Préface
p. 9-20
Texte intégral
1La pandémie de sida a, sans conteste, été l’un des événements qui auront marqué de la façon la plus spectaculaire le champ de la santé au cours de ce dernier quart de siècle, depuis la découverte, au début des années 1980, de l’existence de cette maladie – sans doute présente à bas bruit depuis plusieurs décennies, mais portée soudain sur le devant de la scène par l’accélération de sa propagation. En peu de temps, elle est devenue une préoccupation de santé majeure pour les pays où elle prenait pied et gagnait du terrain et, bien vite, s’est imposée aussi l’évidence que la circulation du virus qui en était l’agent ne connaissait pas de frontières et que la menace concernait l’ensemble de la planète. Rapidement a été décidée une internationalisation des moyens et de la stratégie en vue de la combattre ; dans le cadre de l’OMS tout d’abord, puis à travers la création d’une institution spécifique des Nations unies, Onusida. La rapidité et l’ampleur de cette mobilisation, sans doute sans précédent, ont tenu à une conjonction de facteurs.
2En premier lieu, les incertitudes que soulevait une maladie transmissible dont on ignorait l’origine, dont on mesurait mal la virulence et dont on avait beaucoup de difficulté à anticiper la dynamique de propagation, même après en avoir identifié les principaux modes de transmission. Cette accumulation d’ignorances générait d’autant plus d’inquiétude que la médecine se découvrait démunie face à une pathologie à laquelle, jusqu’au milieu des années 1990, elle ne pouvait opposer aucune réponse thérapeutique efficace. Dans le même temps, le nombre des personnes atteintes se multipliait rapidement aux États-Unis et en Europe, où la maladie avait été détectée en premier, et, surtout, on découvrait que l’épidémie affectait massivement plusieurs régions d’Afrique centrale et orientale où elle connaissait une évolution explosive. On était donc face à une maladie nouvelle, qu’on ne savait pas traiter et qui progressait rapidement sans que l’on sache jusqu’où son extension conduirait.
3Dans le même temps, le peu que l’on parvenait à connaître sur le sida, sur la façon dont le virus se transmettait (principalement par les rapports sexuels et la contamination par le sang), sur les catégories de personnes qui y étaient le plus exposées (avec des spécificités différentes selon les pays et les situations locales) donnait une dimension toute particulière à cette maladie. Non seulement celle-ci constituait un défi biomédical non résolu, mais il devenait clair que sa dynamique épidémique au sein d’une population donnée était liée à la nature et à la configuration des rapports sociaux qui s’y nouaient.
4Dans les pays riches, les pratiques par lesquelles circulait le virus au sein des catégories sociales les premières touchées – homosexuels masculins, consommateurs de drogues injectables -étaient inséparables de leur positionnement social, où se mêlaient des trajectoires individuelles singulières, la recherche d’une sociabilité nouvelle et une culture partagée qui se démarquait des normes et des modèles de comportement dominants au sein de la société globale. C’est tout un pan de la société occidentale « postmoderne », telle qu’elle est définie par Marc Augé ainsi que par d’autres anthropologues, et des forces de changement qui la travaillaient au plus profond – sur le plan de la construction symbolique et identitaire, sur celui de la relation à l’autre, sur celui du rapport au corps – qui se donnaient ainsi à lire à travers une réalité épidémiologique. Que des faits de santé jouent le rôle de révélateurs d’une réalité sociale n’était pas une découverte : dès le milieu du xixe siècle, Engels avait associé la misère physique extrême des franges urbaines prolétaires à la nature même des mécanismes d’exploitation d’un capitalisme en phase d’accumulation accélérée. Jusqu’à aujourd’hui, morbidité et mortalité figurent parmi les marqueurs les plus sensibles des inégalités qui séparent les habitants d’un même pays, qui opposent les nations riches et les nations pauvres à l’échelle de la planète.
5Ce qui, sans doute, était inédit dans le cas du sida, c’est qu’il mettait en pleine lumière des mutations en cours dans la société occidentale, au plus intime de ce qui fonde la perception de soi et la construction du lien social : le rapport au corps, au plaisir, à la sexualité, à l’exploration de nouvelles expériences sensibles. Mais, bien plus largement encore, étaient ainsi pointés, en fin de compte, les profonds remaniements du sens, les déplacements de frontières conceptuelles qui traversent cette société et qui, du fait de la position dominante que celle-ci a occupée jusqu’ici, gagnent de loin en loin l’ensemble de la planète. En effet, l’exercice d’une liberté de choix en matière de « mœurs » n’est que l’un des versants de revendications beaucoup plus générales touchant la reconnaissance de la quête individuelle hédoniste comme objectif de vie légitime, la priorisation de la liberté de destin personnel par rapport à la soumission à un ordre social dicté par des impératifs collectifs. Cela, à un moment où quantité d’autres frontières conceptuelles se mettaient aussi à bouger : notamment dans le domaine des rapports entre les sexes ; dans celui de la représentation de la place de l’être humain dans l’univers ; dans celui, encore, de la définition de la personne humaine dans l’articulation entre ses composantes immatérielles et biologiques (tout le champ, encore indécis, de la bioéthique). C’est une sorte de mutation des modèles et du contrat social qui ont fondé la société occidentale depuis plusieurs siècles qui est en cours – répercutée en écho, sous des formes variables, à l’ensemble de la planète par les canaux de la circulation globale des idées. En Europe et aux États-Unis, l’épidémie de sida, dans ses manifestations précoces, a touché en premier des catégories de population qui, à leur manière – qui les rendait particulièrement vulnérables à la contamination par le virus – incarnaient cette remise en cause.
6En les plaçant sous les feux des projecteurs, l’épidémie a eu un double effet. D’une part, elle a alimenté le mouvement de condamnation et de rejet à l’égard de comportements qui continuaient à être considérés comme déviants au regard d’un système de normes qui restait dominant. Mais, d’autre part, et de façon beaucoup plus pertinente en terme de changement social, elle a provoqué une cristallisation des positionnements idéologiques, le renforcement des solidarités et un rassemblement autour du combat contre la maladie, non seulement parmi les populations touchées mais aussi, plus largement, chez beaucoup de citoyens qui étaient à la recherche d’une recomposition du rapport entre l’individuel et le collectif. La mobilisation qui s’est produite à partir de là, notamment sous la forme d’une intense activité associative, me semble inséparable du mouvement beaucoup plus général -de nature politique au sens fondamental du terme – qui, sur de multiples terrains (la santé, l’écologie, l’économie, le cadre de vie, la culture et bien d’autres encore), a conduit des citoyens à se rassembler pour faire entendre leur point de vue et pour défendre leurs intérêts singuliers – pour réclamer une autre position du sujet dans la société. Il est reconnu aujourd’hui que, dans les pays occidentaux, la mobilisation des personnes atteintes par le VIH et de tous ceux qui étaient à leurs côtés a eu un impact majeur sur l’effort de recherche, sur la relation médecin/malade, sur les conditions de mise en œuvre des traitements, sur l’organisation de l’information et de la prévention. Dans ce cas, l’épidémie de sida a non seulement été le révélateur de certaines des tensions profondes qui parcourent la société contemporaine, mais aussi un catalyseur qui a favorisé des mobilisations dont la portée va au-delà de la question de santé qui les suscite pour s’inscrire dans un mouvement plus large, peut-être éclaté et confus en surface, mais convergent en profondeur, qui va dans le sens d’un repositionnement de la personne, dans la singularité de ses aspirations et de son destin individuel, au sein de la société globale.
7Les pays qui occupent une position plus périphérique sur l’échiquier de la mondialisation n’échappent pas totalement au mouvement des idées que je viens d’évoquer ; mais beaucoup sont avant tout aux prises avec des défis plus immédiats : permettre à la plus grande part possible de leur population de satisfaire ses besoins matériels de base ; ouvrir un large accès à l’éducation et la santé ; assurer un respect minimum des libertés individuelles mises à mal à des degrés divers par l’oppression politique et par les violences physiques. L’épidémie y a joué ce même rôle de révélateur de réalités sociales et politiques. Mais elle a pointé des situations d’une nature bien différente. En ce qui concerne l’impact de la pandémie, le constat le plus notable est très certainement le caractère dévastateur qu’elle a pris dans l’Afrique subsaharienne. Alors que, vingt-cinq ans après les premiers cas observés dans le monde, le taux global de prévalence ne dépasse pas 0,5 % en Asie et en Amérique latine, il est plus de dix fois supérieur sur le continent noir, qui a été le plus précocement et le plus durement touché.
8On ne peut pas dire que l’on ait, jusqu’à présent, fourni d’explication épidémiologique satisfaisante à la vulnérabilité toute particulière de cette zone de la planète. Toutefois, tout porte à penser qu’ont leur part dans cette situation des facteurs comme l’extrême misère qui frappe une grande partie de sa population ainsi que la profonde déstabilisation sociale provoquée par une histoire coloniale qui n’a eu d’équivalent nulle part ailleurs. D’autant plus que, depuis les indépendances, se sont imposées de nouvelles formes d’ingérence politique et économique qui ont favorisé dans bien des endroits l’instabilité, l’injustice, la violence. Cela dans un contexte de concurrence exacerbée et inégale sur les marchés internationaux, qui condamne souvent les efforts de développement à l’échec. Ce n’est certainement pas l’effet d’une coïncidence fortuite si, parmi les 60 pays du monde qui se voient attribuer l’Indice de développement humain le plus bas, les trois quarts se trouvent en Afrique subsaharienne, première victime du sida.
9La violence avec laquelle le VIH touche l’Afrique nous parle donc, très certainement, de la place particulière qui a été faite à ce continent sur l’échiquier politique mondial au cours du siècle écoulé. Par quels mécanismes cette situation globale se répercute-t-elle au niveau des canaux singuliers de la transmission interindividuelle du virus ? On n’est encore guère en mesure de le dire aujourd’hui – d’autant que les niveaux de prévalence varient dans d’énormes proportions d’un pays africain à l’autre (de moins de 1 % à près de 25 %), sans toujours être en phase avec le degré de développement économique et humain qui y est constaté. La liaison entre le social et l’épidémiologique s’opère de manière beaucoup plus subtile et complexe, comme le montre l’évolution marquée qu’ont connue les modalités d’impact du sida sur les populations.
10La caractéristique commune et constante de la variante africaine de la pandémie a été, et demeure, la large prédominance de la transmission hétérosexuelle. C’est donc avant tout à travers le prisme des relations entre les femmes et les hommes que, dans ce cas, l’épidémiologie du virus s’est articulée au social. Dans la première phase de l’épidémie, ce sont, dans la plupart des cas, des hommes occupant des positions politiques et économiques dominantes qui ont payé le plus lourd tribut. On a pu craindre alors que le continent se trouve amputé de ses élites : responsables administratifs, enseignants, entrepreneurs. Même s’il faut faire la part des généralisations hâtives qui ont accompagné la découverte de l’ampleur de l’épidémie africaine, cette vulnérabilité initiale des classes dirigeantes appelle interprétation : elle peut notamment être lue comme l’expression d’une certaine manière de vivre l’exercice du pouvoir : un pouvoir dont le champ s’étend bien au-delà de la sphère qui est censée le définir (mandat politique, fonction publique, entreprenariat économique) pour gagner l’ensemble de l’espace social, en particulier sous la forme d’une domination sexuelle de la femme. Le pouvoir mâle trouvant en quelque sorte dans l’exercice conquérant de sa virilité une affirmation et une preuve de son existence.
11Rapidement, cependant, les choses ont évolué. C’est parmi les catégories sociales les plus démunies et les plus vulnérables matériellement et socialement que la maladie a ensuite progressé de la façon la plus explosive : migrants économiques, populations déplacées, réfugiés et victimes de violences, femmes contraintes de faire commerce de leur corps pour survivre. Le sida est devenu en quelque sorte un marqueur de la misère matérielle et humaine, un indicateur discriminant des inégalités. L’exposition au risque de contamination se doublant ici d’une grande vulnérabilité aux conséquences de la maladie, une fois celle-ci déclarée : les familles plus pauvres sont non seulement les plus facilement affectées mais aussi les plus mal placées pour accéder à un traitement – fût-il purement palliatif comme dans les premiers temps de l’épidémie – et les moins armées pour faire face à la baisse de ressources entraînée par l’invalidité causée par la maladie.
12Simultanément, un changement s’est opéré dans la distribution sexuelle de la contamination : au fil des décennies, le VIH qui, initialement, touchait prioritairement les hommes a frappé de plus en plus lourdement les femmes africaines, au point que l’on estime maintenant que plus de 60 % des personnes affectées de plus de 15 ans sont de sexe féminin. Ici encore, on peut voir dans ce constat un reflet des situations sociales et matérielles que vivent ces femmes.
13Il se confirme donc, un quart de siècle après la découverte de l’existence de la maladie, que, selon une intuition qui s’était exprimée très précocement, le sida, dans sa dynamique épidémiologique, a fonctionné comme un révélateur très sensible de réalités de nature sociale. C’est ce qui explique sans doute – au moins en partie – que l’épidémie conjugue deux caractéristiques apparemment contradictoires : elle est globale et gagne toute la planète, justifiant pleinement les craintes de lui voir prendre la forme d’une pandémie ; mais elle est extrêmement diversifiée dans ses manifestations et peut prendre des figures très différentes – rapidité de propagation du virus, plafond de prévalence, catégories sociales touchées – en fonction de spécificités très locales. Cette variabilité s’exprime d’une grande aire géographique à l’autre : Afrique, Asie du Sud-Est, Asie centrale, Amérique du Nord, Amérique du Sud, Europe occidentale, Europe orientale : autant de visages à bien des égards dissemblables du sida. Mais, elle se manifeste aussi à des niveaux beaucoup plus locaux : entre pays et régions voisins, entre zones rurales et zones urbaines. Sans que, le plus souvent, on sache toujours très bien analyser le lien entre réalité sociale et situation épidémiologique, il est indiscutable que le sida donne à lire tout à la fois la globalisation du monde contemporain et sa fragmentation en une multitude de configurations historiques, économiques et sociales spécifiques.
14L’intérêt tout particulier de l’ouvrage qui nous est présenté ici vient de ce qu’il aborde la problématique du lien entre faits sociaux et faits de santé, croisée avec celle de l’articulation entre global et local, en adoptant un angle d’attaque particulièrement riche : celui de la façon dont se sont organisées les réponses collectives à la maladie et à la pandémie, et, en particulier, des mobilisations qui se sont opérées à partir et autour d’elles. En effet, les réalités sociales ne s’illustrent pas seulement à travers la façon dont circule le virus. Elles se donnent aussi à lire dans la manière dont les sociétés s’organisent pour faire face à l’épidémie en luttant pour limiter sa propagation et en apportant leurs soins aux personnes atteintes.
15Il y a là une démarche spécialement pertinente pour aborder un événement sanitaire dont, au bout d’un quart de siècle, on peut commencer à envisager de faire l’histoire. Si l’on n’a pas encore beaucoup avancé dans la compréhension de la dynamique épidémiologique du sida – sans doute par le fait même qu’elle renvoie à la complexité des sociétés humaines dans des domaines qui touchent au plus intime de l’existence de leurs membres : le rapport au corps, la sexualité, les relations entre les hommes et les femmes –, l’opacité est sans doute moins grande lorsque l’on touche à des champs de l’action sociale qui, par leur caractère collectif et par leur interaction avec la sphère publique, se donnent plus facilement à voir.
16Je n’anticiperai pas ici sur la synthèse éclairante de l’ouvrage que propose l’excellente introduction rédigée par les coordonnateurs de ce livre, Fred Eboko, Frédéric Bourdier et Christophe Broqua. Je ne rentrerai pas davantage dans le détail des contributions individuelles très pertinentes que l’on pourra lire au fil des pages qui suivent. Je voudrais simplement évoquer une réflexion que m’a inspirée la lecture de ce travail, et qui prolonge, sur un autre terrain, le rappel que je viens de faire plus haut de la fonction spéculaire de la pandémie de sida : un événement sanitaire qui est tout à la fois le reflet et le catalyseur des réalités sociales les plus diverses.
17Ce dont témoigne en effet avec le plus d’évidence le contenu de cet ouvrage, c’est l’ampleur et la force des évolutions qui se sont produites au cours de la dernière décennie dans le domaine de la prise en charge des personnes atteintes et du traitement de la maladie. Le tournant majeur a certainement été provoqué par la mise au point, à partir du milieu des années 1990, d’une thérapie médicamenteuse permettant de pallier de façon de plus en plus efficace les effets de l’infestation virale, au point, pour ceux qui en bénéficient, de transformer le sida en une maladie chronique. Le premier effet de ce succès médical a été de réduire le nombre de décès parmi les malades du sida. L’inversion de tendance est perceptible à l’échelle mondiale depuis 2005, mais l’amélioration touche surtout les pays les plus riches.
18Pour les pays pauvres ou les pays émergents, l’apparition d’une réponse médicale à la maladie n’a pas eu le même impact épidémiologique mais elle a changé radicalement les enjeux et la stratégie. Jusqu’au milieu des années 1990, la ligne de conduite prioritaire des pays riches à l’égard de la lutte contre le sida dans ces pays, relayés en cela par l’Organisation mondiale de la santé, avait été avant tout guidée par le souci d’endiguer la propagation géographique du virus et, en particulier, par un effort pour la confiner dans son foyer de virulence maximum : le continent africain. Pour cela, l’essentiel des efforts y était mis sur la prévention de masse par l’information et la communication, en vue d’obtenir une modification des comportements : limitation du nombre des partenaires sexuels, adoption de rapports protégés. Pendant longtemps, les efforts en faveur du dépistage et du conseil (maillons pourtant essentiels d’une démarche de prévention) sont en revanche demeurés minimes, car considérés trop coûteux. Les résultats de cette stratégie se sont fait attendre et l’épidémie a continué à flamber et à gagner de nouveaux pays d’Afrique subsaharienne, commençant aussi à atteindre l’Inde, les pays d’Asie du Sud-Est et l’Amérique latine.
19L’apparition des nouvelles thérapies a profondément changé les données du problème. La thématique de la prévention est à la fois incertaine dans ses effets et complexe dans sa mise en œuvre, car son succès repose sur des changements dans les conduites individuelles. Elle peine parfois à mobiliser dans la mesure où elle renvoie l’essentiel de la responsabilité du problème et de sa solution sur la victime potentielle elle-même. Dans un domaine comme celui de la sexualité en particulier, le pas peut être vite franchi entre l’information, la culpabilisation et l’injonction. La désignation de « populations à risques » et leur fréquente stigmatisation ont souvent conduit à des tensions sociales qui n’ont pas manqué de brouiller le champ de la mobilisation.
20L’apparition d’une possibilité de réponse médicale a eu, me semble-t-il à la lecture de cet ouvrage, un double effet. Elle a permis de passer du terrain incertain et parfois ambigu de la prévention à la poursuite d’un objectif clairement identifié : l’accès à un traitement. Les enjeux et les protagonistes devenaient dès lors tout autres. À la fin des années 1990, alors même que la trithérapie faisait ses preuves, son bénéfice s’en trouvait réservé, du fait de son coût prohibitif, aux malades des pays riches. L’injustice était flagrante. Plus que jamais le sida jouait son rôle de révélateur et mettait en lumière les inégalités qui divisent le monde. Le débat pouvait se porter, de ce fait, sur un terrain qui permettait de faire la jonction avec des mobilisations sociales et politiques suscitées par de multiples autres thématiques (la santé, l’alimentation, l’environnement, le travail des enfants...) et qui, toutes, dénonçaient les déséquilibres des rapports de force internationaux dans un monde globalisé. J’évoquais plus haut l’idée que, en Europe et aux États-Unis, la mobilisation des catégories sociales les plus touchées par la maladie s’était nourrie de (et avait enrichi) un mouvement plus global de redéfinition de catégories conceptuelles et de renégociation du rapport entre individuel ou singulier et collectif. De même peut-on penser que les mobilisations qui se sont produites autour de l’enjeu de l’accès des pays pauvres aux multithérapies contre le sida ont bénéficié de synergies avec des mouvements qui militent pour une autre forme de mondialisation et qui dénoncent la mainmise de certains pays et de certains groupes industriels multinationaux sur l’exploitation des ressources du monde. Les objectifs économiques et la stratégie financière des firmes pharmaceutiques, dont on réclamait un ajustement des tarifs à la solvabilité des plus démunis, n’étaient, en fin de compte, pas fondamentalement différents de ceux des grands groupes opérant dans d’autres champs d’activité : l’énergie, les matières premières, la production de semences...
21Plusieurs des textes présentés ici montrent comment les mobilisations locales – celles qui se sont produites à l’échelle d’un pays en fonction des spécificités d’une situation sociale et politique particulière – sont indissociables des mobilisations internationales qui les ont accompagnées, soutenues et qui les ont relayées hors frontières. Le parallèle se fait très naturellement avec d’autres formes de coopération qui, au même moment, se sont nouées entre des organisations non gouvernementales, des confédérations ou des groupes de pression émanant des pays occidentaux et des mouvements sociaux revendicatifs qui voyaient le jour dans des nations du tiers monde. Point n’est besoin de faire l’hypothèse de l’existence de connexions effectives entre ces différentes initiatives nées autour de thématiques variées. Il suffit de constater que les mobilisations collectives qui se sont opérées autour de la défense des personnes atteintes du sida et de la revendication de leur accès aux mêmes thérapeutiques que les malades des pays riches s’inscrivent dans un contexte général de mondialisation des mouvements sociaux qui répond à la mondialisation des enjeux politiques et économiques. Ne peut-on pas penser, par exemple, que l’action d’un mouvement international comme Via Campesina qui, depuis le début des années 1990, coordonne et soutient des organisations locales de petits agriculteurs partout dans le monde représente, dans le domaine de l’articulation entre luttes sociales locales et stratégie globale, un capital d’expériences qui a préparé le terrain pour d’autres formes de mobilisation internationale, comme celle qui s’est opérée autour de la lutte pour l’accès au soin des personnes atteintes des pays pauvres ?
22Mais si l’on observe les conditions qui ont conduit les grands groupes pharmaceutiques à accepter que des médicaments soient proposés à moindre coût aux malades les plus démunis des pays en développement, on se rend compte que l’élément déterminant a été la position prise par des États comme l’Afrique du Sud (même si la position de ce pays fut à une certaine époque relativement équivoque) et le Brésil, pionniers en la matière, mais aussi la Thaïlande et, de façon plus ambiguë, l’Inde. La confrontation s’est faite au plus haut niveau du dispositif de régulation des échanges internationaux, l’Organisation mondiale du commerce. Et elle a conduit à la victoire des pays qui refusaient le déni de justice qui privait une écrasante majorité des malades du sida de tout espoir de traitement. Les mouvements sociaux ont certainement joué leur rôle dans la prise de conscience de cette injustice, mais le succès n’a été rendu possible que par une évolution substantielle des rapports de force qui se nouent entre les États partenaires de l’économie et de la politique mondiale. La montée en puissance des pays dits émergents comme le Brésil, qui en fait désormais des acteurs influents de l’équilibre du monde, explique qu’ils soient parvenus à faire plier les grands groupes pharmaceutiques et même le gouvernement d’une nation aussi puissante que les États-Unis. Les pays plus faibles, en particulier en Afrique, ont pu tirer parti des espaces d’action ainsi ouverts – comme ils le font aussi en diversifiant leurs partenariats économiques et politiques en direction de ces nouvelles puissances afin de desserrer les liens de dépendance qui les soumettaient jusqu’à présent au bon vouloir et aux exigences des économies les plus riches. La confrontation ne fait que commencer, nous rappellent Eboko, Bourdier et Broqua dans leur introduction, mais le fait même qu’elle puisse avoir lieu témoigne de l’ampleur des changements qui sont en cours dans l’économie politique de la planète.
23Plus que jamais, donc, l’épidémie de sida, dans sa dimension globale de pandémie comme dans la façon dont ses manifestations se diversifient selon les situations sociales locales, nous parle de notre monde en transformation. Elle le fait par la façon dont elle s’implante et se développe ; elle le fait aussi par les réactions et formes d’action qu’elle suscite. L’ouvrage qui nous est présenté ici, par l’angle d’attaque qui est le sien, celui des mobilisations collectives, par le large éventail de situations géographiques, sociales, politiques différentes qu’il couvre, par son souci, enfin, d’articuler sans cesse le local et le global, constitue une contribution précieuse au décryptage de ce que cet événement sanitaire majeur peut nous apprendre sur les bouleversements profonds qui traversent nos sociétés contemporaines. Nul doute qu’il suscitera réactions, commentaires, réflexions. C’est, pour ma part, ce qu’il m’a incité à faire dans ces quelques pages.
Auteur
Anthropologue, ancien directeur de recherche au CNRS
Anthropologue, ancien directeur de recherche CNRS. Fondateur et ancien directeur du laboratoire SSD « Santé, Sociétés, Développement » CNRS – Université Victor Segalen Bordeaux 2.
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