Postface
Celles par qui le changement arrive
p. 395-398
Texte intégral
1Les bonnes nouvelles sur le sida en provenance des pays dits du Sud – qui ne sont pas si fréquentes – ne se limitent pas aux avancées thérapeutiques : elles concernent aussi les innovations sociales, au premier rang desquelles les mobilisations des organisations non gouvernementales. Certes, dans la première décennie de l’épidémie, la création d’associations procédait plus rarement d’initiatives proprement locales que de réponses à des incitations financières des institutions internationales, conquises au nouveau dogme de la « société civile contre l’État » et de réplications de modèles le plus souvent importés par les activistes occidentaux, tels Aides ou Act Up. Ce sont aujourd’hui d’autres logiques qui prévalent : même si les financements extérieurs continuent d’être pour les organisations non gouvernementales le nerf de leur guerre contre le sida, beaucoup défendent avec force leur indépendance ; et même si les liens persistent avec les associations des pays occidentaux, il s’agit désormais le plus souvent de partenariats ou de réseaux qui n’impliquent plus le mimétisme et n’excluent pas le conflit. Si, dans de nombreux cas, les organisations non gouvernementales des pays du Sud fournissent principalement des prestations de service, soit de nature collective en matière de prévention, soit de façon plus personnalisée sous forme de soutien aux malades et à leur famille, toutes activités dont on ne saurait sous-estimer l’importance dans des pays où les pouvoirs publics sont souvent défaillants et où les populations vivent dans des conditions de grande précarité, d’autres inventent véritablement de nouvelles formes sociales. Les unes, telle la Treatment Action Campaign en Afrique du Sud, le font dans le cadre d’affrontements contre un État indifférent et incompétent, contre une industrie pharmaceutique prédatrice, contre des institutions internationales insuffisamment actives. Les autres, telle la National Community of Women Living with HIV/AIDS d’Ouganda, imaginent des modalités de vivre ensemble dans l’épidémie, avec la maladie et dans la perspective de la mort, à travers des « memory books » qui rassemblent des objets, des photos, des écrits, des enregistrements des défunts. C’est de ces innovations sociales que ce livre nous parle.
2Les Suds, ainsi que les appellent Frédéric Bourdier, Fred Eboko et Christophe Broqua, qui ont réuni les contributions de ce volume, ont souvent été dans l’histoire du sida ceux par qui le scandale arrivait. L’Afrique, notamment, a été le lieu de nombreuses controverses. Nombre d’entre elles venaient en fait du Nord : sur l’origine de l’épidémie, trop vite réputée africaine ; sur les raisons de l’extension de la maladie, trop aisément prétexte à la stigmatisation des pratiques sexuelles ou culturelles qu’on supposait aux Africains ; sur les protocoles des essais cliniques, trop peu respectueux en Afrique des règles éthiques admises ailleurs. D’autres avaient bien leur source au Sud : ce fut le cas des découvertes prématurément annoncées de traitements localement inventés, comme le MM1 au Congo, le Kemron au Kenya, le Virodène en Afrique du Sud, le Therastim en Côte d’Ivoire, mais la France avait eu sa cyclosporine. D’autres enfin réalisaient des formes hybrides de rencontres entre le Nord et le Sud : la contestation par le Président sud-africain et sa ministre de la Santé de l’étiologie virale du sida et de l’efficacité des antirétroviraux s’appuyait sur des hétérodoxies développées sur les campus de Berkeley et de Perth. Les autres continents n’étaient d’ailleurs pas en reste : parmi bien d’autres exemples, Cuba avait eu ses établissements carcéraux où étaient séquestrés les malades et la Chine avait eu sa tragédie du sang contaminé aux proportions inédites. Mais quoi qu’il en soit de la diversité de ces trajectoires et de ces territoires, il n’en demeurait pas moins que les Suds étaient des lieux de scandales. Que s’y développent aussi, comme les auteurs de ce livre le montrent, des mobilisations sociales par lesquelles c’est aussi maintenant le changement qui arrive mérite qu’on en salue l’augure.
3Nul irénisme pourtant dans les présentations de ces organisations non gouvernementales d’Inde, du Cambodge, de Chine et de Taïwan, ou encore du Cameroun, voire de pays du Nord œuvrant dans les Suds. Les ambiguïtés et les contradictions sont discutées au même titre que les engagements et les actions. On réalise ainsi combien elles ont contribué aux évolutions, voire aux révolutions, des paradigmes de la santé publique, parfois les suscitant, parfois les accompagnant, plus rarement y résistant. On ne peut pas penser à un autre exemple de maladie ou même de situation qui ait donné lieu, par le biais des mobilisations sociales, à des transformations globales aussi profondes, depuis la manière dont est conçue la prise en charge des malades (on est passé d’un modèle essentiellement de prévention des risques et de recouvrement des coûts à une logique d’accès généralisé aux médicaments) jusqu’à la façon dont sont traités les homosexuels ou les prostituées (on est passé du silence et de l’exclusion à la présence publique et à des expressions jusqu’alors inimaginables de solidarité). Le bouleversement le plus remarquable, même s’il ne concerne pas seulement le sida et n’est pas uniquement le fait des organisations non gouvernementales, est certainement l’inscription de la santé comme bien suprême au niveau mondial, ce que l’exception sanitaire imposée à la conférence de Doha a illustré. Qui aurait imaginé, il y a vingt ans, qu’on aurait pu trouver un accord global sur le prix des médicaments, en particulier dans les pays pauvres, y compris pour ceux particulièrement coûteux qui traitent le sida, quand même des antibiotiques peu onéreux demeuraient alors inaccessibles. En contrepoint à l’idée de « biopouvoir », le pouvoir sur la vie, dont Michel Foucault avait fait le cœur politique de la modernité, on peut ainsi parler de « biolégitimité », la légitimité de la vie, dont la consécration doit beaucoup à l’histoire du sida et des associations, même si, à l’inverse, celle-ci s’est largement construite sur celle-là.
4Le tableau qui est présenté ici nous donne donc à voir ce paysage en formation où les acteurs se renouvellent et les valeurs se transforment. Aux riches descriptions que nous livre l’ouvrage, il faudra certes apporter ultérieurement des interprétations sur le sens de ce changement. Il sera alors utile de comparer les situations des pays, mais aussi de rapprocher les mobilisations autour d’objets différents, de l’écologie à la paix en passant par toutes formes de revendications de droits. Ainsi comprendrons-nous ce qui se sera joué, au cours des dernières décennies, non seulement dans la vie politique, mais plus encore dans la manière dont la question de la vie, sous ses manifestations multiples, a redéfini ce que nous appelons le politique.
5Princeton, janvier 2010
Auteur
Anthropologue, sociologue et médecin, directeur d'études. École des hautes études en sciences sociales (EHESS, Paris). Professor Institute for Advanced Study (IAS), School of Social Science, Princeton, New Jersey, USA./
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