7. Les Pwo Karen de Thaïlande, enfants de la forêt
Une identité fondée sur l’harmonie
p. 113-121
Texte intégral
Les Karen de Thaïlande
1Les Karen sont originaires de Birmanie. Cinq sous-groupes Karen sont présents en Thaïlande, où les plus anciens sont installés depuis le milieu du xviiie siècle. Les Pwo Karen ne sont pas les plus nombreux, environ 50 000 sur plus de 400 000 Karen, mais ils ont su préserver leurs croyances et leurs pratiques agraires. Ils sont représentatifs d’une façon « d’être karen » et d’une relation particulière au monde forestier.
2Dans le passé, par rapport aux autres minorités ethniques montagnardes, les Karen ont bénéficié d’une position privilégiée de la part des Thaïlandais, qui les considéraient moins « arriérés » que les autres ethnies montagnardes, du fait que comme eux ils étaient bouddhistes et cultivaient du riz irrigué. Aujourd’hui, ils estiment être les « oubliés » du développement, alors que les destructeurs de la forêt (Hmong et Yao selon eux) reçoivent des aides gouvernementales, et même des titres de propriété pour des territoires parfois occupés précédemment par des Karen.
3Les Karen cherchent les traces de leur passé : dans la Thaïlande contemporaine, la forêt est leur mémoire collective, comme l’attestent chants, poèmes et proverbes dédiés au monde sylvicole. Leur adaptation aux conditions actuelles est révélatrice de leur position intermédiaire entre le monde sauvage et le monde civilisé. Les Karen et la forêt sont mutuellement dépendants. Dans la perception karen du monde, le sauvage et le civilisé sont certes opposés, mais sans s’affronter, car les Karen relativisent toujours les extrêmes. Ainsi, le village karen est « sauvage » par rapport à la ville, mais il est « civilisé » par rapport à la forêt primaire ; de même, quand les hommes travaillent sur un essart, ils sont « civilisés », et ils deviennent « sauvages » quand ils marchent en forêt primaire.
4Parmi tous les paysages anthropiques des hauts plateaux de Thaïlande, celui des Karen est immédiatement reconnaissable. Des forêts primaires ou secondaires denses couronnent les plus hauts sommets, les villages, entourés de hautes futaies et d’arbres fruitiers, sont nichés au creux de vallées d’altitude moyenne, à proximité d’un cours d’eau et à l’abri des vents dominants. Les essarts de l’année se distinguent de ceux en jachère où la végétation a repris le dessus, jusqu’à effacer toute trace du travail de l’homme sur les parcelles les plus anciennes. Pour beaucoup de groupes et d’organisations environnementalistes en Thaïlande, le mode de vie karen est devenu une référence. Sans pour autant idéaliser leur vision du monde, on peut affirmer que le mode de gestion des ressources par les Karen pourrait servir d’exemple à une meilleure gestion de la biodiversité en milieu forestier sur les hautes terres de Thaïlande.
Village, essarts et forêt : un monde en harmonie
5La plupart des Karen vivent en forêt, ils exploitent celle-ci d’une manière qu’ils qualifient « d’harmonieuse » et souhaitent faire respecter cette harmonie par tous les humains présents sur leur territoire. Quand l’harmonie du village, de la forêt, ou du style de vie des Karen est menacée, une cérémonie est organisée lors du nouvel an karen, dont les principaux objectifs sont de réaffirmer les valeurs identitaires karen et de rétablir l’harmonie. Celle de la forêt, et par extension celle du monde, repose sur des principes de complémentarité et de réciprocité : entre les humains, entre les humains et la forêt, entre les humains, la forêt et le monde des esprits.
Un système agraire équilibré mais fragile
6Dans l’idéal, le système agraire karen permet une autosubsistance en riz pluvial et un éventuel complément en riz irrigué C’est un système stable, basé sur la sédentarité. Il en découle l’utilisation d’un territoire strictement délimité et de méthodes de conservation des sols pour optimiser une production à long terme. La pérennité de ce système fragile repose sur le maintien de l’équilibre population/terre arable. S’il n’est pas toujours d’une grande productivité, ce système est très diversifié et permet une reforestation naturelle qui rend possible la reproduction du cycle d’une façon quasi illimitée. Soucieux de préserver la qualité des parcellaires villageois, les Karen agissent en conséquence et utilisent des techniques favorisant la préservation des sols (troncs d’arbres disposés sur la parcelle en travers de la pente, légumineuses en association avec le riz).
7Dans les régions nord de la Thaïlande où les Karen se sont implantés il y a environ 250 ans, les forêts anthropiques qui subsistent encore aujourd’hui sont celles qui ont subi le moins de dégradation et où l’érosion des sols est limitée. Dans l’ouest de la Thaïlande, où les Karen ont colonisé des espaces vierges, la forêt primaire a certes diminué, mais il en reste plus que partout ailleurs dans le pays. La forêt secondaire qui résulte de l’activité karen est très dense et diversifiée, et elle leur offre une chaîne nutritionnelle des plus complète. Ces sociétés karen ne mettent en culture qu’une portion des espaces qu’elles ont domestiqués, essentiellement les zones alluviales des rivières, et les plateaux de moyenne altitude ; la plus grande partie de la forêt secondaire reste une zone d’activité de cueillette intense : tubercules, fruits, feuilles, pousses de bambou, plantes médicinales et autres produits ligneux ou non ligneux. Un inventaire réalisé par un chercheur australien dans les années 1970 en recensait plus de 250 (Hinton, 1975).
Harmonie et complémentarité Homme/Nature
8Chez les Pwo Karen, le terme qui désigne la terre englobe aussi l’ensemble des ressources naturelles. Dans leur perception du monde, ils ont deux notions fondamentales : l’harmonie, déjà évoquée, et la complémentarité Homme (Karen)/Nature. Les zones forestières qui renferment de l’eau appartiennent à la divinité centrale du système religieux pwo karen : le dieu de la terre et de l’eau. Il existe une multitude de règles qui fixent les conditions d’utilisation du bois et l’abattage des arbres, tout Karen se doit de les respecter.
9Pour les Karen, une « vraie » forêt est une forêt qui inclut des végétaux, des animaux, des esprits et des humains. Sans humains, la forêt est un monde incomplet. En son sein, toutes les composantes doivent respecter les règles d’une bonne harmonie, car c’est tout d’abord un lieu sacré, mais aussi un espace vierge entre deux finages villageois, une source de produits pour la vie quotidienne, un refuge pour les animaux, un dépôt de matières organiques fertiles, une serre où l’homme peut sans limite faire des expériences, une source de symboles mythico-religieux et l’habitat des esprits bons et mauvais. Par ce lieu privilégié, la forêt, le naturel entre en liaison avec le surnaturel. Les Karen doivent donc sans cesse veiller à réparer les dégâts qu’ils ont commis dans le monde forestier : la préparation d’une parcelle, par exemple, est un crime contre des végétaux, des insectes et peut-être des animaux vertébrés (habitat détruit). Les Karen se « rachètent » en plantant en forêt des espèces vivaces (bananiers, papayers), qui sont des dons au monde sauvage et nourriront dans le futur des espèces plus importantes que celles qu’ils ont détruites.
10L’emplacement du village, comme celui de chaque maison au sein de celui-ci, est décidé par le chef cérémoniel. L’harmonie du village dépend de la justesse du choix. Le territoire représente une unité sociale au sens où les différents villages qui s’y inscrivent ont des liens historiques avec un village fondateur. La famille fondatrice, à l’origine du premier village, reste dominante dans la plupart des cas. Le chef cérémoniel en fait partie, il est le seul représentant « officiel » du village, non pas au niveau politique, mais en tant qu’intermédiaire avec les esprits du territoire et de la forêt. C’est le personnage principal du village et le véritable cœur de celui-ci : c’est lui qui est responsable de l’harmonie entre les villageois, la nature et les hommes, entre la nature et le village, entre le village et les autres implantations humaines.
11Le territoire karen est une sphère autonome démarquée de l’extérieur, qui possède son propre centre spirituel. La partie domestique du finage cultural karen, c’est-à-dire le village et les essarts cultivés, représente une enclave civilisée dans le monde sauvage. Il y a cependant une distinction à faire entre les deux : le village, même abandonné, demeure dans la catégorie « civilisée » sans que cette enclave ne soit une menace pour l’harmonie du monde naturel, car ces vestiges symbolisent le lien entre les Karen, le territoire et sa divinité centrale ; alors que les essarts lorsqu’ils sont en jachère retournent pour un temps au monde sauvage. Cette notion de retour au monde naturel est fondamentale dans la vision du monde des Karen et dans l’impact qu’ils ont sur leur environnement. La repousse forestière durant la période de jachère constitue en effet le témoignage de la complémentarité harmonieuse entre les hommes et la forêt. Les essarts, dans la mesure où ils représentent une incursion temporaire des hommes dans le monde végétal, sont entourés de tabous cérémoniels que le paysan doit respecter pour assurer une bonne récolte, mais surtout pour maintenir l’harmonie entre les Karen et la forêt.
Le dieu du sol et de l’eau : le vrai détenteur du territoire
12Chaque territoire Karen possède une divinité principale (dieu du sol et de l’eau) et des divinités secondaires (cours d’eau, forêt, vent), sans la protection desquelles les Karen ne pourraient cultiver le riz. Cette divinité première est parfois féminine, chez les Sgaw Karen par exemple, et parfois masculine, comme c’est le cas ici. Le riz a aussi une âme ou un esprit, ce sont les divinités qui ont donné le riz aux hommes ; si les rites appropriés sont accomplis correctement, elles leur accorderont un belle récolte de riz mûr et fini (gros grains nombreux). Chaque chef de maisonnée est tenu d’accomplir les rituels appropriés dans ses essarts, aux moments cruciaux du calendrier agricole : sélection de la parcelle, construction de la hutte, semis, différentes périodes de croissance du riz, récolte et battage. Ces cérémonies sont dans tous les cas accomplies en premier par le chef cérémoniel du village sur ses propres essarts. Face aux parasites, maladies, esprits négatifs et prédateurs dans les parcelles cultivées, les sacrifices aux divinités et génies malfaisants sont, selon les Karen, le seul recours efficace. Le piégeage existe notamment contre les rongeurs et les oiseaux, mais seule l’intensification des cérémonies lors de la maturation du riz permet dans le système traditionnel une protection efficace de la future récolte.
Encadré 1
L’âme ou l’esprit du riz
En Asie du Sud-Est, le riz est non seulement la base de l’alimentation de la plupart des sociétés montagnardes, mais c’est aussi une monnaie d’échange et un ingrédient des offrandes cérémonielles des divers cultes domestiques, villageois ou ancestraux. Il y intervient sous de nombreuses formes : paddy, cru, cuit, brûlé, soufflé, pilé, sucré, pimenté, distillé. Rien de surprenant donc à ce que la sacralisation du riz soit commune à la plupart des cultures d’Asie du Sud-Est. Il existe, avec des variantes locales ou régionales, une idée commune d’âme, ou d’esprit, du riz, à laquelle on voue de nombreux cultes. L’âme du riz est parfois divinisée et souvent assimilée à une divinité féminine (Cambodge), elle peut même être intégrée dans le panthéon bouddhiste (Thaïlande). Chez les Karen, cet esprit généralement féminin peut être considéré comme complémentaire à l’esprit masculin qui, lui, règne sur le territoire ou la forêt.
Mais, comme beaucoup d’esprits, l’âme du riz est versatile, il faut savoir l’amadouer, pouvoir lui assurer des relations harmonieuses avec d’autres esprits qui pourraient la menacer, la rendre malade, l’empêcher de pousser, voire la tuer. D’ordinaire, l’esprit du riz demeure dans les greniers à riz au village mais, quand la saison de pluies arrive, les hommes lui demandent de quitter le village et de rejoindre les essarts : ce déplacement est indispensable pour que le riz pousse, croisse et mûrisse, mais il est dangereux. En effet, c’est au cours de ces déplacements, du village vers les essarts et inversement, que l’esprit du riz est le plus vulnérable, il peut se « perdre » en forêt ou être victime d’autres esprits plus puissants et malfaisants. Chez certaines ethnies montagnardes, de longues et poétiques mélopées psalmodiées durant les déplacements sont dédiées à l’âme du riz. Durant la totalité du cycle agraire, à divers stades de la croissance du riz, les chefs de maisonnée, le devin guérisseur et le maître de la terre et de la forêt invoquent les ancêtres et les divinités, mais surtout l’esprit (ou l’âme) du riz afin que tout se déroule favorablement. Dans la plupart des rituels, tout ce qui est utilisé provient de la forêt, de l’essart ou du village pour illustrer cette complémentarité ambiguë et fragile entre sauvage et humain, fertilité et danger, qui renvoie à la succession des cycles essarts/jachères, cultivés/ sauvages.
Les hommes doivent avant tout accomplir les sacrifices nécessaires à l’abattage des arbres pour qu’une parcelle quitte le monde de la forêt afin de devenir, pour un temps, un lieu humanisé. Ce passage du monde sauvage au monde humain est fragile, et différents esprits, émanations de puissance surnaturelles, peuvent faire irruption dans la parcelle et provoquer maladies, cataclysmes météorologiques ou empêcher la croissance du riz. L’esprit du riz avant les semailles est donc fragile, comme l’est un jeune enfant qu’il faut guider et accompagner. Il voyage dans des bambous, qui seront déposés au pied de l’autel érigé sur la parcelle, accompagné par les chants des villageois. Lors de la construction de cet autel, refuge de l’esprit du riz et de celui de la parcelle, il faut procéder à des invocations, des petits sacrifices et des offrandes, afin que l’esprit ne s’égare pas en route, et faire appel aux génies tutélaires et du territoire pour protéger l’âme du riz. En plus d’une offrande sacrificielle, généralement le sang d’un poulet dont le sexe et la couleur sont déterminés par le chef religieux, certaines plantes forestières vivaces et à croissance rapide sont déposées au pied de l’autel pour stimuler et encourager la celle du riz.
Les hommes surveillent scrupuleusement les pousses de riz, s’il y en a peu ou si elles ne sont pas très belles, il est impératif de soigner et protéger l’âme du riz. Pour ce faire, les essarteurs allument un feu dans l’abri des champs dans lequel ils jettent des plantes médicinales odorantes souvent associées à l’âme du riz. Quand le riz est proche de sa maturation, il faut renouveler les offrandes (cette fois alcool de riz et poulet cuit) à l’esprit du riz et à celui du champ, il convient de construire une petite structure en bois, entre essart et forêt, pour les déposer et inviter ces esprits (riz et champ) à s’y installer tout en demandant aux esprits de la forêt de rester à l’écart. Ceux-ci, s’ils sont offensés, pourraient venir voler le riz sous la forme de rongeurs, d’oiseaux ou d’autres prédateurs. Il est important que l’âme du riz s’entende bien avec les esprits de la forêt, et inversement. Car, lors du stockage provisoire de la récolte à proximité de la parcelle, ce sont eux qui veillent sur l’esprit du riz. Il est cependant nécessaire de placer des protections symboliques (rotin tressé, fleurs coupées, herbes odorantes), qui sont destinées à attirer l’esprit du riz dans ces lieux de stockage provisoire, ce qui facilitera la transition vers le village ultérieurement. C’est à nouveau une période où l’esprit du riz est particulièrement vulnérable, car il n’est plus dans la plante et n’a pas encore rejoint le village. L’essart doit donc être « fermé », on le ceint d’un cordon de rotin tressé et seuls les membres de la maisonnée à qui appartient la récolte y sont admis. Ils doivent célébrer des cérémonies quotidiennes et demeurer sur place pour protéger l’esprit du riz. Avant que le riz ne soit emporté, les hommes font savoir aux esprits de la forêt que la parcelle leur est restituée et que l’âme du riz va sous peu retourner au village.
Lors de la récolte, les hommes ont pris soin de laisser près de l’autel quelques pieds de riz mûrs que l’on fait brûler en y ajoutant une résine odorante, avant de rapatrier la récolte au village en chantant ; l’odeur suave et les chants sont censés attirer l’esprit du riz au village et éviter qu’il n’aille se perdre en forêt, ce qui causerait le pourrissement de la récolte lors du stockage dans les greniers villageois. Chez certaines ethnies, pour faciliter le retour de l’âme du riz au village, les hommes construisent une succession de petites portes symboliques et rudimentaires en végétaux entre le champ et le village, que l’on « ferme » une fois qu’elles ont été franchies. Une fois de retour au village, l’âme du riz doit être choyée et respectée sous peine d’être offensée. Par exemple, il ne faut jamais jeter les restes de riz : ils sont placés au-dessus du foyer, dans un plat spécifique qu’il ne faut pas renverser, sinon l ‘ esprit du riz risque de quitter la maison. Ces restes de riz sont aussi utilisés dans certains rituels familiaux ou domestiques.
Chez les Karen de Thaïlande et les Khmou du Laos, l’âme du riz est centrale dans les relations sociales et cérémonielles des villageois. Périodiquement, de nombreuses ethnies montagnardes procèdent à un rituel de commémoration de la fondation du village au cours duquel les habitants se rincent la tête avec de l’eau dans laquelle a trempé du riz. Chaque maisonnée utilise le riz de sa propre récolte. Pour résumer, et comme le souligne Olivier Évrard (Évrard, 2006), l’ensemble des rituels effectués pour l’âme du riz a pour but de la guider entre des espaces fermés, l’essart et les greniers (en forêt, au village), et de l’y maintenir en l’attirant et en la séduisant. On peut aussi penser que ces rituels servent à établir une relation positive avec des catégories d’esprits craints et puissants, parfois négatifs, comme ceux de la forêt qui peuvent influencer la croissance ou la conservation du riz.
13Le dieu du sol et de l’eau est la divinité centrale du système religieux karen. Les croyances et les cultes qui lui sont associés sont étroitement liés aux notions karen de village, de territoire villageois et de clan fondateur. Ce dieu du sol et de l’eau, est unique pour chaque territoire, il réside sur le plus haut sommet, dans une grotte, une zone de forêt primaire à proximité d’une source ou des vestiges de villages pwo karen abandonnés. Ce dieu est une entité masculine, invisible, toujours prête à punir les hommes quand ceux-ci l’ont offensée. Pour les Pwo Karen, il est le seul réel propriétaire du territoire, sans son approbation aucun humain ne peut obtenir quoi que ce soit du lieu. Si ce dieu est bien traité, c’est-à-dire si les hommes accomplissent les rites appropriés au bon moment, il leur apporte protection et prospérité, pour le cheptel et les récoltes.
14Dans la relation entre les Pwo Karen et le dieu du territoire, les premiers doivent racheter leurs offenses par des dons. Si le dieu est offensé par la conduite des hommes, cela se traduit le plus souvent par une catastrophe écologique : les animaux sauvages disparaissent, les baies, les fruits et les plantes se dessèchent, le village est attaqué par des animaux sauvages (le tigre a la charge de venger les offenses les plus graves), au pire les rivières s’arrêtent de couler et les pluies ne tombent plus.
15Si chaque territoire possède son dieu de la terre et de l’eau, plusieurs villages, à condition qu’ils soient établis sur un même territoire, partagent cette divinité. Chaque village doit impérativement avoir un chef cérémoniel, membre de la lignée masculine de la famille fondatrice. Le territoire sous contrôle de la divinité et celui des Karen en forment un seul, qui inclut le village, les zones arables, celles de chasse et de cueillette ainsi que la forêt primaire. Il a son propre centre spirituel (le village fondateur) qui implique une conduite et un style de vie (celui des Karen). Le monde extérieur, celui qui se trouve au-delà de la zone de forêt primaire qui délimite le territoire, est dangereux pour les Karen à double titre : d’une part, ils n’entretiennent pas de relations d’échanges avec la divinité qui y vit, c’est pourquoi ils évitent au maximum de dormir et même de s’aventurer en dehors de leur territoire (ville, territoires voisins) ; d’autre part, les populations du monde extérieur constituent une menace potentielle pour l’harmonie au sein du territoire karen.
16Leur perception de la nature, le respect des divinités et de l’âme du riz, tant par les aspects cérémoniels qu’au cours des cycles agricoles, donnent aux Pwo Karen une place privilégiée dans leur milieu qu’ils conservent en y maintenant un équilibre socio-écologique de plus en plus menacé de l’extérieur. Lors de leurs déplacements en forêt, les hommes sont toujours attentifs à la sylve : ils écoutent la forêt, l’observent, la scrutent pour vérifier sa bonne santé et constater qu’aucune offense n’a été commise ; de retour au village, ils rendent compte de ces observations au conseil des anciens afin d’assumer au mieux ce rôle des enfants de la forêt.
17Mais les enfants de la forêt subissent de plus en plus de menaces qui mettent en péril leur mode de vie et les contraignent parfois à se replier en forêt pour échapper aux patrouilles de l’armée thaïlandaise ou aux raids de bandes armées venues de la Birmanie voisine. Le ministère des Forêts souhaite accroître les parcs nationaux en englobant les anciens territoires pwo karen et menaçant de destruction tous les villages qui s’y trouvent. L’afflux de réfugiés Mon, en provenance de Birmanie, avec qui les Karen étaient en conflit avant de migrer vers la Thaïlande, représente aussi une menace directe pour les Pwo Karen, qui ne se sentent plus « protégés » par leurs alliés thaïlandais comme par le passé.
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Références
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Auteur
Socioanthropologue à l’IRD. Il a mené des recherches en milieu forestier en Asie du Sud-Est et à Madagascar.
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