Chapitre 7. Les Suds du Nord
Mobilisations de personnes originaires du Maghreb face à l’épidémie de sida en France
p. 231-279
Texte intégral
1D’après les derniers chiffres dont dispose le système français de surveillance de l’épidémie à VIH, les personnes de « nationalité nord-africaine » ne constituaient que 2 % des cas de sida en 2005 (INVS1, 2005) et 5 % des découvertes de séropositivité chez les personnes de nationalité étrangère en 2009 (INVS, 2010). En 1999, quand sont rendus publics en France pour la première fois les chiffres du sida dans la population étrangère résidant sur le territoire, le taux d’incidence des cas de sida depuis le début de l’épidémie chez ces mêmes « personnes de nationalité nord-africaine »2 (1,4 p. 1000) est toutefois supérieur à celui des personnes de nationalité française.
2Dans le cadre de l’épidémiologie du sida se pose une question récurrente dans le contexte national : l’invisibilité des données relatives aux « immigrés », c’est-à-dire aux personnes d’origine étrangère, nées à l’étranger, et ayant acquis la nationalité française. Si la catégorie statistique d’« immigré » adoptée en 1991 à l’issue d’un rapport du Haut Conseil à l’Intégration existe (Spire, 1999), elle n’a pas été présente jusqu’en 2007 dans les procédures de recueil du système de surveillance épidémiologique (Fassin, 1999 ; Gilloire, 2000). Définie comme l’« ensemble des personnes nées étrangères à l’étranger », et incluant donc les personnes de nationalité étrangère et de nationalité française par acquisition, cette variable n’a fait son apparition dans les fiches de déclaration obligatoire du sida et de la séropositivité qu’en juillet 20073. Cette nouvelle nomenclature est intervenue à l’occasion de la dernière procédure de révision des données, lorsque la Commission nationale informatique et libertés (Cnil), après avoir refusé en 2003 que la nationalité de naissance y figure, a alors accepté son inclusion. Dès lors, il est permis d’avancer l’existence d’une invisibilité des « immigrés », notamment ceux issus des migrations postcoloniales maghrébines, dans les statistiques nationales relatives au sida. C’est aussi le cas des « descendants d’immigrés », communément désignés comme appartenant à la « deuxième génération », dans la mesure où ils sont la plupart du temps nés en France.
3En novembre 2007, le Conseil constitutionnel invalidait d’ailleurs l’introduction, par l’article 63 de la loi dite « Hortefeux4 », du recueil de « statistiques ethniques ». En dehors de la nationalité de naissance et de la nationalité actuelle, le recueil d’informations relatives à l’« origine » des personnes, qu’elle soit qualifiée de « géographique », « culturelle », « ethnique » ou « ethno-raciale », revêt sur le territoire national un caractère éminemment problématique et controversé. Cela est à relier à l’histoire philosophico-politique républicaine, dont Alexis de Tocqueville avait déjà souligné l’aversion pour les « corps intermédiaires » induite par la fiction d’un citoyen abstrait, laissant ses oripeaux et attributs singuliers aux frontières de l’espace public républicain pour se présenter seul face à l’État, sans distinction « de sexe, d’origine ou de religion » (Préambule, Constitution de 1946). L’absence d’identification de la notion d’origine ou d’appartenance à une minorité dans l’appareil statistique correspond à une stratégie « d’indifférenciation-invisibilisation qui est à la base de la politique d’égalité » (Simon, 2006 : 12). Dans cette conception, l’égalité s’obtient par un arasement des différences, « ce qui commence par leur neutralisation dans l’espace juridique et politique, et par extension dans l’espace public » (Simon, 2006 :12).
4Ce rappel rapide mais nécessaire du tortueux et complexe débat politico-démographique franco-français éclaire le fait que ni la variable « immigré », ni celle relative à l’origine des personnes ne sont donc disponibles dans les chiffres du sida en France.
5Dans ce contexte, le chemin que nous allons suivre dans ce texte est d’opposer à l’invisibilité des statistiques la visibilité, relative, des initiatives. En effet, en retraçant l’histoire sociale – largement méconnue5 – d’initiatives ou de mobilisations d’acteurs issus des émigrations/immigrations postcoloniales maghrébines, l’objectif est de souligner de quelle manière elles contribuent à dessiner les contours d’une histoire singulière de l’épidémie. En outre, le tour d’horizon de ces mobilisations éclairera de quelles façons l’histoire sociale de la lutte contre le sida est venue révéler un certain nombre de disqualifications et d’exclusions relatives au statut d’étranger et d’immigré dans la société française.
Une parole de « mères »
6En 1986, Hadda B. est âgée de 42 ans, veuve et mère de 10 enfants lorsqu’elle décide de « faire quelque chose » face aux conséquences de l’injection d’héroïne et du sida auxquelles elle assiste autour d’elle, dans la cité des « quartiers Nord » de la ville de Marseille où elle réside. Hadda est arrivée d’Algérie dans l’immédiat après-guerre, période marquée par une deuxième vague importante d’immigration algérienne, liée au besoin de main-d’œuvre induit par la reconstruction (Noiriel, 1992). Le regroupement familial débute dès les années 1950, bien avant qu’il ne soit, du fait de l’arrêt officiel de l’immigration de travail en 1974, érigé au rang de politique (Stora, 1992). La trajectoire d’Hadda relève ainsi de la sortie du « provisoire » vers l’avènement d’une « immigration de peuplement » (Sayad, 1999), c’est-à-dire la stabilisation sur le territoire de travailleurs immigrés et de leur famille, lesquels vont pour l’essentiel occuper le bas de l’échelle de la hiérarchie sociale. C’est aussi le cadre de la cité qui est remarquable en tant qu’il est tout à fait caractéristique « du processus de concentration des populations exclues de la société salariale (dont une forte proportion est d’origine immigrée) ayant pris place dans les quartiers Nord de Marseille au cours des années 1970 et 1980 » (Gulian, 2004).
7C’est d’ailleurs précisément de cette cité que partira, en 1983, la première « marche pour l’égalité et contre le racisme » (Samson et Peraldi, 2005 : 237)6, qui donne une visibilité publique aux enfants de la « deuxième génération », ceux que les médias nommeront les « beurs », enfants « illégitimes » (Sayad, 1999) qui demandent l’égalité de traitement dans une société française qui ne reconnaîtra officiellement l’existence de discriminations qu’en 1998.
8Ces années 1980 auxquelles fait référence Hadda pour situer son engagement en matière de lutte « contre la toxicomanie et le sida » sont caractérisées par la crise économique, la désindustrialisation, la massification du chômage et la fixation dans les « grands ensembles » (Chamboredon et Lemaire, 1970) d’une population d’ouvriers non qualifiés dont une forte proportion est d’origine immigrée. Dans ce contexte, la mémoire de « ces années-là » est marquée, dans l’histoire orale de cette « maman engagée », par le souvenir du fléau de l’héroïne qui s’étend. Et avec lui, les premières overdoses, et les premiers décès liés au sida :
« C’est une longue histoire, ça fait quand même vingt-quatre ans bientôt que je suis sur la cité, j’ai vu plein de jeunes mourir. La drogue et le sida, personne n’en parlait. Déjà, la drogue, c’était dur, mais le sida encore plus. Je me suis dit un beau jour “il faut bouger”, dire aux mamans (...) “il faut pas rester les bras croisés”, et on a commencé à se mobiliser. Bon, il n’y avait pas grand monde, deux-trois personnes. On a fait du porte-à-porte, moi-même le porte-à-porte je l’ai fait, monter les huit étages... » (entretien avec Hadda B., 1996).
9Hadda B., après avoir travaillé comme secrétaire au consulat d’Algérie, ouvre en 1981 une épicerie dans la cité avec son mari, ce qui explique qu’elle connaisse « tout le monde ! ». Après le décès de son époux, elle va s’impliquer dans la vie associative et devenir ce que les politiques publiques et acteurs du « développement social urbain » et de la « politique de la ville » qui naît dans les années 1980 (Donzelot, 2003) nomment une « femme relais ».
Une « femme relais »
10La figure des « femmes relais » émerge dans le courant des années 1980, dans des démarches localisées et citoyennes de femmes, principalement issues des migrations africaines et maghrébines. Historienne spécialiste des mouvements de femmes dans l’immigration en France, Claudie Lesselier écrit : « La plupart des associations de femmes que l’on peut identifier au milieu des années 1980 agissent à l’échelle locale, en organisant des activités diversifiées, culturelles, sociales, de formation, des activités avec les enfants, dans certains cas des activités créatrices d’emplois, et en favorisant les échanges interpersonnels et les solidarités face à des situations de violence ou de conflits » (Lesselier, 2008 : 165). Cela prend place dans un contexte où les femmes migrantes pensées comme des populations à émanciper ont été de longue date la cible des institutions françaises et des politiques migratoires (Streiff-Fenart, 2006).
11Dans cette dynamique, ces femmes rendent publics des problèmes jusqu’alors considérés comme relevant de la « sphère privée », ou relégués à leur « dimension culturelle ». Ce développement est incontestablement à resituer dans le contexte social plus large où il prend place. Celui-ci se caractérise par la fin des grands récits idéologiques ainsi que par la perte de la fonction intégratrice des principales instances de socialisation (école, syndicats, etc.). À cela s’ajoute la massification du chômage qui aboutit à une reconfiguration de la « question sociale » en termes d’« exclusion » et de nécessité de « réaffilier » ceux auxquels le salariat et le travail ne garantissent plus les socles d’une identité sociale (Castel, 1995). De manière concomitante, les travailleurs sociaux, pour la plupart issus des classes moyennes urbaines, constatent les limites du travail social « traditionnel » à l’échelle des modalités de contact avec certains types de publics, comme à celle de la méfiance vis-à-vis des institutions qu’ils représentent (Hommes et migrations, 2004). L’avènement d’une « politique de la ville » au début des années 1980 va s’appuyer, à la suite de ces constats, sur deux principes majeurs : mettre en œuvre une politique sociale avec des moyens additionnels en sus des autres actions publiques ; puis affirmer le principe de mixité de l’habitat social, pour « conjurer une dérive à l’américaine » (Donzelot, 2003 : 26). De nouvelles figures d’« intervenants » dans le champ du travail social vont émerger. Les « femmes relais » en constituent un exemple emblématique.
12Ces relais mettent également en exergue l’existence de « frontières » entre mondes sociaux qui ne communiquent plus ou entre lesquels il s’agit de renouer des liens.
Les raisons du silence : de la toxicomanie au sida
13Hadda énonce plusieurs explications à propos de la « chape de plomb » et du silence qui entourent les questions de drogue et de sida. Parmi elles, deux notions sont mises en lien avec les codes et normes de sociabilité propres au milieu auquel elle appartient, celui des femmes des classes populaires et originaires d’Algérie : il s’agit de la honte (Hchouma) et du respect7. Si le respect est explicitement lié à des codes de sociabilité, relatifs notamment à l’évocation de la sexualité en ce qui concerne le sida, la référence à la honte s’inscrit plus largement dans les enjeux sociaux de l’usage de drogue. Car les raisons du silence tiennent, à ce qu’en livre Hadda, à la difficulté de la prise de conscience que son enfant soit « tombé dans la drogue » :
« Je pense que déjà c’est une honte, les gens ils avaient peur avant quand on avait un enfant toxicomane, c’est ce que la plupart elles disaient au début, que quand il y avait un enfant toxicomane dans la famille, elles pensaient que tout le monde, ou la police, les accuserait d’être une famille de dealers, voilà, en disant l’enfant est toxicomane, ils avaient peur de dire, tiens peut-être on trafique la drogue. »
14D’autres raisons du silence sont évoquées, lesquelles ont trait à la méconnaissance et à l’absence d’information sur les drogues, mais aussi aux caractéristiques propres à la trajectoire migratoire.
15D’une part, comme l’explique Hadda, quand elle entame son action, le manque d’information est patent en ce qui concerne l’usage de drogue. C’est d’ailleurs aussi à cela qu’elle attribue l’importance des infections pour certains groupes de jeunes qui, au temps de la prohibition de la distribution des seringues stériles – c’est-à-dire avant 1987 –, procédaient au partage des seringues. Dans un contexte marqué par une grande exclusion des personnes usagères de drogues des dispositifs sanitaires – qui aboutira en 1994 au diagnostic formulé par la commission Henrion de « catastrophe sanitaire et sociale » (Henrion, 1995) –, la mortalité des usagers de drogue en situation de grande précarité est importante.
16D’autre part, le projet migratoire est bien souvent un projet d’ascension sociale et de réussite. Pèse alors sur les épaules de celui qui est parti et sur sa famille une obligation, voire une assignation à la réussite, ou du moins un discours légitimant et valorisant le départ et l’installation ailleurs, comme le fait de construire une « belle » maison ou de revenir avec une « belle » voiture. Dans ce contexte, qualifié par Abdelmalek Sayad de maintien d’un « mensonge collectif » eu égard à une « faute originelle », la maladie est le symbole par excellence de l’échec du projet migratoire :
« Des fois les mamans... puis toutes celles qui ont perdu leurs enfants, elles le disent hein, elles le disent : “Si après tout on savait que nos enfants en arriveraient là à mourir de la drogue, on serait restés dans notre pays, même à crever de faim.” Bon, le discours, malheureusement, comme on dit “Mektoub”8, on est venu en France et il est arrivé ce qui est arrivé hein, on peut pas revenir en arrière. »
Des meneuses du jeu acculturatif ?
17En décidant de sortir du silence, c’est donc l’ensemble de ces normes liées au silence et des logiques sociales qui y sont associées que les mamans cherchent à reformuler : « Les mères, ben ça a été dur hein, il a fallu vraiment qu’il y ait des jeunes qui meurent sur la cité pour qu’elles en parlent hein, parce qu’elles se sentaient quand même concernées. »
18Se constituant en « meneuses du jeu acculturatif » (Bastide, 1998), ces femmes arrivent à faire évoluer les normes de respect entre les générations, selon lesquelles certains thèmes sont difficilement abordables entre parents et enfants, car ils contreviennent aux normes de respect. L’association qu’elles constituent avec d’autres « mamans », d’abord au domicile de la fondatrice, commence à être fréquentée de manière conjointe par les enfants et les mères9, « alors qu’au début ils jouaient au chat et à la souris ». Les femmes prennent contact avec des professionnels, médecins, psychologues et associations, pour se documenter sur l’usage de drogue, sur le sida, sur leur prévention et leur prise en charge.
19Cette initiative est exemplaire des « reformulations » des rapports de genre entraînées par la trajectoire migratoire. Mais dans le même temps, ces « mamans » se reposent aussi sur des normes que l’on pourrait qualifier de « traditionnelles » : c’est d’abord à partir de leur identité sociale de « mère » qu’elles peuvent avoir une parole de « femmes » sur la question du sida10.
20On peut noter que le discours sur le risque concerne seulement les « fils », très peu les filles, et que l’homosexualité est une question que n’aborderont pas ces « mamans ».
« Les filles, on n’en a pas. Elles ne viennent jamais. Quand on a un fils qui est toxicomane, c’est dur, mais pour nous, mères du Maghreb, quand on a une fille qui est toxicomane, c’est doublement dur... (...) Ah oui, oui, et puis dans les familles c’est comme si elles étaient mortes hein, on en parle pas, souvent elles partent, hein.
Nous, les transmissions du sida qu’on a eues, c’est la drogue. Parce que des homosexuels sur le quartier, s’il y en a, on ne les connaît pas. C’est la tranche d’âge 30-35 ans qu’on retrouve, qui sont tous morts d’overdose ou du sida, je pense qu’il y a un moment où ils se passaient les seringues quoi. Je vous dirais, de cette tranche d’âge, il n’en reste qu’un ou deux sur la cité. Ils sont tous morts. Bon, maintenant il y a les échanges de seringues, vingt ans en arrière, il n’y avait rien de tout ça. »
21L’expérience de la maladie dont Hadda B. rend compte est éminemment liée à l’histoire vécue de ce qui a été visible de l’épidémie autour d’elle et n’est en aucun cas réductible à une grille de lecture « culturelle ». Cela a pour conséquence l’attention quasi exclusive portée à l’injection de drogue par voie intraveineuse comme mode de transmission du sida : « Je ne sais pas, moi je vous dis tous ceux que je connais, c’est vraiment des jeunes que j’ai connus hein, toxicomanes, bon c’est ceux-là que je connais, j’en connais pas d’autres. Il y en a qui sont morts, il y en a encore quelques-uns qui traînent... » (entretien, juillet 1997).
22Non seulement l’épidémie est une affaire de « jeunes toxicomanes », mais elle relève également d’une « histoire ancienne » (« il y en a encore quelques-uns qui traînent »). Ce sont des étiologies de la maladie qui sont mobilisées, sans distinction ici entre « drogue » et « sida ».
23Ce mouvement de « mamans » est remarquable car il fut tout à fait inédit. La part prise par les femmes dans les formes de réponse à l’épidémie est abordée dans les travaux de Lamia Missaoui (2003) en milieu gitan, où sont décrites les conséquences, à l’échelle de la reformulation des rapports de genre, du fait que de nombreux jeunes hommes de la « communauté » ont été contaminés via l’injection d’héroïne. Certaines de ces femmes, écrit-elle, ont décidé à la suite d’un nombre important de morts d’arborer des vêtements noirs en signe de deuil, pratique tout à fait contraire aux usages. Elles manifestaient ainsi leur refus du silence, et ce fut une de leurs formes de réponse aux effets, dans ce milieu, de l’épidémie de sida.
24Ce que cette mobilisation éclaire en termes d’histoire sociale relève également des profondes transformations sociales et sociologiques de la toxicomanie dans le courant des années 1980. Duprez et Kokoreff (2000) parlent à juste titre de la « prolétarisation des usages et des représentations de la drogue », marquée par une inscription territoriale plus fine du trafic et de la toxicomanie dans les grands ensembles socialement défavorisés, au sein desquels sont surreprésentés les immigrés et leurs enfants. Si l’épidémiologie du sida dans la région marseillaise connaît la spécificité d’une transmission importante de l’épidémie du fait de pratiques d’injection de drogue par voie intraveineuse (Paillard, 1994 ; Lovell et Feroni, 1998), des témoignages semblables à celui de ces mères en termes de description d’une « hécatombe » ont pu être recueillis dans d’autres « cités » en Île-de-France (Kokoreff, 1998).
25Cette histoire sociale de l’épidémie, marquée par l’importance des transmissions du sida liées à l’usage d’héroïne par voie intraveineuse, a été particulièrement visible dans un domaine spécifique de luttes et de revendications : celles qui ont eu pour objectif l’inexpulsabilité des personnes malades de nationalité étrangère.
Des « corps bannis » à la cause de l’« étranger malade »
26En 1991, le Conseil national du sida (CNS) est saisi par le Comité contre l’expulsion des grands malades (CEGM), collectif qui regroupe le Comité national contre la double peine (CNDP) et Act Up-Paris. C’est une affaire mise en avant comme exemplaire par le Comité qui va être à l’origine de cette saisine : celle de Driss El Groua, jeune homme de 27 ans malade du sida, de nationalité et d’origine marocaine, à l’encontre duquel un arrêté d’expulsion en « urgence absolue » est pris par le ministère de l’Intérieur le 23 septembre 199111. Il est arrivé en France à l’âge de sept ans, toute sa famille réside en banlieue parisienne. Le CEGM va contribuer à mettre l’affaire sur la place publique et dénoncer les formes de « bannissements » qui équivalent, en l’espèce, à ce qu’il nomme des « condamnations à mort ».
27Dans un communiqué commun daté du 29 octobre 1991, l’anthropologue Françoise Héritier-Augé, présidente du CNS, Jean-Paul Lévy, directeur de l’Agence nationale de recherches sur le sida (ANRS), et Dominique Charvet, directeur de l’Agence française de lutte contre le sida (AFLS), demandent aux autorités de surseoir à l’application des mesures d’expulsion lorsque le départ forcé signifie l’arrêt du traitement médical. « Sans vouloir à aucun prix s’immiscer dans des questions qui ne ressortent pas à leur domaine d’action », les signataires « recommandaient avec insistance » aux autorités de surseoir aux expulsions « dans tous les cas où, faute de moyens et d’infrastructures sanitaires adéquates, le malade ne pourra poursuivre son traitement médical dans les pays vers lesquels il se trouve renvoyé ». « Il s’agit ainsi, notaient-ils, d’éviter que l’expulsion entraîne des conséquences hors de proportions avec les faits qui sont à son origine ».
28C’est l’acte de naissance de la mise en lumière des liens entre la lutte contre le sida et les enjeux relatifs aux lois régissant l’entrée et le séjour des étrangers en France, à partir du cas particulier de la mesure de la « double peine ».
La « double peine » : éléments de définition
29Issu de la rencontre entre « des représentants de ce qui reste du mouvement beur et d’étrangers eux-mêmes frappés par la double peine et décidés à donner un écho public à leur situation » (Mathieu, 2006 : 166), le CNDP va fédérer à partir de 1990 diverses tentatives d’auto-organisation restées auparavant isolées pour abolir cette mesure juridique qui prévoit, en plus de la peine attachée au délit commis, la possibilité de prendre à l’encontre d’un étranger incarcéré une mesure administrative d’expulsion, et juridique d’interdiction du territoire (provisoire ou définitive).
30En ce sens, l’existence de la double peine, ce pouvoir d’expulser les étrangers qui séjournent sur son territoire, est d’une part « consubstantielle à la souveraineté de l’État » (Mathieu, 2006 : 10) et d’autre part met à nu, selon Sayad, combien « l’immigré, surtout de basse condition sociale, est tenu à une sorte d’hyper-correction sociale » (Sayad, 1999 : 404). Ainsi pèse sur « l’immigré » en France le soupçon de trouble dans l’ordre national. Cela a aussi un rapport avec la « faute » originelle, qui, toujours selon Sayad, caractérise de manière quasiment ontologique les représentations mentales que la « pensée d’État » applique à l’immigration.
31C’est en 1896 que l’Interdiction du Territoire Français a vu le jour dans sa première version, entrant dans le code pénal pour sanctionner les étrangers coupables de fausses déclarations d’identité. En 1924, elle est étendue aux atteintes au crédit public, puis en 1936 aux groupes de combat et de milice privée. En 1945 est adoptée une ordonnance qui régit toujours à l’heure actuelle (mais après une trentaine de modifications) le droit à l’entrée et au séjour des étrangers et qui instaure des catégories protégées de l’expulsion. En dehors de ce contexte politique et historique, aucune loi pénale n’inclut l’Interdiction du Territoire Français, avant que n’intervienne la loi du 31 décembre 1970, article L 630-1 du Code de la santé publique en matière d’infraction à la législation sur les stupéfiants. Ainsi, Michaël Faure date l’avènement de la double peine au 31 décembre 1970, avec l’article L 630-1 du Code de la santé publique (Faure, 2000 : 8). Cela est tout à fait important car l’usage de drogue par voie intraveineuse impliquant l’échange de matériel d’injection non stérile est un mode de transmission du VIH, lequel a particulièrement concerné le contexte français. Ce dernier présente en effet la triste singularité du plus fort taux de contamination des usagers de drogue par voie intraveineuse d’Europe (Bergeron, 1999 ; Coppel, 2002).
32Les luttes contre la double peine ont démarré dans les années 1970, à une période où l’application des expulsions concernait de manière préférentielle des militants politiques ou des travailleurs immigrés syndicalistes. À partir du milieu des années 1970, « sans disparaître, cette figure du militant étranger commence à être concurrencée par celle du délinquant immigré (et spécialement du “jeune de deuxième génération”) comme incarnation de l’expulsé-victime » (Mathieu, 2006 : 66).
33Dans ce contexte, le CNDP va être à partir de 1990 une figure forte d’une lutte sémantique qui va tendre à requalifier et à faire évoluer la représentation dans l’espace public des problèmes d’« expulsion » des étrangers. Tout d’abord, la dimension familiale des difficultés et des conséquences de la mesure est évoquée : la figure du « délinquant étranger » s’efface devant celle du frère, du père ou du conjoint dont le bannissement affecte l’ensemble de la cellule familiale. Ensuite, c’est sur l’imputation des responsabilités que la lutte contre cette mesure vise une évolution des représentations. D’un côté, le mode d’action mobilisé, les grèves de la faim, vise à retourner l’accusation de violence contre le pouvoir. De l’autre, un leitmotiv du discours des membres du Comité est l’existence d’une « délinquance made in France », liée à la condition sociale d’immigré, dont la responsabilité est renvoyée du fait de l’expulsion à la société d’origine. C’est dans la litanie des injustices et « bavures policières » requalifiées comme crimes racistes que l’action contre la double peine s’inscrit. Enfin, la nécessité que les personnes concernées elles-mêmes se mobilisent est argumentée par une double mise en cause des associations de défense du droit des étrangers. Celles-ci sont en effet considérées comme « frileuses » à l’égard d’un problème qui, parce qu’il concerne des délinquants, semble difficile à « défendre ». À quoi s’ajoute une forte volonté d’autonomisation vis-à-vis des associations « traditionnelles » de défense des étrangers qui, en se faisant les porte-parole de personnes issues d’anciennes colonies françaises, sont soupçonnées de « néocolonialisme ».
34C’est donc le suivi des dossiers de personnes concernées par la double peine, ajouté au fait qu’une personne concernée et par la double peine et par la maladie rejoigne l’association, qui a entraîné la prise en compte d’une nécessité d’entamer des actions concernant les personnes malades susceptibles d’êtres inquiétées par cette mesure d’éloignement. Il faut par ailleurs souligner combien la prévalence du VIH en prison est alors importante. En 1990, année où le Comité se constitue, 6 % de la population carcérale serait séropositive. C’est le chiffre le plus élevé recensé dans ce cadre, car ces effectifs ont eu tendance par la suite à diminuer (4,37 % en 1991)12. En outre, la prison est souvent le lieu où le dépistage de la séropositivité est réalisé : les tests de dépistage du VIH sont diffusés à partir de 1985 en France, et le test va être proposé lors de la visite médicale à l’entrée en prison, tout particulièrement aux personnes toxicomanes : ainsi en 1991, en France, « 90 % des malades du sida en prison sont toxicomanes » (Lettre d’information du CRIPS, 1991). Enfin, les étrangers, « immigrés » et descendants d’immigrés sont surreprésentés en prison (Wacquant, 1999 ; Khosrokhavar, 2004).
35À la suite d’un événement décrit comme « déclencheur » (l’envoi le lendemain de sa mort d’une assignation à résidence à un homme malade du sida, suivi par le Comité), décision est prise de contacter l’association Act Up-Paris : « On est allé leur dire : il y a des malades du sida qui sont expulsés, vous faites quoi par rapport à ça ? » (entretien avec un membre du CNDP, 1998). Act Up-Paris, qui existe alors depuis deux ans, apparaît comme l’association la plus à même d’être « interpellée » par le Comité. Elle a alors l’image d’un groupe de lutte radical, qui met en œuvre des formes de manifestations publiques et un discours critique vis-à-vis de l’État.
Contexte et résultats de la mobilisation
36Le CEGM va se heurter en premier lieu à la négation du problème par les personnes en charge de surseoir aux expulsions, et en second lieu à la difficulté de mobiliser sur le thème de la double peine: « On entendait par “maladies graves” les pathologies lourdes : HIV, mais aussi insulinodépendants, greffés du foie, problèmes coronariens graves. Mais alors, c’était très difficile de mobiliser. Parce qu’en fait la problématique était niée, on mobilisait personne » (entretien avec un membre du CNDP, 1998).
37En 1993, alors que les expulsions sont en voie d’augmentation du fait des nouvelles dispositions législatives, la mobilisation « de rue » est difficile à mettre en place. Comme les travaux d’Olivier Fillieule (1997) sur les manifestations en France l’ont montré, la réussite et la conduite de celles-ci dépendent étroitement du contexte politique global. En l’espèce, le contexte des années 1991-1993 n’apparaît en effet pas favorable à une avancée en termes de droit au séjour s’agissant des malades étrangers. Observant dans le même moment les luttes des demandeurs d’asile déboutés, Johanna Siméant note : « Le faible investissement des avant-gardes politiques et culturelles dans la défense des demandeurs d’asile déboutés en 1991-92 (...) résume bien la difficulté à trouver un public favorable à la cause d’étrangers en situation irrégulière » (Simeant, 1995 : 260).
38Si le phénomène est identifié par certains acteurs, d’autres continuent à penser qu’il ne s’agit que d’« accidents » ; la situation n’a pas acquis le statut de cause légitime, digne d’être défendue, et sa réalité est niée. Quand elle ne l’est pas, elle est alors conçue comme véritablement « résiduelle », ne concernant qu’un nombre infime de personnes, et appelant à de simples aménagements par des mesures administratives. En aucun cas, comme le souligne le propos retranscrit, il n’est alors pensable que la maladie puisse « donner droit au séjour ».
39C’est dans ce cadre que l’action du CEGM va se déliter, alors même que les lois dites « Pasqua » sont votées en 1993. Elles vont avoir entre autres pour conséquence la précarisation massive de personnes en situation irrégulière, ayant eu ou non un titre de séjour avant de le perdre. Avec ces lois, dénoncées à l’époque comme les plus répressives d’Europe (Naïr, 1993), l’accès à la protection sociale et à l’aide sociale des étrangers non communautaires est lié à leur condition de régularité sur le territoire.
40Après les actions menées par divers collectifs interassociatifs successifs (l’Admef13 en 1994, puis l’Urmed14 de 1995 à 1998) et, plus globalement, du fait de l’engagement d’associations humanitaires dans cette lutte (Ticktin, 2006 ; Musso, 2008) et de l’évolution du contexte politique, l’inexpulsabilité et l’octroi d’un titre de séjour de plein droit aux étrangers malades seront pris en compte dans la loi, d’abord par le biais d’un amendement à la loi Debré en 1997, puis avec l’apparition d’une catégorie explicitement protégée en 1998 (Fassin, 2001). Ce n’est pas ici le lieu de restituer les étapes de cette histoire15, mais il s’agissait de rappeler d’où ont « parlé » les premières associations d’« immigrés » qui se sont rapprochées d’associations de lutte contre le sida. La mobilisation qui met en lien lutte contre le sida et lutte contre la double peine vient illustrer la manière dont une configuration de différentes « discriminations » affecte et peut aboutir à l’exposition accrue au risque, et à de graves obstacles à l’accès aux soins.
41Après ces territoires singuliers que sont les cités, caractéristiques de la relégation sociale et urbaine, et les prisons, il va maintenant être question d’un autre territoire, celui des foyers de travailleurs immigrés, où vont être initiées dans la première partie des années 1990 un certain nombre d’actions de prévention.
Les initiatives dans les foyers de travailleurs
42Dans le cadre du premier appel d’offres de l’AFLS en 199016, les projets « migrants » concerneront au premier chef des projets de prévention au sein de foyers de travailleurs immigrés. Certaines associations locales, soit de lutte contre le sida (ALS de Lyon, Aides Alsace), soit travaillant auprès d’immigrés (ODTI Grenoble, Association des Tunisiens en France), vont dès cette époque conduire des projets d’intervention auprès de travailleurs immigrés résidant en foyer. Un certain nombre de documents, littérature grise, mémoires de sciences sociales, articles et ouvrages, vont d’ailleurs être produits sur ces initiatives dans la première moitié des années 1990, concernant au premier chef les travailleurs immigrés maghrébins (Moumen-Marcoux, 1993 ; Cherabi et Fanget, 1997).
43Les « foyers pour travailleurs immigrés », construits massivement à partir des années 195017, seraient une singularité française en Europe (Bernardot, 2008). Édifiés d’abord dans la perspective de constituer un logement pour les travailleurs algériens, ils sont à partir de 1963 ouverts aux autres étrangers. Les foyers ont participé à la résorption de zones « bidonvillisés » (Simon, 1999). Conçus comme des lieux d’hébergement provisoire, ils connaissent dans le courant des années 1990 des modifications profondes à l’échelle de l’hétérogénéité des populations qui y résident, tandis que les questions de santé et d’accès aux soins se posent de manière accrue pour la population d’immigrés vieillissante arrivée dans les années d’après-guerre. La population des travailleurs résidant en foyer a en outre ceci de spécifique qu’elle est composée de personnes n’ayant pas opté pour le regroupement familial, politique mise en place en 1974 et concomitante à l’arrêt de l’immigration de travail.
44À l’occasion de ces actions, la plupart du temps initiées par des professionnels issus de l’immigration, la prévention du sida va jouer le rôle souvent souligné de « révélateur social » d’une situation globale de précarité et de relégation socioculturelle. Elle est d’une part l’occasion du constat de « la plus haute des solitudes » (Ben Jelloun, 1979) que peut représenter l’expérience d’une vie affective marquée par l’exil, l’éloignement de la cellule familiale et le recours à la prostitution. D’autre part, ces initiatives lèvent le voile sur les conditions d’accès aux droits et aux soins d’une population vieillissante, et touchée dans certains foyers dans plus de 40 % des cas par le chômage (Cherabi et Fanget, 1997). La méconnaissance des modes de transmission du virus est attestée à cette époque par la plupart des restitutions d’expériences de prévention. Un certain nombre d’acteurs vont dès lors mettre en place une écoute spécifique, à l’image du travail d’Omar Allouche (2001), pharmacien et anthropologue, qui ne tient pas les présupposés des personnes rencontrées dans le cadre de ses interventions pour des « fausses croyances », mais est attentif à leur logique.
45Une recherche-action menée sous la direction de Robert Vuarin à la demande de la DDASS des Bouches-du-Rhône en 1996, faisant le bilan des financements d’actions jusqu’alors promues dans le domaine de la prévention auprès « des migrants » dans les foyers de travailleurs, notera ainsi l’adhésion à un argument stratégique commun au-delà des démarches adoptées :
46« 1. Un constat préalable est posé : la connaissance de la maladie et de la prévention ne sont pas compatibles avec la culture des migrants (...)
472. La crédibilité du message de prévention et donc l’efficacité de l’action dépendent donc soit de la traduction du message dans le système de sens étranger, soit de l’interposition de médiateurs (ou de relais), susceptibles de réduire l’incompatibilité culturelle entre groupe émetteur et groupe récepteur, soit par les deux » (Vuarin, 1996 : 35).
48Si c’est donc préférentiellement un argumentaire soulignant la dimension culturelle qui est mis en avant, ces initiatives mettent en exergue, dans les restitutions qui en sont faites, deux traits saillants : l’existence d’une logique de « mise en accusation » (Farmer, 1996) arrimée aux représentations du sida, et la mise à l’épreuve de la « culture dominante » de la prévention.
49Dans cette perspective, le sida est perçu comme une maladie « de France » (Moumen-Marcoux, 1993) et donne lieu à la mise en accusation de la société de résidence et de l’immigration. Les discours sur le sida semblent entièrement pris dans une « logique politique », qui n’est toutefois pas la seule grille de lecture sur la maladie. Certaines dimensions religieuses et culturelles sont évoquées : le statut de l’homosexualité dans les textes sacrés et les normes juridiques et sociales des sociétés d’origine, ainsi que la distinction entre « nikah » et « zinah » (sexualité socialement légitime dans le cadre de l’institution du mariage versus « fornication ») participent de l’image « infâmante » attachée au sida. Cette logique de « mise en accusation » a des liens avec la perception de l’information, en raison du rapport aux institutions qui la délivrent. Les résidents en foyer interviewés par Radhia Moumen-Marcoux énoncent ainsi un rapport difficile à l’institution médicale, dont le paradigme est pour eux la médecine du travail vis-à-vis de laquelle la méfiance est de mise, puisqu’elle est d’abord et avant tout l’institution qui peut les déclarer « inaptes » à travailler (Moumen-Marcoux, 1993).
50Ce qu’éclairent également les récits de ces initiatives de prévention au sein des foyers, bien au-delà de la référence à la culture des résidents qui ferait obstacle à la compréhension des messages, c’est combien le discours de prévention qui prévaut alors en matière de lutte contre le sida est porteur d’une « culture » qui se méconnaît elle-même comme telle18. Ce particulièrement à travers la référence au seul préservatif comme moyen de protection et de prévention, et la relégation sous la catégorie de « fausses croyances » de représentations qui renvoient aux enjeux sociaux et politiques du VIH. Ainsi, une véritable méthodologie d’intervention va naître dans ces foyers, qui tente de prendre en compte les singularités de ces contextes, et qui sera reprise ensuite par d’autres acteurs associatifs. Dans le prolongement de ces évolutions en termes de « pratiques » de prévention, l’action d’associations créées par des personnes étrangères et/ou immigrées va éclairer la nécessité d’appréhender les « deux rives », « là-bas » et « ici », dans le cadre d’une information préventive sur le sida.
Ici et là-bas : les deux rives de la prévention et l’utilisation de vecteurs de communication spécifiques
51Dans la première partie des années 1990 vont avoir lieu diverses initiatives de promotion d’une prévention « ciblée » faisant usages de codes et d’outils socioculturels spécifiques en direction des immigrés maghrébins.
52C’est par exemple le cas des actions de l’association « Dounia la vie », fondée à Marseille en 1994. L’association naît à la suite du décès d’une figure locale importante des mobilisations face au sida, Jean-Emile Gaubier, fondateur du Groupe interpartenarial de recherche-action sur le sida et les toxicomanies (Girast). Au début des années 1990, ce dernier organise tous les ans des concerts de raï à l’occasion de la journée mondiale contre le sida (1er décembre). Après sa mort, quelques personnes, dont Caïd Boucetta (animateur sur une radio communautaire) et Hafida Ben Ziddour (assistante sociale) décident de continuer le combat. Deux séries d’actions vont être exemplaires des « leviers » de prévention dont ces acteurs vont faire usage.
53Leur objectif est d’abord de faire accéder à la prévention des personnes éloignées géographiquement et socialement des initiatives de prévention, qui sont largement concentrées dans le centre-ville. Dès lors, ils vont organiser le 1er décembre 1994 un grand concert de raï, invitant l’ensemble des acteurs locaux de prévention et diffusant l’information par le biais des structures de « proximité » et de quartier.
« On s’est dit bon, c’est vrai que la communauté, entre guillemets hein, au niveau de la prise de conscience par rapport au sida et puis les problèmes qui s’ensuivent, il y a quand même pas mal de blocages, de tabous, c’est difficile d’en parler crûment (...). Le support culturel, ou musique ou autres, ça peut être un moyen intéressant pour arriver à faire passer le message. En plus ce soir-là, tous les artistes ont dit un petit mot en faveur de la lutte contre le sida, ça permet une meilleure prise de conscience du problème que de sortir un préservatif. Il y avait entre 500 et 600 personnes qui sont venues » (entretien avec Caïd B., juin 1996).
54Ces « blocages et tabous » dont parle Caïd s’étaient largement donnés à entendre dans le cadre d’une série d’émissions sur une radio communautaire diffusées quelques jours avant cet événement :
« Avant de faire le concert, on avait mis en place trois soirs de suite des émissions de radio sur Radio soleil (...): “Le Maghreb face au sida”, où on avait réalisé des interviews téléphoniques avec l’association marocaine ALCS, l’Atios de Tunisie, et le professeur Mehdi Sharef d’Alger (...). C’était spécialement fait pour montrer que le Maghreb n’est pas sur une autre planète, et qu’au Maghreb aussi ils sont confrontés à ce problème19, et on a eu quelques réactions, bon, pas énormément mais quand même quelques-unes qui montrent que les gens pour eux c’était... du type, “le sida c’est que les homosexuels”, “le sida c’est réservé aux Occidentaux”, on a eu ça, de la part de certains auditeurs, notamment un qui me disait : “Nous, de toute façon, on n’a pas le sida parce qu’on a le Coran”, donc ils voyaient ça sous le côté religieux... Le fait qu’on ait passé des interviews, du Maroc, de l’Algérie, de la Tunisie, ça a quand même créé, pas un choc, mais permis aux gens de se dire : “Mais oui, même là-bas ils sont confrontés au problème, donc nous ici il faut quand même faire attention, on n’est pas sur une autre planète, on n’est pas des extra-terrestres, on peut être aussi touchés”. »
55Caïd met ici l’accent sur l’importance de l’accès à des éléments d’informations sur les pays d’origine, sur l’aller-retour entre l’« ici » et le « là-bas ». L’importance de cette dimension dans la prévention se donne également à lire dans d’autres initiatives menées par l’Association des Tunisiens en France (ATF). Les messages véhiculés par leurs affiches de prévention sont les suivants : « Le sida ne connaît pas de frontières culturelles et religieuses » (1994), « Le sida n’a pas besoin de visa, seul le préservatif te protège toi et les tiens » (1995), « Pour en avoir le cœur net, pour protéger tes proches, le test de dépistage du virus VIH est anonyme et gratuit » (1996).
56Le travail mis en œuvre à travers ces supports évoque celui de l’anthropologue Frédéric Barth (1995) sur l’ethnicité : la conscience du risque ne peut émerger que dans le cadre d’une remise en question de la manière dont le groupe perçoit la frontière qui le distingue des « autres » et du risque. Comme l’explicite Marcel Calvez : « Cette notion de risque est une ressource culturelle qui occupe une place centrale dans la réorganisation des relations sociales engagées dans la prévention du sida. (...) Les désaccords et les débats sur les attributions sociales du risque sont intéressants à examiner, non seulement sur ce qu’ils disent du risque mais surtout dans les conceptions d’aires sociales préservées du sida qu’ils véhiculent de façon implicite » (Calvez, 2001 : 130). Le travail de prévention implique dès lors un travail sur la représentation des frontières, du virus et, partant, sur la construction de la dichotomie entre « nous » (à l’abri) et « les autres » (concernés).
57C’est aussi entre l’ici et le là-bas qu’ont d’ailleurs été pensées des interventions de prévention réunissant associations d’immigrés et professionnels de la prévention, comme cela a été le cas dans le cadre de l’opération « Cap Prévention », organisée par Aides et la Fédération tunisienne pour une citoyenneté des deux rives (FTCR). Ensemble, ces acteurs ont organisé de 1996 à 1999 une prévention spécifique (plaquettes en langues d’origine, cassettes vidéo) sur les bateaux faisant les trajets entre Marseille et les grandes villes du Maghreb pendant la période estivale.
58La prise en compte des deux termes que constitue le phénomène migratoire – émigration et immigration – est de ce point de vue essentielle (Sayad, 1999).
59Alors que les mobilisations et initiatives présentées jusqu’ici sont le fait d’acteurs ne se situant pas forcément dans le champ de la lutte contre le sida, il va maintenant être question de celles qui se sont explicitement situées dans cet espace politique.
La mobilisation de professionnels : l’exemple d’Arcat-sida
60En 1996, le docteur Kémal Chérabi, responsable à l’époque de programmes au sein de l’association Arcat-sida, initie une recherche-action portant sur « le VIH/sida en milieu arabo-musulman en France » (Cherabi et Fanget, 1997). Dans les années 1994 et 1995, alors qu’il intervient dans le cadre de centres d’hébergement d’urgence, il va rencontrer des situations de personnes primo-arrivantes du Maghreb concernées par la maladie :
« C’était une période, je parle des interventions dans un centre d’hébergement d’urgence, j’ai vu quand même la très grande majorité du public qui était issu de l’immigration et là j’ai découvert... un grand drame, c’est-à-dire un drame de l’exclusion. Double exclusion, le fait d’être exclu socialement et le fait d’être aussi immigré. (...) Je commençais par ailleurs à faire des entretiens avec des personnes qui venaient consulter pour le service social d’Arcat-sida parce que très, très souvent, les assistantes sociales m’appelaient pour des questions médicales. Là il y avait beaucoup de Maghrébins, là on est en 19941995, c’est vrai que l’épidémie de l’époque était plutôt caractérisée par une majorité des Maghrébins dans les personnes que l’on voyait. (...) Donc je rencontrais les personnes et plus j’en recevais, plus je me rendais compte qu’elles étaient complètement “out” par rapport à leur prise en charge. Il y avait des personnes qui étaient en rupture de soins, des personnes qui n’étaient pas du tout suivies, (...) donc pendant très longtemps, c’était plutôt pour insérer les gens dans le soin. Les gens venaient à l’issue d’un dépistage, presque toujours à l’issue d’une maladie » (entretien avec Kémal Chérabi, août 2000).
61Ces personnes en situation de grande précarité avaient également été tenues à l’écart des campagnes de prévention. À l’accessibilité limitée à l’information dans la société dite d’accueil s’ajoutait le fait que les campagnes de prévention étaient alors très peu présentes dans les pays d’origine.
62Mais d’autres « profils » vont aussi arriver à l’association, alors implantée boulevard Barbès, dans le 18e arrondissement parisien. Outre les primo-arrivants de l’époque évoqués dans l’entretien reproduit ci-dessus, les réseaux du médecin et le « bouche à oreille » vont amener à l’association des personnes contaminées dans le cadre d’un usage de drogue par voie intraveineuse, mais aussi des hommes vivant de la prostitution, travestis, transsexuels et, fait notable à l’époque où l’épidémie est en grande majorité masculine, des femmes :
« Il y avait beaucoup de femmes, et des femmes dont l’extrême majorité, il faut être clair, ont été contaminées dans le cadre du mariage, donc c’était une double situation complexe, parce que d’un côté beaucoup de ces femmes s’émancipaient entre guillemets par le fait qu’elles consultaient, qu’elles accédaient à une information, à une autonomie de la prise en charge, car leur prise en charge leur a permis de s’intégrer, et en même temps une situation très contradictoire de grande exclusion dans le cercle familial. (...) Pas mal d’épouses avaient leurs maris décédés : je me rappelle d’une femme qui était voilée, dont j’avais eu la possibilité de connaître le mari, un jeune immigré qui s’est marié avec cette jeune femme ramenée du pays. »20
63La question du secret à maintenir vis-à-vis de l’entourage social et familial donnait lieu non seulement à une grande solitude, exprimée par les personnes, mais aussi à des affirmations selon lesquelles, dans « leur communauté », la révélation d’une séropositivité n’était pas envisageable du fait de la stigmatisation et/ou du rejet qu’elle entraînerait. Si ces dernières affirmations n’étaient pas, loin s’en faut, caractéristiques des seules personnes issues des émigrations/immigrations maghrébines, il n’en demeure pas moins qu’elles semblaient liées dans ce contexte à deux traits présentés comme spécifiques. Le premier était la carence en termes d’informations sur la séropositivité et le sida dans le « milieu »21. Le second était lié à la perception du virus, du fait notamment de son lien historiquement posé avec des « groupes à risque » renvoyant à des dimensions éminemment « connotées » à l’échelle de normes sociales, culturelles et religieuses : l’homosexualité, pénalisée dans l’ensemble des sociétés du Maghreb, et la question plus globale de la sexualité qui, pour Abdelwahab Bouhdiba (1975, 1984), constitue l’une des questions de fond pour les sociétés contemporaines du Maghreb. Au cours du suivi des personnes malades, et alors que jusqu’en 1996 les décès étaient réguliers, le docteur Chérabi avait par ailleurs eu l’occasion de constater l’émergence d’une demande de « retour aux sources », principalement en fin de vie22. Deux trajectoires notamment avaient été à l’origine de son engagement dans la volonté de « former » des imams ou représentants religieux :
« Il m’avait dit s’appeler Patrick, et en réalité il avait un autre prénom... et au moment où il allait très mal, il m’avait demandé de l’aider pour une démarche spirituelle (...). Il voulait faire un retour vers sa culture et ses origines. Il avait été contaminé par l’usage de drogue par voie intraveineuse, toujours vécu ici et né ici. Il habitait chez ses parents, famille d’immigrés de Kabylie ; dans la famille, il y avait lui, qui se considérait en échec, et un frère qui avait plutôt réussi, cadre supérieur, super job, qui habitait seul. Il a mis beaucoup de temps avant de me dire son vrai prénom, et au moment où il allait mal physiquement et comme notre relation allait bien, il a fini par me dire à la fois qu’il était kabyle et qu’il voulait faire une démarche spirituelle, de retour vers sa culture d’origine. (...) L’autre, c’était Mansour le Libyen ; ça a été très loin, c’est beaucoup à cause de lui que j’ai commencé mon combat contre l’obscurantisme dans certaines mosquées. Lui il était hémophile, il avait été contaminé à l’occasion de sa prise en charge dans une institution française quand il était petit, vers l’âge de 11 ans, mais il n’avait appris la nature de sa maladie qu’à 20 ans. Lui aussi avait une grande demande spirituelle, et il s’est rendu un jour à la Grande mosquée. Il m’avait dit que tout s’était très bien passé mais que la distance s’est installée quand il a dit qu’il était malade du sida. Et le hasard a fait que j’ai aussi eu le compte rendu de cette visite par un responsable de la Grande mosquée, qui m’a fait part de la peur bleue qu’avait eue l’imam, et qui s’est dit prêt à s’engager dans un projet pour amener de l’information à ces personnes pour qu’elles soient en mesure d’accueillir ces malades. (...) Et en fait, ça n’a jamais abouti... Il y avait de l’autocensure même à l’intérieur de l’institution, reflet de l’autocensure qu’il y avait à l’extérieur chez les pouvoirs publics, mais pas pour les mêmes raisons. On était fin 95, début 96 » (entretien avec Kémal Chérabi, 1999).
64Cette notion de prise en charge renvoie dans ces propos tant à la sphère des institutions socio-sanitaires qu’à celle de l’entourage social et familial (ou de son absence) des personnes évoquées, dont la pluralité des trajectoires est à souligner.
65C’est aussi la notion d’un jeu de « miroir » entre « autocensure », peur ou déni au sein d’une institution religieuse (la mosquée) et l’attitude des « pouvoirs publics » qui est remarquable. Ce que recouvre ici le terme de « pouvoirs publics » est en fait le Réseau national de santé publique (RNSP, devenu en 1999 Institut national de veille sanitaire) qui à cette période tient à garder le silence sur « les chiffres » du sida dans la population étrangère résidant en France (Fassin, 1999). Dès lors, l’initiative d’entreprendre une « recherche-action » avait des liens forts avec la volonté d’améliorer la connaissance, pas seulement sur les difficultés des personnes malades d’origine et/ou de nationalité maghrébine, mais aussi celle des professionnels, associations et responsables d’institutions en charge de l’épidémie, du fait du « malaise » – certains ont opté pour le terme d’« évitement » (Fassin et Ricard, 1996) -manifestement provoqué par l’apparition de « nouveaux profils » de malades.
66Le constat des conséquences et la complexité des situations auxquelles aboutit le non-accès à la prévention, au dépistage voire aux soins vont alors conduire Kémal Chérabi à promouvoir des démarches de « médiation ». D’une part, un travail va être mené afin de nouer des contacts avec des représentants religieux : « La solution me semblait être d’améliorer l’acceptation sociale de la séropositivité dans ce milieu, et de répondre aussi à des demandes de malades que j’avais suivis » (Lettre d’information du CRIPS, 1996). Expérience inédite jusqu’alors en France, un travail de partenariat avec une mosquée du 19e arrondissement parisien, la mosquée Adda’wha, est entrepris en 1996. Une fois par an à l’occasion de la journée mondiale contre le sida, un cycle de conférences est organisé. En 1997, dans ce cadre, le recteur Larbi Kéchat expose dans ces termes les motifs qui peuvent engager à parler du sida à la mosquée : « Ce que l’islam nous apprend, c’est que la vie ne doit pas être une vallée de larmes, c’est un joyau que Dieu a accordé à tout être humain, donc tout être humain quelle que soit sa couleur, sa religion, son statut social doit jouir d’une vie qui doit être une source d’épanouissement individuel, personnel et communautaire. (...) Il faut donc bannir toute idée de jugement, exclure toute image de reproche et ne pas considérer la maladie comme une fatalité qui tombe brusquement du ciel » (Kéchat in Brunet et Cherabi, 1997).
67L’étiologie sociale sur laquelle s’appuie sa réflexion sur le sida est la mise en lien de l’épidémie avec la montée de l’individualisme, associée à la diffusion d’un modèle occidental de libéralisation des mœurs et à la perte de repères (Brunet et Cherabi, 1997 : 36). Dans ce contexte, l’islam offre une ressource spirituelle. Depuis 1996, à l’occasion de la journée mondiale contre le sida, la mosquée Adda’wha de Paris organise une journée d’information, sensibilisation et prévention. Pour la première fois, en 2006, un homme fréquentant la mosquée a publiquement parlé à cette occasion de sa séropositivité.
68Le docteur Chérabi va aussi développer l’idée de s’appuyer sur des relais ou « médiateurs » issus de ce milieu :
« L’idée, elle est venue aussi par le public, parce qu’un certain nombre de publics se sont mis spontanément, par rapport aux contacts personnels qu’ils avaient tissés avec moi, à ramener des gens. (...) C’est là où je me suis dit, il y a quelque chose à faire certainement dans le fait que ces gens par rapport à leur itinéraire personnel finissent eux aussi par percevoir l’intérêt d’un accompagnement vers une structure de proximité qui elle-même ouvrira le champ à une prise en charge, etc., etc., et puis il y a eu beaucoup de personnes qui sont venues. C’était à la fois la demande mais aussi les situations décrites par les femmes en matière d’exclusion au sein du cadre familial, je me rappelle bien de plusieurs femmes que je connaissais bien et qui me décrivaient l’exclusion, qui n’avaient pas dit à leurs enfants qu’elles étaient séropositives, dont la belle-famille les rejetait en les traitant de prostituées, et donc là j’ai commencé les deux premières formations de femmes relais avec très peu d’hommes, mais plutôt quelques garçons homosexuels, travestis de l’époque, c’était pour permettre plus d’arrivées de personnes issues de ce milieu qui pouvaient accéder aux soins, etc. »
69Il va aussi contribuer à la formation de personnes fréquentant la mosquée : « Après il y a eu la formation des femmes relais de la mosquée, il y a eu trois ou quatre groupes, vers 20 personnes en tout, c’était des bénévoles de la mosquée et des filles de l’entourage de ces bénévoles, toutes voilées, et quelques-unes professionnelles de santé, des infirmières. »
70Le docteur Chérabi poursuivra son itinéraire professionnel dans la perspective d’une promotion de la formation de « médiateurs de santé », dans le cadre d’un programme national au sein de l’Institut de médecine et d’épidémiologie appliquée (IMEA)23. Il participera par ce biais, outre à la formation de personnes issues d’associations de proximité (associations de quartier, de femmes, de personnes étrangères et/ou immigrées), à l’aide à la constitution d’associations de lutte contre le sida dans les milieux et réseaux sociaux d’immigrés24.
Une politique de la mémoire
71Le collectif « Migrants contre le sida » se présente en France, lorsqu’il apparaît à la fin de l’année 1995, comme le premier groupe à défendre la « mémoire des oubliés et des disparus de la maladie », faisant référence aux « séropositifs d’origine maghrébine et africaine ». C’est ainsi la première fois que des catégories relatives à l’ethnicité viennent s’adjoindre à la mention de la séropositivité en étant revendiquées comme constitutives d’une forme particulière d’identité « sérologique ».
72En 1995, Réda Sadki crée sur « Fréquence Paris Pluriel » une première émission de radio consacrée aux « Maghrébins de France face au sida ». Il est par ailleurs fondateur de Maha, un « réseau international regroupant des militants immigrés ou issus de l’immigration engagés dans la lutte contre le sida. Maha publie occasionnellement une revue en langue anglaise (Migrants against HIV/AIDS) qui couvre l’actualité et l’histoire des luttes immigrées contre le sida en France et en Europe » (chapeau de présentation de Maha à la 12e conférence mondiale sur le sida, Genève, 1998). Cette inscription initiale située à l’échelle européenne est loin d’être anodine : c’est au sein de réseaux européens que se sont développés les liens entre les quelques associations intervenant auprès d’étrangers ou d’immigrés en France, principalement au sein de foyers de travailleurs isolés ou d’associations de prise en charge d’usagers de drogue par voie intraveineuse25. Ce qui n’est pas un hasard, car c’est sous la « pression communautaire » que la France est sommée, depuis la fin des années 1990, de faire évoluer son « modèle » s’agissant des questions de minorités et de discriminations (Guiraudon, 2004).
73Cette émission va lui permettre de découvrir ce qu’il en est de la situation française :
« En 1995, je faisais de la radio sur plein de sujets, j’ai fait une émission sur “les Maghrébins de France face au sida”. Il y avait des gens en lutte pour survivre au sida, je n’étais pas seul à constater qu’en dépit des milliers de contaminations en surnombre, d’une vague de la mort parmi les immigrés et leurs enfants, du côté des associations classiques issues du mouvement homosexuel et des pouvoirs publics, c’était un grand tabou. Déjà, je n’arrivais pas à comprendre ce déni, qu’il soit officiel ou associatif » (Sadki, 2004 : 161).
74À partir de 1997, les émissions de radio deviennent régulières, puis hebdomadaires. En parallèle, un travail de « diagnostic » de la situation française est conduit, qui aboutit à une définition pour le moins cinglante de la situation :
« En 1995, il n’y avait rien d’organisé, sauf quelques opportunistes des associations immigrées qui grattaient des subventions pour aller distribuer des capotes sur les marchés, et quelques électrons libres dans les associations classiques (...) qui quémandaient timidement le soutien de leurs structures – alors en pleine crise interne depuis l’arrivée des trithérapies -aux immigrés et aux précaires » (Sadki, 2004 : 163).
Être compté pour compter
75En 1999, le RNSP devenu entre-temps Institut national de veille sanitaire (INVS), finalise un rapport à l’issue d’une étude sur les cas de sida chez les personnes de nationalité étrangère depuis le début de la mise en place du dispositif de surveillance sanitaire (LOT et al., 1999). Alors que le rapport n’est pas encore publié, les membres du collectif « Migrants contre le sida », avertis de son existence, vont occuper les locaux de l’INVS le 22 avril 1999. Le tract qu’ils distribuent pendant l’occupation s’intitule « Ces chiffres nous appartiennent ! ». Ils accusent l’institution de ne pas avoir voulu rencontrer les « associations de malades immigrés ». Quand le rapport est publié, le groupe organise une conférence de presse où d’autres associations sont conviées. Elle vise non seulement à diffuser les résultats de l’étude dans une arène plus large, mais aussi à énoncer une définition concurrente de la situation. Car, outre qu’il ne présente pas de chiffres concernant les « immigrés », l’INVS est disqualifié par le fait « de se prononcer (...) sur les causes de la vulnérabilité des immigrés ». Les conclusions du rapport sont ainsi dénoncées comme racistes et culturalistes, en décrivant une « pathologie d’importation » liée aux personnes émigrées d’Afrique subsaharienne, ainsi qu’une « opposition entre la culture parentale transmise et la perte des valeurs traditionnelles liées à l’immigration » pour les personnes maghrébines. Ces conclusions s’appuient sur le constat de la surreprésentation des personnes avec une transmission massivement hétérosexuelle provenant de « zones d’endémie généralisée », comme l’Afrique subsaharienne. Tandis que, s’agissant des personnes de « nationalité nord-africaine », l’étude révèle une surreprésentation (45 % des cas depuis le début de l’épidémie) des transmissions liées à l’usage de drogue par voie intraveineuse. Or il ne s’agit pas là de « spécificités », argumente le collectif, mais d’inégalités qu’il n’est pas possible, sous peine de reproduire le schème de la « victime accusée », d’attribuer à des caractéristiques liées aux sociétés ou aux cultures d’origine. Elles sont bien, n’en déplaise aux auteurs de l’étude, le produit de discriminations du système de santé publique français.
Du lourd tribut à l’« ordre discriminatoire révélé » : la quantification alternative
76Au-delà de l’accusation d’avoir « caché » les chiffres concernant les étrangers au nom de la raison d’État, une autre forme d’invisibilisation est dénoncée dans le discours du collectif. Les fiches de déclaration obligatoire ne mentionnant alors que la nationalité des personnes (Gilloire, 2000), le collectif va produire sa propre évaluation, faisant montre d’un comptage des morts à part :
« À partir de 1999-2000, nous avons essayé de faire notre propre comptabilité de l’épidémie. Par exemple, Mimouna Hadjam de l’association Africa raconte qu’à la cité des 4 000 à la Courneuve, une trentaine de jeunes sont disparus dans l’épidémie. C’est dans une seule cité. Ensuite, il y a les chiffres départementaux, régionaux et nationaux, que nous avons recollés. Nous avons estimé que 15 000 des 35 000 personnes décédées du sida en France depuis le début étaient des immigrés ou des enfants d’immigrés. Ce chiffre-là, effarant, nous l’avons construit sur la base des constats de terrain. On a appris à faire confiance à ces constats, en l’absence d’une santé publique capable de répondre à nos questions » (entretien avec Reda Sadki, « Bribes d’histoires des luttes immigrées pour survivre au sida », 22 septembre 2004, http://www.survi-vreausida.net/a5662).
77Cet usage politique d’une « alter-épidémiologie » se conjugue avec des énoncés visant à déconstruire les catégories sur lesquelles l’épidémiologie se fonde pour compter « ses » cas, à travers sa définition des groupes de transmission :
« Il y a les hommes qui ont des pratiques sexuelles avec d’autres hommes mais qui ne s’identifient pas comme pédés. Je suis convaincu que la séroprévalence chez les homos maghrébins est plusieurs fois supérieure à celle chez les homos blancs. Les “beurs” et les jeunes “blédards” sans papiers sont-ils une cible privilégiée des pédés blancs friqués qui paient pour baiser sans capote alors qu’ils sont surinformés sur tout ce que veut dire leur propre séropositivité ? À New York, 30 % des homos noirs sont séropositifs, moins de 3 % chez les homos blancs. Dans la logique actuelle, on parle des homos d’un côté, des immigrés de l’autre. C’est un non-sens en prévention, qui découle de la rigidité des catégories épidémiologiques. Mais il découle aussi du tabou qui interdit de parler des inégalités de pouvoir entre homosexuels. En fait, c’est un peu comme les messages de prévention aux femmes hétéros qui ne disent rien du pouvoir des hommes sur les femmes, dans la relation sexuelle. C’est le mec qui décide s’il va mettre la capote, même si la femme a des moyens de subversion. Dire aux femmes de se protéger, cela n’a un sens que si on fait quelque chose pour leur en donner les moyens (...) » (ibid.).
78Les limites des formes de catégorisations de l’épidémiologie résident dans l’invisibilisation, du fait du primat accordé aux « identités socio-sexuelles », d’autres formes d’identités sociales qui seraient autant voire plus pertinentes pour appréhender les inégalités d’exposition au virus.
79Mais d’autres raisons fondent également cette invisibilité des « immigrés » et de leurs « descendants », comme en atteste l’extrait suivant :
« Pour les Maghrébins, il y a toujours eu un blocage. On essaye de faire comme si les Arabes malades du sida, ça n’existait pas, alors que la France est le seul pays au monde où une minorité arabe a été frappée de plein fouet par le sida. Pourquoi ? Parce qu’avec nous on ne peut pas renvoyer facilement à une “pathologie d’importation”, l’injustice vécue est bien française. On prétend alors qu’il ne faut pas distinguer les Arabes des autres Français, car ce serait les stigmatiser. L’excuse du risque de stigmatisation nous a constamment été opposée, ce faux débat ne devrait plus être d’actualité. Mais des gens sont morts, et vont mourir, parce que, soi-disant, on ne veut pas les stigmatiser. Ils n’accéderont pas à la prévention, aux soins et resteront seuls, sauf si nous apprenons à nous organiser. Une lutte contre le sida qui ne prendrait pas la pauvreté comme donnée de base, comme point de départ, ne serait pas une lutte de progrès social mais bien un exercice en auto-agrandissement, une fétichisation d’une catégorie sociale des malades du sida (...) » (ibid).
80Cette critique de la « raison épidémiologique » et la déconstruction des catégorisations dont elle use mettent l’accent sur l’impensé des conditions sociales qui aboutissent à l’exposition au risque et de son « co-facteur » : la pauvreté. « Le sida est la première grande épidémie qui ne fait pas des problèmes posés par la pauvreté un thème central. La question est présente mais de façon transversale, subordonnée à la logique épidémiologique de définition des différents “groupes à risques”. Cette subordination se retrouve dans la façon dont le mouvement de lutte contre le sida définit ses orientations stratégiques » (Pinell, 2005).
Le réseau sémantique d’une politique de la mémoire
81Le 22 mai 2002, sur une banderole réalisée pour le « premier rassemblement des familles maghrébines et africaines pour survivre au sida », place de la Fontaine des Innocents à Paris, on pouvait lire : « Nous avons survécu à l’esclavage. Nous avons survécu à la colonisation. Nous avons survécu à l’immigration forcée. Nous survivrons au sida » (http://www.survivreausida.net/a2982). Alors que la séquence historique mobilisée par les premiers activistes anti-sida au Nord avait trait, via le triangle rose inversé, à la figure du génocide (Broqua, 1998), c’est ici à la mémoire de l’esclavage et de la colonisation que le groupe fait référence. La référence aux « harkis du sida » montre d’ailleurs la présence et l’usage d’un lexique hérité de la guerre d’Algérie. Les grandes dates de l’histoire des massacres coloniaux sont évoquées dans l’émission de radio. Plus récemment, le groupe a participé le 8 mai 200826 à la « Marche des Indigènes contre la République raciste et coloniale », signant dans le journal du mouvement un article intitulé « Séropo et indigène : cocktail destructif ! ».
82C’est peut-être là ce que l’on pourrait qualifier de travail de deuil qui est réalisé. Comme l’écrivent Christophe Broqua et Françoise Loux, « soigner c’est aussi restaurer des “identités blessées”. (...) Comment peut-il y avoir travail de deuil s’il y a exclusion, si la “mémoire collective” ne s’ajoute pas à la mémoire individuelle ? (...) Il reste à s’interroger sur les incidences “pathogènes” de l’agencement hiérarchisé de toute “mémoire collective”. Cet agencement, à côté d’événements sélectivement mémorisés ou commémorés, procède à une occultation des faits ne concernant que des groupes limités et favorise ainsi l’émergence et la cohabitation plus ou moins heureuse de mémoires souterraines ou concurrentes » (Broqua et Loux, 1999 : 79).
83Le travail de deuil ne se limite pas pour autant à un projet commémoratif : à travers la revendication de la reconnaissance sociale de cette histoire, c’est toute la question de l’oppression sociale spécifique des « issus de l’immigration pauvre et de la banlieue » qui est revendiquée, de sorte que la question sociale, qui est aussi une question raciale, soit mise au centre de la lutte contre le sida. C’est pourquoi « Survivre au sida » continue à œuvrer sans que des demandes de subventions ne soient faites en direction des pouvoirs publics ou des organismes privés du type Sidaction, cet ensemble étant disqualifié pour sa participation active ou son silence sur cette histoire. Ils ne sont donc pas perçus comme « partenaires » potentiels du fait de l’autonomie revendiquée. « Il y a une histoire collective, inconnue, passée sous silence. Il faudrait commencer par reconnaître ce qui s’est passé au-delà des chiffres : la douleur, la souffrance de nos familles tient à l’injustice de cette maladie, mais c’est aussi la racine de notre résistance face à celle-ci. Il n’y a pas de vision d’ensemble de l’épidémie et de la lutte contre elle en France sans traiter de la question du lourd tribut payé par les immigrés, les étrangers d’origine à l’épidémie » (Sadki, 2004).
Dimension familiale et hétérosexualité
84La stratégie d’auto-organisation appelée de ses vœux par le collectif « Migrants contre le sida », devenu « Survivre au sida », va aboutir à la fondation en 2003 à La Courneuve d’un « Comité des familles pour survivre au sida » après deux rassemblements en 2002, « Pour sortir du silence et de la honte autour de l’injustice du sida ».
85C’est ici à la solidarité de familles au sens de la parenté27 qu’il faut travailler, en tant que le virus et sa gestion ont une dimension « familiale ». Cela aussi dans la perspective de faire face à ce que Réda Sadki théorise comme une « deuxième épidémie » qui toucherait les populations issues de l’immigration en France, encore une fois de manière silencieuse, et que seule l’implication des personnes concernées permettra de rendre visible, rendant possible la lutte.
86La question de l’homosexualité est alors pensée à travers deux prismes. Le premier est celui de l’histoire coloniale, où l’« érotisation de l’indigène » a nourri une littérature (Gide, Genet) et des représentations racialisées de l’homme maghrébin, avatar de l’« orientalisme » (Saïd, 1980) : les homosexuels blancs seraient donc en quelque sorte complices d’un ordre impérial. Le second est un prisme « classiste », où la « frange minoritaire », qui entend représenter les homosexuels, est décrite comme blanche et appartenant aux classes dominantes. L’identité liée à la classe sociale et à l’origine immigrée et arabo-musulmane a donc préséance sur l’identité sexuelle. Par ailleurs, il s’agit de ne pas subsumer sous la catégorie « homosexuel » d’autres identités et appartenances, comme l’expriment des réactions et articles sur le site internet « survivre au sida »28 au moment du procès d’homosexuels égyptiens en 2001, où un article commentant l’engagement d’associations d’homosexuels en Europe et aux États-Unis face à ce procès s’intitule « Les gays égyptiens ne sont pas la propriété des homosexuels blancs ».
87Depuis septembre 2008, après de longues démarches, le « Comité des familles » a acquis un local à Paris, où de multiples activités sont organisées (projection de films, débats et groupes de paroles, ateliers divers sur la nutrition, les traitements, etc.). Un important travail a été réalisé autour des questions de procréation médicalement assistée et de VIH29, en collaboration avec des soignants et spécialistes partenaires de l’émission de radio. Ainsi, des réunions ont eu lieu autour de ces questions à plusieurs reprises à partir de 2004, dédiées aux couples sérodiscordants ayant un projet d’enfant. Une « fête des amoureux » est aussi organisée annuellement, depuis 2003, à l’attention des personnes touchées par la maladie et de leur famille. Le couple, la famille, la procréation sont donc des questions à l’endroit desquelles « Survivre au sida » et le « Comité des familles » élaborent des initiatives. Un forum de discussion dédié aux séropositifs et à leurs proches a aussi été créé en 2002, cette fois sans aucune référence à une quelconque communauté en dehors du partage de l’expérience de la maladie.
88De l’insistance sur la référence aux séropositifs d’origine arabe et africaine, et aux familles des mêmes origines, ces dernières années ont vu le discours glisser sur la référence aux « familles » de façon multicommunautaire. Ainsi, en avril 2006, on peut lire sur le site à propos des élections du Conseil d’administration du « Comité des familles » : « Si le Comité est véritablement multi-communautaire – alors que d’autres associations qui luttent contre le sida sont de plus en plus cloisonnées par entités ethniques et/ou sexuelles –, c’est à l’image de l’épidémie en banlieue et dans les quartiers. » La critique faite aux associations historiques de lutte contre le sida est aujourd’hui fondée sur l’impensé de l’hétérosexualité et de la dimension familiale de l’épidémie par ces associations30.
Visibilité, étiquetage et reconnaissance
89La lutte pour la visibilité participe donc d’une lutte pour la « reconnaissance » (Honneth, 2000). Mais elle illustre aussi les bénéfices énoncés par Patrick Simon au sujet de la réappropriation du « stigmate » : « Les minoritaires qui poursuivent une stratégie d’inversion du stigmate gagnent sur deux points : ils rendent concrets le système de hiérarchisation ethnico-racial ou sexué souvent masqué derrière l’édifice égalitaire formel, ce qui permet d’actualiser l’état réel de la stratification sociale et des modes d’accès aux droits et ressources et d’exercice du pouvoir dans les sociétés multiculturelles ; sur le moyen terme, ils construisent les conditions d’un dépassement de la logique identitaire en revenant sur les racines de l’étiquetage par l’appropriation de sa traduction. Celle-ci n’est plus le résultat d’une imposition, ipso facto il change de nature et perd de sa portée » (Simon, 2006 : 17).
90En reprenant l’« étiquetage » institutionnel de « Migrants », l’acteur émergent illustre donc le bénéfice secondaire de l’usage d’un « essentialisme stratégique ». La mobilisation autour des questions de « chiffres » vise effectivement au dévoilement d’un ordre discriminatoire, géopolitique et social, que révèle la diffusion sélective du virus. Mais cette mobilisation vise aussi à l’« appropriation de sa traduction », car une grille de lecture présentée comme alternative est mobilisée. L’analyse qui en est faite s’inscrit dans la mise en accusation du déni des pouvoirs publics d’une épidémie aux contours spécifiques, lesquels seraient caractérisés d’abord par une prévalence plus importante, ensuite comme la marque et l’expression du racisme et des discriminations exercés par la société française et ses institutions à l’égard des immigrés et de leurs enfants.
Conclusion : la cible des « Migrants » dans les politiques du sida en France
91En 2002 paraît le rapport Rollet, qui porte sur l’évaluation de la politique nationale de lutte contre le sida entre 1994 et 2000. Les auteurs concluent à une « tardive prise en compte des migrants par crainte de stigmatisation (...) ». Selon les associations auditionnées par l’instance31, « le modèle français de l’intégration a limité le développement de groupes d’action ciblée et les éventuels partenariats qu’ils auraient pu établir avec les pouvoirs publics » (Rollet, 2002 : 211-212). « Modèle français » d’intégration qui gagne à être mis en lien avec le « modèle français » de prévention du sida.
92À la fin des années 1980, les déclarations du Front national à propos du sida et les propositions politiques qu’il fait à ce sujet (dépistage aux frontières, sidatoriums, etc.) vont conduire à un consensus dans le reste de la classe politique, qui fonde ce que Nicolas Dodier (2003) nommera « la cause moderne libérale », attachée aux décisions relatives à la lutte contre le sida. C’est en effet sur la priorité donnée à la lutte contre la stigmatisation des malades que vont s’arrimer la stratégie de communication publique et les orientations politiques, du fait d’une « peur de la peur » (Pollak, 1992). Celle-ci trouve une légitimation dans l’appréhension de la dramatisation face aux prévisions des effets du « fléau » dans la presse (Herzlich et Pierret, 1988), mais aussi dans l’existence de prises de position mettant en avant des options coercitives, dont le discours du leader du Front national constitue le parangon. Cette « peur de la peur » entraîne une double contrainte qui fut largement commentée, puisqu’il s’agissait d’alerter sur une maladie transmissible et mortelle, tout en évitant de stigmatiser les porteurs et transmetteurs du virus. Si ce principe directeur de la solidarité avec les personnes atteintes était partagé à l’échelle internationale, il n’en demeure pas moins qu’il s’exprime ici de façon singulière, en ce qu’il entre en résonance avec une tradition « républicaine » rétive à l’évocation de groupes particuliers et associant la notion d’égalité à celle d’arasement des différences.
93Au sein du « modèle français » de prévention, la priorité va consister, et ce dès le début de l’épidémie, à produire un discours de communication publique sur le thème « tous égaux face au risque », dans l’objectif de limiter la stigmatisation des malades. « Ainsi en schématisant, on peut dire qu’à une première période de stigmatisation des groupes les plus touchés a succédé celle du déni de la diffusion sélective de l’épidémie » (Broqua, 2006 : 18). En somme, le « modèle français de prévention » se caractérise lors de son émergence par le recours conjoint à une communication publique « universaliste » et à des stratégies de proximité qui vont privilégier des « relais communautaires » pour diffuser l’information en direction des groupes les plus exposés au virus. C’est ici qu’il faut évoquer la sociologie des associations de lutte contre le sida (Pollak, 1992 ; Pinell et al, 2002 ; Broqua, 2006). Si l’histoire sociale des mobilisations révèle un lien étroit avec l’épidémiologie, elle entretient également un rapport étroit avec les inégalités d’accès aux ressources en termes de mobilisation. La composition sociologique des groupes touchés par l’épidémie, mais aussi leur structuration en termes de sociabilité préexistante à son arrivée sont incontournables dans l’optique d’une réflexion sur les conditions et formes de la mobilisation. À titre d’exemple, alors même que les usagers de drogue par voie intraveineuse étaient touchés de plein fouet par l’épidémie, il fallut attendre le début des années 1990 pour qu’une action collective revendiquée par des représentants d’usagers de drogue émerge. Le contexte de « prohibition », le paradigme dominant dans le champ de la prise en charge des usagers de drogue, les difficultés afférentes aux conditions de vie et l’appartenance sociale des personnes concernées ont sans nul doute contribué à cette émergence relativement tardive. En portant une certaine attention aux conditions de possibilité d’une structuration associative des minorités immigrées ou descendantes d’immigrés en France, il est facile de noter que le droit d’association pour les étrangers n’existe que depuis 198132. Par ailleurs, la dimension « précaire » de ces associations, « leur position au bas de l’échelle de l’estime associative » (Boubeker, 2008 : 188) sont particulièrement visibles. Nous pouvons ainsi distinguer quatre grandes séquences dans les formes de réponses promues par les pouvoirs publics et visibles dans le déroulement diachronique des initiatives et mobilisations présentées.
94La première (1989-1994) est caractérisée par la thématique des « relais introuvables » du fait du « monde à part » auquel les « migrants » sont associés. De 1989 à 1994, c’est à l’AFLS qu’est revenue la charge de construire le cadre et de décliner les actions de prévention. L’Agence définit notamment comme « cible » de son action, au sein des actions de proximité, les « Migrants ». Ces derniers sont distingués des « milieux défavorisés » et figurent aux côtés des « homosexuels », « toxicomanes », « prostituées », « milieu du travail », « jeunes » et de la « population générale ». La « cible » des « Migrants » est donc conçue comme tout à fait « spécifique », en dehors d’un quelconque argumentaire épidémiologique. C’est alors la thématique des « relais introuvables » qui va dominer s’agissant de cette catégorie d’action publique, car peu de projets, en dehors de ceux qui concernent les résidents en foyers de travailleurs – comme cela a été évoqué –, sont déposés en réponse aux appels d’offre de l’Agence. Le rapport Montagnier, faisant le bilan de la stratégie de l’AFLS fin 1993, en conclura : « La mise en œuvre d’actions spécifiques en direction des migrants est rendue difficile par le poids des obstacles culturels et linguistiques, la multiplicité des autres problèmes à résoudre paraissant plus urgents, le risque de stigmatiser une population dont l’insertion est déjà fragile. L’ensemble de ces difficultés se traduit par la prudence des institutions compétentes devant la nécessité de s’engager dans ce domaine » (Montagnier, 1993 : 113). Dans cette rhétorique des « relais introuvables », c’est d’une part la responsabilité des associations d’immigrés qui ne se « mobilisent pas » qui est mise en cause, et d’autre part un malaise évident qui est lisible, illustrant combien la prévention du sida fait alors les frais de la difficile question du traitement social et politique de l’immigration en France. Pour rappel, l’année où le rapport Montagnier est publié est celle des fameuses lois dites « Pasqua », qui vont avoir pour conséquence la fragilisation d’une grande partie des personnes immigrées de nationalité étrangère au regard de leur statut sur le territoire, et qui aboutissent à « produire des irréguliers » (Fassin et al., 1998). La mobilisation contre la double peine et l’échec de la revendication d’un statut pour les étrangers malades à cette période en sont indéniablement le signe.
95La seconde séquence, de 1994 à 1999, est marquée par l’appréhension des migrants comme « groupe vulnérable », en raison notamment de nouveaux enjeux d’accès au dépistage et aux soins avec l’arrivée de traitements efficaces en 1996. Puisque les activités de prévention sont intégrées, après la disparition de l’AFLS en 1994, au sein de la Division Sida de la Direction générale de la santé (DGS), la catégorie d’intervention des « migrants » fait son entrée dans les matrices institutionnelles, dans le contexte de la décentralisation (Borraz, 1998), c’est-à-dire qu’elle se généralise comme cible légitime de l’action publique en matière de prévention et d’accès aux soins à l’ensemble du territoire. C’est comme « groupe vulnérable » que les « Migrants » sont maintenant présentés dans les documents émanant des autorités sanitaires. La période ne fait pas l’objet d’un « plan national » explicite, mais dans la définition des « orientations stratégiques de 1997 », la référence aux « Migrants » apparaît aux côtés des « usagers de drogues, prostituées, et personnes en situation de précarité » (Rollet, 2002 : 213). Parallèlement, un ensemble d’associations spécifiques de prévention et de prise en charge du sida mettent en place des « programmes migrants » pour lesquels des financements sont octroyés. C’est à cette époque qu’apparaissent les premières associations issues de l’immigration faisant du sida un objet spécifique d’intervention. Ainsi en est-il d’Ikambere, pour répondre aux problèmes d’accès aux soins et d’isolement des femmes africaines séropositives résidant en France, mais aussi, dans un tout autre registre, de « Migrants contre le sida ». La notion de « vulnérabilité », qui se développe tant dans le jargon des institutions internationales chargées de la lutte contre le sida (Delaunay, 1999) que dans celui des politiques sociales en France, est donc une évolution dans le mode de catégorisation de la cible « Migrants ».
96La troisième séquence (1999-2004) se caractérise par la promotion d’une politique « ciblée », où la visibilité des « migrants » dans la communication publique sur la maladie est conçue comme un outil d’amélioration de l’accès à la prévention, et où la question est perçue comme prioritaire. Des évolutions majeures se font jour avec ce que l’on pourrait décrire comme une sortie de la gangue de la « spécificité » et de l’invisibilité qui avaient jusque-là caractérisé l’appréhension de cette question. La publication de chiffres en est un signe indéniable, mais aussi l’entrée dans le droit de la catégorie « étranger malade », la publication de brochures et d’outils de prévention en langues étrangères, et surtout le choix de promouvoir une visibilité des « migrants » dans la communication publique sur la maladie. Les premiers « spots » de prévention à la télévision mettant en scène deux femmes africaines parlant du dépistage du VIH seront diffusés en 2002, ce qui traduit d’une part une évolution globale de la politique de lutte contre le sida en faveur d’un ciblage plus explicite, mais aussi les revendications portées par certaines associations immigrées devenues des interlocutrices des pouvoirs publics. Le plan national 2001-2004 entend rendre visibles les « migrants » dans la communication grand public. Tandis qu’un des objectifs principaux énoncés est de « réduire l’écart existant entre la population française et la population étrangère ». À partir de 2003, les chiffres enfin disponibles de la déclaration obligatoire de séropositivité venant souligner l’importance de l’épidémie chez les personnes hétérosexuelles originaires d’Afrique subsaharienne vont renforcer ces orientations. Mais ces évolutions entérinent en outre dans le champ de la lutte contre le sida celles relatives au traitement social de la question immigrée en France : à partir de la fin des années 1990, en effet, la reconnaissance de l’existence de discriminations et la mise en place de politiques de lutte contre ces dernières vont figurer dans l’agenda politique. Venant « requalifier » ce qui était auparavant désigné sous le terme d’« intégration » (Lorcerie, 2000), la diffusion du vocable de « discriminations », tant à l’échelle des débats publics qu’à celle des politiques publiques censées lutter contre elles, marque une rupture dans la mise en forme des « problèmes liés » à l’immigration. Elle s’articule en outre avec les questions à la fois statistiques et politiques liées à la « visibilité » des « générations issues de l’immigration ».
97La dernière période, entamée en 2004, allie mise en place de dispositifs de « discrimination positive » avec une visibilité épidémiologique massive des migrants originaires d’Afrique subsaharienne. En 2004 en effet, la France se dote du premier « Plan national étrangers/migrants » de lutte contre le sida, dont les principes (agir auprès des « migrants » à la fois comme une composante de la société française et comme un groupe spécifique, prendre en compte la diversité en évitant les stéréotypes) sont reconduits depuis. C’est une première dans l’histoire de la santé publique française ; c’est aussi le signe de l’extension à ce domaine des questions de « reconnaissance de la diversité » qui traversent la société française.
98Les éléments d’histoire sociale des luttes évoqués dans ce texte soulignent les liens entre discriminations liées à la nationalité et/ou à l’origine dans une société et inégalités en termes d’accès à la prévention et d’exposition au risque. Si c’est l’invisibilité qui a longtemps prévalu, de sorte que la question immigrée a pu être qualifiée de « point aveugle » des politiques de lutte contre le sida (Fassin, 2004), la scène du sida est aussi un observatoire de choix des évolutions contemporaines du traitement de l’altérité dans la société française, au point que le dernier plan de lutte étrangers/migrants peut être considéré comme un dispositif de « discrimination positive ». Qu’il s’agisse de la production sociale des dynamiques de l’épidémie, de polémiques relatives à l’invisibilité statistique et à la gestion « postcoloniale » des populations immigrées, de l’adaptation socioculturelle des messages et politiques préventifs, la lutte contre le sida constitue un observatoire de tout premier choix venant révéler les enjeux attachés à l’interaction entre la société française et ses « immigrés ».
99Mais si des évolutions peuvent être décrites, c’est aujourd’hui comme hier l’accès aux droits qui demeure un enjeu central, malgré depuis 1998 la possibilité de régularisation ouvrant l’accès théorique à une « carte de séjour de plein droit » aux étrangers malades. Sans cesse remis en question (Odse, 2008), ce droit théorique se heurte dans la pratique à un contexte où la « criminalisation de l’immigration » et le paradigme de la gestion des flux migratoires entrent en opposition avec les politiques visant à promouvoir l’accès à la prévention, au dépistage et aux soins des « populations migrantes », qu’il s’agisse du sida ou d’autres problèmes de santé. C’est l’une des leçons politiques de ces luttes que de l’avoir, dès 1991, fait observer.
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Notes de bas de page
1 INVS : Institut national de veille sanitaire (France).
2 S’agissant de la mesure des « migrants » dans l’épidémiologie du sida, je renvoie à deux de mes textes (Musso, 2009 a, 2009 b).
3 Mais elle demeure inexploitable, car elle n’est pratiquement jamais renseignée par les médecins déclarants (Florence Lot, INVS, comm. pers., juillet 2010).
4 M. Brice Hortefeux était à ce moment-là à la tête du ministère en charge de l’immigration.
5 Dans l’ouvrage de Pinell et al. (2002) retraçant l’histoire de la lutte contre l’épidémie en France jusqu’en 1996, aucune partie ne concerne la « question immigrée ».
6 Partie de Marseille en octobre, la marche réunit à son arrivée à Paris 100 000 personnes et des représentants des marcheurs seront reçus par François Mitterrand ; ils réclament l’égalité des droits et la justice pour tous.
7 Ainsi, dans l’unique témoignage écrit existant d’une jeune femme algérienne, arrivée en France dans l’enfance et ayant appris sa contamination en 1991, elle écrit : « Il m’a fallu dix ans pour oser parler de ma maladie à ma famille. Pour desceller les barreaux de la chouma et du mektoub. Je ne voulais ni de la honte ni de la fatalité. Le plus dur c’est de se taire. (...) Dans beaucoup de familles maghrébines, une des choses les plus importantes, c’est le nif, l’honneur, la réputation. Il faut se montrer digne de son nom, de sa lignée, de ses ancêtres. Du coup quand je tombe malade, j’ai la tentation de m’excuser. C’est tellement sale de parler de cette maladie, tellement honteux. C’est pire que la peste et d’ailleurs on ne prononce jamais le nom. Sida. On préfère dire cancer. C’est plus respectable et bizarrement, ça fait moins peur ! » (Zermane et Mascarello, 2006 : 15).
8 « C’est écrit », « c’est le destin ».
9 « Les pères, on en a eu quelques-uns, mais ça dépasse pas trois ou quatre... C’est encore plus dur pour eux d’en parler, il y a cette pudeur. »
10 C’est d’ailleurs aussi au titre de « mères » que des femmes prendront à la même époque des initiatives de mobilisation contre les crimes racistes. À l’instar de Mme Hachichi et Mme Guemiah (dont les fils ont été tués à Vaulx-en-Velin et à Nanterre) qui ont impulsé l’Association des mères de victimes de crimes racistes (1983-1985). L’association manifeste à deux reprises (21 mars et 27 octobre 1984), à l’image des « folles de la place de Mai » en Argentine, devant le ministère de la Justice place Vendôme (Lesselier, 2006).
11 Laronche M. : « L’expulsion d’un délinquant marocain séropositif. Driss en état d’urgence ». Le Monde, 11 décembre 1991, reproduit sur : http://survivreausida.ne1/a5948-l-expulsion-d-un-delinquant-marocain-seropos.htm
12 Du fait de l’« alerte sanitaire » déclenchée par ces résultats, en janvier 1994 une importante réforme est mise en place, transférant la médecine pénitentiaire au service public hospitalier.
13 Action pour les droits des malades étrangers en France : groupe de pression constitué pendant 6 mois, avec 36 signataires : associations humanitaires, associations de soutien aux droits des étrangers, CNDP, associations d’aide aux malades, associations de lutte contre le sida.
14 Urgence Malades Étrangers en Danger: composé de 1996 à 1998 par le Mrap, Sida Info Service, Aides, Médecins du monde, Arcat-Sida, Cimade.
15 Sur l’histoire de la « cause » de l’étranger malade, voir Musso-Dimitruevic (2001). Sur l’histoire de la lutte contre la double peine en France, voir Mathieu (2006).
16 L’AFLS sera chargée de 1989 à 1994 de l’organisation de la prévention de l’épidémie.
17 La Sonacotra, principal organisme de gestion jusqu’au début des années 1990, est créée en 1956.
18 À l’image de ce que soulignent Jean-Pierre Dozon et Didier Fassin en ce qui concerne la santé publique (Dozon et Fassin, 2001).
19 Le Maghreb se caractérise par une situation épidémiologique de faible prévalence du sida, bien que les acteurs locaux redoutent un développement de l’épidémie dans les années à venir (Jenkins et Robalino, 2004). En outre, l’histoire de l’épidémie dans cette région du monde est inscrite d’emblée dans les traces d’une histoire postcoloniale : qu’il s’agisse de l’Algérie, du Maroc ou de la Tunisie, les premiers cas de sida dans la deuxième moitié des années 1980 concernent en grande partie des personnes ayant vécu en Europe. Le sang contaminé, les allers-retours d’hommes mariés mais résidant seuls en France ont également été un mode local de contamination de femmes restées au pays. S’y ajoutent les personnes ayant été expulsées vers le pays d’origine de leurs parents à l’issue d’une trajectoire souvent marquée par un usage de drogue par voie intraveineuse et une expérience carcérale. Ainsi, outre la figure de l’« étranger » partout vu comme l’« importateur originel du virus », se greffe dans les sociétés d’origine au début de l’épidémie une représentation de l’« émigré » comme étant « à risque », ou responsable de l’importation du sida (Dialmy, 1998).
20 Sur les logiques sociales présidant aux stratégies matrimoniales dans le cadre de « mariages au bled », voir Musso (2005).
21 Le terme de « milieu » avait été alors retenu car sa dimension de signifiant flottant avait un avantage heuristique que n’avaient pas par exemple les termes de communauté ou de minorité ; voir Dozon (1997 : 5).
22 Voir Edelmann (1996 : 96-99).
23 Conçu avec les docteurs Emmanuel Ricard et Pascal Revault, il s’agit du « Programme national pour l’amélioration de l’accès à la prévention et aux soins avec les publics en situation de vulnérabilité ». Soutenu principalement par la Direction générale de la Santé, ce programme expérimental s’est déployé sur trois régions (Île-de-France, Guyane, Paca) et quatre sites (Paris, Marseille, Nice, Cayenne). Pour un bilan, consulter : http://www.imea.fr/imea-mediation/CollMSP051003Som.php
24 Notamment de la première association d’Africains séropositifs en France : African Positive Association (APA).
25 À l’instar du « Naz project » apparu au début des années 1990.
26 Date choisie en référence au massacre de Sétif, en Algérie, le 8 mai 1945.
27 À la différence de la notion de « famille choisie » qui a été mise en avant par le mouvement de lutte contre le sida.
28 D’abord nommé « migrants contre le sida », le site internet de l’émission de radio s’appelle depuis 2000 « survivre au sida » : http://survivreausida.net/
29 Le site www.papamamanbébé.net en rend compte.
30 Comme l’illustre bien, à titre d’exemple, le débat entre Bruno Spire et Réda Sadki en 2009 : http://papamamanbebe.net/a8792-dialogue-entre-bruno-spire-et-reda-sadki-le.html
31 IMEA, GRDR, URACA Ikambere, Migrants contre le sida.
32 En 1939, un décret de loi interdit aux étrangers de créer en leur nom propre des associations lois de 1901 sans une autorisation de déclaration préalable assujettie à la décision du préfet. C’est plus précisément cette mesure qui sera abrogée en 1981 et va être concomitante du développement d’associations.
Auteur
Anthropologue. Post-doctorante Centre Norbert Elias, École des hautes études en sciences sociales (EHESS, Marseille).
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