement (PED).
17L’évolution de la maladie a toutefois connu des ripostes collectives qui transcendent le clivage Nord-Sud, en même temps que, sur des aires géographiques différentes, au Nord comme au Sud, des luttes civiles ont influencé, nourri et combattu les parcours tracés et officiels de la lutte contre le sida. Les différents chapitres de cet ouvrage reviendront en détail sur les significations particulières attribuées au concept de « lutte civile » dans des contextes différents. Ces mobilisations collectives permettent d’observer des solidarités transnationales entre les militants du Nord et du Sud. Elles mettent également en lumière des mobilisations localisées suivant des répertoires spécifiques de l’action collective.
18L’expérience des groupes mobilisés en Europe occidentale et en Amérique du Nord est à ce titre exemplaire d’un retournement de situation, puisque la lutte contre le sida dans ces pays a tiré sa force des oppositions contre les institutions et les conformismes politiques et de l’engagement des groupes homosexuels dès les années 1980 ; et ce non seulement dans les pays du Nord, mais aussi dans de vastes contrées du Sud, comme le Brésil et, dans une moindre mesure, l’Argentine et l’Afrique du Sud (Teixeira, 1997). Dans le contexte d’une maladie qui a frappé à une époque donnée ces groupes de manière prioritaire et de la stigmatisation qui en fut le corollaire – y compris sous le couvert d’arguments qui se réclamaient de la science –, des actions militantes ont eu le triple effet de lutter contre les inégalités face à la maladie, d’influencer et réorienter les politiques publiques, et de contribuer à une baisse effective de la marginalisation/stigmatisation des personnes homosexuelles, voire de promouvoir la visibilité et l’identité de certains groupes jusque-là marginalisés. Même si l’on relève la recrudescence de comportements à risque chez les jeunes homosexuels et une inquiétude vis-à-vis des populations précarisées, y compris en France, des progrès importants ont été accomplis dans les pays du Nord, mais aussi en Inde, au Brésil et au Cambodge, pour ne citer que ces trois pays du Sud. Depuis la fin des années 1990, la chute de la mortalité liée au sida grâce aux traitements antirétroviraux (ARV), la « normalisation » relative des orientations sexuelles et la légitimité de l’expérience des malades dans les sphères de décision permettent d’envisager d’autres domaines de la lutte, en particulier dans la prise en charge ou dans la prévention en direction des migrants. D’un autre côté, l’implication à partir de 2003 des « patients-experts » dans la lutte contre le sida dans de nombreux pays du Sud ainsi que la formation de communautés villageoises/résidentielles de base (Community Based Organizations) pour la prévention, l’accès aux soins et l’incitation au dépistage constituent une des nouvelles trames de la politique internationale encouragée par les Nations unies (l’Onusida notamment) qui vise à accroître la participation mais aussi la mobilisation des populations locales. Là encore, ces deux vocables de « participation » et « mobilisation » ne peuvent se rapporter à une quelconque définition universelle, et chaque situation revêt un contenu et des réappropriations spécifiques qu’il s’agit de déchiffrer suivant les contextes.
19La mobilisation dans les pays riches se situe dans une conjoncture de fluidité, marquée par la gestion des acquis en matière de traitement et la perspective de nouveaux combats, en lien notamment avec la solidarité internationale. Avec l’accès aux antirétroviraux, la baisse de la mortalité et l’idée, depuis la seconde moitié des années 1990, que le sida dans les pays riches relève désormais d’une maladie chronique, le bilan de la lutte contre le sida menée au cours de la période précédente (années 1980-1990) a sans doute été suffisamment éloquent (Pinell, 2002) pour que les travaux et la réflexion soient désormais orientés sur de nouvelles arènes : les jeunes hétérosexuels, la recrudescence des risques dans les milieux gays et l’exposition des populations mobiles à l’épidémie dans les pays du Nord. Corrélativement, on est en droit de se demander si cette atténuation de la mobilisation endogène ne se double pas d’une recrudescence de la mobilisation tournée vers l’extérieur, et surtout vers les pays les plus défavorisés de la planète.
20Au Sud, les mobilisations collectives ont d’abord été intimement liées aux connexions établies avec les organisations internationales, puis avec les associations du Nord. En Afrique subsaharienne, dans une partie de l’Asie et en Amérique latine, les sollicitations de la part d’institutions internationales (OMS, Onusida, agences de coopération bilatérale, etc.) ont d’abord provoqué l’émergence d’oligarchies biomédicales et une bureaucratisation de la gestion de l’épidémie à VIH. Très souvent, comme ce fut le cas au Cambodge et en Inde, ces oligarchies locales se sont préoccupées en premier lieu de leur propre développement et du renforcement de leur institutionnalisation, dans un objectif de prestige, de reconnaissance de leur légitimité et de leur appartenance à un réseau transnational. Ces oligarchies nouvelles ont d’abord favorisé des échanges élitistes avec des partenaires internationaux, au détriment d’une prise en compte effective des dynamiques locales de l’expansion de l’épidémie.
21Par la suite, la reconnaissance accrue du choc épidémiologique du sida a contribué à l’invention de nouvelles mobilisations, de manière variable d’un pays à l’autre. Les débats politiques internationaux et le processus de constitution d’une « société civile internationale » ont construit petit à petit des réseaux d’échanges transnationaux. Ces derniers se sont organisés autour de la problématique de l’accès aux antirétroviraux (ARV). De la conférence de Vancouver (publication de la découverte et de l’efficacité des ARV en 1996) aux procès engagés par des laboratoires pharmaceutiques contre les gouvernements brésilien et sud-africain (2000-2001), la lutte non institutionnelle contre le sida a pris une orientation décisive. En avril 2001, le retrait des plaintes déposées par 39 firmes pharmaceutiques contre le Brésil auprès de l’OMC et contre le gouvernement sud-africain à Pretoria symbolise sans doute une première grande victoire de l’action collective transnationale, sous la houlette de l’organisation Médecins sans frontières (MSF). Au-delà de ce symbole, ce sont des dynamiques internes à chaque zone géographique qui se sont révélées depuis cet événement. De projets pilotes pour la transformation des prénotions culturalistes contre l’accès aux trithérapies (au prétexte que les patients des pays pauvres, notamment africains, ne pouvaient suivre convenablement des médications lourdes) – a priori énoncées simultanément par les laboratoires pharmaceutiques et certaines institutions internationales (comme l’OMS en 2000), et contredites par les ONG du Nord – aux nouvelles créations d’associations de malades dans les pays du Sud, en passant par les argumentaires altermondialistes, ce sont de nouvelles configurations de l’action collective contre le sida qui se donnent à voir.
22La baisse spectaculaire du coût des multithérapies pour les patients, qui a permis dans certains pays africains et sud-américains un accès universel au traitement – gratuité des molécules antirétrovirales de première ligne et de deuxième ligne –, ainsi que le refus clair et sans appel du Brésil d’entretenir « un impérialisme féodal » (Drahos et Braithwaite, 2004) font que certains pays – le Brésil en tête suivi quelques années plus tard par la Thaïlande -refusent de se soumettre à des conditions injustes – juridiquement validées et dictées par les lois qui régissent la propriété intellectuelle. Ces règles concernent l’achat, la vente, l’importation et l’exportation des molécules antirétrovirales, sous brevet (Orsi et al., 2007 ; Coriat, 2008). Ces mobilisations montrent des synergies autant qu’elles soulignent des apories, qu’il s’agisse des échanges Nord-Sud ou de mobilisations localisées. En 2001, le continent le plus atteint, l’Afrique subsaharienne, ne comptait que 1 % de personnes malades sous traitement ARV En septembre 2009, 44 % des patients éligibles aux multithérapies antirétrovirales sont effectivement sous ARV Bien que cela soit évidemment insuffisant, il s’agit bien d’un progrès non négligeable lié en grande partie à de fortes mobilisations civiles et institutionnelles, internationales et transnationales pour l’accès du plus grand nombre au traitement minimal requis pour survivre à la maladie.
23Cette nouvelle configuration dessine une certaine homogénéité dans la tendance internationale, assortie toutefois de la diversité des trajectoires et pratiques nationales. L’unité s’est construite autour de la mobilisation pour le soutien aux associations de personnes vivant avec le VIH au Sud. L’objectif collectif depuis le début des années 2000 s’est très fortement constitué autour de l’accès aux ARV dans les pays à faible revenu. En effet, les négociations autour des brevets pharmaceutiques et de l’accès aux médicaments génériques résument l’espoir et la difficulté qui opposent les intérêts des patients du Sud et de la société civile transnationale, d’une part, et les grandes firmes pharmaceutiques soutenues par les pouvoirs publics de certains pays riches, en l’occurrence les États-Unis d’Amérique, d’autre part. La « judiciarisation » de la question des ARV autour de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et la pression accentuée par la libéralisation accélérée de l’économie internationale montrent l’acuité des défis à surmonter. Entre « la moralisation du capitalisme » imposée par les ONG pour les pays du Sud d’un côté et la puissance politico-financière de l’industrie pharmaceutique de l’autre, le combat reste âpre et ne fait que commencer pour l’accès des populations pauvres à de nouvelles thérapies plus performantes.
24D’une asymétrie de la puissance qui séparait les deux pôles au début de la décennie, le combat s’oriente vers des tensions plus équilibrées. Ce réajustement est encore précaire, mais bel et bien réel entre les différents acteurs : des réseaux se constituent, des liens se forment, des alliances se raffermissent. La médiatisation des procès ayant concerné le Brésil et surtout la République sud-africaine (RSA) a induit un changement de registre dans la réaction des laboratoires, dont la réputation représente un capital non négligeable. Après une période qui a pu faire croire à une normalisation de la concurrence entre les laboratoires qui fabriquent les génériques et les grandes firmes, avec pour effet une baisse généralisée du prix des ARV, un nouveau défi apparaît : les plus puissants des laboratoires du Nord ont choisi d’utiliser la pression financière et juridique en sus des accords relatifs à la propriété intellectuelle liée au commerce (Adpic en français – Trips en anglais). Les laboratoires indiens qui commercialisaient avec succès des génériques dont bénéficient notamment les pays africains et asiatiques ont été contraints d’accueillir les capitaux de ce que les militants appellent « Big Pharma », à savoir l’alliance des grands laboratoires. Par ce durcissement des lois imposé dans le cadre d’une logique néolibérale régie par la seule poursuite du profit économique, le gouvernement indien a dû adopter des règles nouvelles qui interdisent de reproduire toutes les nouvelles molécules depuis le 1er janvier 2005. Vu la durée de vie de ces molécules et le turnover que les résistances virales imposent à l’innovation scientifique biomédicale, il est clair que de nouveaux combats juridiques et politiques ardus attendent les activistes du Nord au Sud pour l’accès aux nouveaux traitements des patients des pays les plus pauvres. En d’autres termes, l’accès aux futurs médicaments mieux adaptés ou plus performants représentera l’un des nouveaux défis des États africains face au sida (Patterson, 2005), comme pour l’ensemble des pays du Sud. Ironie du sort, les essais thérapeutiques s’effectuent pour la plupart dans ces pays du Sud où l’accès au traitement reste largement insuffisant.
Cap aux Suds
25Cette situation complexe, associée à la vigilance des associations et des institutions internationales (OMS, Onusida, ONU, Fonds mondial, etc.), compose un labyrinthe dans lequel évoluent les mobilisations contemporaines. Le présent ouvrage reflète plusieurs niveaux d’investigation : international, transnational et local.
L’Amérique latine, avec l’exemple brésilien
26Dans cette perspective, l’anthropologue Frédéric Bourdier (chapitre 1) montre que le Brésil, considéré à la fin des années 1990 comme un mauvais élève en raison de ses prises de position pionnières en faveur des malades, est désormais érigé en modèle de réussite par de nombreux pays du Sud du fait de l’accès universel et gratuit au traitement contre le VIH/sida, grâce au volontarisme politique des autorités brésiliennes, mais aussi et surtout à un champ associatif dense et extrêmement puissant. E Bourdier nous expose les pressions subies par le secteur associatif de la part d’agences extérieures et il met en avant la marge de manœuvre au sein de laquelle se meuvent les mobilisations brésiliennes, entre le gouvernement et les institutions internationales qui restent, au bout du compte, peu écoutées.
L’Asie
27La riposte de l’Asie est à la mesure de la progression de l’épidémie dans cette région, mais aussi de la naissance de mobilisations qui sont reliées aux dynamiques internationales autant qu’aux contextes locaux spécifiques. Dans ce registre, le cas du Cambodge, traité par les anthropologues Yuvany Gnep et Frédéric Bourdier (chapitre 2), illustre cette connexion entre l’international et le national. Les auteurs traitent des formes de mobilisation qui émanent de la société civile et de celles issues de la communauté très influente des moines bouddhistes. Ils rappellent que le Cambodge fut pour des raisons historiques et politiques un pays privé par la loi de la possibilité de constituer des mobilisations collectives. En effet, la république de Lon Nol (1970-1975), pire encore le régime communiste sous Pol Pot (1975-1978) et, dans une moindre mesure, l’occupation vietnamienne bannissaient toutes formes de regroupement collectif autour d’un intérêt autre que ceux qui justifiaient la mainmise de ces régimes successifs. Le contexte de l’épidémie de sida et la relative libéralisation de la vie sociale et politique ont permis la construction de nouveaux répertoires dans l’action collective. Bien entendu, les ressorts de ces associations et leur portée sont progressifs et subissent encore des aléas politiques qui rendent difficiles ces dynamiques sociales. Pour autant se dessine au Cambodge un mouvement pour l’accès aux soins des patients, avec l’implication d’ONG comme Médecins du monde (MDM) et Médecins sans frontières (MSF), qui furent les premières à mettre des malades sous traitement, respectivement en 2000 et 2001. Quelques autres mouvements issus de la société civile et associations de personnes vivant avec le VIH impliquées dans la lutte concourent, plus ou moins en phase avec les autorités nationales et les institutions internationales, à des avancées significatives. Depuis peu, ces interventions, qui laissent davantage la parole à des représentants volontaires ou professionnels de la société civile, sont entérinées et intégrées dans l’action politique en termes de santé publique, en négociation avec le gouvernement khmer. À côté de ces mobilisations laïques, la communauté des moines bouddhistes est passée de la méfiance et de l’accusation à une participation active à la prévention et à la lutte contre la stigmatisation des personnes vivant ave le VIH/sida au Cambodge. Les auteurs font ressortir néanmoins une situation de forte subordination des associations nationales et locales vis-à-vis des acteurs internationaux présents dans le pays et une velléité de contrôle gouvernemental qui montre que le combat, au fond, ne fait que commencer pour l’émancipation des associations.
28Vincent Rollet décrit la manière dont les ONG s’organisent dans l’île de Taïwan (chapitre 3), où il est clair que l’insularité n’isole pas des dynamiques épidémiologiques et politiques internationales liées à la pandémie du sida. À partir de cas in situ, l’auteur, spécialiste des relations internationales, dissèque les obstacles et analyse les ressources qui accompagnent l’action collective contre l’expansion épidémique. Bien que relativement faible au vu des taux de séroprévalence enregistrés ailleurs en Asie, la maladie progresse de plus en plus rapidement à Taïwan et suscite des phénomènes de stigmatisation et des réponses politiques où alternent solidarité et répression. Ce sont notamment les réponses des ONG à ces phénomènes qu’analyse V Rollet, en replaçant le cas du sida à Taïwan dans un contexte historique, international, social et culturel.
29Le texte d’Évelyne Micollier suit une logique similaire en ce qui concerne la République populaire de Chine (chapitre 4). Cette anthropologue révèle les changements sociaux induits par l’épidémie de sida mais aussi et surtout les difficultés que les activistes ont dû surmonter pour que la lutte contre le sida prenne aussi le contour d’un combat pour la visibilité et la défense des minorités sexuelles et sociales, notamment à Pékin et dans les grandes villes du nord-est de la Chine populaire. L’épidémie est replacée dans le contexte spécifique de son apparition : la majorité des infections recensées sont liées à des injections (drogue et sang contaminé dans les structures sanitaires suite à un trafic de grande ampleur). Cet article met en lumière les dynamiques locales de la lutte à travers les activistes, les solidarités transnationales et la question de « la normalisation » internationale de la Chine, confrontée à ce défi politique, démographique, sanitaire et diplomatique qui transcende les frontières.
30Marion Delpeu, anthropologue, aborde la question de ceux qui ont constitué pendant longtemps un point aveugle de la mobilisation : les enfants affectés par le VIH/sida (chapitre 5). À partir d’une étude menée en Inde du Sud, sa recherche explore les liens d’une ONG locale basée à Pondichéry avec les agences internationales et l’État. Le texte s’appuie sur une étude de cas portant sur la prise en charge sociale des « enfants du sida » en Inde du Sud (Pondichéry et Tamil Nadu). Par l’étude anthropologique des discours et des pratiques de l’ONG liés à la problématique des orphelins, l’article analyse les stratégies adoptées et les contradictions qui en découlent par rapport aux recommandations des agences internationales et du gouvernement.
L’Afrique
31Dans un registre très riche lui aussi en connexions entre le local et l’international, Fred Eboko, socio-politologue, et Yves Mandjem, politologue, montrent la reconfiguration des associations et ONG de lutte contre le sida en Afrique (chapitre 6). Après avoir décrit le passage laborieux de la subordination de ces associations à la tutelle des acteurs biomédicaux (médecins et personnels soignants), les auteurs mettent en lumière le processus d’émancipation de ces structures. À partir de l’exemple du Cameroun, les deux chercheurs explorent la reconfiguration de la lutte contre le sida à l’ère des antirétroviraux. Alors que les associations étaient constituées au départ de personnes socialement démunies, qu’elles étaient inféodées aux tutelles successives des médecins et soumises aux subsides de quelques agences dites de « développement », une nouvelle vague d’associations voit le jour. Depuis le début des années 2000, les associations camerounaises sont porteuses en effet d’une série d’évolutions. Comme en Asie du Sud et du Sud-Est, ces évolutions sont d’abord d’ordre sociologique, avec une féminisation, une « élitisation » et une professionnalisation des instances dirigeantes. Ces changements sont aussi d’ordre structurel et matériel, puisque les subventions internationales et gouvernementales qui leur sont destinées renforcent leurs actions et leur autonomie. Au point de laisser entrevoir un glissement de la solidarité vers le militantisme, qui paraissait encore hors de portée il y a quelques années. Avec l’appui d’ONG françaises comme Aides, Sidaction et d’autres, l’aide d’agences bilatérales comme la GTZ allemande et des instances locales d’ONG œuvrant pour les questions éthiques comme le « Réseau Droit, Éthique et Sida » (REDS), une configuration inédite des mobilisations collectives se donne à voir au Cameroun. Après avoir pâti d’un grand isolement vis-à-vis de la mobilisation collective internationale, les associations camerounaises illustrent la nouvelle donne d’une action à plusieurs pôles (État, associations, ONG, partenaires internationaux). La victoire la plus spectaculaire de cette action polycentrée à travers laquelle se meuvent les associations est illustrée par la gratuité de l’accès aux ARV depuis le 1er mai 2007. À travers les logiques et contradictions internationales, les succès communs, les controverses, l’exemple camerounais symbolise en partie la diversité des situations africaines, dont les auteurs font un historique en introduction de leur démonstration.
Les « Suds » au Nord
32La question des migrations de populations des pays les plus touchés par l’épidémie vers les pays du Nord représente aujourd’hui un des enjeux importants de la lutte contre le sida dans les pays les plus nantis. Ainsi Sandrine Musso, anthropologue, se penche sur la question des mobilisations collectives de minorités issues de l’immigration en France (chapitre 7). Elle parvient à saisir l’une des ambivalences les plus fortes inscrites dans la mobilisation collective face au sida en France aujourd’hui : le rapport particulier à la maladie des personnes issues du Maghreb. Ces individus sont confrontés à des discriminations spécifiques. L’enjeu consiste également à adapter une prévention adéquate. Le problème posé par Sandrine Musso est d’ordre anthropologique et politique, mais il va plus loin. Il lance un cri d’alarme car tout laisse à croire qu’avec la nouvelle politique de représailles à l’encontre des migrants menée par le gouvernement remanié en 2007, le concept de solidarité risque fortement d’être battu en brèche, à moins que de nouvelles formes de fraternité et d’alliance ne se mettent en place contre les nouvelles discriminations entérinées par les décideurs actuels. L’histoire sociale de l’émigration du Maghreb vers la France est ainsi découpée en strates anthropologiques qui donnent à voir un faisceau de questions politiques, sociales et culturelles qui sont autant de prismes des inégalités, des discriminations et de la précarité qui frappent les populations des quartiers populaires de Marseille, le point de départ de cette étude. Sandrine Musso révèle aussi la concaténation des exclusions et des pratiques (toxicomanie) sur lesquelles se greffe l’infection du VIH/sida. Sans tomber dans le piège de la sensiblerie victimisante, l’auteur utilise un matériau riche d’entretiens pour mettre en scène le combat de ces groupes sociaux contre l’épidémie de sida. Elle souligne la marginalisation socio-économique liée à l’histoire migratoire de ces populations, qui a déterminé en partie leur vulnérabilité sociale face à l’infection par le VIH/sida. La question de l’émigration en France s’accompagne de crispations politiques et idéologiques et de modifications politico-juridiques récurrentes. Ces dernières contrarient le caractère universel et intégrateur des politiques de santé. Sandrine Musso décrit et analyse les mobilisations associatives issues de ces minorités et la manière dont ces dernières reconfigurent le tissu associatif. Celui-ci agit aussi sur les représentations socio-culturelles de la sexualité, de l’intimité et vise à modifier, sur fond de mobilisations communautaires, les pratiques à risque. Dans cette perspective, les femmes, les « mamans », ont joué un rôle crucial de « relais » avant que ces actions collectives ne s’élargissent et ne s’ouvrent à d’autres acteurs, à l’intérieur comme à l’extérieur de ces « communautés ».
33Dans un autre registre, le « Nord » montre une certaine hétérogénéité à travers de nouveaux acteurs dont traite le texte de Cécile Chartrain (chapitre 8). À travers l’association française Solidarité Sida, Cécile Chartrain met en lumière des acteurs, des Sujets dont les statuts tranchent avec ceux des membres des associations « historiques ». Pouvant se présenter en majorité sur le registre du « non » (non séropositifs, non homosexuels notamment), ces nouveaux visages de la mobilisation en France tendent à conforter l’existence d’une frange plus classique des associations humanitaires : ils sont réunis autour d’une cause au nom de son universalité et du désir de solidarité dans un registre qui se rapproche davantage de l’action humanitaire contemporaine. Se pose alors la question de leurs relations avec les autres acteurs plus ancrés dans l’homologie des « personnes séroconcernées », suivant un néologisme inventé par le président de l’une des plus anciennes associations de lutte contre le sida en France (B. Spire).
34Le politologue Michaël Bosa pose pour sa part une question qui relevait il y a encore peu de temps de l’indicible et qui pourrait correspondre à un impensé, un refoulé, que le chercheur tente de révéler : la vision postcoloniale de l’une des plus emblématiques associations de lutte contre le sida en France, Act Up Paris (chapitre 9). L’auteur étaye sa démonstration en insistant sur la position médicale, mais aussi idéologique, de l’association, opposée aux essais thérapeutiques dans les pays du Sud. Cette position ambiguë est controversée, y compris par des activistes de certains pays comme l’Afrique du Sud, qui soulignent la légitimité de s’interroger sur les considérations éthiques suscitées par ces essais cliniques, mais qui désapprouvent fortement l’attitude systématique d’Act Up. L’association récuse d’emblée cet « entrisme » dans les pays du Sud, alors même que l’espoir de développer de nouveaux médicaments et de mettre au point des vaccins réside dans une collaboration entre pays du Nord et du Sud (en témoignent les résultats encourageants, rendus publics fin 2009, d’une importante étude réalisée en Thaïlande grâce à la participation de milliers d’hommes et de femmes thaïlandais).
35Le différentiel d’une région à l’autre, d’un pays à l’autre, constitue aussi la difficulté et la richesse des négociations entre associations du Nord et du Sud dans l’objectif d’une démocratisation des soins et d’une prise en charge médicale et psychosociale. C’est dans ce registre international que Jean-Paul Moatti, économiste, analyse les prises de position des économistes (chapitre 10). Leurs recherches et leurs engagements ont fait évoluer les idées reçues sur l’accès aux médicaments. Ils ont ainsi contribué à montrer, après moults débats, que les arguments portant sur les difficultés économiques et structurelles des pays du Sud à pouvoir accéder aux traitements à moindre coût relevaient davantage d’un économisme primaire que de faits scientifiques dans un débat éminemment politique mettant en jeu et en cause la biopolitique des inégalités internationales.
36Les contributions réunies dans cet ouvrage éclairent les nouveaux enjeux internationaux de la lutte contre le sida. Sans prétendre à l’exhaustivité, elles présentent les tendances essentielles qui se profilent pour les années à venir. Qu’il s’agisse du Nord comme du Sud, la priorité de la mobilisation civile internationale porte sur la solidarité vis-à-vis des pays à faible revenu, ou alors de ceux dans lesquels les inégalités sont les plus accusées. La vigilance face aux grandes firmes pharmaceutiques est de rigueur. Ce combat global pour le Sud conditionne aussi l’un des projets les plus fondamentaux en matière de transfert de ressources et de compétences que le monde ait connu : l’accès universel aux médicaments contre le sida. Cet ouvrage va encore plus loin, car il rappelle qu’un système de santé est aussi un système politique. En ce sens, la politique avec sa rhétorique, ses aléas, ses stratégies et ses contournements d’intérêts n’est pas toujours – et ne sera jamais – en phase avec une santé publique qui se voudrait rationnelle. Nombreux sont en effet les « implicites », pour reprendre l’expression de Didier Fassin, qui gouvernent les prises de décision dans le domaine de la santé. À ce titre, les nouvelles configurations politiques des pays du Sud comme du Nord auront inéluctablement un impact sur les réponses non institutionnelles face au sida. Il est fort probable que ces réponses généreront à leur tour de nouvelles formes de mobilisations davantage adaptées aux réalités socioculturelles et aux contextes économiques locaux. Toutes ces dynamiques ne peuvent se comprendre que parce qu’elles sont portées par la volonté de reconnaissance des acteurs en tant que Sujets, producteurs de leurs propres espérances et soucieux de celles des autres.
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Notes de bas de page
1 http ://faceaface.revues.org
2 Michel Foucault définit la « biopolitique » comme « le droit de faire vivre et de laisser mourir » (Foucault, 1997 : 214).
Auteurs
Sociologue et politologue, chercheur à l'IRD UMR 912 SE4S (Sciences économiques et sociales, Systèmes de santé. Sociétés) Inserm – IRD – Université de la Méditerranée (Aix-Marseille). Enseignant à Sciences Po Paris (Paris School of International Affairs – PSIA).
fred.eboko@ird.fr / fred.eboko@sciences-po.org
Anthropologue, chercheur à l'IRD, UMR 912 SE4S (Sciences économiques et sociales. Systèmes de santé. Sociétés) Inserm – IRD – Université de la Méditerranée (Aix-Marseille).
fredericbourdier@online.com.kh / fredericbourdier@hotmail.com
Anthropologue, chercheur associé EA 3992 Sociologie, philosophie et anthropologie politiques (SOPHIAPOL-LASCO). Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense.
broquachristophe@yahoo.fr
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