Chapitre 5. Prendre en charge les enfants affectés par le VIH/sida en Inde du Sud
Recommandations internationales et pratiques locales
p. 179-203
Remerciements
Ce texte est basé sur une étude de terrain financée par une bourse de recherche ANRS et une participation au programme « Sociétés et Médecines en Asie du Sud » de l’Institut français de Pondichéry. Je tiens à remercier en particulier, pour leurs commentaires, Frédéric Bourdier, David Picherit, Célina Jauzelon, Laurent Pordié ainsi que les évaluateurs anonymes.
Texte intégral
Introduction
1Les transformations des politiques de développement au cours des quinze dernières années ont largement accompagné les mesures néolibérales visant au moins d’État, en Inde et ailleurs : les ONG, présentées comme transparentes et efficaces face à un État bureaucratique (Atlani-Duault, 2005), sont chargées de la mise en place de projets internationaux (comme le micro-crédit) par des agences internationales qui leur versent directement des fonds. Cette prééminence des ONG et cette réorganisation sont décrites par Elyachar (2003) comme une forme de contrôle et de pouvoir exercés par les agences sur les ONG (pression sur les financements), alors que Ferguson (2002) insiste sur une remise en question de l’autorité de l’État, basée sur une vision globale et dominante de l’espace, au profit de celle des ONG, basée sur une vision différenciée et localisée. Il montre comment les agences tentent d’intervenir directement auprès des acteurs locaux sans passer par l’État, à travers de nouvelles formes de gouvernance- transnational governmentality – et une structure parallèle entre l’État et les agences internationales.
2Cette approche des ONG contre l’État est toutefois plus complexe en Inde dans le contexte du sida et de l’enfance, champs privilégiés des recommandations nationales et internationales. Bourdier l’explique ainsi : « Avec l’irruption de l’épidémie du VIH et les ressources financières mises à disposition, le secteur associatif connaît un nouvel essor, mais aussi un rétrécissement de son champ d’activités et surtout de sa marge de liberté » (Bourdier, 1999 : 105). Les marges de manœuvre des ONG se réduisent et leur investissement suscite des négociations permanentes avec les différents acteurs présents. Quant à l’État, il conserve en Inde ses prérogatives sur ces questions sociales en administrant et en articulant des programmes nationaux et internationaux.
3Les ONG, bien que soumises à de fortes pressions de la part tant des agences, de l’État que du contexte local, sont pourtant loin de n’être que des récipiendaires de fonds. Des études montrent ainsi la multiplicité des modes d’invention et de résistance des ONG devant la puissance économique et idéologique des gouvernements et des agences internationales qui les financent (Mosse, 2005 ; Bierschenk et al, 2000 ; Lewis et Mosse, 2006). De plus, la concurrence entre ONG dans le sud de l’Inde autour du sida (Bourdier, 1999) requiert de multiples mécanismes visant à sécuriser et/ou étendre leur empreinte sur un espace social et spatial : se créer un espace d’intervention à soi pour l’accueil de « bénéficiaires ».
4C’est dans ce cadre que s’inscrit ce chapitre, qui explore les logiques de maximisation des ressources politiques, sociales et économiques du directeur d’une ONG par une diversification des sources de financement, dans un contexte d’incertitude budgétaire menaçant la pérennisation de l’activité de son ONG. Basé sur un terrain ethnographique mené dans différentes institutions et ONG actives dans le champ de l’enfance et du VIH en Inde du Sud (Pondichéry1/Tamil Nadu)2, ce texte a pour objectif d’examiner, travers une étude de cas portant sur un projet de prise en charge sociale des « enfants du sida », les négociations constantes opérées par le directeur de cette ONG située à Pondichéry entre les agences internationales et leurs recommandations, l’État, le contexte local dans lequel s’implante le programme, mais aussi les tactiques et objectifs propres de l’ONG et de sa direction.
5Nous analyserons tout d’abord la multiplicité des acteurs internationaux et nationaux impliqués dans la prise en charge des orphelins et des enfants affectés par l’épidémie du sida en Inde et à Pondichéry. Ensuite, nous examinerons comment l’ONG Mapi et son directeur négocient leur position depuis la création de l’ONG dans le contexte local pondichérien, marqué par la forte présence de volontaires travaillant pour des ONG, des bailleurs de fonds, de l’État et d’institutions religieuses. Puis nous explorerons les tactiques et les stratégies mises en œuvre par le directeur, qui allient anticipation des projets des bailleurs de fonds et gestion des relations avec les autres acteurs locaux. Enfin, nous étudierons comment les formes de financement envisagées obéissent à une tension permanente entre la volonté de répondre aux orientations des agences internationales et une recherche constante d’autonomie.
La prise en charge des enfants et le sida en Inde du Sud
Apparition de la question enfance et sida
6La question des enfants et du sida, soulevée en premier lieu par le nombre croissant d’orphelins en Afrique subsaharienne, s’est imposée à la fin des années 1990 dans l’agenda des agences internationales, appelées à intervenir face à ce problème qualifié de « crise des orphelins du sida »3. Mais cette question ne s’est véritablement imposée en Inde4 qu’en mars 2005, lors de la première Consultation nationale sur les « enfants rendus vulnérables ou affectés par le VIH/sida » qui s’est tenue à Delhi5. Regroupant des représentants de l’État, des ONG, des Nations unies, des réseaux de personnes vivant avec le VIH/sida (PLWHA6) et des bailleurs de fonds, cette réunion aboutit au « Delhi Commitment », dit « Panchsheel », fondé sur cinq principes directeurs : renforcer la capacité des familles à protéger et à s’occuper des orphelins et des enfants vulnérables ; mobiliser et soutenir les réponses basées sur la communauté ; garantir l’accès aux services essentiels pour les orphelins et les enfants vulnérables ; assurer que le gouvernement protège les enfants les plus vulnérables à travers l’amélioration des politiques et de la législation ; accroître la diffusion de l’information à tous les niveaux pour créer un environnement favorable.
7Si le terme pour désigner l’engagement des divers participants a une consonance bien indienne, le contenu n’a rien de nouveau : les recommandations sont celles énoncées dans divers rapports internationaux (Usaid, 1997, 2000 ; Unaids, Unicef et Usaid, 2002 et 2004 ; Unicef et Unaids, 1999), reprises par les ONG (IFRC, 2002) et rédigées en premier lieu lorsque le problème s’est posé pour l’Afrique. Au cœur de ces recommandations se trouve une opposition binaire entre famille et institution. La prise en charge institutionnelle7, qui a pu se développer sous l’impulsion d’ONG, fut découragée par les agences internationales. Les exigences économiques d’une institution, associées à la représentation de la famille comme l’environnement le plus favorable au développement de l’enfant, expliquent le discours uniforme en faveur d’une prise en charge par la famille et la communauté (Unaids, Unicef, Usaid, 2004). La Convention des Nations unies pour les droits de l’enfant a largement influencé ce discours à visée universelle8.
Famille versus institutions
8S’il est vrai que la famille élargie constitue la première structure sollicitée en cas de décès des parents en Inde, le fonctionnement du soutien familial est largement dépendant de facteurs tels que la nature de la maladie, les conditions économiques, mais également les relations sociales et familiales préexistantes au décès. L’institution, souvent opposée à la famille, a une place importante en Inde dans la prise en charge des enfants affectés par le VIH/sida, que ces enfants soient séropositifs ou non. Les familles ne sont pas les seules responsables du choix des stratégies adoptées, les institutions entrant facilement en contact avec les familles et offrant leurs services. C’est le cas à Pondichéry et au Tamil Nadu, où les congrégations catholiques, présentes depuis le milieu du xviiie siècle, ont créé un réseau très dense d’institutions auxquelles s’ajoutent des ONG locales et des orphelinats créés par des étrangers. L’État n’offrant pas de structures publiques d’accueil des orphelins à Pondichéry, le rôle de ces institutions est majeur. S’ils ont peu investi le champ politique, les groupes religieux ont en revanche acquis une place importante dans le champ social à travers les écoles, orphelinats, centres de santé (Clementin-Ojha, 2006). Sans opérer de distinction relative à la cause du décès des parents, ces hostels9 ne logent pas exclusivement des orphelins mais surtout des enfants de familles défavorisées de Pondichéry et du Tamil Nadu10. À l’hostel est souvent attachée une école qui est censée garantir l’insertion des enfants et justifier leur placement : l’éducation et les espoirs d’ascension sociale dont elle est porteuse compensent la rupture avec la famille et les valeurs du groupe. Du côté des religieuses, l’accent est mis certes sur le rôle éducatif de l’institution mais également sur la possibilité de transmettre aux enfants de « bonnes valeurs », de leur offrir un environnement favorable à leur développement.
9L’État, quant à lui, participe à la prise en charge institutionnelle des orphelins par le biais des contrôles et des subventions accordées aux associations. C’est le Social Welfare Department qui a pour fonction de sélectionner, d’attribuer des subventions11 et de superviser les institutions accueillant nuit et jour des enfants. Il s’est progressivement impliqué dans la prise en charge thérapeutique12 des enfants séropositifs.
10Si la prise en charge des enfants non infectés s’est largement appuyée sur le réseau institutionnel existant, celle des enfants séropositifs s’est véritablement construite autour de la maladie. Ainsi, dès le milieu des années 1990, certaines institutions ou ONG, confrontées au rejet ou aux difficultés des familles à prendre en charge ces enfants, que ce soit dans l’État du Tamil Nadu ou à Pondichéry, ont commencé à les accueillir dans des structures exclusivement orientées vers les malades du sida. Devançant la mise en avant de ce problème par les agences internationales, elles ont perpétué ainsi le rôle majeur joué par la société civile dans la lutte contre l’épidémie dès la fin des années 1980 au Tamil Nadu (Bourdier, 1999).
11Ainsi, à Pondichéry, c’est en juillet 1999 que Shanthi Bhavan (« Maison de paix ») commença à accueillir les personnes vivant avec le VIH/sida. Créée par deux congrégations catholiques (l’une indienne, l’autre composée de missionnaires occidentaux), Shanthi Bhavan, était initialement un centre de fin de vie. Des hommes, des femmes puis des enfants vinrent cependant résider dans ce centre connu au fil du temps de toutes les ONG ou des bureaux administratifs travaillant de près ou de loin sur les problèmes relatifs à l’épidémie de VIH/sida à Pondichéry13. Les premiers enfants présents dans le centre furent ceux des adultes vivant à Shanthi Bhavan. Mais, progressivement, de plus en plus d’enfants furent adressés aux religieux14. Sur 42 personnes présentes en décembre 2006, 22 étaient des enfants, dont 19 double-orphelins (3 étaient avec leur mère). Ces enfants sont tous séropositifs, puisque Shanthi Bhavan n’accueille que les personnes infectées par le VIH/sida. Si le centre est financé en grande partie par les congrégations, des aides extérieures, ponctuelles, peuvent intervenir, comme ce fut le cas avec la Croix Rouge française. De même, des liens étroits avec la Pondicherry Aids Control Society (PACS)15 sont entretenus et le nombre de subventions accordées par le gouvernement n’a cessé de croître depuis la création du centre.
12Les orphelins qui ne sont pas malades ne sont pas reçus au centre. Les religieuses s’appuient alors sur leur réseau d’institutions pour placer ces enfants – si la famille fait défaut ou le souhaite -dans des hostels appartenant à la même congrégation : « Les liens avec l’enfant sont plus facilement conservés. »
13En effet, la dichotomie entre famille et institution ne rend pas compte des liens multiples entre les institutions, l’enfant et sa famille. Loin d’être exclusive, la prise en charge des enfants est plus variée : la notion de circulation rend mieux compte des liens complexes entre les institutions et les ONG, mais aussi du parcours chaotique des enfants alternant entre différentes structures d’accueil.
Mapi et les ressources locales : négociations, réseaux, contextes
14L’extraordinaire multiplicité des programmes internationaux, leur instabilité et leur courte durée de vie auxquelles se superposent des liens complexes avec les différents départements gouvernementaux, de l’État fédéral à l’État régional, et avec des institutions d’obédiences diverses nécessitent pour les ONG soucieuses de développer leur activité une connaissance fine des arcanes du pouvoir et des réseaux, mais aussi la prise en compte du contexte et des ressources locales. Les financements étant limités, il convient pour assurer la survie de l’ONG d’en combiner plusieurs, d’opérer des rapprochements ou d’entrer en concurrence avec les autres acteurs. C’est dans ce contexte que l’ONG Mapi est née en 1992 puis a évolué au gré des différentes transformations locales et transnationales.
Mapi et l’espace transnational de Pondichéry
15L’ONG Mapi et Murugan16, son directeur, tentent de s’implanter durablement dans l’espace de Pondichéry et du Tamil Nadu, Pondichéry tenant une place à part dans les politiques de développement en Inde. De l’héritage des institutions sociales chrétiennes au tsunami, les aides multiples et diverses y ont largement afflué au cours des dernières années. La présence française, la cité internationale Auroville, l’ashram d’Aurobindo, attirant principalement des Bengali, mais aussi la proximité de Chennai (Madras) et de Bangalore en font un lieu mêlant touristes indiens et étrangers, et volontaires d’horizons divers. Le tsunami a donné lieu à une implantation massive d’ONG, d’institutions et de groupes religieux (des groupes protestants américains aux catholiques européens, en passant par les Églises telles que la Scientologie), qui ont fait de Pondichéry (l’un des lieux les moins touchés par le tsunami) leur quartier général, la ville offrant de multiples facilités aux ONG et à leur personnel.
16Si les activités de ces ONG sont extrêmement variées, l’afflux de personnel étranger et de fonds internationaux a profondément modifié le contexte local dans lequel se démène Murugan depuis 1992. Cet afflux apparaît pour de nombreuses ONG telles que Mapi comme des sources souvent illusoires de financement. En tant que jeune étrangère, j’entre pleinement dans cette catégorie lorsque je rencontre Murugan pour la première fois.
17Suite à une réunion de prévention auprès des Trade Union Leaders qu’il a organisé et à laquelle j’assiste, je le contacte au sujet de son projet d’ouverture d’un hostel17 à Thirubhuvanai18 pour les enfants affectés par le VIH/sida, tout en spécifiant mes objectifs de recherche (et non d’engagement ou de financement). Au téléphone, il s’invite sur mon lieu de travail. Ma première rencontre avec le directeur de l’ONG Mapi se passe dans les locaux de l’Institut français de Pondichéry. Suivi par un des travailleurs sociaux de l’ONG, fier et à son aise, insigne du Lion’s Club épinglé à sa chemise, il ne manque pas une occasion de saluer les chercheurs étrangers présents et de les convier à son prochain meeting. Ne m’offrant que quelques informations – notamment l’identification d’une vingtaine d’enfants sur Thirubhuvanai susceptibles de bénéficier de son projet –, il m’encourage à aller le voir à son bureau : « Vous pourrez voir les photos des enfants. » Et il ajoute en plaisantant : « Si vous en aimez un, vous pouvez donner de l’argent pour lui. ». Telle fut ma première entrevue avec Murugan, directeur de Mapi, Mother NGO du Territoire de Pondichéry.
18Ces premiers échanges révèlent l’importance de la création et de l’entretien de réseaux dans le développement ou le maintien des activités de l’ONG. Ces réseaux sont multiples et sont construits en fonction du mode de financement envisagé – ici une participation financière des acteurs étrangers. Ils sont également complémentaires. Entretenir un réseau de relations avec des partenaires étrangers peut être une source de prestige légitimant les actions de l’ONG, et un moyen d’accéder plus facilement à des fonds : dans les réseaux locaux, auprès d’agences internationales, ou directement auprès des étrangers.
19Le temps aidant, ma position s’est éclaircie vis-à-vis de Murugan, sans cependant que tout espoir de don soit abandonné. Au cours de mon étude de terrain, nous nous sommes revus à maintes reprises dans des contextes et des lieux divers, tant à Pondichéry qu’à Thirubhuvanai, le lieu où sont implantés les locaux de l’ONG.
Les débuts de l’ONG et les réseaux
20Si Mapi est engagée dans des activités de prévention du sida depuis plusieurs années, la lutte contre l’épidémie n’est pas à l’origine de la création de cette ONG. En 1992, alors avocat en exercice19, Murugan entreprend des activités à caractère social avec d’autres « amis » avocats et des membres de sa famille : conseils juridiques gratuits pour les « pauvres », conseils auprès des familles, défense des droits de l’homme, etc. LONG est enregistrée administrativement cette même année. C’est à cette période qu’est créé le Lion’s Club Cosmopolitan, dont Murugan est un des membres fondateurs. Il deviendra en 1996 le président de ce club, qui est désormais « le plus important parmi les dix que compte Pondichéry ».
21Initialement, Murugan et ses « amis » ont injecté leurs propres fonds pour financer les programmes. Encore maintenant, précise-t-il souvent, il les sollicite régulièrement, l’ONG étant financièrement « très fragile » et « ne recevant pas assez d’argent du gouvernement ou de donneurs étrangers ». Ses « amis » ainsi que les membres du Lion’s Club ont un rôle important à ses yeux sur la bonne tenue financière de l’ONG. Aussi définit-il le Lion’s Club « comme une association qui fait du service social, c’est une ONG internationale ». Ce réseau a participé au développement de l’ONG. Depuis 1992, l’ONG n’a cessé de croître et d’offrir des activités de plus en plus variées (actuellement entre 20 et 25), orientées essentiellement vers les populations rurales défavorisées de Pondichéry et du Tamil Nadu ; Mapi « couvre une quarantaine de villages sur Pondichéry et le Tamil Nadu ». L’étendue du panel de ses projets, le nombre de « bénéficiaires » et la dimension spatiale sont des éléments essentiels qui pour lui légitiment l’action de son organisation. Surtout, ils soulignent l’importance de s’approprier un espace via des activités, de constituer un territoire aux contours fluctuants et conflictuels avec les autres ONG.
Projets entre État et agences internationales
22Outre l’implication décrite comme décisive par Murugan du Lion’s Club et des donneurs étrangers, le gouvernement central, via le gouvernement de Pondichéry20, participe au financement de l’ONG par l’intermédiaire de quatre départements21 selon les activités menées. Mais ce financement est présenté par Murugan comme anecdotique.
23En effet, les sommes versées par l’État sont insuffisantes pour mener une action, d’autant plus dans le domaine de l’accueil des enfants et des malades du sida qui exige de nombreux investissements logistiques. Les activités de prévention menées par Mapi contre la transmission du VIH/sida, entamées en 2004, sont financées par Aids Prevention And Control Project (Apac)/Usaid, un bailleur de fonds nord-américain pour la prévention et le soutien des personnes infectées par le VIH/sida au Tamil Nadu et à Pondichéry. Cette organisation, implantée depuis 1995 à Chennai, est associée à l’ONG indienne Voluntary Health Services (VHS).
24État, agences internationales et donateurs sont les trois piliers entrelacés des financements de l’ONG. Si Murugan précise que des activités de prévention étaient intégrées dans les programmes de Mapi depuis 1999, il met en valeur l’année 2004, date à laquelle ses projets ont pris de l’ampleur. Pour expliquer le développement de ses activités liées au VIH/sida, Murugan invoque deux aspects : d’une part, la sensibilisation à cette maladie et la nécessité d’instaurer des programmes de prévention et d’autre part, l’emplacement géographique de son ONG située dans une zone industrielle du Territoire de Pondichéry, en milieu rural.
25Apac finance deux programmes : le programme d’intervention auprès des entreprises (Industrial Intervention Programme, IIP), qui comprend la prévention auprès des travailleurs industriels (Industrial Workers) et des leaders syndicaux (Trade Union Leaders), et le centre de conseil et de dépistage gratuit22 situé dans les locaux de l’ONG à Thirubhuvanai. Apac publie une offre de financement pour des activités spécifiques (qui sont alors au centre des recommandations internationales) et les ONG postulent. Les directives des bailleurs de fonds, auxquelles l’ONG accepte de se conformer, définissent les activités et les populations visées. Officiellement, selon Murugan et Apac, la sélection s’effectue après une visite des ONG par Apac et l’évaluation des capacités de l’ONG à mener à bien le projet. Mapi a ainsi obtenu des financements lui permettant de s’implanter dans le champ des activités liées au VIH/sida. Là encore, Murugan aime à préciser qu’il « couvre une centaine d’entreprises dans la région de Thirubhuvanai » et « dix mille travailleurs ».
26En plus de son simple statut d’ONG, Mapi est devenue en janvier 2004 Mother-NGO à Pondichéry. Une mother-NGO est une ONG – les ONG sont nommées par Murugan Field-NGO – à qui le gouvernement central délègue un rôle de contrôle et de supervision sur d’autres Field-NGO. Intermédiaire entre le gouvernement de Delhi et les ONG locales, elle sélectionne tous les ans cinq Fields-NGO, distribue les fonds accordés par le gouvernement central (ministère de la Santé et du Bien-être de la famille) et supervise leurs activités. La Mother-NGO est rémunérée par ce même ministère pour sa fonction de sélection, de contrôle et d’orientation auprès des ONG choisies. Murugan est également membre du conseil d’administration du Pondicherry NGOs Network et du National Network of Voluntary Organisation of India et président de la Confederation of NGOs of Rural India (CNRI) : il connaît ainsi « un grand nombre d’ONG sur Pondichéry et le Tamil Nadu ».
27L’implantation spatiale des ONG fluctue en fonction des demandes provenant des populations, de l’État ou des agences internationales, en fonction des compétences des membres de l’ONG, mais également des sources de financement. Si ces sources restreignent le champ d’activités (BOURDIER, 1999), elles obligent à opérer une veille des tendances et des directives des agences internationales pour anticiper les recommandations. Labsence de garanties quant à la reconduction des financements, les changements dans les orientations, la volonté de « se placer » exigent une capacité d’adaptation et conduisent à multiplier les recherches de soutiens. Murugan utilise ainsi ses compétences d’avocat, ses relations et sa réputation pour lancer son ONG. Grâce au « capital social » (Bourdieu, 1980 : 2) représenté par le Lion’s Club et au statut de Mother-NGO23, il développe ensuite son organisation. Marque de prestige et de visibilité internationale, l’appartenance à ce réseau, sur laquelle insiste Murugan, lui permet de mener et de multiplier des activités parallèles. Pourtant, si le statut de Mother-NGO attribué par l’État est important à ses yeux, Murugan minimise le rôle du gouvernement : trop de contraintes pour un prestige et un octroi de fonds limités. En revanche, le financement d’Apac, conférant crédit et sérieux à l’ONG, est valorisé, bien qu’il l’inscrive dans un système contraignant.
Mobiliser les populations et les personnes influentes : l’impact médiatique
28Un aspect crucial pour l’obtention de financements demeure la capacité de l’ONG à mobiliser les populations, tant le public concerné que des personnes influentes au niveau économique et médiatique.
29La mobilisation est un objectif extrêmement délicat à atteindre. Mapi organise ainsi des sessions d’information et de prévention auprès de populations qui ne sont pas nécessairement ciblées par ses financements mais qui sont présentées par les agences internationales comme des groupes à risque, comme les prostituées, ou des groupes influents, comme les leaders religieux. La mobilisation de ces derniers, dont l’influence est grande sur les comportements vis-à-vis du sida, est un critère important pour l’attribution de financements.
30L’organisation de tels meetings, dont la finalité est principalement médiatique, représente un véritable défi et un risque. Murugan connaît très bien la réalité de ces rassemblements : « Les leaders religieux ne sont pas intéressés, ils arrivent avec une heure et demie de retard, ne restent que quelques minutes, déjeunent et s’en vont. » Les meetings ont lieu dans les locaux de Thirubhuvanai et les personnes intéressées doivent se déplacer. Ce fut le cas pour les prostituées. Murugan reconnaît la difficulté de convaincre ces femmes de venir assister à cette réunion : l’ONG est située dans le quartier des basses castes (BC24) du village et la discrétion n’est pas garantie (la banderole accrochée au mur de la salle désigne explicitement le public visé : « sex workers »). Or, une telle action menée dans des espaces aussi hiérarchisés et conflictuels que les villages peut mettre en danger la position de l’ONG : il faut veiller à ménager les membres influents du village, indispensables à la bonne marche des politiques de développement en zone rurale (Picherit, 2009). Mais ces rassemblements constituent la vitrine de l’ONG : brochures et photos représentant l’ONG en contexte, en paix avec les leaders locaux et bénéficiant de leur soutien sont exigées par les bailleurs de fonds et peuvent s’avérer décisives pour recueillir des financements. Le travail de terrain s’effectue, lui, hors de ces meetings, les travailleurs de l’ONG allant à la rencontre des prostituées pour faire de la prévention.
Projet de soutien aux enfants affectés par le VIH/sida : stratégies d’action et contraintes locales
31Le maintien et le développement des activités de l’ONG, sa pérennité, sont des enjeux cruciaux nécessitant de nombreuses stratégies. La maximisation des ressources locales n’est pas suffisante : il est nécessaire de se projeter dans le temps, d’anticiper, de manière à voir se renouveler des financements internationaux toujours susceptibles d’être interrompus. La vulnérabilité de l’ONG, les contrôles de la part des bailleurs de fonds et de l’État sont des éléments pris en compte par le directeur pour mener à bien ses activités, tout comme la gestion des relations avec les autres acteurs du développement opérant sur le sida.
Anticiper les orientations des bailleurs de fonds
32Pour le directeur, il s’agit aussi d’explorer des pistes, d’informer des populations non ciblées par les appels d’offres... mais qui pourraient le devenir. Les logiques des appels d’offres s’apparentent à celles mises en œuvre pour les entreprises, et le rôle des ONG se voit peu à peu transformé, dans une logique de marché, avec une présence spatiale, médiatique et économique.
33Au cours de l’année 2006, Murugan projette d’élargir ses activités aux enfants de parents affectés par le VIH/sida. Il évoque deux aspects. D’une part, les quarante travailleurs sociaux que compte l’ONG à Thirubhuvanai sont en relation avec les personnes affectées par le VIH/sida et auraient fait l’objet de requêtes spontanées de la part de ces familles (« C’est leur propre expression »). D’autre part, Murugan confie qu’au cours de l’année 2007, Apac va orienter les projets et les fonds vers deux populations cibles, les femmes dans la prostitution et les enfants, et augmenter les financements pour le traitement et le soutien aux personnes infectées (en particulier les enfants). En 2007 en effet, les projets d’Apac prennent fin et de nouvelles orientations sont donc possibles. Jusqu’à présent, continue-t-il, Apac finançait principalement des programmes de prévention auprès des « populations cibles » (prostitué(e)s, populations des bidonvilles, hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes25) mais, en 2007, Apac « va donner plus d’importance à la prise en charge des personnes infectées, des femmes prostituées et des enfants ». Puis il ajoute : « En plus, nous avons déjà un programme de prévention auprès des prostituées à Thirubhuvanai. » Tout comme Murugan précisait qu’il menait déjà des activités de prévention avant d’être financé par Apac, la stratégie adoptée ici est d’anticiper les changements dans les politiques de financement des bailleurs de fonds, afin d’être le mieux placé parmi les candidats aux subventions.
34Mais cela implique d’avoir des contacts dans ces agences, un réseau de relations susceptibles de lui faciliter l’accès à ces informations. Ainsi précise-t-il : « Ce n’est pas un message officiel, ce sont des choses entendues provenant des Départements, d’Apac, de Naco ; ce n’est pas sûr. » Cependant, cette volonté de préparer l’ONG à de possibles changements et à des opportunités futures ouvre la voie à une certaine interprétation des discours entendus et des stratégies à adopter et à d’éventuelles discordances entre ce qui est perçu et les orientations réelles des bailleurs de fonds.
Prendre en compte les autres acteurs
35Le projet de Murugan pour le soutien aux enfants dont les parents sont malades du sida comprend trois volets : un hostel pour orphelins affectés mais non infectés par le virus ; un centre de jour pour ces mêmes enfants ; une aide aux familles affectées par le VIH/sida sous la forme de distribution de vêtements, de médicaments, de denrées alimentaires.
36En septembre 2006, Murugan a officiellement inauguré le foyer (« foster home ») qu’il veut ouvrir à Thirubhuvanai pour les enfants affectés par le VIH/sida. Baptisé « Udayam » (lever du soleil), le centre est destiné à accueillir les orphelins de parents décédés du VIH/sida et les enfants de parents vivant avec la maladie (filles et garçons). Ces enfants ne sont pas infectés. Prendre en charge les enfants infectés par le VIH/Sida est un projet trop coûteux pour le moment (suivi médical, traitement), qu’il n’écarte pas pour le futur « mais, dit-il, il y a Shanthi Bhavan ». Leur longue expérience de prise en charge des enfants (via les écoles), des orphelins et des malades permet aux sœurs de bénéficier de la confiance des autorités administratives et médicales26, qui ne remettent jamais en cause le sérieux avec lequel est gérée l’institution. Dans ce contexte, on peut comprendre que Murugan n’ait pas voulu dupliquer un tel projet qui, par ailleurs, implique un coût de fonctionnement bien plus élevé et une formation adéquate du personnel.
37Les enfants que Murugan souhaite accueillir doivent avoir entre 5 et 10 ans et seront pris en charge jusqu’à 21 ans. LONG leur fournit un toit, la nourriture, les vêtements, les soins médicaux, l’accès à l’éducation et aux loisirs et organise leur insertion professionnelle et leur mariage. Si Murugan offre parallèlement à cet hostel d’autres alternatives de soutien pour les enfants qui demeurent dans leur famille (soit avec leurs parents, soit avec d’autres membres de la famille comme les grands-parents ou les oncles et tantes), c’est la prise en charge de l’enfant dans sa globalité, avec les exclusions et les difficultés auxquelles il doit faire face, qui sont mises en avant. Ainsi peut-on lire dans la brochure présentant Udayam – dont la première page montre le visage d’un enfant avec des larmes coulant sur ses joues –, en tête de la liste des problèmes des enfants : « généralement abandonnés par les parents, orphelins virtuels ». Murugan présente la fonction protectrice de son ONG à l’égard de ces enfants : il parle de « noble entreprise » qui permet à ces enfants de devenir « des citoyens indiens disciplinés et loyaux ». Cependant, la réalité du projet peut être différente de l’image offerte aux donneurs potentiels. Ainsi, en mai 2007, aucun enfant ne vivait encore dans l’hostel. En revanche, un grand-père et sa petite-fille, adressée à Mapi par Shanthi Bhavan, étaient par exemple déjà pris en charge (d’autres familles bénéficiaient également d’une aide). Dans la recherche de financement pour son projet, Murugan utilise l’image de l’enfant abandonné, maltraité par sa famille et/ou la société, qu’il convient de réhabiliter, pour le bien de l’enfant mais aussi de la société elle-même (pour une critique de l’utilisation de l’image dans l’humanitaire, voir Saillant, 2007). Autre élément mis en avant par Murugan, le nombre d’enfants bénéficiaires potentiels de son projet : entre vingt et vingt-cinq enfants sont d’ores et déjà « identifiés ». Tous les ans, Murugan prévoit d’accueillir dix enfants de plus, mais sans préciser s’ils vivront dans l’hostel ou dans leur famille : le fait important est le nombre croissant d’enfants qui bénéficieront de son programme.
Négocier entre famille et communauté
38L’ONG Mapi n’est pas la première organisation à Pondichéry à s’intéresser aux enfants de familles affectées par le VIH/sida, mais son projet institutionnel, orienté exclusivement vers les orphelins non infectés, est à tout point de vue singulier. D’une part, aucune institution de ce type n’existe sur le Territoire de Pondichéry, d’autre part, ce type de soutien va à l’encontre des recommandations internationales actuelles sur le sujet. Si la présence d’institutions accueillant exclusivement des orphelins infectés n’est pas vraiment discutée (ni par l’État, ni par les organismes internationaux tels qu’Apac ou l’Unicef), les projets d’institutions uniquement tournées vers les orphelins non infectés sont à quant à eux sujets à critique : ghettoïsation de ces enfants, renforcement de la discrimination dont ils font l’objet liée à leur lieu de vie, difficulté pour leur insertion future dans la société.
39Lun des débats majeurs qui agite l’ensemble des acteurs du développement est la place donnée à la famille ou à la communauté pour la prise en charge des enfants, L’Inde n’y fait pas exception, et s’y ajoute une vision romantique de la famille, socle majeur des valeurs indiennes. De plus, la valorisation des structures familiales, communautaires et informelles par les agences internationales s’intègre parfaitement dans les logiques économiques contemporaines néolibérales visant au moins d’État : les coûts de reproduction de la famille ne sont dès lors pas financés par l’État. Monter un projet visant à accueillir des enfants dans une institution collective requiert de contourner ces dimensions culturelles et politiques fortement présentes.
40Le discours du directeur du Health Department de Pondichéry va dans ce sens. Insistant sur les valeurs, les qualités et l’importance de la famille en Inde – « un enfant est rarement totalement orphelin en Inde » –, il se rapproche des recommandations plaçant la famille et la communauté au centre du processus de prise en charge de l’enfant. Il est préférable pour chaque enfant, « aussi pauvre soit-il, de grandir au sein de sa famille et de sa communauté ». Aussi juge-t-il le projet de Mapi inutile et nuisible. Trois raisons sont invoquées. Premièrement, le problème des orphelins ne se pose pas en Inde tel qu’il apparaît en Afrique : « Ce serait en Ouganda, je peux comprendre, mais ici, non. Cela concernerait une centaine d’enfants, d’accord, mais une vingtaine, ce n’est pas viable. » Ce schéma de prise en charge, massif, s’oppose de la même façon aux recommandations qui privilégient les petites unités d’accueil. Deuxièmement, un hostel exclusivement tourné vers les enfants de familles affectées par le VIH/sida favoriserait « leur exclusion et leur stigmatisation, alors que de nombreux hostels n’opérant pas de distinction entre les enfants existent déjà sur Pondichéry ». C’est pourtant l’une des caractéristiques de ces hostels en Inde, qui opèrent des distinctions entre catégories de populations. Troisièmement, l’institution isole l’enfant de sa famille et de sa communauté : « L’institution mêle les enfants de différentes cultures, religions, castes. Lorsque l’enfant retourne dans sa famille ou sa communauté, c’est un étranger. »
41Cette image d’une famille soudée, chaleureuse, unie au sein d’une communauté capable d’assumer les conséquences économiques et sociales de la maladie ne correspond pourtant guère à mes observations. Les conflits familiaux, les conditions économiques précaires, l’abandon structurent les histoires familiales des enfants des multiples centres où j’ai mené mon étude.
42Murugan doit ainsi sans cesse être en alerte, anticiper les thèmes futurs générateurs de financements tout en gérant au mieux, entre alliances et concurrence, ses relations avec les autres acteurs impliqués dans la prise en charge du sida. Les doutes des sœurs de Shanthi Bhavan quant aux motivations « réelles » de l’ONG (les sœurs se plaçant au-dessus de tout soupçon) n’empêchent pas une collaboration, et les jugements des membres des départements administratifs sont autant de marques des relations entretenues entre tous ces acteurs qui se connaissent, se côtoient, s’aident et se critiquent.
Financer l’autonomie ?
43Murugan oscille entre les réseaux locaux présents au sein de l’appareil bureaucratique et les réseaux internationaux. Sa volonté de s’extraire de l’emprise de ces appareils et d’accroître ainsi sa marge de liberté explique la recherche d’un nouveau mode de financement pour son projet.
44Tandis qu’un financement par parrainage27 est envisagé à ce jour, Murugan n’exclut pas une demande de financement auprès d’Apac si ce dernier lance un appel d’offres dans ce sens. Cependant, Murugan met en avant les avantages du financement par des donneurs individuels, souvent le fait d’étrangers : « Tout ce que tu veux, tu le fais. Pas de paperasses administratives, contrôle réduit, pas de comptes à rendre »28. Il cite l’exemple d’ONG présentes au Tamil Nadu qui fonctionnent avec des donneurs étrangers : les étrangers ont un bureau annexe dans leur pays, collectent des fonds et renvoient l’argent vers l’ONG en Inde. En premier choix, Murugan aimerait que son projet pour les enfants fonctionne sur ce modèle ; en deuxième choix, il se tournera vers Apac. D’où l’enthousiasme dont Murugan fait preuve pour créer un réseau d’étrangers destiné à servir de relais et à aider l’ONG : « C’est important, ce n’est pas n’importe quelle activité : c’est du service social, c’est pour aider les pauvres. » Pour lui, un étranger est un donneur potentiel pour son projet et il apporte dans tous les cas une forme de prestige en l’accompagnant dans ses activités, notamment lors des meetings : place de premier choix sur l’estrade, invitation à discourir et photos officielles. Le participant devient dès lors acteur dans la recherche de financement, Murugan utilisant cette présence pour confirmer la qualité des activités proposées auprès des donneurs potentiels. Murugan a pourtant déjà fait l’expérience d’une telle collaboration. Deux des activités mentionnées sur son actuelle brochure (Home for the aged and orphan children) montrent les limites de ce type de financement. En 1998, en collaboration avec une femme d’origine belge, il ouvre à cinq kilomètres de Thirubhuvanai un foyer pour les personnes âgées et les orphelins (environ 20 enfants et 40 adultes) : toit, nourriture et vêtements sont fournis. Tous les trois mois, cette femme passait dix jours dans le centre, accompagnée d’autres volontaires, et s’occupait de la gestion du foyer. En 2000, le centre dut fermer car le soutien prit fin. Murugan me dit : « Beaucoup d’étrangers viennent, prennent des photos, disent qu’ils vont aider ; nous démarrons les activités, puis l’aide ne vient pas ou elle s’interrompt quelque temps après. » En dépit de cette mauvaise expérience, Murugan reste attaché à ce mode de financement. L’éventualité d’un financement par le gouvernement est quant à elle écartée d’emblée : trop de formalités, de contrôles. « Il faut faire la demande pour les subventions, mais attendre trois ans d’activités avant que l’argent ne vienne. Il y a beaucoup de restrictions. J’en ai assez du gouvernement de Pondichéry, tellement de formalités. Tu ne peux pas faire les choses librement. C’est le problème. » Il est vrai que le Social Welfare Department affirme « une vigilance accrue vis-à-vis des centres de vie pour les enfants ». Si Murugan s’autorise à décliner les aides éventuelles du gouvernement et préfère privilégier le financement par les étrangers, c’est d’une part, en raison de la situation géographique de l’ONG. Pondichéry est en effet un lieu de passage de nombreux étrangers, touristes ou volontaires dans des ONG. Ces contacts plus fréquents avec les étrangers que dans d’autres régions voisines permettent aux ONG de compter sur la présence de volontaires au sein de leurs structures (sans nécessairement en faire la demande explicite), mais également sur des financements éventuels. Des attentes sont ainsi générées en partie par les étrangers eux-mêmes. Aider la population est un leitmotiv chez les jeunes Occidentaux qui peuplent les ONG. Cette action, valorisée à leur retour, représente cependant un coût pour l’ONG (formation), peu compensé par l’engagement offert, à court terme le plus souvent. D’autre part, le mode de financement choisi est lié à la nature même du projet, le soutien d’enfants en difficulté. Si Murugan a élaboré ce projet en anticipant les nouvelles orientations d’Apac, il n’attend pas le financement et la collaboration de ce dernier pour le mettre en place. Un projet d’aide aux enfants en difficulté permet – parce qu’il est plus à même de susciter une émotion – d’autres formes de financement : le parrainage d’enfants par des étrangers constitue une de ces possibilités.
45Murugan revendique une liberté d’action afin de s’extraire d’un ensemble de contraintes et de restrictions liées au financement par les agences internationales ou par l’État. Il oscille cependant entre la volonté de s’affranchir de ce système contraignant et le désir de correspondre aux futures priorités d’Apac.
Conclusion
46En tentant de se soustraire à l’autorité de l’État et à celle des bailleurs de fonds internationaux pour la création d’un hostel, Murugan illustre la complexité des relations entre l’ONG, l’État et les agences internationales.
47Après quinze ans de carrière, le fondateur de Mapi revendique effectivement une autonomie d’action. Néanmoins, il ne parvient pas à s’affranchir des contraintes imposées par les bailleurs de fonds, ni du prestige associé aux financements par les agences. Les tactiques, diverses, ponctuelles et pragmatiques, qu’il met en œuvre oscillent dès lors entre une volonté de garantir un espace de liberté et la nécessité d’assurer la pérennité financière et la visibilité de l’ONG.
48Il envisage le parrainage des enfants par des donneurs individuels et, pour cela, il active et entretient d’autres réseaux : professionnel, de parenté, d’étrangers. Cette volonté d’autonomie concerne ici un projet orienté sur les enfants. L’augmentation des contrôles, associée à des allocations limitées, entraîne Murugan à multiplier les recherches de financement pour s’extraire de ces contraintes. Le rôle de l’Etat, qu’il minimise, est pourtant réel : subventions provenant de quatre départements pour d’autres activités, enregistrement administratif de l’ONG, qui lui donne un statut, élection de l’ONG au titre de Mother-NGO que Murugan affiche ostensiblement, formation du personnel et participation aux meetings de l’ONG par le biais du PACS (Pondicherry Aids Control Society).
49La liberté d’action désirée par Murugan pour ce projet le conduit à se placer hors du contrôle et des obligations de l’État et induit la recherche d’alternatives financières qui ne sont pas sans risque pour les associations : quelle que soit la nature du projet et les motivations sous-jacentes, se positionner hors du cadre contraignant des agences ou de l’État constitue un véritable défi pour les organisations.
50La position de Murugan à l’égard des agences internationales est équivoque. D’une part, il recherche des financements extérieurs et affirme par conséquent sa capacité de conduire le projet sans elles et, d’autre part, il inscrit ce programme dans le cadre des activités d’Apac. Un projet étant initié avant l’obtention de fonds, il suit cette logique et conçoit son activité autour de qu’il pense être les futures priorités d’Apac. Cependant, conscient de ne pas se conformer entièrement aux recommandations, il est d’autant plus désireux de trouver d’autres sources de subventions.
51L’ambiguïté du positionnement de l’ONG conduit à un enchevêtrement de stratégies et de logiques. Certes, les agences internationales imposent les types d’activités et la façon de les conduire, mais l’ONG, par cette recherche de financement et sa volonté de mener à bien son projet, participe à ce système de domination : elle s’approprie les catégories identifiées par les agences et suit les guidelines, tout en les interprétant localement et culturellement. Ainsi, si les agences internationales tentent désormais de se défaire de la catégorie qu’elles-mêmes ont construite (« Les orphelins du sida »), le projet de Murugan procède indéniablement de la mise en avant de ce groupe par ces organismes.
52Entre une vision de l’État structuré et omniprésent dans les processus de développement, défendue par Scott (1998), et une survalorisation des rôles des ONG par les agences internationales, cet article montre finalement comment les relations complexes et changeantes entre les multiples acteurs sont façonnées par des velléités d’autonomie que limite la nécessité d’entrer dans des cadres prédéfinis pour accéder aux financements.
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Notes de bas de page
1 Pondichéry fut rebaptisée « Puducherry » en septembre 2006. Ici, l’auteur conserve le nom toujours courant de Pondichéry.
2 Ce « terrain » ethnographique de 18 mois s’est déroulé sur la période 2006-2009 en combinant observations et entretiens formels et informels.
3 Expression désormais remise en cause par ces dernières en raison de son effet discriminant et d’une exclusivité trop affichée vis-à-vis d’une catégorie d’enfants et même d’orphelins. Les agences internationales recommandent et s’efforcent d’utiliser la dénomination « Orphelins et autres enfants vulnérables ». Sont inclus dans cette catégorie les enfants affectés par le VIH/sida.
4 Il n’existe pas de données statistiques en Inde sur le nombre d’orphelins dus au VIH/sida – ces données n’étant disponibles que pour l’Afrique. 9 % des enfants âgés de 0 à 18 ans ont perdu un ou leurs deux parents en Inde (Unaids, Unicef, Usaid, 2004).
5 Organisée conjointement par le Gouvernement indien (Department of Women and Child Development) et le National AIDS Control Programme (Naco), supportée par l’Unicef et ses partenaires (le South Asian Interfaith Council on HIV/AIDS et le Catholic Medical Mission Board). NACO est une instance gouvernementale indienne autonome en charge des programmes de lutte contre le VIH. Ces programmes sont financés principalement par la Banque mondiale. Voir aussi Chhabra (2007).
6 People living with HIV/AIDS.
7 La prise en charge institutionnelle fait référence ici à l’accueil des enfants dans des centres, qu’ils soient gérés par des organisations religieuses, gouvernementales ou non gouvernementales : orphelinats, hostels, foyers (petites unités de vie associative).
8 Les agences internationales se sont par exemple ralliées dans leur dernier rapport (Unaids, Unicef, Usaid, 2004) à la Convention des droits de l’enfant (United Nations, 1989) concernant l’âge limite de l’« enfance » (18 ans). Leurs précédents rapports définissaient un orphelin comme un enfant de moins de quinze ans (Unaids, Unicef, Usaid, 2002 ; Usaid, 2000 ; Unicef, Unaids, 1999 ; Usaid, 1997).
9 Le terme « hostel » désigne un lieu de vie pour les orphelins et les enfants de familles économiquement défavorisées. Il reprend la terminologie administrative gouvernementale de prise en charge éducationnelle des enfants.
10 Administrativement, seuls les enfants de Pondichéry ont accès aux institutions présentes sur le Territoire. En pratique, nombreux sont les enfants en provenance du Tamil Nadu.
11 De l’ordre de 250 roupies par mois et par enfant. Le Department of Women and Child Development offre quant à lui des subventions aux veuves et aux personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté, à hauteur de 600 roupies par mois.
12 Les traitements antirétroviraux pédiatriques sont disponibles à l’hôpital gouvernemental depuis 2006 à Pondichéry.
13 150 ONG et Community Based Organizations (CBO) sont installées sur le Territoire de Pondichéry, dont quinze actives dans le champ du VIH/sida. Une visite de ces ONG à Shanthi Bhavan fut organisée en 2007 par la Pondicherry Aids Control Society afin de les sensibiliser à la prévention du VIH/sida.
14 Enfants de Pondichéry et du Tamil Nadu.
15 Sous l’autorité de NACO, les States AIDS Control Society sont présents dans tous les États de l’Inde.
16 Les noms de l’ONG et de son directeur ont été modifiés.
17 Murugan n’emploie pas le terme d’« orphanage », plus souvent usité par les chrétiens ou par les étrangers.
18 Village situé sur la commune de Mannadipet, insérée dans l’État du Tamil Nadu mais appartenant au Territoire de Pondichéry.
19 Murugan a cessé ses activités d’avocat depuis 2006.
20 Le gouvernement central entretient des liens particuliers avec les Territoires de l’Union ; ces derniers ne pouvant lever les mêmes taxes que les États fédérés, ils sont principalement financés par le gouvernement central.
21 Départements cités par Murugan : Social Welfare Department, Department of Women and Child Development, Pondicherry Industrial Development Corporation, Pondicherry Women Development.
22 Voluntary Counselling Testing Centre (VCTC).
23 Le titre de Mother-NGO ne demande pas un investissement important. Il permet surtout à l’ONG d’acquérir un statut. La nomination de Mapi fut par ailleurs discutée par les autres ONG, qui suspectaient son directeur de corruption (suspicion extrêmement courante entre les différents acteurs).
24 Backward Classes : classes arriérées, selon la terminologie administrative.
25 Le terme homosexuel est banni du vocabulaire des « guidelines » et s’inscrit dans un usage d’expressions euphémiques courant dans ces agences.
26 Trois des quatre sœurs présentes sont infirmières. Shanthi Bhavan est enregistrée en tant qu’annexe de l’Hôpital des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny de Pondichéry.
27 Le terme « adopted » est employé pour désigner les enfants parrainés par des étrangers.
28 Murugan a une représentation idéalisée de ce type de financement : le contrôle est toujours présent, même si ses modalités diffèrent de celles des organisations internationales ou de l’État.
Auteur
Doctorante en anthropologie à l’université Bordeaux 2, rattachée à UMR 912 SE4S (Sciences économiques et sociales, Systèmes de santé, Sociétés) Inserm – IRD – Université de la Méditerranée (Aix-Marseille).
mariondelpeu@hotmail.com
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