Introduction. Représentations, savoirs et droits d’accès. À chacun sa forêt ?
p. 107-112
Texte intégral
1Les sociétés humaines considèrent le monde qui les entoure à travers le filtre de leurs perceptions et de leurs représentations. Celles-ci sont autant le fruit d’une accumulation d’expériences et de connaissances, individuelles et collectives, que le produit d’une cosmogonie, c’est-à-dire d’un récit de formation ou de création du monde naturel et social. Les mythes d’origine sur lesquels se fondent les cosmogonies définissent la façon dont les membres d’une société donnée se positionnent par rapport à tous les autres êtres qui les entourent (plantes, animaux, mais aussi esprits et entités surnaturelles). Ces représentations de la place des humains dans le monde induisent et orientent, voire dictent, les pratiques et les institutions à travers lesquelles ce monde est géré.
Des représentations multiples, souvent en opposition
2Pour toutes les sociétés, la forêt est perçue, représentée, décrite et vécue à partir de ces cosmogonies. C’est donc une évidence de dire que la représentation de la forêt est loin d’être universelle. Mais cette « évidence » n’a pas toujours existé, en tout cas pour les explorateurs et les scientifiques du monde occidental, qui ont considéré leur façon de voir la forêt tropicale comme la seule valable et légitime.
3Dans l’Occident moderne, ce qui se rattache à la « nature » se caractérise par l’absence d’humains, et s’oppose à ce qui se rattache à la « culture », à savoir tout ce qui constitue les sociétés. La forêt est une réalité autonome qui se situe du côté de la « nature ». Cependant, la forêt tropicale fait l’objet de diverses représentations spécifiques selon les groupes qui les construisent, parfois non compatibles, qui infèrent des « valeurs morales » de la forêt (c’est-à-dire la valeur de la forêt pour l’homme et la société) et peuvent induire des comportements contradictoires. On retiendra par exemple les grandes peurs de certains vis-à-vis de l’« enfer vert », ou le profond respect qu’inspire à d’autres cette merveille de la nature : au xviiie siècle, si Buffon voit en elle cet enfer vert, c’est pour Rauch le vestige terrestre d’un paradis perdu, préservé de la folie des hommes (Larrère et Nougarède, 1993). Cette opposition entre enfer végétal et paradis perdu a marqué les descriptions et les analyses de la quasi-totalité des forêts tropicales et se retrouve, sous une autre forme, dans les représentations et les théories des scientifiques. Ainsi, au sujet de Madagascar, naturalistes, botanistes et autres chercheurs se sont longtemps opposés, certains affirmant que la Grande Île était jadis entièrement couverte de forêts qui ont ensuite été détruites par les cultivateurs pour laisser la place à des milieux plus ouverts et plus secs, d’autres possédant des éléments qui laissent penser que des zones de savanes existaient à l’état « naturel » bien avant l’arrivée des hommes (Blanc-Pamard et Rakoto Ramiarantsoa, 2003). Une autre forêt, l’Amazonie, a aussi longtemps été considérée comme la plus ancienne forêt sur Terre alors que des recherches ont établi qu’elle était, bien avant l’arrivée des Européens, largement habitée et défrichée (Balée, 2013 ; Rostain, 2016). Bien plus qu’un débat scientifique, ce qui est mis en lumière dans cette opposition de représentations est la vision du rôle, le plus souvent qualifié de destructeur, des humains sur la forêt.
4Il est bien évidemment difficile, même pour un scientifique, de faire abstraction de sa propre perception de la forêt. Durant de longues décennies, les chercheurs ont ignoré qu’il pouvait exister d’autres modes de représentations, ce qui a sans doute contribué à forger et à cristalliser de nombreux malentendus. Mais ce sont aussi des scientifiques qui ont montré que cette représentation occidentale, qualifiée de « naturaliste » par le philosophe et anthropologue Philippe Descola (Descola, 2005), et qui oppose une nature autonome à des sociétés humaines qui s’évertuent à la détruire ou à la protéger, est en décalage par rapport aux représentations de nombreuses sociétés forestières pour lesquelles le concept global de « nature », autant que celui de « forêt », n’a pas de sens. Les nombreuses études développées depuis les années 1980 sur les représentations des populations des forêts tropicales ont montré que, pour ces sociétés, la forêt n’est ni un écosystème particulier, ni un mode d’aménagement du territoire : elle est le monde dans son ensemble, et elle est davantage perçue à travers ses différentes composantes et leur positionnement par rapport aux membres de cette société que comme un tout autonome. Descola a par exemple montré comment les Amérindiens chez qui il a commencé à travailler, les Chuar, rangeaient dans l’humanité et classaient dans leurs systèmes de parenté des êtres (plantes et animaux) que nous appelons « naturels » (Descola, 1986). Bernard Moizo, en Thaïlande, a décrypté le « monde » des Karen, dans lequel la forêt inclut aussi bien les végétaux et les animaux que les divinités et les hommes : une forêt sans divinités et sans Karen est un peu ce que serait pour nous une forêt sans arbres : un véritable non-sens (Moizo, 1993 ; voir aussi chapitre 7). Dans les sociétés du Kilimandjaro en Tanzanie, ce ne sont pas à travers les divinités ou les parents non humains que les sociétés définissent leur rapport à la forêt, mais à travers les actions de leurs ancêtres (mythiques ou réels) et en fonction des généalogies, c’est-à-dire des rapports de parenté de chaque membre de cette société avec ces ancêtres.
5Cette diversité des représentations de la forêt fait partie intégrante de la diversité des forêts tropicales. L’universalisation d’un modèle « naturaliste », en particulier à travers l’éducation des enfants qui vivent dans les forêts tropicales, constitue un facteur de destruction de cette diversité. Comme la déforestation détruit la diversité biologique, la globalisation efface non seulement les composantes de la diversité culturelle, mais aussi ses fondements.
Des représentations sources de règles et de droits
6Les représentations du monde en général, et de la forêt (ou de ses « habitants ») en particulier influent sur la façon dont une société établit ses catégories d’espaces et y mène ses activités. Ainsi, ce ne sont pas uniquement la densité des végétaux ou des animaux, ni les types de végétation, qui dicteront les activités forestières, mais aussi la présence de sites remarquables ou sacrés (gros arbres, grottes, sources), de divinités, d’esprits ou de mânes ancestrales. Ces activités comptent autant des activités productives (prélèvements, extractivisme, chasse, cueillette, choix des habitats), que la production de règles d’accès et d’usages, ainsi que des rituels et des cycles cérémoniels. Les représentations induisent aussi les codes comportementaux vis-à-vis des humains et des non-humains. Georges-André Haudricourt, qui a analysé le traitement des plantes chez les horticulteurs d’Océanie, a montré combien il reflétait le traitement des humains : ce qui régit chez eux la production vivrière relève de ce qu’il a nommé une « amitié respectueuse » entre les sociétés et les plantes, un mode de comportement qui s’oppose à la contrainte technique et au contrôle massif et direct des hommes sur les plantes (ou sur les animaux) observé dans les modes de production en Occident. Haudricourt, en 1962, a exposé que ce mode de comportement relevait avant tout d’une représentation de l’« autorité », c’est-à-dire de la contrainte que certains humains se donnent (ou non) le droit d’exercer sur d’autres, humains et non humains, et que cette représentation était autant valable pour la domestication des plantes que pour l’organisation des sociétés.
7Les représentations de la forêt sont liées à des droits d’accès, à des usages et à des pratiques, mais aussi à des savoirs et à des savoir-faire qu’il faut ensuite « faire savoir », c’est-à-dire transmettre. La transmission fait partie intégrante du processus de représentation de la forêt : il s’agit aussi bien de la transmission en amont (à travers les ancêtres, réels ou supposés) que de la transmission en aval (le relais vers les générations futures). Mais, comme dans toute transmission, la reproduction à l’identique n’existe pas : la forêt (ses éléments non humains autant que les représentations, les droits et les pratiques qui lui sont liés) d’une génération n’est jamais tout à fait la même que celle des « ancêtres », ni que celle dont hériteront les générations à venir. La transformation radicale que subit actuellement la plus grande partie des forêts tropicales entraîne une véritable rupture, non seulement dans les usages locaux, mais aussi dans la transmission. Cette rupture n’est pas nécessairement synchrone avec la disparition des ressources productives. Ainsi, chez les Bentian de Bornéo, elle est intervenue non pas quand les services forestiers indonésiens ont arraché les arbres pour planter des acacias, mais lorsque leurs bulldozers sont venus détruire les espaces sacrés abritant les tombes des ancêtres, signifiant ainsi aux Bentian qu’ils n’avaient plus aucune raison d’y demeurer.
8L’accroissement de l’intérêt des scientifiques pour les représentations, les pratiques et les savoirs des populations des forêts tropicales depuis la Conférence de Rio sur la diversité biologique en 1992 fait écho à une meilleure prise en compte des droits (fonciers, civiques et politiques) de ces mêmes populations, jusqu’alors considérées par les États comme des populations sous tutelle. Il est évident que ces deux dynamiques sont liées : l’exposition par les scientifiques non seulement de la valeur intrinsèque de ces systèmes de représentations et de savoirs, mais aussi de leur importance pour la conservation des espaces forestiers et de leur biodiversité a permis aux populations locales (et à leurs défenseurs) de se positionner au niveau international comme les « gardiens de la forêt » et de mieux faire entendre leurs revendications politiques, du fait qu’elles étaient associées à des prises de conscience écologiques.
9Les cas d’étude qui constituent cette partie ne prétendent pas être exhaustifs de la diversité des représentations de la forêt dans les sociétés du Sud. Ils nous offrent cependant un aperçu de la dynamique et de la complexité des relations sociétés/forêts qui évoluent au fil du temps, de pratiques qui sont parfois en contradiction avec les représentations, d’un patrimoine qui est transmis et réinterprété, ou encore d’une vision du monde, semble-t-il naïve et dérisoire, mais qui prône une harmonie entre les humains et les forêts que beaucoup tentent aujourd’hui de rétablir.
10Le texte de Bernard Moizo (chap. 7) nous montre une société qui se décrit et se définit comme partie intégrante de la forêt, et responsable de son harmonie. En effet, certains groupes Karen de Thaïlande se considèrent comme les enfants de la forêt. L’auteur nous familiarise avec la vision du monde selon les Karen et la place qu’y occupe la forêt. La divinité suprême de cette ethnie, « le dieu de la terre et de l’eau », est décrite et son rôle crucial dans la représentation de la nature est mis en avant. L’ambivalence de la relation entre les Karen et cette divinité protectrice, mais crainte, est liée à celle de la forêt : les hommes l’exploitent et la protègent.
11La façon dont les humains se représentent la forêt, même s’ils n’y vivent pas en permanence, s’exprime par des symboles (animaux, arbres marqueurs ou symboliques) comme nous le montre, dans un tout autre registre, Stéphanie M. Carrière grâce à la description et l’analyse de dessins d’enfants malgaches (chap. 8). L’auteur nous relate une expérience originale de représentation de la nature sauvage et domestiquée, qui permet de rendre compte de l’acquisition dès le plus jeune âge de savoirs naturalistes et de la fine connaissance que possèdent ces enfants des végétaux, des ligneux et des animaux qu’ils côtoient au quotidien ou dont leurs aînés leur ont parlé.
12Dans le chapitre 9, Geneviève Michon interroge deux notions qui ont fortement marqué la recherche sur les populations des forêts tropicales : celle des « savoirs locaux sur la nature » (« traditional ecological knowledge » en anglais) et celle de la « sagesse écologique » des peuples forestiers. Jusqu’où les savoirs des peuples des forêts tropicales leur permettent-ils d’exploiter les « richesses de la nature » sans les détruire et donc de se positionner comme les garants de la gestion durable des forêts ? Ces savoirs représentent-ils vraiment, comme l’ont affirmé certains, une mine d’informations sur de nouvelles molécules miracles ? Que risque-t-on à survaloriser et à instrumentaliser les « savoirs locaux sur la nature » ? Les populations forestières en tirent-elles des bénéfices réels ?
13Avec une étude de cas en Éthiopie (chap. 10), François Verdeaux nous rappelle que la controverse entre scientifiques et paysans à propos des catégories « forêts naturelles » et « domestiquées » n’est pas une vue de l’esprit. Après un bref rappel historique des circonstances qui ont transformé les forêts en plantations de café, l’auteur aborde la question des représentations et des usages selon les catégories locales utilisées pour classer et décrire les forêts et les autres espace boisés. À partir de l’exemple du miel, il nous est démontré comment les changements de catégories des espaces forestiers ont influé sur l’accès et la production d ‘ une ressource prisée et hautement symbolique.
14Les « orphelins de la forêt » ne sont pas des humains. Comme cela est développé par Stéphanie M. Carrière (chap. 11), ce sont des arbres protégés dans les champs par les Ntumu du Sud-Cameroun. L’auteure retrace le rapprochement symbolique que les Ntumu opèrent entre leurs enfants orphelins et les arbres qu’ils protègent lors de l’abattage de la forêt pour cultiver. Les orphelins de la forêt jouent un rôle crucial dans la régénération forestière, et c’est l’une des raisons pour lesquelles ils sont protégés, voire respectés, comme peuvent l’être les orphelins de la société ntumu.
15Enfin, Geneviève Michon revient sur les droits variés liés aux forêts (chap. 12) : contrairement à ce que pensaient les premiers forestiers arrivant en Afrique, les forêts tropicales ne sont pas « vacantes et sans maîtres ». Elles sont au contraire parcourues de régimes de droits et d’obligations définis localement pour répartir les accès et les usages entre les habitants. Les États ont aussi leur propre régime de règles sur la forêt. La confrontation entre droits coutumiers et droits constitutionnels peut être brutale, comme le montre l’auteur à partir d’exemples indonésiens.
Bibliographie
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Références
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Blanc-Pamard C., Rakoto Ramiarantsoa H., 2003 – « Madagascar : les enjeux environnementaux ». In Lesourd M. (éd.) : L’Afrique. Vulnérabilité et défis, Nantes, Éditions du Temps : 354-376.
Carrière S. M., Bidaud C., 2012 – « En quête de naturalité : représentations scientifiques de la nature et conservation de la biodiversité ». In Rakoto Ramiarantsoa H., Blanc-Pamard C., Pinton F. (éd.) : Géopolitique et environnement : les leçons de l’expérience malgache, Marseille, IRD Éditions, coll. Objectifs Suds.
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Descola P., 2005 – Par-delà nature et culture. Paris, Gallimard, 623 p.
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Haudricourt, A. G., 1962 – Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d’autrui. L’homme, 40-50.
Larrère R., Nougarede O., 1993 – Des hommes et des forêts. Paris, Gallimard, coll. Découvertes Gallimard (no 182), Série Culture et société, 128 p.
Moizo, B., 1993 – Des essarteurs écologistes : les Pwo Karen du nord et de l’ouest thaïlandais. Géographie et Cultures, 7 : 115-135.
Rostain, S. 2016 – Amazonie : Un jardin sauvage ou une forêt domestiquée. Essai d’écologie historique. Arles, Actes Sud.
Auteurs
Socioanthropologue à l’IRD. Il a mené des recherches en milieu forestier en Asie du Sud-Est et à Madagascar.
Ethnobotaniste à l'Institut de recherche pour le développement (IRD). Ses recherches portent sur les relations des agriculteurs à la forêt.
Ethnoécologue à l’IRD. Elle travaille sur les pratiques paysannes en lien avec le maintien de la biodiversité.
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