Chapitre 2. Le réveil de la société civile
Mobilisations profanes et religieuses contre le sida au Cambodge
p. 67-116
Texte intégral
Introduction
1Alors que le Cambodge était sans conteste le pays d’Asie du Sud-Est le plus touché par le VIH/sida1 au milieu des années 1990, les premiers médicaments antirétroviraux (ARV) y sont apparus en 1996-1997 grâce aux multiples circuits informels ainsi que par les firmes pharmaceutiques internationales, principalement indiennes et thaïlandaises, sollicitées par des pharmacies et des cliniques privées (Taing, 2006). Ils restèrent cependant peu accessibles financièrement pour une frange importante de la population. Ils furent officiellement introduits en 20002 par des ONG étrangères travaillant en collaboration avec des hôpitaux publics : Médecins du monde puis Médecins sans frontières furent les plus actifs, suivis par Family Health International, Care International et Center for Hope. Rapidement, la quantité limitée des médicaments contre le sida devint un problème crucial pour les malades en attente de traitement ainsi que pour le gouvernement. Sa politique visait à encourager une distribution plus équitable, mais l’extension de la couverture de soins restait essentiellement conditionnée par des financements externes. Selon le Centre national de lutte contre le VIH/sida (National Center for HIV/AIDS and Dermatology : NCHADS) de Phnom Penh, 157 000 personnes étaient atteintes du virus en 2002 au Cambodge, pour une population totale supérieure à 12 millions d’habitants.
2Avec la mise en place en 2002 de 52 centres bénévoles et anonymes pour le dépistage et le conseil sur une grande partie du territoire (on en compte plus de 110 au début 2006 et encore davantage sont prévus, environ 150, pour la fin de l’année 2010), les données épidémiologiques montraient que 73 000 nouveaux cas avaient été identifiés pour la même année3. Près de 22 000 personnes étaient supposées avoir développé le sida, et être en attente de recevoir un traitement. Parmi elles, seulement 800 avaient été sélectionnées par les cinq organisations non gouvernementales en charge de la distribution des ARV en 20034. Le nombre de bénéficiaires est passé à 3 500 en 2004, principalement sous l’impulsion de MSF En dépit de l’effort national, il demeurait très difficile d’être admis sur les listes des hôpitaux distribuant gratuitement le traitement. Face à l’initiative probante des associations étrangères ayant été autorisées à prendre en charge les malades du sida dans les départements de maladies infectieuses des cinq principaux hôpitaux publics de la capitale (ainsi que deux en province), le gouvernement commença à ouvrir ses propres centres de remise de médicaments et le chiffre de personnes sous thérapie atteignit un peu plus de 10 000 à la fin de l’année 2005, avec l’apport de plus en plus conséquent des subventions du Fonds global. En réponse au nombre croissant de patients susceptibles de recevoir le traitement, le gouvernement cambodgien a publié une directive sur les protocoles d’utilisation de la thérapie antirétrovirale5, remaniée fin 2005. Chacune de ces directives fait le point sur les critères de sélection, les règles pour la prescription des médicaments et les indications à suivre pour utiliser correctement les multithérapies. Un autre document de référence, réactualisé annuellement depuis, traite de la notion de soins continus qui vient s’adjoindre à la distribution des médicaments (NCHADS, 2001). On verra que la situation a positivement évolué, tout au moins quantitativement : les dernières données pour la fin de l’année 2010 affichaient un peu plus de 30 000 personnes sous traitement ARV, soit environ 90 % des patients6 en attente de la trithérapie (selon le critère médical reconnu, consistant à avoir moins de 350 CD4).
3Quel a été le rôle historique du secteur non gouvernemental pour faciliter l’accès au traitement ? Alors que près de 120 ONG, locales et internationales, ont formulé divers programmes de prévention et de soins pour lutter contre le sida à partir de 1996-1997, très peu d’entre elles se sont orientées au départ sur les questions liées à la distribution des ARV au niveau de l’éthique, des droits humains, social, économique, voire strictement médical (il n’existe toujours pas d’activisme médical dans le pays, en dehors de quelques médecins khmers, mais ces derniers ne suscitent pas de débats dans l’arène publique). Aucune organisation humanitaire ne se penche sur la notion de qualité de soins qui, loin de se restreindre à la disponibilité et la délivrance des médicaments, intègre les composantes nutritionnelles, économiques et sociales qui conditionnent en grande partie la survie des personnes atteintes par le VIH.
4Ainsi, les formes que prennent la contribution et l’action des ONG locales en faveur de l’amélioration de la qualité des soins sont mal connues. Ce texte ne reprend pas l’historique de l’accès au traitement, déjà traité ailleurs (Morineau et ah, 2006), mais a pour objet d’apporter un ensemble de réflexions relatives aux dynamiques sociales de la mobilisation pour la promotion des soins contre le sida. Il intègre deux dimensions complémentaires dans le pays : les formes de mobilisation qui émanent de la société civile laïque et celles issues de la communauté des moines bouddhistes. La méthodologie d’enquête repose sur des entretiens ouverts et semi-dirigés, associés à des techniques d’observation participative entreprise sur le long terme à Phnom Penh et dans quelques provinces en ce qui concerne l’intervention des bonzes (Siem Reap, Strung Treng, Takeo, Koh Kong). Nous nous proposons d’étudier le processus par lequel la société civile émerge et parvient à s’organiser pour combattre l’épidémie en privilégiant la position qu’elle adopte, petit à petit, afin de promouvoir l’accès aux ARV dans des espaces spécifiques ou sur l’ensemble du territoire. La « société civile » est entendue ici au sens large : elle regroupe les personnes vivant avec le VIH ainsi que des citoyens non contaminés, mais qui s’impliquent d’une manière ou d’une autre dans la lutte contre le sida. L’actualité de cette thématique justifie une analyse anthropologique (des années 2004 à 2006) qui se penche sur la chaîne des acteurs du système de santé dans un pays qui, encouragé par de nombreuses agences internationales (Nations unies et Fonds global en priorité), manifeste la volonté d’intégrer la contribution des personnes dans le développement par la santé.
5Ce texte est divisé en deux parties. La première retrace la difficile émergence de la société civile laïque. Si quelques importantes ONG internationales jouèrent un rôle précurseur fondamental dans la négociation auprès du gouvernement afin de promouvoir les soins, force est de reconnaître que les membres de la société civile cambodgienne ne tinrent qu’un rôle négligeable. Non pas tant en raison d’un manque de volonté (attestée par de nombreux faits, cette volonté se dessinait depuis la fin des années 1990), mais à cause des conditions structurelles et politiques qui restreignaient considérablement l’accès des citoyens khmers à la table des négociations au sein de l’espace public. Longtemps regardées avec une certaine défiance, tant par les grandes agences internationales que par les autorités sanitaires locales, les populations contaminées par le sida étaient avant tout considérées comme de simples bénéficiaires des programmes mis en place dans le cadre d’une approche « par le haut », où la négociation n’était pas de mise, avec toutefois de rares exceptions mais qui restèrent très localisées, notamment dans la capitale Phnom Penh. Il faut attendre les années 2003-2004 pour que les événements prennent une nouvelle tournure. Selon une logique internationale fortement encouragée par les Nations unies, il est désormais entendu – et attendu – d’inclure des personnes vivant avec le VIH dans la lutte contre l’épidémie. Le nouveau mot d’ordre recommande de faire participer un certain nombre de personnes, moyennant formation et développement de leurs capacités, afin qu’elles contribuent à améliorer le sort de ceux qui partagent la même infortune. Avec l’argent du Fonds global, des réseaux se constituent, de nombreuses personnes contaminées par le VIH accèdent à des postes à des niveaux et des degrés d’intervention divers (conseillers, pourvoyeurs de soins, éducateurs, visiteurs à domicile, coordinateurs de réseaux, militants et lobbyistes – plus récemment –, etc.). D’un point de vue strictement quantitatif, leur présence est démontrée. Cependant, la nature de leur insertion dans le système de lutte contre le sida mérite que l’on s’y arrête et incite à se questionner sur les conditions réelles de leur participation.
6Dans la seconde partie, nous illustrerons comment la mobilisation bouddhiste s’intègre à ce contexte d’émergence de la société civile à travers l’exemple de la lutte contre le sida. La religion nationale cambodgienne est en effet utilisée par un nombre grandissant d’acteurs de ce domaine : des réseaux de bonzes et de pagodes7 s’organisent et participent à l’amélioration de l’accompagnement des personnes vivant avec le VIH/sida, notamment dans le sens d’une prise en charge psychologique et d’une réponse « socioculturelle » à l’épidémie. Bien que l’on puisse juger cette implication bouddhiste timide ou marginale dans le champ général des efforts de lutte contre l’épidémie, elle est invariablement présentée dans les discours des agents de développement comme un exemple brillant de participation communautaire. Une telle assertion mérite d’être vérifiée, dans la mesure où sa récurrence implicite (ledit succès est pris pour argent comptant) rend son analyse d’autant plus nécessaire. On peut s’assurer de trouver dans cet exemple une illustration claire de quelques biais culturels façonnant la construction de cette société civile au niveau local. Nous partirons donc de l’hypothèse que ces tentatives d’implications de l’institution bouddhiste sont symptomatiques des changements observables dans la société khmère, tout en gardant à l’esprit que ces changements sont en partie engendrés par la volonté, tant internationale que nationale, d’une prise en charge globale (socio-centrée et médico-centrée) du sida incluant notamment une plus forte mobilisation sociale autour de l’accès au traitement par les ARV Nous avons choisi pour cela d’évoquer des exemples situés hors de la capitale afin de compléter le propos de la première partie, puisque l’épidémie s’y trouve de plus en plus visible et qu’on attend beaucoup de la réponse bouddhiste dans les zones rurales.
Une difficile émergence de la mobilisation de la société civile
Derrière les mots : ce que recouvre la mobilisation sociale
7Dans le pays Khmer, la fenêtre d’opportunités que constitue la transnationalisation des mobilisations contre le sida reste fortement obstruée par un épais rideau de fer. Les seules percées réalisées avec une certaine pugnacité ont été rendues possibles par des réseaux alternatifs sur lesquels nous reviendrons plus loin.
8La première étape de l’analyse proposée dans ce texte consiste à clarifier la signification de concepts « internationalisés » comme la mobilisation sociale avec ses corollaires : l’action collective, le renforcement des capacités et la participation communautaire, qui sont toutes des notions généreusement transférées puis implantées au Cambodge.
9Rappelons en premier lieu que dans l’environnement politique autoritaire représentatif de l’histoire du Cambodge, avec la république de Lon Nol (1970-1975), puis qui a culminé avec le régime ultra-communiste sous Pol Pot (1975-1978), et dans une moindre mesure sous l’occupation vietnamienne, les individus n’étaient pas autorisés à se rassembler en tant que groupe spontané ni à s’organiser de façon volontaire dans un objectif d’intérêt commun. À la suite de la première élection nationale en 1993, organisée avec l’assistance des Nations unies, la population locale a été encouragée à former des groupes, des associations, des ONG et, quoique de façon plus discrète, à s’organiser en syndicats. Selon l’idée que la participation de la société civile doit progressivement se développer pour renforcer un processus de démocratisation audacieux et ambitieux, il faut impliquer des citoyens ordinaires dans la politique du pays, et éventuellement dans quelques logiques de décision. En guise de suivi, différents travaux, entrepris à la fois par des observateurs externes et internes, ainsi que des études plus systématiques ont cherché à savoir si les personnes choisies représentaient réellement la société civile et si ceux qui étaient sincères disposaient vraiment de marges de négociation suffisantes et de liberté d’expression8. Contentons-nous de dire qu’une telle possibilité d’expression est loin d’avoir fait son chemin9.
10Mieux vaut donc rester prudent avant d’avancer que les mouvements et toutes les activités mises en place par des groupes établis se sont constitués en prenant en compte la volonté d’acteurs sociaux engagés et répondent de facto à un intérêt commun. Inéluctablement, des biais surgissent car, rien qu’en ce qui concerne leurs motivations prioritaires, il n’est pas rare que des représentants de la société civile s’investissent dans ce genre de projet pour des raisons essentiellement économiques ou de prestige. Nombreuses sont les personnes qui restent à l’affût de nouvelles opportunités, sans lien avec leur engagement initial, qui leur permettront de s’enrichir tout en bénéficiant d’un nouveau prestige social. En d’autres termes, certains engagements peuvent être guidés par des intérêts personnels et, par conséquent, divergent fortement des objectifs escomptés. Les contributions relatives à des questions de développement dans l’objectif d’un intérêt partagé ne sont pas forcément prises en considération : elles sont détournées de leur propos initial et manipulées à des fins privées.
11Il arrive toutefois que des membres de la société soient représentatifs de la société civile de manière légitime. L’histoire récente a malheureusement montré que certains représentants haut placés vis-à-vis du sida (comme un haut représentant de la National Aids Authority) subissent d’autant plus de pressions politiques que leur activité est sincèrement vouée à la cause des malades, jusqu’à ce qu’ils perdent leur position et soient amenés à partir travailler dans une autre contrée. D’autres, à un niveau d’intervention plus modeste, ont l’opportunité d’être en contact avec des mouvements civils dans des pays voisins lors de congrès, séminaires, réunions, voyages. Ils savent, ou tout au moins espèrent, en tirer profit. À leur retour, ils font part des expériences et des leçons acquises à leurs collègues, voisins, parents et amis. Certains ont ainsi la possibilité d’élargir leurs conceptions sur la façon de travailler en groupes plus ou moins autonomes et de voir comment émerger en tant qu’entité représentative d’une partie (pas forcément de toute) de la société civile. Les associations de personnes qui ont commencé à s’engager dans la lutte contre l’épidémie à VIH au Cambodge ont connu des situations similaires dans la promotion de leur activité. Quelques activistes auraient pu apparaître relativement tôt, dans les années 1990, mais tel n’a pas été le cas. Selon nos observations initiales en 2004, les personnes semblaient fréquemment hésiter à s’engager sur une perspective à moyen ou long terme. Cela peut être le reflet de contraintes budgétaires, de la crainte endémique d’être les victimes d’une répression violente (les assassinats de militants politiques ou de personnes engagées dans plusieurs formes de contestation, comme les syndicalistes, sont révélés régulièrement dans la presse), ou encore d’institutions démocratiques défaillantes, tant que des leaders politiques, des juges, des employés de l’État s’investissent dans des activités privées à la poursuite de leur intérêt personnel.
12Deuxièmement, la mobilisation ne peut être séparée de l’idée de participation communautaire. Ce dernier concept a été largement simplifié et fréquemment traduit dans sa dimension technique, voire instrumentalisé, par les promoteurs khmers et non khmers du développement. Dans une plus large acception du terme, les agences des Nations unies conçoivent la participation communautaire comme un outil complet et significatif qui nécessite d’être à la fois clarifié et ajusté selon le contexte. Ainsi, trois éléments sont irréductibles dans le déroulement de toute logique participative communautaire : (a) la contribution au développement ; (b) le partage équitable des bénéfices issus de cette contribution ; (c) la prise de décision politique au niveau de la planification et de la mise en place de programmes de développement économiques et sociaux10. Un autre élément apparent dans cette définition englobante est l’insistance mise sur l’autonomie et la confiance relative à la participation communautaire. Hollnsteiner maintient que la participation des personnes ne se réfère pas à tous les membres dans une communauté identifiée -dans la mesure où certaines élites locales bénéficient d’un ascendant inéluctable dans la prise de décision – mais doit privilégier la faible majorité ayant traditionnellement peu d’accès aux ressources et au pouvoir (Hollnsteiner, 1982). White insiste au contraire sur le fait que la participation communautaire ne peut concerner que la mobilisation de certains individus perçus comme les bénéficiaires de la participation : elle implique plutôt la participation restrictive d’individus qui s’organisent au sein de la communauté (White, 1982). D’autres théoriciens distinguent la participation authentique, qui répond aux trois critères déjà mentionnés, de la pseudo-participation, qui limite l’implication de la communauté à la mise en place ou à la ratification de décisions déjà prises par des entités externes. Nous verrons plus loin que la situation cambodgienne se rapproche de cette pseudo-participation.
13La disponibilité des fonds pour les ONG locales excède rarement un ou deux ans. Ces dernières sont constamment contrôlées et évaluées, parfois par des personnes aux motivations et aux qualifications limitées. La prorogation des financements est accordée si les ONG locales mènent leurs activités en privilégiant les types d’intervention imposés par les agences bilatérales ou multilatérales. Les bailleurs de fonds et leurs relais nationaux ayant participé à la constitution de réseaux locaux maintiennent que de telles orientations « sous surveillance » sont appropriées pour promouvoir et encourager l’estime et la confiance au sein des ONG naissantes. Selon la logique inhérente à ce mode de légitimation, un suivi attentif est nécessaire, afin de permettre aux associations communautaires et aux petites ONG locales de renforcer leurs capacités avant d’augmenter leur autonomie. Il s’agit là d’une hypothèse alléchante, mais qui mérite d’être mise à l’épreuve plutôt que de reposer sur une simple déclaration de principe... tout spécialement quand la créativité et l’accès à une connaissance élargie souhaitée par les équipes de terrain ne sont pas encouragés, mais au contraire atrophiés. Ainsi, face à l’ampleur de la consommation de drogue injectable, une association a vainement tenté – et tente encore sans y avoir réussi en 2010 – de mettre en place un projet de soutien non répressif, avec remise de produits injectables sous contrôle (comme cela peut se pratiquer en Europe et en Amérique du Nord, mais aussi plus récemment, en 2009, au Vietnam). Ainsi que l’affirment avec amertume les représentants de ces groupes et associations en contact permanent avec les réalités sociales et culturelles, leur mission consiste davantage à obéir qu’à soulever des problèmes et des questions imprévus.
L’attitude ambiguë du gouvernement face aux militants de la lutte contre le sida
14Bien qu’étant comprises, réappropriées et mises en place de manière convergente, les formes de mobilisation sociale se catégorisent en deux tendances. Dans la première, largement dominante, les organisations dont le budget est alimenté par des financements extérieurs sont mandatées pour promouvoir et impliquer des personnes censées représenter les communautés. Les ONG de dimension plus modeste, sélectionnées et fortement orientées par les premières, agissent à un second niveau. Elles ont pour objectif de mieux faire connaître le virus à VIH, de renforcer l’information par les médias, de mettre en place la formation volontaire, de promouvoir le soutien aux malades, de faciliter l’accès aux soins de base et – mais seulement depuis le début 2005 – de référer systématiquement les personnes contaminées dans les centres où elles peuvent avoir accès au traitement médical.
15Dans les formes de mobilisation relevant de la seconde tendance, bien plus longues à se mettre en place, les personnes s’organisent plus indépendamment, sur la base d’une communauté fondée sur un groupe d’entraide (self-help group), une association (community based organization : CBO) ou sur une petite ONG. Conscientes de leur isolement, certaines cherchent des alliances à l’étranger avec des mouvements associatifs reconnus en Inde, en Thaïlande, voire avec des activistes en Occident ou en Asie. L’établissement de ces réseaux les rend plus enclines à suivre, observer et critiquer la politique menée dans leur pays. Cette dernière tendance est relativement militante et aspire à rester autonome autant que possible, alors que la précédente est nettement plus liée à des processus de mobilisation planifiés, préparés, conçus et contrôlés par le gouvernement, les Nations unies et la plupart des grandes ONG internationales.
16Si l’on excepte la majorité des acteurs sociaux, qui travaillent dans le cadre des visites aux malades et des soins à domicile, quatre ensembles de groupes s’impliquent dans la lutte pour l’accès aux ARV11. Tout d’abord, des groupes de personnes contaminées par le VIH promeuvent la notion de « qualité de vie » et contrôlent l’accès aux soins par les ARV pour les individus qui reçoivent déjà un traitement. En deuxième lieu, d’autres groupes s’orientent vers le plaidoyer. Ils visent à renforcer les droits légaux des personnes contaminées dans la lutte contre les « cas violents » (sic) causés soit par la stigmatisation collective, soit par la discrimination individuelle, soit encore par le rejet injustifié envers l’accès au traitement. Notons que ces volontaires travaillent seuls, en silence et sans visibilité sociale. La situation évolue quelque peu depuis 2009, et la majorité de ces acteurs s’organise au sein de réseaux susceptibles d’encourager une prise de conscience et de promouvoir le respect envers les droits humains et les lois applicables eu égard à la santé. En troisième lieu, des ONG, souvent de petite envergure, se penchent sur les aspects socio-médicaux tout en développant une approche intégrée destinée à améliorer les situations sociales et professionnelles des femmes et des enfants victimes de l’épidémie. Avec les moyens du bord, pour l’instant au coup par coup, le lobbying pour l’accès au traitement s’effectue en recommandant l’admission des personnes contaminées dans des services de santé avec lesquels s’est instaurée une relation privilégiée de confiance. Enfin, quelques groupes marginalisés, comme les lesbiennes, les gays et les prostituées, parfois séropositifs, ont choisi d’être impliqués dans la lutte contre l’épidémie à VIH. Ils revendiquent leur identité sexuelle, professionnelle et leur statut de malade du sida. Ils entendent adapter les stratégies générales mises en œuvre en faveur de la prévention au sein de leurs groupes d’appartenance. Ils militent pour une reconnaissance non discriminatoire, sociale et légale de leur identité et de leur séropositivité. Soutenus par un réseau international, ces groupes furent les premiers à revendiquer l’accès universel et gratuit au traitement contre le sida, à une époque où le gouvernement ne l’envisageait pas encore. Cette politique apparaîtra en 2006 en seconde étape après la stratégie du « 3 by 5 » prônée par l’OMS et mise en place par le gouvernement (NCHADS, 2003 ; World Health Organization, 2005, 2006). Fait intéressant, leur revendication de traitement fait tâche d’huile et de plus en plus d’individus, de petits groupes encore peu organisés et sans ordre du jour précis manifestent leur intention de jouer un rôle de promoteurs, détaché du militantisme, au sein de la société civile. Ces quatre ensembles, dont les différences sont néanmoins fréquemment fluctuantes et évolutives, vont être passés en revue.
17Citons, pour illustrer le premier cas de figure, l’association des utilisateurs de médicaments ARV (ARV Users Association : AUA). Sa création fut encouragée et établie par MSF France. Ce groupe de plusieurs centaines de personnes issues des cohortes MSF est composé de malades sous traitement. Trois activités prédominent. La première consiste à éduquer et à inculquer une meilleure connaissance du fonctionnement du traitement par les antirétroviraux en mettant l’accent sur l’observance, au moyen de réunions régulières auxquelles sont invités à participer les patients médicalisés. À long terme, l’association vise à améliorer les conditions de vie des utilisateurs de médicaments ARV en veillant à faire comprendre la nécessité fondamentale de l’adhésion au traitement de façon permanente. La qualité des soins en interaction avec l’équipe médicale demeure un point fondamental. Il n’en reste pas moins que l’association se restreint aux individus qui bénéficient d’un traitement grâce à MSF En dépit de ses réalisations positives, l’association constitue un groupe inclusif. Elle s’implique peu dans le plaidoyer pour l’accès universel au traitement, ou même pour inclure dans les réunions des personnes séropositives n’appartenant pas aux files actives composées de patients sous traitement avec l’association MSF, alors que l’information sur les soins fait cruellement défaut dans certains milieux sociaux défavorisés, dans lesquels certaines familles ne demanderaient pas mieux que d’être impliquées. L’idée prévaut que les ARV sont de plus en plus disponibles dans plusieurs hôpitaux pour les personnes vivant avec le VIH. C’est donc aux patients de se renseigner et de faire les efforts nécessaires pour se les procurer au bon endroit, là où les malades bénéficient d’une reconnaissance médicale et sociale. Ainsi, même si l’association est composée d’un grand nombre de malades – plus que toute autre existante au Cambodge –, ses initiateurs en ont en fait un groupe clos, agissant de façon isolée, le plus souvent hermétique aux soucis des autres personnes contaminées, laissées pour compte, alors que la logique initiale était de favoriser « l’esprit de famille » et d’encourager la solidarité entre personnes se fréquentant lors des rendez-vous médicaux ainsi que durant les réunions AUA. Notons toutefois que ce cloisonnement tend à se réduire depuis 2006, et que l’association ouvre ses portes aux malades en provenance d’un autre centre de distribution de médicaments dans tout le pays. En 2010, AUA a développé tout un réseau de patients qui s’étend bien au-delà de Phnom Penh, et n’importe qui peut venir demander conseil et solliciter une aide dans les moments de crise financière, sociale ou médicale. AUA a noué de solides relations avec plusieurs hôpitaux dans desquels les malades peuvent être référés selon les maladies opportunistes développées. Le nombre d’adhérents atteint désormais presque deux mille et va sans cesse grandissant.
18Deuxième cas de figure, l’organisation Vithey Chivit12 est emblématique des regroupements de personnes ayant fait le choix de défendre et faciliter l’accès aux soins en général et – quoique dans une moindre mesure – aux ARV en particulier. Les membres de l’association entretiennent des relations quotidiennes avec les patients qui se rendent dans quatre hôpitaux de la ville. Vingt-sept personnes, qui étaient auparavant soignées comme personnes séropositives dans le même hôpital (Calmette), ont constitué ce groupe et se sont elles-mêmes organisées en tant qu’ONG en 1998. Soutenues modestement au début par une ONG internationale célèbre (Care international), elles étendent depuis 2002 leurs activités dans les foyers des personnes contaminées. Vithey Chivit s’engage dans la promotion des soins de base et surtout dans le soutien social et psychologique. Le nombre de personnes dont elle s’occupe a atteint en 2004 plus de 200 individus et a continué à progresser par la suite. Progressivement, elle a commencé à promouvoir la lutte contre la discrimination et la stigmatisation dans trois centres médicaux de Phnom Penh. Elle s’occupe de l’assistance aux malades qui arrivent dans un hôpital public sans connaissance préalable suffisante quant à la manière de procéder et de communiquer avec les équipes médicales et, surtout, avec l’équipe administrative censée les enregistrer. Les membres de Vithey Chivit se positionnent comme des médiateurs entre les patients et les professionnels de santé qui souvent ne facilitent pas l’arrivée de nouveaux malades, les accueillent sans aucune empathie, voire leur signifient leur non-désirabilité. L’activité de Vithey Chivit repose sur l’amélioration de la qualité des soins, mais l’organisation reste encore timorée quant à la promotion pour l’extension de l’accès au traitement intégré dans une approche dite holistique : l’appauvrissement des personnes contaminées, les déficiences nutritionnelles dont elles souffrent, leur abandon, le peu d’opportunité de trouver un travail, les problèmes de prise en charge familiale et le soutien aux enfants orphelins du sida constituent des aspects extrêmement sensibles dont les membres de Vithey Chivit ont pleinement conscience, mais sans pour autant les faire valoir au sein de l’espace public ni les utiliser comme arguments de force pour faire pression sur le gouvernement, qui ne semble pas y prêter suffisamment d’attention. Reconnaissons toutefois au coordinateur de Vithey Chivit ainsi qu’à ses collègues d’avoir fait preuve de sagesse dans leur militantisme quand ils ont hésité en 2004, au moment de la décision du gouvernement d’introduire le plus vite possible les ARV avec les financements du Fonds global. Selon eux, cette disponibilité rapide des ARV restait fragile en raison du manque d’expertise technique et d’une insuffisance chronique d’activistes médicaux au Cambodge13. À l’appui de cette méfiance à l’encontre de ce qui relève d’un humanisme généreux, force est de reconnaître que la formation des médecins et des équipes paramédicales dans le domaine des pathologies infectieuses a été largement insuffisante. Et ce manque de formation se fait encore sentir en 2010, notamment dans les centres de distribution de traitements ARV, dans la majorité des 26 provinces du pays. Rappelons qu’aucun garde-fou (par exemple au niveau des requêtes exprimées par les populations locales et du contrôle de la mise sous traitement) n’a été mis en place au niveau de la qualité des soins. Or il ne fait pas l’ombre d’un doute que le manque de ressources humaines susceptibles d’être à l’écoute de ces revendications est clairement à rattacher au peu de volonté des donateurs à encourager certaines formes de revendication (alors que d’autres pays comme le Brésil et l’Afrique du Sud ont réagi à l’opposé) et à la répugnance encore plus évidente du gouvernement à encourager ce qui pourrait être considéré comme un militantisme « non contrôlé »14.
19La troisième catégorie est constituée par un ensemble d’ONG qui se consacrent aux mères « destituées » (le terme destitute s’applique aux veuves dont le mari est décédé le plus souvent à cause du sida, aux femmes divorcées ou séparées, à celles vivant seules ou abandonnées par leur famille) et aux enfants orphelins du sida. Cette catégorie inclut aussi des militants des droits de l’homme, en particulier dans le domaine de la santé, qui se focalisent essentiellement sur les femmes et les enfants. Ce groupe un peu hétéroclite a également en commun la focalisation sur les populations les plus pauvres et les plus marginalisées, qui sont le plus souvent considérées comme « véritables victimes » du sida. La particularité de ces ONG consiste à associer projets de réinsertion socio-économique, sensibilité aux droits élémentaires et lobbying pour un accès facilité aux soins de santé. À titre d’exemple, citons une organisation créée en 1994, dont la première intervention relative au sida, lancée en 1996, fut de référer des patients gravement malades à l’un des hôpitaux dispensant le traitement pour les maladies opportunistes. Grâce à des réseaux solidement établis, l’acceptation des patients s’en trouvait facilitée.
20Exemple d’un autre genre, l’unique organisation articulant les droits relatifs à la santé avec les droits de l’homme au Cambodge fonctionne comme une extension des activités d’associations anciennes non spécialisées sur la santé. L’organisation renforce les droits humains relatifs à l’épidémie et insiste sur la protection et l’amélioration des conditions de vie des personnes. Elle collecte les cas de personnes stigmatisées et souffrant de discrimination. Si elle intervient au plus haut niveau auprès du ministère de la Justice, autant dans des cas de litiges socio-familiaux que dans ceux liés au dysfonctionnement des institutions de santé, force est de reconnaître qu’elle traite les symptômes plutôt que les causes. Trop souvent, on observe dans des familles vivant dans la misère et confrontées à la maladie que la personne atteinte par le sida (ou une autre maladie grave) représente un poids très lourd et très difficilement gérable. La personne en danger devient dangereuse pour les autres et les formes de solidarité n’ont guère la possibilité de s’exprimer, en particulier dans un milieu social où le futur s’arrête au lendemain, où la notion de survie est à ce point sur le fil du rasoir que la présence d’un malade chronique en danger de mort devient socialement et financièrement insupportable pour le milieu familial proche. Qui plus est, ce milieu familial risque à son tour d’être exclu et rejeté par le voisinage. En d’autres termes, l’exclusion relève de forces sociales et économiques qui dépassent à la fois ceux qui l’alimentent et ceux qui la subissent dans un contexte de précarité.
21La quatrième catégorie est largement sous-représentée, mais connaît depuis peu un certain essor. Au milieu des années 1990 a été créé le premier syndicat de prostituées dans les zones « rouges » (red lights areas) d’un quartier de la capitale. Son mandat incluait la prévention contre le sida et les maladies sexuellement transmissibles, par un contact direct permanent avec les femmes ainsi qu’avec leurs clients et la police locale (Bourdier et Chan Dina, 2009). Peu après se constitua le « Réseau des femmes unies » (Women Network Unit), perçu comme étant en concurrence avec le premier cité, qui étendit ses activités sociales et politiques dans le cadre d’un plaidoyer inconditionnel pour l’accès aux ARV avec une approche non discriminatoire envers des groupes marginalisés. Ses cibles sont les prostituées et la multitude de migrants laissés pour compte. Initiée en 2004, sous les auspices d’Oxfam Hong Kong, cette organisation rassemble des personnes, tous sexes confondus, impliquées ou ayant travaillé dans la prostitution, ainsi que des femmes ayant été proches des milliers de jeunes travailleuses recrutées dans les usines textiles autour de Phnom Penh15. Les activités de prévention incluent la campagne pour l’utilisation des préservatifs auprès des populations vulnérables ainsi qu’une formation périodique pour les soins de santé de base. L’association est engagée mais non abolitionniste vis-à-vis de la prostitution. Les volontaires entendent améliorer les situations sociales, légales et sanitaires des prostitué(e)s, notamment pour ceux et celles contaminés par le virus et plus enclins à subir une discrimination socioprofessionnelle. Contrairement à d’autres ONG, les membres de ce réseau collectif n’hésitent pas à mettre en avant les questions qu’ils perçoivent comme des priorités, ou ce qu’ils pensent nécessaire et légitime de discuter au sein de l’espace public. Le travail de coopération est fondé sur la volonté de pousser des membres de la société civile, plus exactement les prostitué(e)s, à mettre en avant leurs revendications, jusque-là passées sous silence ou négligées. La force du groupe dépend de sa composition : une femme, à la réputation de courage, exerce le leadership de manière discrète : elle parvient à créer le consensus, restaure l’unité, encourage le dialogue avec une société civile élargie et mobilise de nouveaux membres sans aucune volonté de subordination. La vie de ce groupe n’est toutefois pas un long fleuve tranquille : il a été décrié, marginalisé et ridiculisé par des instances officielles ainsi que par des représentants d’agences internationales comme l’OMS jusqu’en 2004. Il n’en reste pas moins que son potentiel novateur suscite un nouveau dynamisme politique au niveau national. Sans servir de modèle, il agit comme moteur et démontre la possibilité d’un engagement social et politique. Il est emblématique d’un combat acharné, structuré et argumenté propre à inspirer d’autres groupes encore timorés.
22Depuis 2009, ce groupe connaît des difficultés logistiques et financières, et l’ONG internationale Actionaid, implantée au Cambodge en 2004, prend en quelque sorte son relais. Actionaid vise à développer une forme de mobilisation civile créatrice et entreprenante, en encourageant une approche par le bas16. Dans le domaine du sida, elle soutient plusieurs petites ONG qui travaillent auprès des populations pauvres soit dans des bidonvilles de la capitale, soit de plus en plus dans plusieurs districts provinciaux. Ces ONG n’étaient jusqu’à présent financées ni par les gros donateurs, ni par le gouvernement, dans la mesure où leurs projets de société ne correspondaient pas à un type d’actions prédéfinies. Un des objectifs ambitieux d’Actionaid consiste à faire prendre conscience aux populations des droits minima sur lesquels le gouvernement s’est engagé, et à organiser et former des groupes de personnes représentant les villageois ou les citadins, pour faire en sorte que ces droits soient appliqués. Compte tenu de ces nouveaux apprentissages acquis au cours de réunions régulières, il est attendu que ces groupes deviennent véritablement les porte-parole et les interlocuteurs des populations dont ils partagent les préoccupations et les attentes. À l’heure où ce texte est écrit, il est trop tôt pour mesurer l’impact dans le domaine de la santé publique de cette nouvelle forme de mobilisation, mais on peut d’ores et déjà constater qu’elle donne enfin la parole à des gens que personne n’écoute d’habitude, et qu’elle entend développer une activité durable qui repose sur une participation que les individus et leurs familles élaborent eux-mêmes, en fonction des priorités perçues. On peut voir aussi se développer une démarche qui dépasse l’intimité de la vie sociale jusqu’à ce qu’elle fasse pression envers le gouvernement. Cette initiative constitue indéniablement son point fort. À cet égard, on est ici en présence d’une véritable mobilisation, très loin d’une approche soumise ou biaisée, et qui correspond de facto aux attentes réelles des discours tenus par les Nations unies et par certains théoriciens de la participation17.
Les nouveaux mouvements issus de la société civile
Des contraintes structurelles et politiques
23À la suite de nos observations personnelles et d’interviews menées auprès de représentants d’ONG, il apparaît que la société civile, à quelques rares exceptions près, manque d’autonomie dans ses choix, particulièrement en ce qui concerne le plaidoyer pour le traitement universel corrélé à une prise en charge sociale et sanitaire décente pour la population. Par décente, nous entendons aussi le fait d’inclure des considérations non médicales dans le traitement de la personne malade (nutrition, renforcement du lien social, qualité des services de santé, etc.). Cette faiblesse de la société civile, qui d’ailleurs est souvent reconnue par les membres d’ONG, se justifie au vu de trois contraintes : le mode de distribution des budgets, les mécanismes politiques et hiérarchiques de la société cambodgienne, qui vont dans le sens d’une relation de subordination favorisant à son tour une absence de transparence socio-économique, ainsi que l’inexistence d’agents œuvrant pour le bon respect de la loi. Nous insisterons sur les deux premières dimensions qui, se renforçant mutuellement, ont un impact décisif.
24Le mode de distribution du budget dans le pays accroît la mainmise des autorités nationales et génère en retour moins d’autonomie pour les groupes représentant la société civile ou qui en relèvent, qu’il s’agisse de prévention ou de promotion pour les ARV Comment et par quelles circonstances le gouvernement a-t-il de facto davantage de potentialités que la société civile, qui reste encore privée de libertés (ne serait-ce qu’au niveau des négociations) dans les processus de décision qui la concernent ? Même si de nombreuses ONG internationales établissent leur propre programme et si des agences bilatérales comme l’Usaid attribuent, sous condition d’allégeance, leur propre budget aux ONG, le mécanisme de distribution des financements contre le sida au Cambodge reste à 50 % organisé par les institutions gouvernementales quand il provient d’agences multilatérales et de gros bailleurs de fonds (ce taux est désormais supérieur depuis 2006 avec l’intervention massive du Fonds mondial). L’argent transite par le NCHADS, dépendant du ministère de la Santé, et celui-ci en redistribue une partie à certaines ONG considérées comme « importantes ». Ces ONG intermédiaires, les premières à avoir été rapidement financées, décident ensuite quelles ONG locales peuvent être choisies pour implanter un programme donné.
25En 2003, environ 2,16 millions de dollars sont entrés au Cambodge dans le cadre de la lutte contre le sida. De cette importante somme, dont nombre d’autres pays asiatiques sont loin de disposer, seulement 3 % sont consacrés au budget national, 23 % restent au NCHADS, 43 % vont aux ONG financées par l’Usaid, 5 % aux ONG financées par une agence d’aide bilatérale anglaise, DFID, 5 % aux agences des Nations unies et 20 % à d’autres ONG (NCHADS, 2003). En termes de distribution des activités, plus de 50 % des fonds étaient dédiés à la prévention, et seulement 25 % allaient au continuum des soins (sans traitement ARV). De façon significative, pratiquement rien dans le budget de l’aide américaine n’était réservé à la distribution des ARV dans le secteur public, exception faite d’une modeste intervention en faveur de la livraison de médicaments pour une petite cohorte de patients à l’hôpital médical de Battambang, à 300 km au nord-ouest de Phnom Penh. Les mécanismes de distribution des financements pour différents secteurs d’intervention (dépistage, prévention, accès au traitement, renforcement du système de santé, aide technique, etc.) ont considérablement changé à partir de 2004-2005 avec les sommes considérables distribuées par le Fonds global. Une partie de cette manne financière est maintenant destinée à prendre le relais de la stratégie du « 3 by 5 » qui visait jusqu’en 2005 à accélérer l’accès au traitement par les antirétroviraux.
26« Le gouvernement s’est régénéré », a-t-on dit localement. Il s’est renforcé en termes de prise de décision grâce à sa qualité de bénéficiaire principal, pour ne pas dire presque exclusif, des budgets de l’aide internationale, Fonds global compris. Cela peut être interprété comme positif en termes de gouvernance, mais encore faut-il examiner ce que recouvre le mot de « gouvernance » dans le cadre politique qu’il nous est donné de voir. Avec la transaction de l’argent qui s’opère sous son contrôle, le gouvernement s’octroie la possibilité de faire pression sur les ONG et la société civile en général. Comme il a été dit, les ONG financées restent sous l’influence de leurs « bienfaiteurs » qui jouent de leur pouvoir en agissant sur le processus de sélection. Par un effet boule-de-neige, les ONG recevant des financements du Fonds global font elles-mêmes pression sur les groupes, les individus, les petites ONG et les associations travaillant sur le terrain. De même, il est arrivé que le gouvernement noue des alliances avec des représentants de la société civile partageant une idéologie peu ou prou similaire et désirant faire partie des acteurs privilégiés et/ou, pourquoi pas, s’ajouter au cartel des décideurs. La sélection de la personne estimée fiable – le mot fiable est adéquat car on attend d’elle qu’elle ne dépasse pas les limites autorisées – est une stratégie courante élaborée par les grandes organisations et par les plus hautes autorités sanitaires du gouvernement. Cela s’est produit, à titre d’exemple, avec la nomination du coordinateur d’une association de personnes séropositives ayant des ramifications dans la plupart des provinces du pays. Cette nomination fut exclusivement le fait de trois agences non gouvernementales en position de leaderships gérant en fait les interventions de santé financées par les principaux bailleurs de fonds (Usaid et Banque asiatique du développement au début des années 2000), incluant les représentants autorisés de l’État. En aucun cas le coordinateur n’a été élu ou choisi par un comité incluant des membres de la société civile, ni même par des personnes atteintes par le sida qu’il est pourtant supposé représenter18.
27Par ailleurs, des membres du réseau associatif des personnes séropositives (CPN+), dont nous n’avons pas parlé jusqu’à présent car ils occupaient une place très peu visible jusqu’en 2004, reconnaissaient à une certaine époque (2002 à 2005) l’échec relatif de leur plaidoyer pour un accès inconditionnel, libre et universel aux ARV Jusqu’en 2004, le réseau CPN+ était fortement sollicité pour recenser les actes discriminatoires commis par les équipes hospitalières sur les personnes contaminées, soit à l’occasion de traitements pour des infections opportunistes, soit en cas d’éviction sans raison des services infectieux censés recevoir les malades du sida. Tous les cas rapportés contre les institutions publiques étaient systématiquement collectés et censés être référés en justice au plus haut niveau, mais sans aucune retombée dans la pratique. Les activités mises en œuvre pour faciliter l’accès aux services de soins restèrent cantonnées à la lutte contre la stigmatisation et la discrimination. Mais loin de combattre et de se présenter comme un groupe de pression attentif à la politique sanitaire mise en œuvre à l’échelle nationale, la fonction de CPN+ se limitait à rapporter des données commanditées par les décideurs de santé publique et par ceux en charge de la lutte contre l’épidémie à VIH. On ne peut nier les retombées positives potentielles, mais l’impact « participatif » est loin d’être suffisant. Car participer se cantonnait, et se cantonne toujours même après amélioration de l’organisation du réseau, à obéir à des instances hiérarchiquement supérieures. Nombreux sont les faits qui démontrent que les responsables de la lutte contre le sida sont loin de soutenir la dimension de « contrôle » et de « supervision » de l’association des personnes séropositives, dans la mesure où elle pourrait ternir l’image du Programme national de lutte contre le sida et des services de santé en général. Comme un membre du réseau le déclare :
« Le responsable du Programme national argumente que le gouvernement considère les conditions nécessaires pour étendre la délivrance des ARV. Il continue de dire qu’il n’ignore pas la nécessité d’y procéder (...) mais il ajoute qu’il faut avoir les yeux ouverts pour comprendre les contraintes et les problèmes : ils sont provisoires, mais cela demande d’attendre. Toutes ces choses prennent du temps pour se mettre en place et être améliorées (...). Mais, pour le gouvernement, le fait que la société civile commence à s’attaquer aux problèmes liés à l’extension des ARV ainsi que toute une série de problèmes complémentaires tels que la nutrition, le travail, la gratuité de tous les services de santé, l’éducation pour les enfants orphelins du sida, etc., cela signifie qu’on le provoque. Cela veut dire qu’on insinue qu’il ne fait rien. »
28Dans ces conditions, tout se passe comme si les interventions émanant des représentants de la société civile dans les affaires du gouvernement – spécifiquement celles en rapport avec la défense des citoyens et les critiques (même constructives) de la politique de santé – étaient répréhensibles et considérées comme une offense envers les décideurs et les planificateurs de la santé. L’intervention d’un groupe qui se mobilise n’est pas considérée comme un outil complémentaire dont le gouvernement pourrait tirer parti, bien que cela ait été encouragé et réalisé avec profit sur d’autres continents, en Amérique du Sud comme en Afrique.
Une émergence difficile
29Loin de se laisser totalement intimider, des personnes séropositives ont été bien informées sur la portée et l’étendue de leurs rôles et de leurs obligations en regardant ce qui se fait dans un pays voisin comme la Thaïlande, où plusieurs campagnes militantes ont été initiées et de puissants mouvements ont émergé. Dans ce pays voisin, les associations de personnes séropositives s’opposent et critiquent vigoureusement certaines actions implantées ou négligées par les politiques nationales de santé. Rétroactivement, le gouvernement de Thaïlande prend en compte, souvent avec attention, les voix des gens en ce qui concerne la gestion de l’épidémie à VIH. Quelques Khmers ayant assisté à ces débats en Thaïlande admettaient le bénéfice mutuel de cette logique consistant à critiquer pour mieux faire voir et pour aider, mais tous reconnaissaient les difficultés pour faire naître une tendance similaire dans leur pays. Qui plus est, les réseaux nationaux reçoivent des fonds de donateurs externes ainsi que du Fonds global, mais l’attribution de ces financements à des fins spécifiques reste contrôlée par le ministère de la Santé. De fait, leur position en bas de la chaîne des acteurs impliqués dans la lutte contre l’épidémie à VIH entraîne des activités administratives et des contraintes de gestion qui les confinent dans une tâche d’exécutant.
30Encore une fois, le réseau de personnes séropositives CPN+ évoque la difficulté d’entreprendre ce qu’il veut à moins que les institutions supérieures « autorisées » et « compétentes » ne donnent leur accord. Liberté d’action, négociation et plus encore autonomie de s’investir dans des aspects négligés mais vitaux pour le bien-être des personnes malades sont à ce jour des idées discutées (car politiquement correctes) mais qui restent lettre morte dans la pratique. À titre d’exemple, les notions de stigmatisation et de discrimination, encore très présentes dans le pays selon les membres du réseau et selon d’autres associations en 2010, ne sont plus censées faire l’objet d’une intervention depuis que le responsable du PLNS a décrété au niveau international que ce « problème » avait été finalement résolu en 2005. Par ailleurs, avoir accès aux examens pour déterminer la charge virale ainsi que les CD4 ne fait pas l’objet de revendications ouvertes (sauf rares exceptions), alors que nombreux sont les patients à se plaindre en catimini de l’irrégularité et de l’imprévisibilité de leur droit à ces examens de surveillance. Selon l’un des membres du réseau, ce que l’on attend d’eux est simplement d’agir en tant que « bon soldat » d’un projet déjà préparé et organisé manu militari, même si les négociations susmentionnées sont encore sur la ligne de mire.
31Le paradoxe est que des organisations non gouvernementales intermédiaires, ou même des agences d’aide internationales, pourraient les soutenir dans leurs revendications, quand revendication il y a. Mais il n’en est rien. En effet, les ONG ayant pignon sur rue négocient à l’amiable, nouent des liens avec le gouvernement et travaillent en phase, moyennant une stratégie commune déjà planifiée avant la mise en place d’activités. Quant aux agences bilatérales et aux institutions multilatérales, elles ont essentiellement pour mandat de renforcer les activités du gouvernement, en apportant un support technique et financier (FHI par exemple). Or, dans bien des cas, elles se retrouvent prises à leur propre piège en ne contrôlant guère ce qui se fait réellement pour le bien des populations.
32La notion de participation a connu, et connaît encore, des heures de gloire, car elle a été au départ considérée comme la clé d’un changement de paradigme pour toute initiative de développement censée se réaliser par le bas (Cernea, 1991). Mais elle a rapidement éprouvé ses limites, autant théoriquement qu’empiriquement, et la critique de cette notion de participation n’est pas nouvelle (Kothari, 1999 ; Mosse, 1994 ; Wright et Nelson, 1995 ; Cook et Kothari, 2001), avec l’analyse de toutes les manipulations, ambiguïtés, controverses et réappropriations que les mises en application de cette notion véhiculent ou intensifient. Nous avons vu que cette notion est mise en avant avec une intensité particulière quand il s’agit de la promouvoir dans le cadre de projets d’interventions dans le domaine de la santé en général (Bourdier, 2008 : 7-8) et du sida en particulier (Bourdier, 1999). Comme il a été dit plus haut, dans le cadre de la lutte contre l’épidémie à VIH au Cambodge, force est de reconnaître un indéniable écart entre les intentions des bailleurs de fonds et du gouvernement à « promouvoir l’essor de la société civile par sa participation » (sic)19 et les actions effectivement mises en place, qui ne parviennent guère à donner aux représentants de la société civile un espace public de parole et, pire encore, n’incitent guère les personnes volontaires à renforcer leur capacité de leadership, de porte-parole, de management ou d’organisation.
33La protestation est une logique non pas subversive mais une forme essentielle de pensée constructive pour l’évolution politique sereine d’un pays. Elle a du mal à voir le jour au Cambodge, en dépit d’un nombre de plus en plus grand d’acteurs engagés. D’un côté, en raison de la pression endémique qui sévit et de la reconduction annuelle des financements, les petites ONG locales sont inquiètes de se voir couper leurs financements si jamais des critiques émanent de l’administration nationale (tous échelons confondus) ou, plus directement, des ONG qui leur accordent un minimum de ressources matérielles. Une enquête menée à Phnom Penh illustre une difficulté courante exprimée par les coordinateurs des groupes. Pour réaliser nos enquêtes, nous avons utilisé un magnétophone et les personnes étaient interrogées sur les raisons pour lesquelles leur organisation ne défendait pas l’accès aux ARV, alors que, avant 2005 à Phnom Penh, de nombreux patients étaient désespérément dans l’attente d’en bénéficier. Une personne répondit sans hésiter que ce n’était pas l’obligation (entendons : objectif) de son association. Elle travaillait sur les droits de l’homme, mais pas sur les soins médicaux ou les médicaments contre le sida (si les deux semblaient implicitement inséparables dans notre optique, ce n’était pas le cas pour notre interlocuteur). Une fois l’enregistrement délibérément stoppé et le micro déposé, l’entretien prit une tournure confidentielle. Une question complémentaire vint en renfort, enjoignant l’interviewé de prendre position sur les personnes contaminées décédées en raison de l’absence d’ARV et, plus encore, décédées en raison de graves carences nutritionnelles dues à l’insuffisance de respect des droits humains et de soins médicaux. La réponse, officieuse, prit une tournure différente et notre interlocuteur reconnut que l’État devait effectivement assurer un niveau de vie adéquat aux citoyens, en considérant les soins de santé, le domicile, la nourriture et tant d’autres choses comme autant de droits minima. La Constitution affirmait cette règle point par point, mais c’était quelque chose d’impossible à mettre en place, en tout cas pour l’instant, dans le pays, en raison du contexte extrêmement précaire du fonctionnement du système de santé et des services sociaux. En conséquence, il n’était pas facile pour son organisation de protester toute seule, et surtout il valait mieux ne pas le rapporter. Notre interlocuteur rappela en outre que les donateurs finançaient uniquement dans l’objectif de défense contre la stigmatisation et la discrimination, mais pas pour autre chose.
34Sans méconnaître les contraintes qui pèsent sur cette association, qui ne peut se permettre de prendre position impunément, des attitudes plus téméraires sont visibles et tendent à se manifester sur la scène publique. Pour ne citer qu’un exemple, deux militantes séropositives, déléguées pour se rendre en Amérique du Nord lors d’une rencontre internationale organisée par l’Ungass en juin 2006, ont enjoint leur gouvernement d’être davantage à l’écoute des personnes malades du sida et de ne pas se satisfaire comme à l’accoutumée de données statistiques qui montrent superficiellement la réussite quelque peu exagérée du Programme national de lutte contre le sida. Là encore, les réactions de colère des officiels cambodgiens n’ont pas été à la hauteur des propos tenus par ces activistes, dont les arguments se fondaient sur des analyses réfléchies, entre autres que les « formidables baisses » de la prévalence et de l’incidence du sida dans le pays étaient avant tout liées au fait qu’un grand nombre d’individus contaminés par le VIH étaient morts sans qu’aucune aide, aucun soin ne leur soient prodigués, et qu’ils n’avaient jamais été pris en charge dans quelque secteur que ce soit, en dépit de tout l’argent déversé dans le pays.
35On pourrait multiplier les exemples et retracer les analyses détaillées réalisées par Eve Bureau sur l’expertise profane. Ces différentes formes originales d’engagement dans le pays, commanditées par les Nations unies et approuvées par le gouvernement depuis 2005, complètent le tableau présenté plus haut et le lecteur peut se rapporter au travail de terrain d’Eve Bureau effectué de 2005 à 2007 (Bureau, 2005 ; 2010). Il convient maintenant de se pencher sur tout ce qui se développe au sein de l’importante communauté monastique constituée par les bonzes Theravada.
Implications bouddhistes contre le sida
36Certains religieux ne restent pas inattentifs à l’irruption du sida dans la vie de la population20. Le terme « implication » employé supra est toutefois ambigu, car il ne précise pas si celle-ci résulte d’une volonté locale et indépendante de « s’impliquer » ou des efforts d’agents extérieurs de développement pour impliquer des représentants locaux de la communauté dans le souci de légitimer leurs actions, comme on a pu le décrire dans la première partie de ce texte. Pour nous, l’intérêt de ce terme réside précisément dans cette ambiguïté, car les initiatives bouddhistes contre le sida, quelles que soient leurs formes, sont le fruit de dynamiques et de stratégies plurielles : religieuses et sanitaires, locales et globales, etc. On ne peut faire l’économie de cette complexité, d’autant plus qu’elle s’articule de façon différente selon les cas. L’objectif de cette présentation des différentes formes d’implication de la communauté bouddhiste est d’apporter une illustration supplémentaire de la problématique générale de l’émergence de la société civile dans la lutte contre le sida au Cambodge, en reprenant les traits principaux et les difficultés qui viennent d’être exposés en première partie. Nous rappellerons brièvement pour cela dans un premier temps le contexte d’apparition de ces initiatives. Nous évoquerons ensuite les problèmes d’autonomie entraînés par la structure du secteur de l’aide internationale au Cambodge, à travers le parcours de deux bonzes travaillant dans les provinces de Siem Reap (Centre-Nord) et Koh Kong (Sud-Ouest). Les ambiguïtés liées à la question de l’impératif communautaire seront explorées dans un troisième temps à la lumière du cas d’une ONG à la fois chrétienne et bouddhiste, se définissant elle-même comme basée sur la « participation communautaire » en incluant dans son action un réseau important de pagodes dans la province de Takeo (au centre-sud du pays).
Du global au local : contexte d’émergence des initiatives bouddhistes contre le sida
37L’émergence de la notion de société civile au Cambodge va de pair et coïncide en certains points avec les efforts d’implication de l’institution bouddhiste. Ces efforts sont de la même manière le résultat de tentatives d’application d’un concept créé en dehors des frontières et de l’histoire du royaume khmer, et notamment en Occident, qui a atteint le territoire cambodgien par le biais de dynamiques globalisantes que l’épidémie du sida vient introduire ou accélérer. En effet, les initiatives bouddhistes contre le sida, bien que présentées dans la littérature du monde du développement au Cambodge comme les exemples parfaits d’une réponse à l’épidémie culturellement adaptée et solidement ancrée dans le paysage local, sont largement le fruit d’un mouvement extérieur. Si le bouddhisme est bien la religion nationale cambodgienne, la réponse bouddhiste face au sida ne puise pas uniquement son inspiration de la version khmère de cette religion. En faisant naître les premiers programmes de ce type, les agents extérieurs ont repris les termes d’un bouddhisme globalisé, qui a engendré depuis quelques décennies un « bouddhisme engagé ». Les représentants de ce mouvement agissent principalement dans les pays où le bouddhisme est présent, c’est-à-dire en Occident et en Asie. L’idée de promouvoir la paix sociale et intérieure (que certains appellent « pacification ») est un leitmotiv récurrent et central de cet engagement, comme dans l’exemple célèbre de la lutte pour l’indépendance du Tibet. Dans le domaine sanitaire, l’accompagnement vers la mort est une activité chère à ce bouddhisme engagé et globalisé. Elle s’est développée autour de pratiques de soins « alternatives » et part de l’idée d’une certaine complémentarité avec la biomédecine. L’apparition du sida a fortement contribué à légitimer ces pratiques, à travers les revendications des personnes vivant avec le VIH/sida. Pour ces raisons, la Thaïlande est rapidement devenue un lieu très propice au développement d’un tel mouvement : ce pays, le premier en nombre de fidèles appartenant à la voie Theravada21, a développé un bouddhisme engagé dans la lutte contre l’épidémie. En Asie du Sud-Est, l’épidémie s’est d’abord développée dans ce pays, de façon brutale et dans des proportions très importantes. La façon dont la société thaïlandaise a répondu à ce fléau reste exemplaire dans la région, tant au niveau institutionnel que dans les efforts de constitution d’une société civile, comme nous l’avons vu précédemment, mais également au niveau des initiatives issues de la communauté bouddhiste. De fait, comme pour les représentants laïques de la société civile cambodgienne naissante, c’est en Thaïlande que les premiers bonzes cambodgiens agissant contre le sida ont été formés.
38L’exemple le plus représentatif de cette influence occidentale ou thaïlandaise est sans doute constitué par la position des deux patriarches du bouddhisme cambodgien face à l’implication des bonzes contre le sida. Ces derniers, après que l’Unicef les eut invités à un séminaire sur le sida à Bangkok, en 2002, sont passés d’une attitude méfiante, voire accusatrice et hostile, par rapport à ce type d’action à un encouragement officiel, relayé par le ministère des Cultes et Religions. L’État lui-même participe donc aujourd’hui à cette implication bouddhiste, et chaque bonze le représentant au bureau du Département provincial des cultes et religions est chargé de diffuser les messages de prévention et contre la discrimination des personnes vivant avec le VIH/sida. L’autorité de ce ministère sur les initiatives entreprises dans le cadre de l’institution bouddhiste reste toutefois symbolique, de même que celle du gouvernement. Les moyens financiers dont il dispose ne peuvent en effet contrebalancer le poids d’agences multilatérales et internationales telles que l’Unicef, qui organisent souvent elles-mêmes les formations à l’usage des membres du ministère des Cultes et Religions. L’influence de l’exemple thaïlandais et du bouddhisme globalisé par le biais du secteur de l’aide internationale ne tient en effet pas seulement aux formations destinées aux membres de l’institution bouddhiste : la distribution des budgets et le contrôle effectué en contrepartie conditionnent les initiatives locales et réduisent leur marge d’action. La quasi-totalité des budgets alloués aux ONG travaillant avec des bonzes passe donc directement des bailleurs de fonds internationaux ou des donateurs privés aux ONG agissant localement. Le rôle des bonzes est pourtant mentionné dans les conseils émis par le NCHADS dans la partie concernant les « initiatives communautaires de prise en charge »22 pour ce qui concerne le « soutien psychologique et spirituel ». En ce sens, l’engagement du secteur public, déjà exceptionnel de la part de l’État dans le domaine du sida en général par rapport à la grande majorité des pays pauvres, fait du Cambodge un cas unique pour ce qui est de l’implication religieuse dans ce domaine.
Autonomie et marge d’action
39Comme nous l’avons rappelé en première partie de cet article, en raison de la structure du secteur de l’aide et du poids des organismes publics ou internationaux, il y a souvent de nombreuses étapes à franchir entre la « participation communautaire » et la constitution d’une société civile qui relèverait d’une réelle mobilisation sociale telle qu’on l’a définie précédemment. La question de l’autonomie est également centrale quant à l’implication des bonzes. Elle l’est d’autant plus que le Sangha23 prend au Cambodge la forme d’un réseau lâche dans lequel chaque bonze se trouvant à la tête d’une pagode dispose d’une grande indépendance et de liberté d’action, cela malgré l’existence du ministère des Cultes et Religions. Ainsi, à Koh Kong, une province reculée et frontalière de la Thaïlande, le bonze nommé responsable provincial par ce ministère travaille avec l’ONG Care, très présente au Cambodge, dans son programme de lutte contre le sida, Methakaruna Thmey24. Les discours des membres de Care et du bonze convergent dans la satisfaction qu’ils expriment à propos de la collaboration entre le gouvernement, l’ONG et le petit réseau de religieux gravitant autour de la pagode dirigée par le représentant du ministère. Cependant, en orientant le discours sur les difficultés rencontrées par ce dernier, on trouve derrière les propos harmonieux une aspiration insistante à l’indépendance, financière mais également décisionnelle. Il dit à ce propos inciter systématiquement les laïques qu’il rencontre à effectuer des dons en faveur de ses actions pour les personnes vivant avec le VIH/sida, afin de pouvoir lui-même redistribuer cet argent, et pour faire prendre conscience à ses concitoyens de la nécessité de construire une solidarité « khméro-cambodgienne » et non assistée. Il déplore aussi de devoir appliquer des directives venues de la capitale, élaborées par des personnes qui ne sont pas liées comme lui à la population locale, et souvent de nationalité étrangère. Un petit centre d’accueil a été construit en 2003 sur le terrain de sa pagode où résident une quinzaine de personnes séropositives dans le besoin. Le bonze se félicite de cette initiative qu’il a prise en accord avec Care et notamment grâce au don d’un Occidental qui connaissait une patiente résidant aujourd’hui au centre. Il regrette cependant de n’être pas en mesure de fournir un logement décent à la trentaine d’orphelins résidant dans sa pagode, dont la plupart sont touchés directement ou indirectement par le VIH/sida. Ces derniers sont pour l’instant répartis dans les maisons des bonzes et nonnes de la pagode. En l’absence de généreux donateurs occidentaux, il lui faut rédiger un projet et démarcher d’autres organisations, puisque Care ne souhaite pas le financer dans cette direction. Le problème de la maîtrise de la langue anglaise et de la rhétorique du monde du développement se pose alors. Mais ce bonze travaille depuis cinq ans dans ce domaine et a acquis une certaine expérience. Aux problèmes de communication s’ajoute en fait l’embarras que provoque la nécessité de remettre en cause son autorité et son autonomie dans la quête de financement. Ce sentiment d’embarras est proportionnel à la haute position qu’il occupe dans le système social cambodgien. Lorsqu’il évoque son expérience auprès d’une organisation locale, Salvation Center Cambodia (SCC), fondée en 1994 et travaillant avec l’un des réseaux de bonzes les plus importants, il affirme clairement ne pas vouloir la renouveler. Bien qu’à cette occasion il ait pu se familiariser avec la question du sida et acquérir des convictions quant au rôle qu’il voulait tenir dans la lutte contre l’épidémie, il souhaite aujourd’hui mener une action indépendante et moins restreinte que celles proposées par SCC.
40Le dilemme qui se pose au bonze de Koh Kong est évoqué par beaucoup d’autres religieux lorsqu’ils sont impliqués depuis plusieurs années dans la lutte. LONG locale SCC, que nous venons d’évoquer, organise des visites de bonzes à destination de personnes vivant avec le VIH/sida. Ces visites s’effectuent à domicile ou en centre de soins, de façon individuelle ou dans le cadre des groupes d’entraide de ces personnes mis en place par diverses organisations, comme évoqué dans la première partie. C’est une activité maintenant très répandue dans l’univers de la lutte contre le sida au Cambodge : selon les cas, les bonzes viennent « conseiller »25, « prier »26, bénir ou recevoir des dons qui doivent permettre au donataire d’augmenter son capital karmique27. L’ONG n’a pas de population bénéficiaire fixe, puisqu’elle propose ses services à d’autres organisations qui invitent les bonzes à participer à leurs activités. Les fondateurs de SCC sont des laïques, ainsi que l’ensemble du personnel qui encadre et accompagne les bonzes. Les employés laïques se chargent également des aspects pécuniaires et logistiques, car la participation des bonzes se limite à leur intervention auprès des personnes vivant avec le VIH/sida. Ce volontariat est dédommagé par une petite somme d’argent. Comme l’a suggéré le bonze de Koh Kong, ce type de collaboration avec l’institution religieuse n’encourage pas l’initiative personnelle et la responsabilisation des religieux. Alors que SCC qualifie sa démarche de « communautaire », les rapports qui lient les bonzes aux personnes auxquelles ils s’adressent sont souvent lâches du fait du mode d’intervention et du fonctionnement de l’ONG. Il est également difficile de compter sur ce type d’action pour permettre une réelle mobilisation sociale de la part des bonzes.
41Ces raisons sont mises en avant par l’un d’entre eux, résidant à Siem Reap, quand il évoque les causes de son départ de la même organisation. Après y avoir été volontaire pendant deux ans, il a préféré créer sa propre structure et l’implanter dans la pagode où il réside. Il était pourtant monté au plus haut niveau de responsabilité accordée aux religieux au sein de SCC, mais il dénonce clairement les effets pervers de la rémunération des bonzes et de leur manque d’autonomie. Il considère que le principe du bénévolat non rémunéré (en ce qui concerne les religieux) est une nécessité impérative à toute volonté de susciter une mobilisation sincère et désintéressée Il situe en effet la notion de « compassion28 » à la base du bouddhisme, et en induit un devoir de responsabilité du Sangha envers la communauté des laïques. Enfin, son point de vue le rapproche d’autant plus de ce qui définit la société civile qu’il envisage son rôle de façon complémentaire avec celui du secteur public, mais sans qu’il soit question de subordination. Il considère en effet qu’il est de son devoir de critiquer les lenteurs et les blocages créés par certains organismes gouvernementaux. Pour toutes ces raisons, il se conçoit comme légitime représentant et porte-parole des populations démunies. On trouve finalement dans son discours et son parcours tous les éléments du bouddhisme engagé tel qu’il s’est développé en Thaïlande, et du bouddhisme globalisé en raison des nombreux contacts qui le relient à l’extérieur.
42Cet engagement se retrouve aussi dans les efforts que certains bonzes ont entrepris en direction de l’extension de l’accès au traitement ARV Ces derniers utilisent l’autorité conférée par leur statut de religieux pour accompagner dans leurs démarches les personnes vivant avec le VIH/sida en quête de traitement. Dans la région de Siem Reap, qui est la première province où les médicaments ARV ont été disponibles, cet accompagnement ne comporte pas de difficultés majeures. Dans la province de Stung Treng, frontalière du Laos et très éloignée de la capitale, la situation diffère. Non seulement ces médicaments ne sont pas disponibles (en 2005), mais les structures d’aide aux personnes atteintes par le virus sont rarissimes. Dans ce contexte, nous avons rencontré un bonze qui fonde d’abord la légitimité de sa toute nouvelle organisation sur l’accès aux ARV Son discours accuse clairement les ONG – et plus discrètement le gouvernement – de délaisser sa province au seul prétexte de son éloignement. Malgré l’absence d’une politique de dépistage systématique, on peut pourtant supposer que les besoins et sa revendication sont fondés, car la vulnérabilité de la population y est accrue en raison du passage fréquent de la frontière par des travailleurs migrant entre le Laos et la Thaïlande. Il consacre en fait une grande partie de son temps et de son maigre budget29 à effectuer avec des personnes vivant avec le VIH/sida les six heures du trajet qui sépare Stung Treng de la province la plus proche où le traitement est disponible. Il ne pratique pas suffisamment l’anglais pour maîtriser la rhétorique du bouddhisme globalisé et engagé, et a seulement bénéficié d’une petite formation organisée par le Pnud, effectuée au bureau du ministère des Cultes et Religions de sa province. Il n’en explique pas moins sa démarche avec une logique déconcertante :
« Au cours de la formation, le Pnud me fit savoir que je devais être un leader pour la population. Je pensai alors que c’était vrai : je devais mobiliser les gens et leur montrer la voie. Je devais les aider à trouver un traitement parce personne n’était à l’écoute de leurs besoins. J’expliquais la réalité médicale du sida car je ne voulais pas que les gens meurent de cette maladie (...). Je pense que le sida n’est pas une bonne chose pour le bouddhisme. L’épidémie risque de tuer le bouddhisme, parce que le sida tue beaucoup de gens dans les communautés. Si les gens meurent du sida, plus personne ne viendra à la pagode, et alors la communauté mourra. »
43Malgré les obstacles que l’on qualifie volontiers de culturels, mais qui relèvent de modalités complexes et souvent liées à la structure du secteur de la lutte contre le sida au Cambodge, on voit que l’adaptation du concept de société civile est tout à fait envisageable. L’exemple du bonze de Siem Reap est spécifique, il a en effet la chance de résider dans la capitale touristique du Cambodge, près des temples d’Angkor, qui attirent à la fois les touristes et l’aide internationale. Il y trouve un potentiel de visibilité accrue. Il a donc pu établir des contacts personnels avec des Occidentaux qui ont facilité, au moins financièrement, la réalisation de son propre projet. La grande majorité du Sangha ne se trouve pas dans la même situation, et rares sont les bonzes qui parviennent à acquérir une telle marge de manœuvre. Le cas du bonze de Stung Treng montre pourtant que l’isolement ne rend pas le développement d’un bouddhisme cambodgien engagé impossible. On ne peut donc pas considérer que la culture khmère est seule responsable de ce que l’on désigne trop souvent comme un manque de solidarité inhérent au paysage local. Cependant, les difficultés d’implantation des programmes communautaires impliquant la participation des bonzes sont réelles. On doit alors aussi tenter de dégager la part du culturel dans les problèmes rencontrés par la majorité des bonzes impliqués dans le cadre plus habituel et plus contraignant de ces programmes.
L’implication des bonzes : engagement ou détournement de la culture locale ?
44Il serait en effet très inexact d’affirmer que l’institution bouddhiste s’intègre naturellement et de façon évidente dans la construction d’une société civile locale. D’une part, sa participation à ce mouvement est le résultat d’un changement profond qui s’opère en son sein. D’autre part, si l’impératif communautaire peut susciter des modifications dans les rapports entre le Sangha et les laïques, il comporte également des pièges qui rendent ce changement stérile et la participation des bonzes en partie artificielle.
45On peut reprendre ici l’argument du bonze de Siem Reap quant à la rémunération des bonzes. Selon celui-ci, cette pratique met en danger l’idée d’un engagement réellement altruiste, en induisant que les activités du Sangha liées au sida seraient en quelque sorte un service rendu en plus de sa fonction habituelle. La question est ici différente de celle qui repose sur l’emploi abusif, car trop peu rémunéré, des personnes vivant avec le VIH/sida sur la base de leur soi-disant volontariat. Le Sangha est en effet censé être nourri par les dons de la communauté des laïques, dans la perspective bouddhiste du gain de mérite. De plus, compte tenu de l’interdit et de la tentative de destruction ayant pesé sur la religion durant la période de pouvoir des Khmers rouges et l’occupation vietnamienne, les pagodes cambodgiennes souffrent aujourd’hui d’un manque de personnes érudites capables de perpétuer l’éducation religieuse comme c’était le cas par le passé. Pour cette raison, bien que le bouddhisme connaisse un renouveau et un engouement remarquables depuis la réouverture du pays, les bonzes ont souvent une activité restreinte, ne possédant pas de connaissances ou d’encadrement suffisant relatifs à leur fonction. Beaucoup critiquent en conséquence la « paresse » des bonzes, qui eux-mêmes se plaignent également de ce vide et de l’ennui qui caractérisent leur emploi du temps. La situation, bien que regrettable en ce qui concerne la perte d’érudition, est cependant considérée par beaucoup de bonzes impliqués dans la lutte contre le sida comme potentiellement exploitable dans la perspective d’une implication religieuse dans le domaine social. Mais la question englobe en réalité des modalités bien plus larges que celle de l’emploi du temps des bonzes, il s’agit en fait là de réinventer les rapports liant le Sangha avec les laïques. Ces rapports se caractérisent normalement par une séparation nette et fortement marquée par la hiérarchie sociale, qui place les bonzes dans une situation de supériorité et de pureté. Le don s’envisage alors normalement comme provenant de la communauté laïque à destination des religieux. Les religieux impliqués dans la lutte contre le sida, en raison du contact qu’ils entretiennent avec les personnes vivant avec le VIH/sida et de l’aide qu’ils leur fournissent, soulèvent systématiquement la désapprobation des dévots, au moins au moment du démarrage de ce type d’activité dans une pagode. Les choses changent généralement par la suite, au moins dans les discours officiels et ouverts. Les messages de lutte contre la discrimination des personnes atteintes par l’épidémie en provenance de l’institution religieuse sont alors d’autant plus forts qu’ils remettent en question les fondements de cette même institution.
46Du côté des personnes atteintes par le virus, nous avons souvent recueilli des sentiments de soulagement, voire de surprise, à propos de ce changement. Elles pensent rarement d’elles-mêmes à se rendre à la pagode dans le but de chercher une aide, quand leur séropositivité devient connue ou visible. Lorsqu’ils ne sont pas impliqués dans la lutte contre le sida, les discours des religieux peuvent en effet s’avérer accusateurs et moralisateurs, et participer à la stigmatisation des personnes vivant avec le VIH/sida, voire l’encourager. Le phénomène de conversion au christianisme de ces dernières est en conséquence une réalité courante. Il s’explique aussi par le prosélytisme et la présence d’un grand nombre d’organisations missionnaires sur le territoire30. C’est également une des raisons données par les bonzes de leur engagement contre le sida, il s’agit alors de lutter contre ce phénomène en s’engageant sur le même champ de bataille.
47L’exemple d’une ONG fondée sur le partenariat entre des missionnaires chrétiens et un réseau de pagodes illustre clairement ce problème. Cette ONG, nommée Partners in Compassion, s’est installée dans la province de Takeo, au sud de Phnom Penh. Elle envisage la collaboration des représentants des deux religions comme un cheval de bataille, en condamnant le prosélytisme de certaines ONG chrétiennes. Cependant, même avec une telle volonté, les personnes vivant avec le VIH/sida rencontrées dans le cadre de cette organisation, converties ou non, déclarent volontiers que les missionnaires chrétiens sont « meilleurs », plus « généreux »31, ou plus « ouverts » que les bonzes. L’organisation travaille avec un réseau de pagodes étendu et constitue un modèle au Cambodge quant à la façon dont ce réseau est impliqué dans la prévention, la lutte contre la discrimination et le soutien psychologique et spirituel effectués par ses bonzes. Là encore, ces derniers considèrent le travail qui leur échoit comme insuffisant ou inadapté, et ne sentent pas à l’aise dans le rôle qu’on leur demande de jouer. Celui tenu par les chrétiens est considéré comme plus valorisant, le partenariat étant alors vécu comme une concurrence déloyale, et les conversions de certains patients du centre de soins ou des enfants de l’orphelinat de Partners in Compassion sont difficilement acceptées. Le projet sépare en effet le travail des missionnaires chrétiens de celui des bonzes : les premiers régissent le centre où vivent enfants, personnes démunies atteintes par le virus en phase avancée, ou ayant repris des forces en attente de leur « réinsertion ». Dès lors, les rapports qu’ils entretiennent et le travail qu’ils effectuent les rendent plus proches et mieux appréciés par les personnes vivant avec le VIH/sida.
48Lors des réunions de formation des bonzes de cette organisation, nous avons recueilli des plaintes clairement exprimées concernant l’application de « l’impératif » communautaire, à commencer par une demande de clarification des concepts de communauté et de solidarité. Ces derniers traduisent en effet des notions propres au monde du développement qui ne s’intègrent pas naturellement dans l’univers de ces bonzes. Les paradoxes induits par la demande de s’impliquer que leur adresse l’ONG sont aussi la cause de difficultés quotidiennes. Le refus des comités de laïques chargés de la gestion matérielle de la pagode de financer les activités en rapport avec le sida est presque systématique, et a conduit à la mise en place de boîtes de dons séparées. Celles-ci, fièrement présentées comme permettant à la fois le recueil de dons et un encouragement à la « solidarité villageoise », provoquent dans le meilleur des cas un haussement d’épaule ou un sourire gêné, mais n’engendrent jamais de ressources significatives. Les doutes exprimés en anthropologie critique du développement, exposés dans l’article de Soizick Crochet sur la participation communautaire (Crochet, 2000 a), sont donc partagés par les acteurs de cette participation eux-mêmes. Ils considèrent les tâches qu’on leur propose à la fois comme décalées de leur univers et d’autant plus difficiles à mettre en œuvre qu’ils ne disposent pas du même budget et de la même marge de manœuvre que leurs partenaires chrétiens.
49Le décalage ressenti est évidemment le reflet d’un manque de prise en considération ou de connaissance de la réalité locale par les agents de développement, qui basent pourtant la promotion de leurs actions communautaires sur ces critères. Quand ils perçoivent et reconnaissent l’existence d’un écart entre leurs conceptions de l’implication des religieux et les modalités de la pratique religieuse cambodgienne, ils préfèrent généralement faire coller tant bien que mal les activités des bonzes à leurs objectifs. On accuse alors souvent à ce propos la période khmère rouge d’avoir détruit le bouddhisme khmer « authentique », censé avoir parfaitement correspondu dans le passé aux conceptions de solidarité et de communauté propres au monde du développement, et projetées sur l’univers rural cambodgien. Bien que les bonzes qui sont parvenus à s’engager de façon autonome dans la construction d’une société civile locale partagent et reprennent ce discours pour expliquer les « obstacles culturels » rencontrés par leurs confrères impliqués dans des programmes de développement communautaire, comme on a pu le voir plus haut, il semble que ce point de vue résulte d’une vision historique très simplifiée. Cependant, cela ne signifie pas qu’une participation des religieux à l’aide aux personnes vivant avec le VIH/sida soit automatiquement artificielle et stérile. D’une part, on a vu que certaines conditions permettent la réappropriation du concept de société civile. D’autre part, il faut signaler que cette pratique n’est pas a priori contradictoire avec l’intervention des bonzes dans le secteur de la santé.
50Avant la période khmère rouge, ces derniers ont bien eu un rôle en ce sens, au côté des guérisseurs traditionnels comme les kruu ou les médiums, et ils continuent de le tenir aujourd’hui. Ils partagent d’ailleurs le même univers symbolique32 et sont par exemple spécialisés dans des rites de purification où leur efficacité thérapeutique découle du rapport privilégié qu’ils entretiennent avec le sacré. Cependant, tout ce qui a trait à la médecine traditionnelle ou populaire cambodgienne est considéré avec méfiance par les agents de développement, notamment parce qu’ils estiment que ces secteurs de soins peuvent venir concurrencer et remettre en question le paradigme biomédical, en incitant à une mauvaise utilisation des médicaments, ou simplement en prétendant être en mesure de guérir le sida. Il faut ici encore reconnaître une mauvaise connaissance des pratiques de gestion locale de la maladie, dont les résultats néfastes – et en certains cas ils existent bel et bien – sont plus visibles que l’ensemble des recours thérapeutiques possibles qui constituent le quotidien des Cambodgiens (Crochet, 2000 a et 2000 b).
51Ainsi, si l’implication des bonzes dans la lutte contre le sida renferme un potentiel considérable de renouvellement et de réinvention de la pratique bouddhiste au Cambodge, les chemins que prennent les initiatives vont aussi dans le sens d’un appauvrissement de l’intervention des bonzes dans le secteur sanitaire. Non seulement ces chemins communautaires laissent inexploité tout un panel de pratiques thérapeutiques, mais en plus ils contribuent à leur dévalorisation. À Partners in Compassion, les patients du centre de soins tenu par les missionnaires chrétiens se tournent spontanément vers les bonzes habitant la pagode, dans l’enceinte de laquelle les missionnaires ont installé leur organisation, mais pour des raisons différentes de celles décrites dans le projet de l’organisation. Ils préféreront se diriger vers les proches qu’il leur reste ou vers d’autres patients pour trouver du réconfort, ce que les agents de développement appellent du soutien psychologique et qu’ils conçoivent comme étant une compétence « naturelle » des bonzes. On se dirigera en revanche sans hésiter vers ces derniers lors de l’apparition du fantôme d’un patient défunt. On les priera alors de calmer le revenant et de le dissuader de pousser la nuit les portes du dortoir. Si l’on excepte les offrandes quotidiennes qui symbolisent le mieux le rapport qui lie la communauté religieuse à celle des laïques et les cérémonies de funérailles lors du décès d’un patient, c’est là le recours aux bonzes le plus fréquemment rapporté dans l’enceinte du centre des missionnaires. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un recours thérapeutique, mais cela concerne la gestion d’un monde surnaturel dont l’une des propriétés essentielles est d’avoir des conséquences sur la santé des personnes du monde visible33.
52Pour ce qui est des recours thérapeutiques, aucun acte n’a pu être observé dans le cas de personnes atteintes par le VIH/sida. Cela tient sans doute premièrement au fait que ce type d’intervention nécessite d’effectuer en contrepartie un don assez important. Les patients du centre sont par ailleurs conscients de la désapprobation des soignants occidentaux quant à ce type de recours, puisque ces derniers déplorent même la pratique très courante (et biologiquement inoffensive) du baq kyal, qui consiste à gratter la peau avec une pièce en métal pour en faire sortir le « vent » responsable d’un mal-être physique. Selon le missionnaire dirigeant la partie chrétienne et le discours repris dans les prospectus de cette organisation, la proximité de la pagode permet surtout aux résidents de participer aux séances de méditation des religieux et de bénéficier de leurs conseils et de la paix intérieure que leur pratique religieuse est censée leur conférer, pour mieux appréhender le stress lié à la séropositivité. On retrouve là le paradigme du bouddhisme « thérapeutique » tel qu’il existe dans le cadre du bouddhisme engagé occidental. Le biais culturel s’avère d’une importance égale à celle des difficultés structurelles. À ce titre, il rend les difficultés à surmonter d’autant plus considérables pour un projet de société cherchant à promouvoir la participation des bonzes dans les domaines social et thérapeutique.
Conclusion
53Quelques cas de figure viennent d’être rapidement passés en revue. Hormis de notoires exceptions qui autorisent la prédiction de quelques changements à venir, avec les actions menées par des organisations comme Actionaid, quelques ONG locales ou par des bonzes animés d’une force de conviction, la majorité des situations présentées plus haut conduit à des conclusions similaires : il apparaît que la nature du lien entre le gouvernement, les agences et les ONG internationales d’une part et les ONG locales d’autre part se définit davantage en termes de subordination qu’en termes de collaboration, et plutôt en termes d’obéissance participative qu’en termes de mobilisation effective ou autonome. La récupération et la manipulation des activités des ONG locales apparaissent comme des normes implicites, standardisées, non seulement quand elles sont relatives aux activités de santé mais aussi quand elles traitent d’autres problèmes liés au développement en général.
54L’émergence d’une mobilisation portée et soutenue par la société civile, y compris celle des bonzes, assortie d’une relative autonomie d’action et de pensée, reste encore à l’état de projet, en dépit des intentions du gouvernement et des agences internationales qui soutiennent les initiatives religieuses comme les initiatives laïques. Des actions ponctuelles, des tentatives timides, des signes et des aspirations sporadiques sont toutefois en cours mais ont du mal à se faire reconnaître dès lors qu’ils sortent d’un cadre rigoureusement contrôlé. Qu’il s’agisse du bonze de Siem Reap, de Stung Treng ou de quelques rares activistes à Phnom Penh, on se retrouve en face de cas qui font encore figure d’exception, et qui tiennent à la personnalité et au charisme des personnes considérées. En effet, la notion de mobilisation sociale, et la manière dont elle est officiellement attestée et comprise localement, n’autorise pas les gens à se rassembler en groupes de pression, elle n’encourage pas non plus la créativité de la population et ne fournit qu’une très faible augmentation des capacités de décision personnelles ou sociales. Quelques individus attachés à des groupes arrivent cependant à être entendus, mais surtout à petite échelle ou, au contraire, en dehors du pays lors des meetings internationaux. Cependant, même si, d’après notre analyse critique personnelle, il reste incongru, voire dangereux, de décrier les accomplissements de l’État, quels que soient les arguments mis en avant, force est de reconnaître que certains acteurs de la société civile entament un premier mouvement et contribuent à ce processus de libéralisation, qui s’est déjà traduit par des actes de protestation organisés ainsi que par des mises en réseaux qui semblent plus durables.
55Il convient d’ajouter encore un bémol, car tout ce qui a trait au plaidoyer (advocacy) reste encore limité, alors que l’action collective et la participation communautaire ne sont toujours pas, en dépit des apparences, encouragées de facto par le gouvernement. L’histoire récente cambodgienne montre qu’il n’y a aucun doute sur le fait que lorsque la participation communautaire est apparue comme une nouvelle activité « dans l’air du temps », qui plus est entérinée par les agences internationales, un des principaux objectifs du gouvernement fut aussitôt de la contrôler et de l’absorber dans la logique du continuum de sa propre politique, et non pas comme une alternative potentielle basée sur l’opinion des gens et reposant sur leurs conditions objectives de vie. Il avait pourtant été souligné dans le cadre de l’épidémie à VIH que les ONG financées directement de l’extérieur ainsi que les institutions gouvernementales avaient tout à gagner en favorisant la mobilisation des gens vivant en communauté. Quand on en vient à la signification de ce que devrait être la participation communautaire, les équipes médicales et les acteurs en charge du développement perçoivent la communauté comme « (...) les gens d’une zone locale délimitée, incluant la famille, le voisinage, l’autorité, les villageois et les moines ». Plus précisément, une seconde définition, « les communautés mobilisées susceptibles de répondre au sida », ne recouvre qu’un slogan creux qu’une ONG financée sous le contrôle d’une agence bilatérale se doit d’appliquer sagement sans la réajuster en considérant les catégories vernaculaires censées pourtant lui donner forme, pertinence et signification. Ce point mérite en dernier lieu que l’on s’y arrête, eu égard aux contresens qu’il est à même de générer.
56Au bout du compte, la réitération du slogan « participation communautaire » n’a été ni suffisamment définie, ni clairement expliquée en détail. La principale définition adoptée au Cambodge reste très évasive. Elle avance que la participation communautaire envers l’épidémie consiste à mobiliser la solidarité familiale, des parents, voisins, amis, du chef villageois et des moines de la pagode pour lutter contre la stigmatisation et la discrimination des personnes séropositives, tout en encourageant un soutien psychologique et social. C’est évidemment une définition consensuelle mais aussi boiteuse dans sa construction : comment articuler la lutte contre l’isolement social avec la solidarité ? Par ailleurs, dans quelle mesure la lutte contre la discrimination peut-elle encourager le soutien ? Et avec qui et entre qui ? Une telle déclaration dont le vague fait obligatoirement transparaître une quête d’approbation non discutable ne fournit pas d’outils méthodologiques pour l’établissement d’une quelconque stratégie destinée à sa mise en place. Ne sont pas évoquées les logiques matérielles, socioculturelles et les prédispositions de ladite communauté méritant d’être prises en compte pour sa mise en œuvre. Au contraire, l’observation attentive des pratiques dominantes relatives aux interventions de santé supposées encourager la participation des populations et celle, plus sociale et communautaire, qui prévaut dans le cercle des religieux montre que les décisions venant d’en haut façonnent et formatent les initiatives locales, en négligeant ou méprisant certains besoins et aspirations justifiés de la population. Une question de santé publique qui de prime abord devrait relever de l’appropriation collective se trouve éminemment investie par une politisation de l’intervention contre le sida (consistant, entre autres, à montrer que les autorités nationales contrôlent la situation). En d’autres termes, ce qui pourrait relever de la créativité et de l’entreprise des gens ordinaires a été remplacé par des consignes artificielles et importées.
57Une véritable mobilisation populaire mérite donc d’être réinventée, parce que la notion de participation communautaire, avec ses limites et ses contradictions, a été insuffisamment pensée. Rappelons que dès le début de l’intervention massive des ONG au Cambodge dans les années 1990, la notion importée de communauté, avec son corollaire la participation, fut le fer de lance, non seulement en théorie mais aussi en pratique, de la plupart des interventions initiées par les organismes d’aide. Afin de calquer ce modèle venu d’ailleurs sur une réalité sociale et culturelle, on a littéralement « inventé » une communauté aseptisée, radieuse, dénuée de toute tension politique et de conflits sociaux. Il va sans dire que cette interprétation de la société khmère ne résiste pas à l’épreuve des dynamiques locales qui démontrent le plus souvent l’inverse. Si la notion de communauté existe telle quelle, c’est de façon relativement marginale, souvent anecdotique. Le propos ne consiste pas ici à passer en revue la multiplicité ainsi que la complexité des rouages sociaux qui sous-tendent la vie en collectivité au Cambodge, mais à souligner leurs caractéristiques aléatoires et antagonistes aboutissant à des formes inégales de cohésion sociale. Autant de facteurs qui appellent à la prudence, par rapport à une vision naïve de la collectivité en tant qu’agrégat social partageant des visées socio-économiques, politiques et même culturelles similaires. Cette image d’Épinal a prospéré au Cambodge sans trop de remise en cause, en dehors de quelques analyses très pertinentes et qui mériteraient d’être entendues (Mikaelian, 2008). Elle continue à prévaloir au cœur de la société locale moderne par l’entremise des acteurs de développement. Le sida n’a en rien aboli cette représentation fallacieuse d’une société villageoise – et, dans une certaine mesure, urbaine – homogène, soudée par des intérêts collectifs et prête à faire front pour le bien-être de chacun. Une des conséquences majeures propres à cette croyance est que toute intervention en faveur de ladite communauté, qui n’existe que dans l’esprit des intervenants extérieurs, est susceptible de se mettre en place sereinement, sans tenir compte des clivages internes et des rivalités interindividuelles les plus diverses. Ainsi, il est révélateur d’observer et d’entendre à maintes reprises (et ce jusqu’à une période récente, mi-2008) le refus – proche du déni – des décideurs de santé de se pencher sur les notions de stigmatisation, de discrimination et de rejet : de telles notions ne pouvaient évidemment s’insérer dans l’image préfabriquée d’une communauté harmonieuse. Ce n’est qu’après la mise en évidence insistante de tels comportements par des ONG locales (travaillant le plus souvent sur les droits de l’homme) que certains responsables de la lutte contre le sida finirent par reconnaître l’utilité de ne pas négliger la prégnance de ces réalités sociales.
58Il n’en reste pas moins que certains intervenants dans le domaine du sida, y compris du secteur public, s’attellent à la prise en considération politique d’une mobilisation collective. La première question qui se pose alors est d’analyser comment et sous quelles conditions cette mobilisation collective politisée peut émerger, compte tenu de la multiplicité de tant d’intérêts non partagés dans une société fragmentée. En dépit de cette intention, ils manquent, comme nous l’avons vu, de soutien et restent pour l’instant trop isolés et marginalisés. En même temps, il existe une potentialité indéniable pour réactiver ce concept de participation collective que nous avons décrit comme encore mou et atone, pour ne pas dire « truqué », au Cambodge. La force du pays ne réside pas uniquement dans les aspirations des gens à la justice et à l’accès aux soins, mais également dans la conviction – partagée par quelques représentants du gouvernement et des personnes reconnues travaillant pour des associations – qu’il est possible de reconfigurer les données du développement. Certains d’entre eux, ainsi que des responsables lucides d’ONG influentes, manifestent une volonté sincère de promouvoir la coopération avec la société civile, mais de façon plus constructive, en recherchant les voies acceptables et pensables pour promouvoir durablement un plus grand espace visible de négociation. Au-delà des bonnes intentions, il s’agit de passer maintenant à l’acte de façon vigoureuse, organisée et réfléchie : c’est ce qui est mis en place à partir de 2010 avec une reconnaissance accrue des ONG locales et une plus grande flexibilité de la part des pouvoirs publics. Reconnaissance sociale et surtout approche moins verticale, qui sont censées se manifester par une collaboration plus sereine entre la société civile et les autorités nationales.
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Notes de bas de page
1 Les données épidémiologiques reconnues par le gouvernement attestent d’un taux de prévalence de 3,1 % pour l’année 1997 puis de 1,9 % en 2003, la baisse du taux étant attribuée au « succès de la politique nationale ». Voir Unaids (2006).
2 Malgré la recommandation formelle de l’OMS et de l’Usaid (pour ne citer que ces deux organismes), qui à cette époque estimaient impensable d’encourager l’accès au traitement par les ARV dans les pays du Sud. Trois représentants des autorités sanitaires au Cambodge encouragèrent toutefois les ONG françaises à initier la mise sous traitement au tout début des années 2000.
3 Source % NCHADS (2004). Ces données épidémiologiques constituent seulement l’une des estimations disponibles dans le pays. Même si cette information particulière est celle qui est officiellement acceptée par le ministère de la Santé, elle a été généralement considérée comme pessimiste par différents observateurs relativement aux autres projections épidémiologiques. Entretiens privés avec Guy Morineau, épidémiologiste à Family Health International,
4 Selon une norme internationale imposée par l’OMS, les critères appliqués au Cambodge stipulent, en 2004-2005, que les personnes ayant moins de 200 CD4 peuvent recevoir le traitement.
5 Norng Kanra, Planning for continuum of care to PLHA’s, présentation orale au séminaire du NCHADS, 15-20 mars 2004, Phnom Penh.
6 Données non encore publiées fournies par Mony Pen, coordinatrice nationale du réseau CCW (Cambodian Community of Women living with HIV/AIDS).
7 Le terme « pagode » est employé dans son acception large, c’est-à-dire à la fois pour désigner le temple lui-même, auquel l’usage strict du terme « pagode » renvoie, mais également l’ensemble du lieu qui devrait plus justement être désigné par le terme de « monastère ». Dans sa version cambodgienne, l’enceinte de la pagode renferme divers édifices selon les cas, mais on y trouve toujours les suivants % le temple proprement dit, premier lieu de culte (wihid ou prasaat) ; une grande pièce où mangent les bonzes et où se tiennent divers rassemblements (salaa) ; des stupas à la mémoire de personnes importantes (caetdd) ; et enfin des habitations pour les bonzes. Nous préférons conserver le terme de « pagode » et non celui de « monastère » afin de coller à la métonymie usuelle dans le langage vernaculaire khmer et dans celui des développeurs anglophones ou francophones : on emploie en effet respectivement « wodt », « pagoda » ou « pagode » pour parler du monastère ; le terme cambodgien est aussi parfois utilisé pour désigner cet ensemble, il est alors orthographié « wat ».
8 Le propos de l’article ne vise pas à évoquer les agissements de certains membres du gouvernement visant à menacer et interdire la société civile pour qu’elle ne s’oppose pas trop à la politique gouvernementale. Mais il est évident que l’extrême faiblesse des lois de protection en faveur des citoyens dans un contexte politique incertain génère une peur dans la société, qui empêche elle-même l’émergence des groupes de pression qui seraient amenés à débattre dans les lieux publics et à protester ouvertement contre le gouvernement, y compris contre les politiques peu claires relatives à l’accès aux ARV jusqu’en 2004 et, par la suite, contre le manque de références convaincantes d’une approche en terme de qualité de soins.
9 Voir les documents, nombreux, qui ont été publiés par les organisations locales militantes pour les droits de l’homme : Licadho, Adhoc et le Center for Development Studies basées à Phnom Penh.
10 The United Nations Economics and Social Council 1929 (LVIII). Résolution citée par J. Migley(1986).
11 La plupart des ONG caractérisées par la prédominance accordée aux soins à domicile, aux visites à domicile et aux activités de soutien et/ou de soins ne sont pas – parfois en dépit de leur volonté – en position de faire pression pour élargir l’accès au traitement. La grande disparité des activités courantes de ces associations ne sera pas prise en compte dans cet article.
12 Boulevard of life ou « le chemin de la vie ».
13 Selon la définition donnée par S. Epstein (1996).
14 Pour plus de détails, voir F. Bourdier (2006).
15 Pour davantage de précisions, voir WNU (2006).
16 Cette ONG internationale, implantée depuis peu dans le pays, est essentiellement composée d’expatriés népalais et de Cambodgiens. Elle est à la fois une agence de financement pour les associations locales travaillant auprès des communautés de base ainsi qu’un organisme encourageant l’implantation auprès des populations les plus démunies de mécanismes sociopolitiques favorisant la transparence économique, l’audit financier et social, ainsi que toute une formation pédagogique (prise de conscience des droits, organisation en groupes collectifs partageant les mêmes intérêts, etc.). Actionaid ne fait pas partie en tant que telle de la société civile locale, mais elle est très étroitement associée à son essor.
17 M. Hollnsteiner, op. cit. et A. White, op.cit.
18 D’autres pays d’Asie du Sud-Est et d’Asie (Inde, Thaïlande, Indonésie et, plus récemment, Chine) ont développé de réels systèmes d’élection, et donc de représentation, de personnes vivant avec le VIH.
19 On remarquera encore une fois l’usage de phrases toutes prêtes, encourageantes, mais dont le contenu reste non précisé.
20 Les observations qui sont rapportées dans cette seconde partie ont été effectuées dans le cadre d’un terrain de master d’anthropologie. Le cadre plus général de l’émergence de ces initiatives et des enjeux qui les sous-tendent est présenté dans le mémoire correspondant (Yuvany Gnep, 2006).
21 Ou « Petit Véhicule » (Hinayana), présent notamment au Sri Lanka, en Birmanie, en Thaïlande, au Laos et au Cambodge. Cette voie est la plus ancienne et se distingue du « Grand Véhicule » (Mahayana), empruntée par la Chine et le Vietnam, et du « Véhicule du Diamant » (Vajrayana), élaborée au Tibet. Ces deux dernières sont les plus présentes dans les pays occidentaux, en dehors de leur population immigrée d’Asie du Sud-Est.
22 Community care initiatives en anglais, voir NCHADS (2004).
23 Mot sanskrit désignant la communauté des bonzes dans le monde bouddhiste.
24 Voir la brochure de l’ONG : Green Kim, Methakaruna Thmey (2004).
25 On traduit cette activité des bonzes par counseling dans la littérature anglophone du développement, ou par le terme français de « conseil » : sans qu’aucun de ces deux termes ne corresponde à la notion de départ. Aucun dialogue n’entre en jeu dans cet échange qui ressemble généralement davantage à un discours à caractère religieux, sur le mode du monologue, et pas systématiquement en rapport direct avec le VIH/sida, ou alors par le biais de métaphores.
26 Le terme « prier » est également imprécis et employé par commodité, puisqu’il s’agit de la récitation de formules religieuses sur le mode de l’incantation.
27 Le karma est une notion centrale du bouddhisme. Il détermine en fonction des actions effectuées dans la vie présente les modalités de la réincarnation dans une vie future, par un système de gain de mérite. Dans ce contexte bouddhique, le don augmente d’autant plus le capital karmique qu’il est destiné à une personne située en amont de la hiérarchie sociale, les bonzes étant en l’occurrence situés au niveau le plus haut de cette échelle.
28 Il n’y a pas lieu ici de discuter des nuances que nécessite l’emploi de ce terme, qui traduit mal une notion prise dans un contexte bouddhiste alors que le mot est empreint de son contexte chrétien d’origine. C’est pourtant le mot qui est employé en anglais par les bonzes et les agents de développement. Le terme sanskrit auquel il correspond en cambodgien est karuna, que l’on traduira plus précisément par « attitude bienveillante », ou « bienveillance universelle » comme l’explique Anne Guillou à propos d’une situation ayant également trait au domaine de la santé. Voir Anne Guillou (2001).
29 En dehors des dons privés à la pagode, un seul sponsor (l’ONG Aids action) soutenait au temps de notre visite en 2005 son organisation, en fournissant du matériel informatique et une formation pour apprendre à l’utiliser.
30 Voir à ce propos le chapitre « Dérives religieuses » de l’ouvrage de Sabine Tranin (2005).
31 L’expression la plus récurrente est mian cat Iqaa, littéralement : « avoir bon cœur ».
32 Voir par exemple Maurice Eisenbruch (1992).
33 À propos de la dangerosité des esprits des défunts, et pour se convaincre du danger que peuvent représenter les morts inhabituelles, voir Ang Choulean (1980).
Auteurs
Doctorante en anthropologie, UMI 233 (ex-UMR 145 « VIH et maladies associées »), IRD-Université de Montpellier I, GReCSS, Centre Norbert Elias, EHESS, Marseille, Université Paul Cézanne d'Aix-Marseille.
Anthropologue, chercheur à l'IRD, UMR 912 SE4S (Sciences économiques et sociales. Systèmes de santé. Sociétés) Inserm – IRD – Université de la Méditerranée (Aix-Marseille).
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