À la lisière du monde
Frontières, territorialité et souveraineté en Afrique1
p. 47-77
Texte intégral
1D’un point de vue philosophique, l’on pourrait rapprocher la globalisation de ce qu’en son temps Heidegger appelait le gigantesque. Il décrivait le gigantesque par, entre autres, l’annihilation des grandes distances et la représentation, produisible à loisir, de mondes inconnus et lointains dans leur quotidienneté. Mais le gigantesque était surtout, à ses yeux, ce par quoi le quantitatif devient une qualité propre. Dans cette perspective, le temps du gigantesque était celui au cours duquel « le monde se pose de lui-même dans un espace échappant à la représentation, allouant ainsi à l’incalculable sa détermination propre et son caractère historialement unique » (Heidegger, trad. 1962 : 124-125).
2En plaçant au centre de la discussion sur ce que l’on appelle la globalisation les trois problèmes de la spatialité, de la calculabilité et de la temporalité dans leur rapport avec la représentation, l’on est, curieusement, ramené à deux affirmations généralement perdues de vue dans les discours actuels, et qu’avait pourtant bien rappelé Fernand Braudel. Il s’agit d’abord de la pluralité des temporalités et, pourrait-on ajouter, des régimes de subjectivité qui rendent ces temporalités possibles et signifiantes. Dans sa démarche, Braudel opérait une distinction entre « les temporalités de longue ou très longue durée, les conjonctures lentes et moins lentes, les déviations rapides, certaines, instantanées, les plus courtes étant souvent les plus faciles à détecter » (Braudel, 1979 : 9). Il faisait ensuite valoir – deuxième affirmation – le caractère exceptionnel de ce qu’il appelait le temps du monde. Le temps vécu aux dimensions du monde avait, de son point de vue, un caractère exceptionnel dans la mesure où il gouvernait, selon les lieux et les époques, certains espaces et certaines réalités. Mais d’autres réalités, d’autres espaces lui échappaient et lui restaient étrangers2.
3Tout en reprenant à leur compte la notion de la longue durée et tout en relativisant l’étanchéité des distinctions indiquées ci-dessus, les notes qui suivent se démarquent de plusieurs aspects des thèses braudéliennes. Elles reposent sur une double hypothèse. D’abord, celle de l’enchevêtrement des temporalités. En effet, le postulat braudélien de la pluralité des temporalités ne permet guère, à lui seul, de rendre compte des mutations contemporaines. Dans le cas de l’Afrique, conjonctures lentes, déviations plus ou moins rapides et temporalités de longue durée ne sont nécessairement, ni disjointes, ni simplement juxtaposées. Encastrées les unes dans les autres, elles se relaient ; parfois elles s’annulent ; parfois encore, elles voient leurs effets démultipliés. Ensuite – et contrairement à la croyance braudélienne – il n’est pas certain qu’il existe des zones où l’histoire mondiale ne se répercuterait point. Ce qui diffère en réalité, ce sont les formes multiples d’apprivoisement du temps mondial. Ces formes d’apprivoisement sont tributaires des histoires et des cultures locales, de jeux d’intérêt dont les déterminants sont loin d’être à sens unique.
4La thèse centrale de cette étude est que dans plusieurs régions considérées – à tort – comme se situant aux marges du monde, l’apprivoisement du temps mondial passe désormais par la domination de l’espace, sa mise en mouvement et la mise en circulation de ses ressources. Dans cette mise en circulation, un découplage plus marqué que par le passé s’opère entre les personnes et les choses, le prix des choses dépassant, de manière générale, la valeur des personnes. C’est l’une des raisons pour lesquelles les formes de violence qui en résultent visent, de manière privilégiée, la destruction physique des personnes (massacres de civils, génocides, tueries diverses) et l’exploitation primaire des choses. Ces formes de violence (dont la guerre proprement dite n’est qu’un des aspects) participent de la mise en place de figures de la souveraineté qui, se situant nettement en dehors de l’État, reposent sur la confusion entre puissance et état de fait, affaires publiques et gouvernement privé (Mbembé, 1999). Dans la présente étude, nous nous intéresserons à une forme spécifique d’apprivoisement et de mise en mouvement de l’espace et des ressources : celle qui consiste à produire des frontières, soit par le déplacement de celles qui existent, soit par le biais de leur annulation, leur morcellement, leur décentrage et leur différenciation. Dans le traitement de ces questions, nous ferons une distinction entre l’Afrique en tant que lieu et l’Afrique en tant que territoire. En effet, est un lieu l’ordre selon lequel des éléments sont distribués dans des rapports de coexistence. Un lieu, rappelle de Certeau, est une configuration instantanée de positions. Il implique une indication de stabilité. Quant au territoire, il est, fondamentalement, un croisement de mobiles. Il se définit essentiellement par l’ensemble des mouvements qui s’y déploient3. À ce titre, il est un ensemble de possibilités que bloquent ou actualisent constamment des acteurs historiquement situés (Lefebvre, 1974).
Les frontières et leurs limites
5Au cours des deux derniers siècles (xixe et xxe siècles), les frontières visibles, matérielles ou symboliques, historiques ou naturelles de l’Afrique n’ont cessé de s’étirer et de se contracter. Le caractère structurel de cette instabilité a largement contribué à modifier le corps territorial du continent. Des formes inédites de territorialités et des figures inattendues de la localité sont apparues. Leurs bornes ne recoupent nécessairement, ni les limites officielles, ni les normes, ni le langage des États. De nouveaux acteurs internes et externes, organisés en réseaux et en noyaux font valoir, souvent par la force, des droits sur ces territoires. D’autres pensées de l’espace et du territoire sont en cours de formation. Le discours supposé rendre compte de ces transformations a, paradoxalement, occulté ces dernières. Pour l’essentiel, deux thèses s’ignorent. D’une part, prévaut l’idée selon laquelle les frontières séparant les États africains entre eux sont des créations coloniales. Selon ce point de vue, le tracé des frontières africaines serait arbitraire. Elles auraient, prétend-on, séparé des populations et des entités linguistiques et des communautés culturelles et politiques qui formaient des ensembles naturels et homogènes avant la colonisation. Les frontières coloniales auraient, en outre, ouvert la voie à la balkanisation du continent en découpant celui-ci en une poussière de micro-États économiquement non viables et davantage reliés à la métropole qu’à leur environnement régional. En adhérant au dogme de leur intangibilité, l’Organisation de l’unité africaine (OUA) aurait, en 1963, consacré ces distorsions et leur aurait octroyé une légitimité. Du caractère imprécis des frontières héritées de la colonisation découlerait un grand nombre de conflits actuels. Ces frontières ne pourraient être transcendées que dans le cadre de politiques vigoureuses d’intégration régionale que compléterait la mise en place d’accords de défense et de sécurité collective4.
6L’autre thèse prétend qu’une sorte d’intégration régionale serait en cours « par le bas ». Cette intégration se réaliserait en marge des institutions, à travers des solidarités socio-culturelles et des réseaux marchands transfrontaliers. Ce processus serait à la base de l’émergence d’espaces alternatifs que structureraient l’économie informelle, la contrebande et les flux migratoires. Loin de se limiter à la région, les échanges transfrontaliers seraient connectés aux marchés internationaux et à leur dynamique. Le commerce d’opportunité dont ils seraient la locomotive serait basé sur l’exploitation de la disparité des politiques économiques et serait favorisé par cette caractéristique fondamentale des États africains que serait la relative dissociation entre territoires d’État et espaces d’échanges (Autrepart, 1998). De puissants réseaux religieux et marchands, aux multiples ramifications, auraient tiré parti des complémentarités entre les aires de production, les différences de législation d’un pays à l’autre et leur appartenance à des zones monétaires distinctes pour créer des marchés qui échapperaient aux espaces proprement étatiques (Grégoire, 1997 ; Bennafla, 2002).
7Les deux vues reposent sur une vision simpliste de l’idée de frontière dans l’histoire africaine et sur une méprise concernant la nature des frontières coloniales proprement dites. Deux raisons expliquent cette méprise. D’un côté, l’on s’est peu soucié de comprendre les imaginaires et les pratiques autochtones de l’espace – elles-mêmes fort variées – et les modalités grâce auxquelles un territoire devient l’objet d’une appropriation ou de l’exercice d’un pouvoir ou d’une juridiction. De l’autre, l’histoire des frontières en Afrique est trop souvent réduite, d’une part à la frontière comme dispositif juridique international et, d’autre part, à ce marqueur spécifique d’espace qu’est la frontière d’État (Nordman, 1998)5. Dans ce contexte, le lien entre État et territoire est conçu de manière purement instrumentale, le territoire ne faisant sens sur le plan politique qu’en tant qu’espace privilégié d’exercice de la souveraineté et de l’autodétermination et cadre idéal d’imposition de l’autorité (Kratochwil, 1986 ; Clapham, 1999). Du coup, l’interrogation se limite au problème de savoir si la restructuration des espaces d’échange contribue ou non à l’affaiblissement de l’État et à l’érosion de sa souveraineté (Badie, 1995 ; Evans, 1997).
8S’agissant des politiques endogènes de l’espace, il convient de préciser qu’avant la colonisation, l’attache au territoire et au sol fut toute relative. Dans certains cas, les entités politiques étaient délimitées, non par des frontières au sens classique du terme, mais par une imbrication d’espaces multiples, constamment faits, défaits et refaits aussi bien par les guerres et les conquêtes que par la mobilité des biens et des personnes (Kopytoff, 1987). Des échelles de mesure fort complexes permettaient d’établir des correspondances productives entre les personnes et les choses, les unes pouvant être converties en les autres, comme ce fut le cas au moment de la traite des esclaves (Miller, 1988). On pourrait dire qu’opérant par poussées, détachements et scissions, la territorialité précoloniale était une territorialité itinérante. Dans d’autres cas, la maîtrise des espaces reposait sur le contrôle des hommes ; dans d’autres encore, sur celui des localités et, parfois, sur les deux combinés (Birmingham, Martin, 1983 ; Jones, 1963). Entre entités politiques distinctes pouvaient s’étaler de vastes étendues, véritables marches ou zones tampons sur lesquelles ne pesait, ni contrôle direct, ni domination exclusive, ni tutelle proche.
9Parfois encore, les dynamiques spatiales tendant à faire de la frontière une véritable limite physique allaient de pair avec le principe de la dispersion et de la déterritorialisation des allégeances. En effet, étrangers, esclaves et sujets pouvaient dépendre de plusieurs souverainetés à la fois. La multiplicité des allégeances et des juridictions répondait, elle-même, à la pluralité des formes de territorialités. Il en résultait souvent une extraordinaire superposition de droits et un enchevêtrement de liens sociaux qui ne se ramenaient, ni à la parenté, ni à la religion, ni à la caste prises isolément. Ces droits et liens se combinaient avec les figures de la localité, mais ils les transcendaient tout à la fois (Lovejoy, Richardson, 1999). Divers centres de pouvoirs pouvaient peser sur un même lieu qui, lui-même, pouvait dépendre d’un autre lieu proche, lointain, voire imaginaire (Nair, 1972). Qu’elle fût d’État ou autre, la « frontière » n’avait de sens que dans les rapports qu’elle entretenait avec les autres formes de différence et de discrimination sociale, juridictionnelle et culturelle, les formes de contact et d’interpénétration à l’œuvre dans un espace donné. Il s’agissait alors, non de frontières dans le sens légal du terme, mais de confins de pays et d’espaces imbriqués, pris dans leur ensemble. Ces confins pouvaient reculer suite à des défaites militaires. Ils pouvaient également être agrandis à la faveur des conquêtes ou par des acquisitions. Il s’agissait donc, très souvent, de frontières caractérisées par l’extensibilité et l’inachèvement. Mais cet inachèvement n’excluait, en rien, l’existence de formes spécifiques de bipolarisation de l’espace (Wilks, 1975).
Multiples genèses
10S’agissant des frontières héritées de la colonisation, il est évident qu’elles n’ont pas été délimitées par les Africains eux-mêmes. Mais, contrairement aux idées reçues, cela ne signifie pas nécessairement qu’elles sont arbitraires (Sautter, 1982). Dans une large mesure, toute frontière relève d’une convention. En dehors de cas flagrants de découpages hasardeux, les frontières dessinées par la colonisation prennent, pour certaines d’entre elles, appui sur des bornes naturelles, à l’exemple des côtes, des rivières ou des chaînes de montagne. D’autres encore sont le produit de négociations diplomatiques ou de traités de cession, d’annexion ou d’échange entre puissances impériales. D’autres prennent en considération les vieux royaumes. D’autres ne sont ni plus ni moins que des lignes imaginées. C’est le cas des frontières séparant les pays en bordure du Sahara (Mali, Niger, Algérie) ou du désert du Kalahari. Toutes dessinent des territoires géographiques auxquels sont ensuite accolés des toponymes dont certains changeront avec ou après les indépendances. Elles marqueront, dès la fin des années 1950, des limites de souveraineté entre États africains. Comme partout ailleurs dans le monde, ces limites de souveraineté se traduiront, par exemple, par des dispositions concrètes en matière de protection douanière, de politique commerciale ou de politique d’immigration. Dans la même perspective, les frontières feront l’objet d’une surveillance intérieure et extérieure et participeront de la stabilisation des relations d’État à État.
11D’autre part, affirmer sans nuance que les frontières africaines actuelles sont un simple produit de l’arbitraire colonial, c’est faire fi de leurs multiples genèses. En effet, leur mise en place précède, de loin, le Congrès de Berlin de 1884 dont l’objectif était d’assurer une répartition de la souveraineté entre les différentes puissances engagées dans la partition du continent. Leur protogenèse remonte à l’époque de l’économie des comptoirs, lorsque les Européens implantèrent des factoreries sur les côtes et se mirent à traiter avec les autochtones. La mise en place de cette économie explique, en partie, certaines des caractéristiques physiques des États africains, à commencer par le découpage entre le littoral et l’hinterland qui marque si profondément la structure géographique de différents pays, ou encore l’enclavement de vastes entités situées loin des océans. Les frontières se cristalliseront petit à petit sous la période de l’« empire informel » (de l’abolition de la traite des esclaves jusqu’à la soumission des premiers mouvements de résistance), grâce à l’action combinée des négociants et des missionnaires. La naissance des frontières prendra un tour militaire avec l’aménagement des fortins, la pénétration de l’hinterland et la soumission des révoltes locales.
12Loin d’être le simple produit de la colonisation, les frontières actuelles traduisent donc les réalités commerciales, religieuses et militaires, les rivalités, les rapports de force et les alliances qui prévalaient entre les différentes puissances impériales, puis entre elles et les Africains au long des siècles qui précédèrent la colonisation proprement dite. Leur constitution relève, de ce point de vue, d’un processus social et culturel de durée relativement longue (Lonsdale, 1985). Avant la conquête, elles se présentaient comme des espaces de rencontre, de négociation et d’opportunités entre Européens et autochtones6. Au moment de la conquête, leur principale fonction était de marquer, dans l’espace, les limites qui séparaient les possessions coloniales entre elles, compte tenu non des ambitions, mais de l’occupation réelle du terrain. Plus tard, le contrôle physique du territoire ouvrira la voie à l’institution des dispositifs de discipline et de commandement, à l’exemple des chefferies là où elles n’existaient pas. Avec la démarcation des circonscriptions, la levée de l’impôt, la diffusion des cultures de rente, l’économie monétaire, l’urbanisation et la scolarisation, fonctionnalité économique et fonctionnalité politique achèveront d’être combinées, pouvoir administratif et pouvoir social tissant un réseau que dominera désormais l’État colonial.
13Ce qui fut cependant décisif, ce sont les frontières internes que l’entreprise coloniale délimita à l’intérieur de chaque pays. Encore faut-il préciser qu’il y eut plusieurs formes de structuration coloniale des espaces économiques. Ces formes étaient, elles-mêmes, tributaires de mythologies territoriales spécifiques (Bopda, 2001). Ce fut, notamment, le cas dans les colonies de peuplement où l’érection des frontières internes avait atteint de tragiques proportions. Dans le cas de l’Afrique du Sud par exemple, les déplacements massifs de population tout au long des xixe et xxe siècles aboutirent progressivement à la mise en place, à l’intérieur d’un même pays, de quatorze entités territoriales aux statuts inégaux. L’appartenance à une race et à une ethnie servant de condition d’accès au sol et aux ressources, trois types de territoires virent le jour : d’un côté, les provinces blanches où seuls les Européens jouissaient de droits permanents (État libre d’Orange, province du Cap, Transvaal, Natal) ; de l’autre, les bantoustans dits indépendants constitués de groupes ethniques théoriquement homogènes (Bophutatswana, Venda, Transkei, Ciskei) ; et enfin des bantoustans « autonomes » (Kwa Ndebele, Ka Ngwane, Kwa Zulu, Qwaqwa, Lebowa et Gazankulu). Compte tenu de cet héritage de fragmentation, l’objectif poursuivi par les autorités en place est désormais de susciter l’émergence de nouvelles représentations identitaires et territoriales qui transcendent les identités raciales, ethniques et linguistiques héritées des découpages anciens7.
14Le même type de découpage spatial était en vigueur dans le domaine de l’aménagement urbain. En délimitant des espaces urbains spécifiquement réservés aux non-Blancs, le système de l’apartheid privait ces derniers de tout droit dans les zones blanches. Cette excision avait pour résultat de faire peser sur les populations noires elles-mêmes le poids financier de leur propre reproduction et de circonscrire le phénomène de la pauvreté à des enclaves racialement connotées. L’empreinte de l’apartheid est également visible dans le paysage et l’organisation de l’espace rural. Différenciation des régimes fonciers (propriété individuelle dans les zones commerciales et régimes mixtes dans les zones communales), appropriation raciale et distribution ethnique des ressources naturelles les plus favorables à l’agriculture, flux migratoires résultant en une multi-localisation des familles noires constituent les marques les plus caractéristiques de l’organisation des espaces ruraux. Dans des pays comme le Kenya ou le Zimbabwe, le même processus de dépossession des terres africaines au profit des Blancs eut lieu. Des réserves furent mises en place, tandis que partout prévalut une législation visant à étendre le mode de tenure individuel et à limiter les formes de métayage d’exploitants noirs sur propriétés blanches. C’est ainsi que furent créés les réservoirs de main-d’œuvre (Elphick, Giliomee, 1989).
15Cette structuration coloniale des espaces économiques n’a pas été abolie par les régimes postcoloniaux. Ces derniers l’ont souvent prolongée ; parfois, ils ont radicalisé la logique de création de frontières internes qui lui était inhérente. Tel a été notamment le cas dans les zones rurales (Mamdani, 1996). Certes, les modalités de la pénétration étatique ont varié d’une région à l’autre, compte tenu du poids des élites locales, des coopératives de producteurs ou des ordres religieux (Boone, 1998). Mais aussitôt l’indépendance acquise, l’Afrique est entrée dans un vaste mouvement de remodelage des entités territoriales internes alors même qu’elle consacrait le principe de l’intangibilité des frontières entre États. Presque partout, la re-délimitation des frontières internes a été accomplie sous le couvert de la création de nouvelles circonscriptions administratives, de provinces et de municipalités. Ces découpages administratifs avaient des fins à la fois politiques et économiques. Mais ils ont également contribué à la cristallisation des identités ethniques. En effet, alors que sous la colonisation proprement dite, l’affectation de l’espace précédait parfois l’organisation des États ou allait de pair avec celle-ci, l’on observe, depuis le début des années 1980, l’inverse.
16D’une part, une reclassification des localités par grandes et petites masses a cours. Ces grandes et petites masses sont découpées sur la base de cultures et de langues supposées communes. À ces entités associant parenté, ethnicité et proximité religieuses ou culturelles, l’État confère le statut d’État fédéré (cas du Nigeria), de province ou de district administratif (Osaghae, 1998). D’autre part, ce travail bureaucratique est précédé (ou s’accompagne) d’un autre, d’invention de parentés imaginaires. Il est puissamment relayé par la prolifération récente d’idéologies promouvant les valeurs de l’autochtonie. Partout, la distinction entre autochtones et allogènes a été accentuée, le principe ethno-racial servant de plus en plus de base à la citoyenneté et de condition d’accès au sol, aux ressources et aux postes de responsabilité élective. À la faveur du passage au multipartisme, les luttes pour l’autochtonie ont pris un tour plus conflictuel dans la mesure où elles vont de pair avec la mise en place de nouvelles circonscriptions électorales. Les répertoires dans lesquels puisent les acteurs de ces luttes ne sont pas seulement locaux. Ils sont aussi internationaux. C’est le cas des discours sur les minorités et sur l’environnement.
Territorialités culturelles et symboliques
17L’un des principaux héritages de la colonisation a été la mise en branle d’un processus de développement inégal selon les régions et les pays. Ce développement inégal a contribué à une distribution de l’espace autour de sites parfois nettement différenciés et à l’émergence de vecteurs culturels dont l’influence sur la reconfiguration de la carte du continent est généralement sous-estimée. À l’échelle du continent, une première différenciation oppose ainsi les régions de forte concentration démographique (cas des plateaux et des grands lacs) à d’autres, presque vides. Des années 1930 à la fin des années 1970, deux facteurs principaux ont contribué à la consolidation des grands centres de gravité démographique : le développement des cultures de rente et celui des grands axes de communication (chemin de fer notamment). L’affaissement de la production de certaines cultures de rente et la transition à d’autres formes d’exploitation des ressources et du commerce ont eu pour conséquence le repli accéléré – et parfois de portée régionale – des populations vers les côtes ou vers les grandes concentrations urbaines. Ainsi, des villes comme Johannesburg, Le Caire, Kinshasa, Casablanca, Nairobi, Lagos, Douala, Dakar, ou Abidjan sont-elles devenues des réceptacles majeurs de charges humaines. Elles constituent désormais de vastes métropoles d’où émergent des figures inédites d’une nouvelle civilisation urbaine africaine.
18Cette nouvelle urbanité, créole et cosmopolite, se caractérise par le mélange et la mixité aussi bien sur le plan du vêtement, de la musique, de la publicité que du point de vue des pratiques de la consommation en général (Abdumaliq, 1997).
19Des dispositifs qui règlent la vie urbaine au quotidien, l’un des plus importants est sans doute la multiplicité et l’hétérogénéité des régimes religieux. La prolifération des églises et des mosquées aidant, une véritable sphère territoriale s’est constituée autour des lieux de culte (Barbier, Dorier-Apprill, 1996). Elle se distingue nettement de l’administration territoriale de l’État non seulement par les services qu’offrent les institutions religieuses, mais aussi par l’éthique de vie qu’elles promeuvent. À côté des fondations pieuses chargées de l’entretien des hôpitaux et des écoles émerge un individualisme religieux au fondement duquel se trouve l’idée de la souveraineté de Dieu. Cette souveraineté s’exerce sur toutes les sphères de la vie. Elle s’exprime sous la forme de la grâce et du salut. Grâce et salut participent de l’arbitraire divin et non d’un quelconque mérite humain. L’intériorisation de la grâce s’effectue à travers la rigueur des mœurs, le goût de la discipline et du travail et le soin apporté à la vie familiale (mariage, sexe) et aux défunts.
20Dans les pays musulmans, une territorialité en réseaux est à la base du pouvoir de juridiction que les marabouts exercent sur les fidèles. Essaimés dans le cadre national et, souvent, international, les réseaux sont reliés à des villes saintes et à des figures auxquelles est prêtée l’allégeance des fidèles, le cas de Touba, la ville des Mourides au Sénégal est emblématique (Ross, 1995 ; Gueye, 2002). La mosquée, par contre, est devenue, dans les années 1980, l’un des symboles marquants de la reconquête de la société et de la ville par le religieux. Elle a servi, tantôt de refuge à ceux qui étaient persécutés, tantôt de repli à ceux qui ne pouvaient plus avancer. Ultime retraite pour les désespérés, elle est devenue le premier référent pour tous ceux dont les certitudes étaient ébranlées par les mutations en cours. En Afrique du Nord, voire dans certaines parties du Nigeria, elle a parfois servi de foyer d’émergence d’une culture de la contestation, de nouvelles figures de l’imam venant donner corps à de nouvelles pratiques du culte et de la prédication, et la prière du vendredi devenant un des temps forts du calendrier hebdomadaire (Dakhlia, 1998).
21Dans les pays à majorité chrétienne, la prolifération des cultes a donné lieu à une logique territoriale de type capillaire.
22L’éclatement du dogme aidant, une pluralité de noyaux disséminés dans l’espace organise désormais l’exercice du prêche, l’administration des sacrements, la liturgie et divers rituels dont ceux de guérison. Les guerres, la volatilité et les aléas de la vie quotidienne ont également ouvert la voie à des réinterprétations originales des récits de la Passion et du Calvaire, ainsi que des figures du Jugement dernier, de la résurrection et de la rédemption (Werbner, 1997). Parfois, cette dimension eschatologique a trouvé, dans des mouvements armés, un exutoire tout fait, la réinterprétation de la mort et des idéologies du sacrifice et de la survie faisant le reste (Grootaers, 1998). Ré-islamisation et re-christianisation sont allées de pair, l’un et l’autre processus se faisant fort de recombiner des éléments disparates, voire contradictoires, des paganismes africains et du piétisme ambiant et du patriarcalisme monothéiste.
23L’autre territoire sur lequel se sont inscrites les nouvelles frontières de la citadinité est celui de la sexualité. Le domaine des conduites individuelles, l’univers des normes et les figures de la morale censées régir les pratiques privées ont subi de profondes transformations. Une perte généralisée du contrôle de la sexualité par les familles, les Églises et l’État caractérise, en effet, les vingt dernières années. Toute une économie des plaisirs individuels et des sensations s’est développée à l’ombre de la décadence économique. L’âge du mariage a, pour l’essentiel et, partout, reculé. Une crise générale des rôles masculins est en cours tandis que le nombre de chefs de famille féminins ne cesse d’augmenter. Les naissances dites illégitimes ont définitivement perdu de leur caractère dramatique. La précocité et la fréquence des rapports sexuels sont devenues choses courantes. En dépit de la résilience des modèles familiaux traditionnels, bien des interdits ont sauté. Les idéaux de fécondité sont en crise et les pratiques contraceptives ont augmenté, à tout le moins parmi les classes moyennes (GUILLAUME, 1999). L’homosexualité, à peu près partout, progresse (Journal of Southern African Studies, 1998). L’accès à la littérature et aux films pornographiques s’est élargi. Parallèlement, les maladies sexuellement transmissibles ont étendu leur empire, le Sida freinant, désormais, la croissance démographique, tout en conduisant, jusqu’à ses ultimes conséquences, le nouveau rapport culturel établi entre le plaisir et la mort (Becker, 1999).
24L’autre forme inédite de polarisation culturelle et identitaire se produit dans les camps de réfugiés, sous l’effet combiné de la guerre, de l’effondrement de l’ordre étatique et des migrations forcées qui en découlent. Ce phénomène est structurel dans la mesure où, d’une part, et en plus de s’inscrire dans un temps relativement long, la carte des populations déplacées ne cesse de recouvrir de nouveaux foyers et leur nombre de gonfler (Cambrezy, 2001). D’autre part, le caractère forcé des migrations ne cesse de revêtir des formes nouvelles. Enfin, bien que l’on ait assisté à des cas parfois spectaculaires de retour des réfugiés dans leurs pays d’origine, le temps passé dans les camps ne cesse de s’allonger. Du coup, le camp cesse d’être un lieu provisoire, un espace de transit que l’on habite en attendant un hypothétique retour chez soi. Tant du point de vue de la loi que du point de vue des faits, ce qui était supposé relever de l’exception se routinise et devient la règle, au sein d’une organisation spatiale qui tend à devenir permanente. Dans ces concentrations humaines au statut extra-territorial vivent désormais de véritables nations imaginaires (Malkki, 1995). Sous le poids de la contrainte et de la précarité, de nouvelles formes de socialisation y voient le jour (Nyers, 1999 ; de Smedt, 1998). Bouts de territoires placés en dehors des systèmes juridiques des pays hôtes, les camps de réfugiés constituent des lieux où l’entière jouissance de la vie et des droits qui en découlent est suspendue. Un système fondé sur un rapport fonctionnel entre fixation territoriale et expropriation laisse des millions de gens dans une position telle que la prise en charge de la vie biologique détermine tout le reste8.
25Plus important encore, le camp devient une pépinière pour le recrutement de soldats et de mercenaires. Au sein des camps émergent également de nouvelles figures de la souveraineté. Administrés nominalement par les organisations humanitaires internationales, ils sont tenus en sous-main par des chefs militaires qui, soit s’efforcent de reconquérir le pouvoir dans leur pays d’origine, soit mènent des guerres dans le pays d’accueil pour le bénéfice de factions locales. Ces armées composées d’adolescents et de réfugiés sont financées en partie grâce à des réseaux diasporiques implantés à l’étranger. Les enfants-soldats sont utilisés comme forces d’appoint ou comme mercenaires dans des guerres régionales. À la périphérie des camps de réfugiés naissent ainsi des formations sociales nouvelles. Véritables armées sans État, elles s’opposent souvent à des États sans armée obligés, eux aussi, de recruter des mercenaires ou de solliciter l’appui de leurs voisins pour faire face aux rébellions internes. Cette logique de désétatisation de la guerre et d’utilisation de supplétifs et de mercenaires payés à l’encan indique qu’un processus social complexe est en cours, et que de nouvelles frontières aussi bien politiques que spatiales se dessinent par-devers les frontières héritées de la colonisation.
Les territoires de la guerre
26Les exemples cités plus haut indiquent clairement que la plupart des guerres africaines n’ont point leurs origines directes dans des litiges frontaliers découlant des découpages coloniaux. En effet, de 1963 à nos jours, à peine une dizaine de conflits inter-étatiques peuvent rentrer dans cette catégorie. D’un point de vue normatif, deux principes majeurs ont, en effet, guidé la conduite des relations entre les États africains depuis les indépendances. Le premier principe reposait sur l’idée de la non-ingérence dans les affaires intérieures d’autres États. Le deuxième principe concernait l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation. S’il est évident que le principe de non-ingérence a été, en règle générale bafoué, il n’en reste pas moins que les frontières héritées de la colonisation sont restées, pour l’essentiel, inchangées. Le cadre territorial et étatique imposé par la colonisation a été accepté comme tel par les Africains. Certes, y a-t-il eu des tentatives armées visant à le modifier. Mais elles n’ont, en général, abouti à aucune recomposition du type qui a suivi l’éclatement de la Yougoslavie.
27Jusqu’au milieu des années 1990, deux types de guerres, avec pour enjeu immédiat les frontières, ont eu lieu. Il y eut d’abord des guerres de sécession. Les deux principales expériences du genre furent la sécession katangaise des années 1970 et celle de la république autoproclamée du Biafra, au Nigeria, en 1967.
28Aussi bien le Congo que le Nigeria mirent fin à ces tentatives et sauvegardèrent l’intégrité de leurs territoires, soit tout seul, soit avec l’appui de forces étrangères. Le seul exemple de sécession réussie est l’Érythrée, devenue indépendante en 1991, au terme de plus de trente ans de guerre contre l’Éthiopie. Mais l’indépendance de l’Érythrée n’a pas mis un terme aux guerres entre les deux voisins (Abbink, 1998). Ailleurs, la tentation sécessionniste ou irrédentiste n’a pas disparu. Des velléités d’affranchissement du pouvoir central persistent au Sénégal (Casamance), au Cameroun (provinces anglophones), en Angola (enclave de Cabinda), en Namibie (Bande de Caprivi) et dans les Comores (île d’Anjouan).
29L’autre forme de conflit impliquant des frontières, ce sont les guerres d’annexion. Ce fut le cas des tentatives somaliennes de conquête de l’Ogaden éthiopien en 1963 et en 1978, dans le contexte de la guerre froide. Ces tentatives se soldèrent par des échecs, puis par d’importants changements d’alliance sur l’échiquier régional et, au bout du compte, la désintégration de l’État somalien et la partition de l’État éthiopien. Le conflit territorial opposant le Tchad à la Libye concernait la bande d’Aouzou que la Libye annexa en 1973. Après plusieurs années de guerres à répétition ponctuées par des interventions militaires étrangères (française notamment), la Cour internationale de justice rétrocéda ce territoire au Tchad. Ce fut aussi le cas du Sahara occidental, ancienne colonie espagnole récupérée par le Maroc. Les autres litiges frontaliers constituent, en réalité, des conflits dormants. Ils portent, soit sur des tracés en liaison avec l’existence de ressources naturelles (pétrole, fer, diamants), soit sur des îles. C’est notamment le cas entre le Nigeria et le Cameroun (presqu’île de Bakassi). Ces guerres de frontières ont davantage consisté en des escarmouches qu’en de véritables conflits ouverts.
30Toujours est-il qu’à la fin du xxe siècle, de nombreux litiges frontaliers continuent d’opposer des États africains à d’autres. C’est notamment le cas dans le golfe de Guinée, entre le Nigeria et ses voisins (Cameroun et Guinée-Équatoriale notamment) ; dans l’espace sahélien (Mali, Niger, Algérie, etc.) ; entre la Namibie et le Botswana. La plupart de ces litiges ont pour origine, non pas la volonté de faire coïncider espace ethno-culturel et espace étatique, mais la lutte pour le contrôle de ressources considérées comme vitales. C’est par exemple le cas en ce qui concerne le partage des eaux. Les grands bassins hydrographiques, qu’il s’agisse des fleuves (le Congo, le Zambèze, le Niger, le Nil, le Sénégal) ou des lacs (lac Tchad, lac Victoria) tendent ainsi à devenir de nouveaux espaces de conflit. Autour de ces bassins se sont en effet nouées, non seulement des activités économiques, mais aussi de graves contradictions. La non-coïncidence des limites des États et des limites naturelles a ouvert la voie à des disputes sur la souveraineté. Les rivières, les fleuves et les lacs combinant, de manière générale, deux éléments juridiques distincts : la terre et l’eau, la question est de savoir comment concilier les trois exigences que sont la liberté des usages, le droit d’accès pour tous, et la souveraineté sur le sol sur lequel coule le fleuve.
31L’exemple du Nil est, à cet égard, éloquent. L’on sait que 95 % du flux d’eau égyptien provient de l’extérieur de ses frontières (Éthiopie et Soudan notamment). La pression démographique dans la région, la nécessité de mettre en valeur des terres de moins en moins productives, l’accroissement rapide de la consommation par habitant conduisent la plupart des États de la région à envisager la construction de barrages. Ainsi, l’Éthiopie et l’Égypte sont-elles aux prises avec un différend portant sur la répartition des ressources hydriques, suite à la volonté éthiopienne d’entreprendre des projets d’irrigation dont le but est de bonifier les terres du Ouollo et du Tigré (Lebbos, 1996). Mais la question du partage des eaux du Nil ne se limite pas à l’Égypte, au Soudan et à l’Éthiopie. Les frontières du Nil englobent d’autres pays, à l’exemple de l’Ouganda, la Tanzanie, le Kenya, le Rwanda, le Burundi, la République démocratique du Congo.
32D’autres bassins fluviaux dessinent d’autres types de frontières africaines. C’est le cas des bassins du Zambèze, du Chobe et de l’Okavango. L’exploitation de ces deux bassins est à la source de tensions entre les principaux pays concernés : le Botswana, l’Afrique du Sud, la Namibie, l’Angola, la Zambie et le Zimbabwe. Un accroissement de la consommation d’eau de la Namibie à partir du fleuve Okavango menacerait automatiquement le delta intérieur de ce cours d’eau. Le projet botswanais de diversion de la rivière Chobe vers la rivière Vaal pour alimenter l’Afrique du Sud suscite d’ores et déjà des tensions dans la sous-région. Les mêmes tensions sont perceptibles, s’agissant de la distribution des nappes fossiles sahariennes. Sont concernés, la Libye, le Soudan, le Tchad, le Niger ; puis, plus à l’ouest, le Sénégal, le Mali et la Mauritanie. D’ores et déjà, la Libye a mis en route le projet de création d’un Grand Fleuve artificiel dont l’un des objectifs est d’exploiter les nappes phréatiques fossiles du désert du Sahara. Or, ces nappes s’étendent dans le sous-sol d’autres pays. Les frontières du continent sont en train d’être redessinées autour de la question de la régulation des usages de l’eau entre pays riverains, les conflits hydropolitiques se superposant à d’autres litiges qu’ils contribuent à exacerber.
33Plus fondamentalement, un autre agencement spatial est en cours et une autre donne géopolitique se met en place dans le cadre du ghetto stratégique qu’est devenue l’Afrique de l’après-guerre froide. À la base de cet agencement se trouvent trois processus séparés dans le temps, mais complémentaires dans leurs effets. D’un côté, les processus en cours se situent dans la continuité des grands mouvements de destruction et de reconstitution de l’État du xixe siècle. Parfois, ils se déroulent purement et simplement sur les mêmes espaces qu’au siècle dernier. Sur un autre plan, s’y greffent des dynamiques introduites par la colonisation et reconduites, pour l’essentiel, par les régimes indépendants. Par la médiation de la guerre et l’avortement du projet démocratique, cet enchevêtrement de dynamiques et de temporalités provoque la « sortie de l’État ». Il favorise l’émergence de technologies de la domination qui, reposant, pour l’essentiel, sur des formes de gouvernement privé indirect, ont pour fonction la constitution de nouveaux régimes de la propriété et de nouvelles bases de la stratification sociale (Mbembé, 1999).
Les trois failles
34De cet entrelacs émergent trois figures territoriales majeures. Il y a, d’abord, les deux extrémités du continent. Leurs positions respectives par rapport au cœur du continent (ce que Hegel appelait l’Afrique proprement dite) sont dissemblables. Prenons le cas de l’Afrique du Nord. Tout au long du xixe siècle, trois couloirs dont la formation était fort ancienne relièrent celle-ci au reste du continent. Dans le couloir occidental, l’influence marocaine se faisait sentir jusque dans les pays de la boucle du Niger. Conquêtes, razzias, commerce, poussées religieuses, esclavage permirent de bâtir des fortunes et de tisser des réseaux multiformes de relations (familiales, commerciales, religieuses, militaires). Tribus guerrières et chamelières contrôlaient les routes commerciales et entretenaient des clientèles (Webb, 1995). La médiation entre le Sahel et le désert s’effectuait grâce à l’entremise des Maures, des Touareg, voire des Dioulas et des Bambaras. Sur le plan religieux, un soufisme souple et fort syncrétique venait cimenter les rapports entre les deux rives du désert.
35Dans le couloir central, les dynamiques tant religieuses, commerciales que politiques traversaient de part en part le désert du Sahara et, grâce à la confrérie senoussiste, reliaient la Cyrénaïque, les confins de l’Égypte et de la Tripolitaine au lac Tchad, au Ouadaï et au Borkou. Le rôle que jouaient les villes de Fez et de Marrakech était, ici, dévolu à Ghadamès. Dans les deux couloirs, l’on avait affaire à des formations métissées et hybrides, au point de rencontre entre les mondes arabo-berbères et négro-africains. Mondes mouvants et fluides, ces frontières étaient caractérisées par le fractionnement en clans, familles et tribus, et par des cycles d’alliances et de ruptures. Le dernier couloir reliait l’Égypte aux pays du Sud. Ceux-ci s’étendaient jusqu’aux confins de l’actuel Ouganda et recouvraient non seulement le Sud-Soudan, mais aussi une partie du nord du Congo.
36Dans le cadre de la réorganisation du monde, l’Afrique du Nord est aujourd’hui écartelée entre des pressions parallèles. Sur un plan général, une partie du nord du continent est attirée par la Méditerranée. Sans nécessairement en épouser les valeurs culturelles, elle cherche à arrimer son futur économique à l’Europe occidentale. L’autre face est tournée vers les lieux de mémoire de l’islam, au Moyen-Orient. Quant à la part africaine de l’identité des pays du Maghreb et du Machreck, elle est problématique aussi bien aux yeux des autres Africains que des pays concernés eux-mêmes. En déclinant l’autochtonie nord-africaine à partir du seul registre de l’arabité, l’on gomme la part créole de cette région que traduisent bien toutes les histoires locales antérieures à l’arrivée des Arabes et de l’islam. Au sud du Sahara, l’influence musulmane nord-africaine est de plus en plus concurrencée par l’activisme saoudien et iranien. Ces deux pays sont présents dans des domaines aussi variés que la formation des intellectuels islamisants, la socialisation des prédicateurs, la construction de mosquées, le financement d’œuvres de charités et de fondations diverses. Bien qu’en recul, la présence marocaine se fait encore sentir, notamment dans l’Afrique de l’Ouest musulmane (Mali, Sénégal) (Abou El Farah et al., 1997).
37Les filières reliant le reste du continent aux mondes moyen-orientaux sont cependant contrôlées par une diaspora libanaise établie de longue date dans les principaux centres de l’Afrique de l’Ouest (Bierwirth, 1999). Mais alors que l’Afrique du Nord se déconnecte du reste du continent, un processus de déterritorialisation se développe sur les pourtours du désert du Sahara. Ce processus englobe, dans un même mouvement d’érosion des souverainetés, aussi bien le nord du continent que l’Afrique noire proprement dite. Une vaste frontière à géométrie variable découpe des espaces mouvants, de part et d’autre du désert. Elle va des confins de l’Algérie jusqu’à ceux du Borkou, Ennedi et Tibesti, aux portes occidentales du Soudan. Dans ce vaste espace, les logiques segmentaires se combinent avec les logiques de clans et celles de l’échange (Bennafla, 2002). Ici, l’indigénéité apparaît sous les traits de l’itinérance, d’un métissage séculaire et d’une acculturation réciproque qui, pêle-mêle, convoquent plusieurs registres identitaires. Parcouru par des acteurs tant étatiques que non étatiques, par des nomades, des commerçants et des aventuriers et structuré par une véritable chaîne de suzerainetés, cet espace reste fortement marqué par une culture de la razzia et du butin (Claudot-Hawad, 2002). Ici plus qu’ailleurs, la forme de territorialité dominante est itinérante et nomadique.
38L’autre extrémité du continent est constituée par l’Afrique du Sud dont la frontière virtuelle s’étend du Cap au Katanga. Mais ce pays multiracial est, lui aussi, écartelé entre plusieurs mondes. D’une part, grâce à une diplomatie économique active, il est parvenu, à la fin de l’apartheid, à intensifier ses relations avec l’Asie grâce à un accroissement remarquable des échanges et des investissements avec le Japon, la Malaisie, la Corée du Sud, la Chine, Taiwan, Hong Kong et l’Inde. L’insertion sud-africaine en Asie va de pair avec le renforcement des relations avec l’Union européenne, voire les États-Unis. La consolidation des courants financiers et commerciaux avec le reste de l’Afrique se poursuit à des rythmes différenciés. En Afrique australe, l’Afrique du Sud profite de la faiblesse institutionnelle des États voisins pour établir avec eux des relations asymétriques, au point où, grâce aux flux d’investissements et aux réseaux d’échange régional, le Swaziland, le Lesotho et le Mozambique sont en passe d’être absorbés comme des périphéries dominées (Blanc, 1997). À travers une politique de développement des transports et des voies maritimes (ports de Maputo, Beira et Nacala) dédiée à ses exportations de biens et de services, elle est en train de transformer les États enclavés en autant de marchés captifs. Une quinzaine de programmes territorialisés d’aménagement couplés à un statut de quasi-zone franche (les Spatial Development Initiatives) articulés sur les axes côtiers sont en cours de réalisation. Viendraient-elles à être opérationnelles, elles modifieraient, pour de bon, le visage de la sous-région. Dans le reste de l’Afrique, le secteur privé investit dans des domaines aussi variés que le tourisme, l’exploitation des minerais, les transports, l’électricité, les banques et les brasseries.
39Mais l’influence politique, diplomatique et culturelle de l’Afrique du Sud est loin de correspondre à sa puissance économique. Ce poids économique est, lui-même, relatif. Le pays est, en effet, fortement exposé aux soubresauts financiers de l’économie mondiale. Par ailleurs, la tension entre des choix macro-économiques destinés à attirer les capitaux étrangers dans le cadre de la mondialisation et une politique de rattrapage social ne cesse de s’aviver. La position de l’Afrique du Sud sur le continent reste empreinte d’une forte ambiguïté et les modalités de sa réintégration dans le continent restent imprécises. Ses choix de politiques régionale et commerciale sont vivement contestés par les États de l’ancienne « ligne de front » (Angola et Zimbabwe notamment). Alors que la diplomatie sud-africaine piétine, ignorante des réalités du reste du continent, les milieux d’affaires, et notamment les sociétés minières, étendent leurs tentacules jusqu’au Mali, au Ghana et en Guinée. Tel est également le cas des sociétés de sécurité (Howe, 1998). Le commerce – officiel et officieux – des armes se poursuit à un rythme effréné. L’arrivée de migrants légaux et clandestins suscite, quant à elle, une extraordinaire montée de la xénophobie (Kadima, 1999). Dans l’espoir de juguler les nouvelles migrations transrégionales dont le pays est le point de destination, les expulsions ont été systématisées et des unités policières de dépistage des clandestins (notamment les immigrés d’origine africaine) renforcées (Bouillon, 1998).
40La deuxième figure territoriale d’importance apparaît sous la forme d’une diagonale recoupant les zones de guerre de la Corne de l’Afrique, des Grands Lacs et du Congo. Cette diagonale débouche sur l’Atlantique, via l’Angola et le Congo-Brazzaville. Trois processus structurèrent cet espace au cours du xixe siècle. D’abord la mise en place, autour d’un triangle recoupant le Darfour, la cuvette du Bahr el-Ghazal et la Basse-Égypte, d’un vaste réseau de traite d’ivoire, d’armes et d’esclaves qu’exploitaient aussi bien les Khartoumites, les Égyptiens que les Syriens et, plus tard, les Européens. Guerres et razzias permanentes permirent la constitution de fortunes privées. Mais ils débouchèrent également sur la destruction des entités sociales ou leur incorporation forcée dans des ensembles plus vastes. Ensuite, autour de la zone interlacustre (Buganda, Burundi, Ankolé), de petites monarchies se consolidaient en reposant sur la force armée. Elles se caractérisaient par le confinement identitaire d’une part et l’exploitation intensive du bétail de l’autre. Enfin, plus au centre et au sud, un patchwork de pouvoirs émergeait, allant de principautés esclavagistes aux États caravaniers en passant par des chefferies, des peuples courtiers et d’immenses territoires contrôlés par des bandes armées et des chefs de guerre. La chasse aux éléphants, le trafic de l’ivoire et des esclaves approvisionnaient un commerce interrégional dont les débouchés traversaient de part en part la région, de l’Atlantique à l’océan Indien.
41Dans la continuité des mouvements du xixe siècle et derrière le masque des États autoritaires hérités de la colonisation, un processus de morcellement et de segmentarisation du pouvoir s’est poursuivi au cours des vingt dernières années. Les rapports entre l’appareil étatique central et les sujets qu’il administrait n’ont cessé de se distendre. Parallèlement, des principautés militaires ont vu le jour au Rwanda, en Ouganda, au Burundi et, dans une moindre mesure, en Éthiopie et en Érythrée. L’une des caractéristiques de ces régimes est l’usage récurrent de la force dans la mise en œuvre de stratégies politiques internes et externes. Parvenus au pouvoir par la violence et confrontés à des désordres internes, ils cherchent à répondre à leurs obsessions sécuritaires par deux moyens : d’une part en constituant autour d’eux des glacis contre les forces qu’ils ont chassées au préalable ; et d’autre part en se reproduisant en extension, notamment dans les pays voisins accusant des structures étatiques des plus fragiles et des plus instables, comme c’est le cas au Congo-Kinshasa (Shearer, 1999).
42Incapables de coloniser cet État continental dont les structures se sont « informalisées » lorsqu’elles ne sont pas déliquescentes (ou encore incapables de le conquérir purement et simplement), ces principautés militaires s’allient, entre autres, à leurs propres diasporas en place depuis de longues années, mais dont la citoyenneté est contestée. Puis, elles se rattachent les services de « rebelles », dissidents et autres hommes de tout-venant qui servent de paravent à leur intervention. Composées d’étrangers « familiers » (mais dont l’assimilation au sein des populations autochtones est restée inachevée, comme dans le cas des Tutsi du Congo) et de natifs du pays (indisciplinés et déchirés par d’incessantes luttes factionnelles), ces armées d’adolescents-mercenaires se constituent en entités à caractère para-étatique sur les lieux qu’elles contrôlent. Tel est le cas dans l’est du Congo où l’implosion du pays aidant, la porosité des frontières a permis la structuration de bases arrières à partir desquelles des groupes armés opposés à l’Ouganda, au Rwanda et au Burundi entreprennent des actions de déstabilisation (Lemarchand, 1997 ; Barnes, 1999).
43Parfois, ces guerres aboutissent à la victoire d’une faction. De telles victoires sont presque toujours provisoires. D’où un cycle de la violence qui, chaque fois, voit son intensité décuplée. Dans d’autres cas, ces luttes ont abouti à la disparition pure et simple des États hérités de la colonisation, comme c’est le cas en Somalie. Dans d’autres encore, la situation est telle qu’aucune des parties ne parvient à l’emporter de manière décisive sur les autres. La guerre se prolonge par conséquent, entraînant l’implication de réseaux humanitaires dont la présence contribue à brouiller davantage les ressorts de la souveraineté (Duffield, 1997). Ainsi, assiste-t-on progressivement à la naissance de formations sociales où la guerre et l’organisation pour la guerre tendent à devenir des fonctions régulières. La guerre, dans ces conditions, n’est pas seulement menée dans l’objectif de défendre un territoire devenu insuffisant (cas du Rwanda). Elle investit l’ensemble du champ social et politique, jouant désormais comme un facteur de différenciation à l’échelle régionale, dans un pur procès de reproduction-destruction, comme l’attestent aussi bien les cycles des massacres et boucheries humaines que les effets de pillage et de brigandage (sur le modèle des razzias du xixe siècle) (Behrend, 1997 ; Doom, Vlassenroot, 1999).
44La troisième grande figure territoriale émerge dans le contexte d’une internationalisation des échanges et des nouvelles formes d’exploitation des produits du sous-sol. Trois ressources se distinguent de ce point de vue : le pétrole, les forêts et le diamant. Le pétrole, en particulier, est à l’origine de l’émergence d’une économie ultra-marine dont le centre de gravité est désormais le golfe de Guinée dont la version étendue recouvre une longue façade maritime qui va du Nigeria jusqu’en Angola. Il est adossé sur un arrière-pays caractérisé par l’exploitation de deux types d’espaces : d’un côté le proche intérieur forestier et d’autre part les zones continentales périphériques (dont le bassin du lac Tchad constitue le pylône). Dans la géopolitique mondiale des hydrocarbures, il est devenu l’une des zones où facteurs transnationaux et locaux s’imbriquent, provoquant d’importantes recompositions, à l’exemple de ce qui se passe dans le bassin caspien (Bolukbasi, 1998).
45Deux facteurs ont été à la base de cette recomposition. D’une part, les États du golfe de Guinée ont procédé, au cours des années 1980, à l’octroi d’importantes concessions à plusieurs sociétés occidentales spécialisées dans l’exploration pétrolière. Alors que trois compagnies (Shell, Agip et Elf) dominaient la région jusqu’au début des années 1980, celle-ci compte aujourd’hui près d’une vingtaine de firmes disposant de permis pétroliers (dont Chevron, Texaco, Total-Fina, Norsk Hydro, Statoil, Perenco, Amoco). D’importants investissements, ainsi que l’introduction de nouvelles technologies d’extraction ont permis la découverte, puis l’exploitation de nouveaux champs, parfois géants (cas de Dalia, Kuito, Landana et Girassol en Angola ; Nkossa, Kitina et Moho au Congo ; Zafiro en Guinée-Équatoriale et Bonga au Nigeria) ainsi que l’extension des périmètres anciens. C’est notamment le cas de l’offshore profond (zones où la profondeur d’eau dépasse 200-300 mètres). Les hydrocarbures sont cependant inégalement répartis entre les États du golfe de Guinée. La suprématie du Nigeria dans l’industrie pétrolière est de plus en plus défiée par l’Angola, et de nouveaux producteurs apparaissent avec le Cameroun, la Guinée-Équatoriale, voire le Tchad, aux côtés du Gabon et du Congo.
46La nouvelle frontière pétrolière coïncide, paradoxalement, avec l’une des frontières les plus marquées de l’encroûtement, puis de la dissolution de l’État en Afrique. Symptomatiques sont, à cet égard, les situations respectives du Nigeria, de l’Angola et du Congo-Brazzaville. Les profonds mouvements de dé-territorialisation qui affectent l’Afrique prennent un visage inédit au Nigeria. Ici, par-devers l’uniformisation toute formelle d’un État fédéral domine un emboîtement de formes de contrôle et de régulation que l’indirect rule britannique avait encouragé. L’espace national fait, en effet, l’objet d’une superposition de localités et de divisions internes, les unes historiques, les autres institutionnelles, voire culturelles et territoriales. Sur chaque localité pèsent diverses juridictions : la juridiction étatique, la juridiction traditionnelle, la juridiction religieuse. Un enchevêtrement de « pays » et de « communautés » fait coexister des ordres différents. La coexistence de ces différents ordres est perturbée par une multiplicité de conflits locaux. La plupart de ces conflits s’expriment sous la forme d’une opposition entre populations autochtones et populations allogènes, la citoyenneté étant conçue en termes ethniques et territoriaux et la jouissance de ce qui tient lieu de droits civiques découlant du principe d’appartenance à une ethnie et à une localité.
47Quant à la dissolution de l’État, elle s’effectue dans deux directions apparemment opposées. D’un côté, plusieurs formes de territorialités s’entrecoupent, s’affrontent et se relaient, produisant, au passage, un amas de forces endogènes qui se dissipent et se neutralisent mutuellement. De l’autre, l’imagination autoritaire a pris des formes multiples, notamment celles d’une institution militaire paranoïaque et d’une culture de la tricherie. Des conflits à répétition déchirent les régions qui servent d’épicentre à la production pétrolière. Sans prendre la forme de guerres classiques, ils opposent des communautés entre elles, à l’intérieur d’un même pays, dans des régions connues pour leurs richesses minérales et pour l’intensité de l’exploitation d’une ou de plusieurs ressources naturelles par des compagnies multinationales. C’est le cas dans la région du Delta, dédale de marécages, d’îles et de mangroves où, sur fond de catastrophe écologique, les Ogoni, les Ijaw, les Itsekiri et les Urhobo s’opposent entre eux d’une part ; puis chacun d’eux à l’État fédéral et aux compagnies pétrolières (osaghae, 1995).
48Attaques d’installations pétrolières, sabotage des pipelines, blocage des vannes sont le fait de jeunes gens armés. Des massacres ont lieu régulièrement, dans le contexte de conflits de basse intensité, mais coûteuses en vies humaines. Le caractère offshore d’une partie importante de l’exploitation des gisements a cependant pour conséquence le fait que désordres et profits, loin d’être antithétiques, se complètent et se renforcent réciproquement (Frynas, 1998).
49Dans le cas de l’Angola, le modèle de la partition et de la dissidence a longtemps prévalu. Les frontières de la souveraineté de l’État angolais étaient brouillées. Une partie du territoire était contrôlée par le gouvernement et une autre en dissidence armée. Chaque zone disposait de ses propres droits et franchises et gérait, de manière autonome, ses intérêts diplomatiques, commerciaux, financiers et militaires. Dans ce modèle de la partition, une première délimitation opposait les villes aux régions rurales. L’Unita contrôlait une partie importante des zones rurales et, de temps à autre, quelques villes des hauts plateaux d’Andula et de Bailundo. Elle avait la haute main sur la vallée du Cuango et les voisinages de Luanda. L’une des principales tactiques de la dissidence armée consistait à provoquer l’implosion des centres urbains en semant la terreur dans les campagnes, en vidant ces dernières des populations inutilisables et en provoquant leur fuite et leur entassement dans les villes qui, elles-mêmes, faisaient ensuite l’objet d’un encerclement et d’un pilonnage.
50L’exploitation du diamant était assurée par des mineurs recrutés aussi bien localement que venant du Congo-Kinshasa voisin. L’on dénombrait, en 1996, environ cent mille mineurs engagés dans les gisements sous le contrôle de l’Unita dans la seule vallée du Cuango. Ce contrôle, avec ses réseaux d’enrôlement, s’étendait à la région de Mavinga et à certaines parties de la province du Kwanza-Sud. Dans les régions sous emprise gouvernementale, la conscription s’effectuait dans les villes. Mais les conscrits étaient appelés à combattre dans les zones rurales. Aussi bien du côté du gouvernement que des forces rebelles, le service armé se faisait en échange de rémunérations aux soldats et aux mercenaires. Souvent, soldes et récompenses se faisaient en produits immédiatement écoulables sur le marché, en particulier auprès des trafiquants plus ou moins spécialisés dans le ravitaillement des armées et la commercialisation des butins. Le trésor de guerre était constitué de métaux et de gemmes monnayés ou monnayables et d’hydrocarbures, les deux parties exploitant des mines aurifères et diamantifères ou des champs pétroliers. Les stratagèmes financiers étaient complexes avec notamment un jeu d’hypothèques sur les champs pétroliers.
51Tout en empruntant certaines de ses caractéristiques au cas angolais, la partition de fait du Congo-Kinshasa est d’un autre ordre. Il y a longtemps déjà, l’État congolais s’était transformé en une satrapie informelle. Elle a été conquise par des hommes de main armés par les pays voisins. Dans le contexte d’une politique de reconstruction de leurs propres États nationaux, les régimes du Rwanda, du Burundi et de l’Ouganda s’efforcent de modifier la donne régionale selon une logique à trois dimensions. Celle-ci vise d’abord à affaiblir durablement l’État (fantôme) du Congo en en estompant la souveraineté sur d’importantes régions de son territoire. Ensuite, elle tend à démembrer l’espace congolais en autant de fiefs économiques différenciés renfermant, chacun, des richesses spécifiques (minéraux, bois, plantations, etc.) que l’on exploite par le biais d’accaparements et de franchises diverses. Enfin, elle vise à instrumentaliser le désordre ainsi créé en profitant de la fragmentation sociale et de la décomposition des forces politiques locales pour imposer une tutelle informelle sur ces régions. Dès lors, conflits locaux et régionaux s’enchevêtrent, tandis que des guerres incessantes opposent des factions, ethnies et lignages à d’autres, à l’intérieur d’un cadre désormais régional. Aujourd’hui, plusieurs armées africaines s’y affrontent soit directement, soit sous le couvert de rébellions pseudo-autochtones parrainées par une constellation d’États voisins. L’Équateur est sous la pression du Mouvement pour la libération du Congo ; le Kivu et une partie du Kasai sont occupés par les Rwandais et les Ougandais ou des factions alliées et une bonne partie du Bas-Congo par l’Angola. Guerre et trafics allant de pair, toutes ces forces vivent de la mise en coupe réglée des ressources minérales, agricoles et forestières des territoires qu’elles contrôlent.
52Contrairement aux trois autres pays africains de taille comparable (Afrique du Sud, Nigeria, Soudan), le Congo présente désormais le visage d’un large espace ouvert, élargi à plusieurs États, écartelé entre une multiplicité de forces, et où le pouvoir central peine à tenir le territoire. À la difformité de l’État répond l’éclatement interne. Une partie du territoire regarde vers l’Afrique australe ; l’autre a ses énergies intérieures dissipées par les désordres des Grands Lacs ; une autre encore s’enfonce de plus en plus dans le faisceau Soudan-Oubangui-Chari, tandis qu’un couloir s’oriente vers l’Atlantique et les anciens pays Kongo. Sur fond de violence armée, de forte dépréciation des monnaies et de trafics, des alliances aux contours fluctuants s’entrecroisent et se défont. D’éphémères coalitions se forment à l’échelle régionale. Mais aucune force n’accumule suffisamment de puissance pour dominer durablement toutes les autres. Partout émergent des lignes de fuite. Elles créent, à leur tour, une instabilité structurelle et font du Congo-Kinshasa l’exemple accompli d’un processus de délocalisation des frontières.
53Le Congo-Brazzaville, en revanche, est un exemple d’extra-territorialisation. Ici, le modèle n’est pas celui de la partition proprement dite. Il est un modèle tourbillonnaire. Les tourbillons sont cycliques et ont pour épicentre la capitale. Située à l’intérieur du pays, la capitale elle-même a son centre de gravité hors d’elle-même, dans la relation que l’État entretient avec les compagnies pétrolières opérant en haute mer. Les assises matérielles de l’État sont, pour l’essentiel, constituées de gages. Hors de cette structure exsangue et gélatineuse dominent des zones mal contrôlées, tandis que des bandes et des milices tentent, les armes à la main, de se transformer en véritables corps de guerre. Elles tentent de contrôler de faux fiefs et de capturer ce qui reste de flux (argent, marchandises, petits objets mobiliers), notamment à l’occasion de pillages organisés (Dorier-Apprill et al., 1997 ; Bazenguissa-Ganga, 1996).
Confins, capitations et marges
54Dans cette géographie en genèse, faite de limites virtuelles, de limites potentielles et de limites réelles, trois autres configurations émergent. Il s’agit, en premier lieu, de régions entières qui, soudain, se retrouvent à la lisière des grandes figures territoriales évoquées plus haut. C’est le cas des pays de l’Afrique soudano-sahélienne. Cette région fait désormais partie des confins de l’Afrique réelle. Elle est composée de petits États reposant souvent sur une différenciation entre les terroirs de la forêt et ceux des savanes. Ici, la guerre, le colportage, la propagation de la foi musulmane et d’anciennes migrations avaient permis, tout au long du xixe siècle, un formidable brassage de populations. Dans le cadre de l’Afrique occidentale française, la colonisation avait relancé sur d’autres échelles ces mouvements de population et avait accentué le clivage entre les sociétés de la côte et celles de l’hinterland. Depuis la fin du xxe siècle, un processus de contraction autour de grandes métropoles situées le long de l’océan Atlantique est en cours dans cette région. Ces métropoles dominent un hinterland dont les frontières se situent souvent au-delà du cadre étatique national (cas d’Abidjan et de Dakar).
55Aujourd’hui, la polarisation entre les pays de la savane et les pays de la côte prend des contours inédits. Un amalgame de peuples de l’intérieur réinvente ses identités sous la bannière de l’islam. Organisés en puissants réseaux essaimés dans les centres urbains et prenant appui sur des communautés diasporiques établis dans toute la sous-région, ces peuples ont pu constituer des fortunes, souvent en marge de l’appareil étatique. Leur essaimage dans la sous-région et leurs tentatives de convertir leur pouvoir marchand en pouvoir politique dans le cadre du multipartisme a accentué les débats sur les rapports entre citoyenneté et autochtonie. C’est notamment le cas en Côte d’Ivoire où la forte présence des ressortissants étrangers provoque une montée de la xénophobie et d’un ultra-nationalisme aux relents racistes. Sur un autre plan, l’on assiste à l’émergence de villes ou d’États-entrepôts (cas de Touba au Sénégal ou de la Gambie) à partir desquels se tissent des réseaux et s’organisent des trafics dont les ramifications sont aussi bien régionales qu’internationales.
56Enfin, du Sénégal à la Côte d’Ivoire, la région est traversée par des points de fixation de conflits apparemment localisés, mais dont les causes et les conséquences s’articulent à des structures sociales et à des histoires trans-régionales. C’est le cas en Casamance, en Guinée-Bissau, en Sierra Leone, au Liberia et en Côte d’Ivoire. Ces conflits ont d’évidentes répercussions en Guinée-Conakry au Sénégal et en Gambie. Les dynamiques sociales dans la sous-région demeurent marquées par les développements survenus au cours du xixe siècle. À l’époque, une expansion migratoire peule d’ouest en est, puis en direction du sud mit alors en branle plusieurs révolutions maraboutiques d’envergure régionale (Barry, 1986). Les Pays des Rivières étaient, à l’époque comme aujourd’hui, occupés par un isolat de peuples aux structures de pouvoir éparpillées, mais qui avaient su se transformer en courtiers. Ils jouaient un rôle d’intermédiaires entre les subrécargues sur la côte et les populations de l’intérieur. La poussée peule en direction du sud visait le contrôle du trafic d’esclaves, de fusils, de bétail et de grains. Elle fut stoppée par la colonisation. Aujourd’hui, les structures de pouvoir qui se sont cristallisées au cours de ce long siècle sont remises en question. Cette remise en question ouvre la voie à d’innombrables conflits dont les conséquences sont sous-régionales.
57Viennent ensuite des pans entiers de territoires qui, sous l’effet des politiques internationales de conservation, échappent désormais à la souveraineté des États concernés. Il ne s’agit pas seulement des politiques spatiales qui, sous le prétexte de la conservation intégrée des espèces rares, reproduisent de façon coercitive les imaginaires occidentaux (Neumann, 1998 ; Adams, Macshane, 1996). Gérés sur le modèle des capitations par les organisations internationales de lutte pour la protection de l’environnement, ces territoires jouissent, de facto, d’un véritable statut d’extra-territorialité. Par ailleurs, le développement du tourisme entraîne, à peu près partout, la mise en place de parcs d’attraction et de territoires réservés à la chasse.
58Il y a, enfin, les îles. Situées aux marges du continent, elles sont toutes reliées à une pluralité de mondes d’où elles tirent l’essentiel de leurs ressources. Elles constituent, à cet égard, des carrefours. Ainsi, de par son histoire, Zanzibar se situe à l’interstice de l’Afrique proprement dite, de l’Asie et du monde arabe. Il en est de même de l’île Maurice, située au confluent de plusieurs civilisations. Lieux privilégiés de l’esclavage, les îles constituent généralement des sociétés fortement stratifiées. Elles sont également arrimées à des métropoles situées sur les côtes. Au sein de ces espaces structurés par des réseaux familiaux et diasporiques circulent hommes, femmes et marchandises. Là, également, naît une culture africaine marquée par le cosmopolitisme et la créolité.
59Trois conclusions se dégagent des observations faites au long de cette étude. Rendre intelligible les processus que l’on classe sous la catégorie de la globalisation exige, plus qu’auparavant, que soit relativisée la distinction – classique – entre spatialité et temporalité. Lue à partir de ce que l’on considère à tort comme les marges du monde, la globalisation consacre, en effet, l’entrée dans un ordre où espace et temps, loin de s’opposer, tendent à ne plus former qu’une seule et même configuration, la domestication du temps mondial passant, comme de nécessité, par la déconstruction matérielle des cadres territoriaux existants, l’excision des frontières convenues et l’érection simultanée d’espaces mouvants et d’espaces d’enfermement destinés à limiter la mobilité des populations jugées superflues. Dans les régions du monde situées à la lisière des grandes mutations technologiques contemporaines, la déconstruction matérielle des cadres territoriaux existants va de pair avec la mise en place d’une économie de la contrainte dont l’objectif est la destruction pure et simple des populations superflues et l’exploitation des ressources à l’état primaire. La profitabilité d’une telle exploitation exige la sortie de l’État, son émasculation et son remplacement par des formes de souverainetés éclatées. Le fonctionnement d’une telle économie et sa viabilité sont subordonnés à la manière dont fonctionne la loi de répartition des armes dans les sociétés considérées (Martinez, 1998). Dans ces conditions, la guerre en tant qu’économie générale n’oppose plus nécessairement, entre eux, ceux qui disposent des armes. Elle oppose, de préférence, ceux qui disposent des armes et ceux qui en sont dépourvus.
Notes de bas de page
1 Version française adaptée, remaniée et actualisée par l’auteur de : Mbembé A., 2000, At the Edge of the World : Boundaries, Territoriality and Sovereignty in Africa, Public Culture 12 (1) : 259-284.
2 Braudel allait jusqu’à affirmer qu’il y a « partout des zones où l’histoire mondiale ne se répercute guère, des zones de silence, d’ignorance tranquille », in Civilisation matérielle, p. 9.
3 Est espace « l’effet produit par les opérations qui l’orientent, le circonstancient, le temporalisent et l’amènent à fonctionner en unité polyvalente de programmes conflictuels ou de proximités contractuelles... À la différence du lieu, il n’a donc ni l’univocité ni la stabilité d’un ‘propre’ » (De Certeau, 1980 : 208).
4 Lire à ce sujet des vues apparemment divergentes, mais reposant quant au fond sur les mêmes méprises : Nugent, Asiwaju, 1996 ; Igué, 1995 ; Herbst, 1992.
5 L’étude de D. Nordman (1998) ne montre pas seulement qu’il y a une pluralité des modèles de frontières, la frontière d’État ne constituant à cet égard qu’une variété dans l’immense éventail des limites. Elle fait aussi valoir que toute frontière est, avant tout, un paradoxe dans l’espace.
6 Voir, dans d’autres contextes, la synthèse de Adelman, Aron (1999).
7 Cf. le texte de B. Maharaj et S. Narsiah dans cet ouvrage ainsi que le numéro spécial « Afrique du Sud » de L’Espace géographique (B. Antheaume éd., 1999) ; et Khosa, Muthien, 1998.
8 Comparer avec ce que dit G. Agamben (1997) des camps de concentration comme nomos de la modernité.
Auteur
mbembea@wiser.wits.ac.za
professeur de recherche, Witwatersrand Institute for Social and Economic Research (WISER), Johannesburg.
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