3. Les habitants des forêts tropicales : des mythes aux réalités
p. 61-73
Texte intégral
1Les représentations que nous avons des peuples des forêts tropicales ont du mal à se déprendre des récits des premiers explorateurs puis des appréciations des administrateurs coloniaux, qui reflètent surtout la découverte par les Occidentaux d’une altérité à la fois environnementale et sociale absolue. Malgré les nombreuses recherches menées en sciences humaines et sociales (en anthropologie essentiellement) et l’accumulation des connaissances scientifiques sur ces sociétés, nos représentations demeurent : il semble toujours difficile d’imaginer les habitants des forêts tropicales autrement que ceints de pagnes et parés de plumes colorées, vivant en petits groupes plus ou moins nomades, et subsistant de façon rudimentaire de chasse et de cueillette. Quel regard portons-nous sur les habitants des forêts ?
Gardiens de la forêt ou menace pour les écosystèmes forestiers ?
2L’imaginaire occidental a longtemps peuplé les forêts tropicales de « sauvages ». Pour désigner les sociétés qui vivent depuis des générations dans les écosystèmes forestiers, on parle plutôt aujourd’hui de « peuples premiers », de « populations indigènes » ou « autochtones », ou de « sociétés naturalistes ».
Les gardiens de la forêt ?
3Certains récits contemporains, le plus souvent véhiculés par des groupes d’opinion (ONG, représentants ou porte-parole de communautés forestières autochtones) à partir des écrits d’anthropologues, ont consacré ces peuples comme des « nobles sauvages écologiques » (« ecologically noble savage », Redford, 1991), équivalent moderne du « bon sauvage » de Rousseau : au contraire des populations européennes modernes et urbaines, les habitants des forêts tropicales vivraient en harmonie avec la nature luxuriante qui les entoure. Leurs modes de vie, fondés sur des milliers d’années de cohabitation avec les arbres, sont considérés, souvent sans nuance, comme intrinsèquement durables (certains vont jusqu’à affirmer que « toutes leurs cellules sont en phase avec la Terre nourricière ». « Les populations locales utilisent des systèmes hautement sophistiqués pour produire leur nourriture ; et cela toujours dans le plus grand respect de l’environnement. »1). Dans cette perspective, leurs savoirs et leur « sagesse écologique » les érigent en véritables « gardiens de la forêt ». Une forêt dont dépend leur survie, mais aussi, de façon emblématique autant que pragmatique, l’avenir commun de l’humanité.
Une menace pour les écosystèmes forestiers ?
4À l’opposé de ces représentations idéalisantes, les puissances coloniales et les gouvernements des pays tropicaux considèrent souvent les populations des forêts comme « attardées », ou, au mieux, « sous-développées ». Vues sous ce prisme, ils tentent de les amener progressivement à sortir de la forêt et à rejoindre la nation pour s’y « civiliser » et adopter un mode de vie « moderne », s’appuyant, entre autres, sur les missionnaires, comme le note Survival International : « Depuis cinq cents ans, les missionnaires chrétiens sont à la source des premiers contacts établis avec les tribus et la pratique continue de nos jours »2. « Sortez de la forêt, Dieu n’est pas dans la forêt, il n’y a que le diable, sortez de la forêt et vous serez sauvés », disait, il n’y a pas si longtemps, un prédicateur indonésien pour exhorter les Punan de Bornéo à sauver leur âme. Le credo de l’écologie radicale (« deep ecology ») a pris le relais du discours religieux : les activités humaines n’étant pas compatibles avec la préservation d’une nature entièrement sauvage, les peuples des forêts doivent sortir des forêts pour que ces dernières soient protégées.
5Par ailleurs, des États tropicaux et certaines instances internationales tiennent les populations forestières pratiquant l’agriculture sur abattis-brûlis pour responsables de la déforestation : cette pratique constituerait, selon eux, la principale menace pour les écosystèmes forestiers et les richesses qu’elles abritent.
6« Bons sauvages » gardiens de la forêt ou première menace pour la biodiversité : entre ces deux positions extrêmes, que nous disent les recherches actuelles menées avec les habitants des forêts ?
Une gestion réellement adaptative
7Les recherches en anthropologie ont montré que les systèmes traditionnels d’exploitation des ressources forestières (en particulier les systèmes d’agriculture forestière à longue jachère associés à la collecte des produits sauvages) sont basés sur des systèmes de savoirs complexes, adaptés aux conditions locales. Ils ont permis de gérer les ressources forestières de façon durable (c’est-à-dire sans mettre en danger leur reproduction) tout au long des siècles derniers, et même de produire de la biodiversité, la forêt tropicale n’étant plus considérée comme vierge ou naturelle mais comme modelée par les sociétés qui l’habitent. La plupart des analyses attirent l’attention sur le fait que ces systèmes d’exploitation du milieu restent opérationnels pour des groupes humains de taille restreinte vivant au sein d ‘ un espace forestier donné. Les caractéristiques qui conditionnent leur durabilité peuvent être remises en question dès lors que le ratio entre population et terres disponibles augmente, ou que les populations sont invitées, à travers les projets de développement ou les forces du marché, à rentrer dans l’économie de marché contemporaine. Les recherches ont aussi montré que nombre de ces populations forestières ont su adapter leurs systèmes d’exploitation à des changements démographiques, à des modifications de leur milieu, ou encore en fonction d’aspirations nouvelles. Il s’agit ici de ce que l’on nomme actuellement une « gestion adaptative : un processus systématique d’amélioration constante des pratiques de gestion qui se base à la fois sur l’intégration des changements et sur les leçons tirées des résultats des pratiques antérieures. L’« invention » des agroforêts indonésiennes (cf. chap. 14) montre très clairement la validité de ces stratégies d’adaptation, qui ont su anticiper sur des changements démographiques et de nouvelles aspirations économiques en mettant en place de nouveaux systèmes, durables eux aussi dans les nouvelles conditions de développement.
Des sociétés isolées ou reliées au monde ?
8Certaines populations forestières refusent, encore aujourd’hui, tout contact avec le monde extérieur. Selon Survival International, cela concernerait une centaine de petits groupes constitués des survivants – ou des descendants de survivants – de massacres et d’épidémies survenus lors de contacts avec des représentants du « monde extérieur ». La plupart des habitants des forêts tropicales ont été contactés par des représentants du « monde extérieur » : missionnaires, chercheurs d’or, chasseurs au gros gibier, anthropologues et journalistes. Même si nous nous plaisons à imaginer des populations vivant dans leurs huttes au plus profond de la forêt, même si elles habitent des lieux souvent enclavés, ces sociétés ne sont pas pour autant isolées du monde, dépourvues de contacts avec d’autres populations et ignorantes vis-à-vis de l’extérieur.
Des contacts anciens
9Les recherches en archéologie et l’étude des écrits anciens ont montré l’ancienneté des contacts entre populations forestières et populations « extérieures » : même perdues dans l’épaisseur des grands massifs de Bornéo ou d’Amazonie, les peuples de la forêt ont rarement vécu dans des isolats ; ils étaient au contraire en contact avec de nombreuses autres populations, voisines ou plus lointaines. Ces contacts semblent aussi anciens que l’histoire des échanges marchands.
10Cette histoire est bien documentée pour l’Indonésie. Les recherches mettent en évidence un réseau de relations entre les peuples des forêts indo-malaises et les empires chinois du Sud dès le iie siècle de notre ère. Ces relations s’organisaient autour du commerce de produits forestiers tels que les résines, les plumes d’oiseau et les cornes de rhinocéros. Ces échanges se sont ensuite considérablement structurés et diversifiés, s’accompagnant d’imprégnations culturelles et religieuses ou d’apports techniques. Dès le vie siècle, l’ouverture des routes commerciales entre l’Inde et l’archipel a permis la pénétration et la diffusion de l’hindouisme : on trouve de nombreuses inscriptions et des vestiges de temples attestant de cette imprégnation ancienne. Les contacts avec la côte est de l’Afrique et le Moyen-Orient, en particulier pour le commerce des résines à encens, ont favorisé l’arrivée de l’islam à Sumatra dès le ixe siècle. Enfin, les échanges avec les Occidentaux (Hollandais, Portugais, Français), arrivés dans l’archipel à partir du xive siècle à la recherche des épices (muscade, poivre, girofle), ont profondément modifié l’histoire des peuples forestiers. Les contacts n’étaient pas nécessairement directs, ils se faisaient souvent de proche en proche, à travers les intermédiaires impliqués dans les échanges. On trouve encore dans certains villages de l’intérieur de Bornéo des céramiques chinoises ou des poteaux gravés dans l’ancienne langue du sud de l’Inde, traces de ces anciens échanges déjà mondialisés. En Amérique du Sud, les archéologues ont mis en évidence un important développement de l’Amazonie bien avant l’arrivée des Portugais3. Il est maintenant prouvé que les populations amazoniennes d’alors, beaucoup plus nombreuses qu’aujourd’hui, envoyaient des produits de la forêt (animaux, cacao, plantes médicinales, produits manufacturés) aux populations andines : les routes commerciales entre les Andes et l’Amazonie n’ont pas attendu l’arrivée des colons espagnols pour se développer.
Aujourd’hui, la mondialisation
11Aujourd’hui, les habitants des forêts tropicales n’échappent pas à la mondialisation. Comme autrefois, mais de façon plus fréquente et plus soutenue, ils commercent avec le monde extérieur, parfois à longue distance, envoyant aux quatre coins du monde des produits aussi divers que des nids d’hirondelle, des résines odorantes, du café, du cacao, du latex d’hévéa, des noix (noix du Brésil, noix de cola d’Afrique) ou des poissons d’aquarium. Ils portent des teeshirts et des jeans, consomment des boissons gazeuses inventées à l’autre bout du monde, ont accès aux technologies modernes (pirogues à moteur, tronçonneuses, fusils, mais aussi télévision, téléphones portables, ordinateurs), et intègrent dans leur vie quotidienne de nombreux éléments de la culture mondialisée. Ils sont au fait des changements du monde, même les plus lointains. Les pêcheurs wayana de Guyane représentent l’exemple type d’une société qui a su s’emparer de ces apports de la modernité qui facilitent la vie : ils se déplacent aujourd’hui sur des pirogues motorisées, utilisent des fusils pour la chasse et des congélateurs pour conserver le poisson durant les transports. Cela ne les empêche pas de préserver un mode de vie et des pratiques d’exploitation des rivières qui respectent les cycles écologiques des poissons et permettent à la ressource de se reconstituer.
Des populations mobiles, mais pas nomades
12Les populations forestières sont extrêmement mobiles. Les déplacements concernent à la fois les échanges sociaux, la recherche de produits forestiers pour la consommation du groupe ou le commerce à longue distance, et la recherche de travail. Ainsi, les Kubu de Sumatra, spécialisés dans la collecte commerciale des rotins ou des résines, se déplacent constamment à la recherche de ces produits dont les saisonnalités sont différentes. Les Punan de Bornéo parcourent des centaines de kilomètres pour suivre les migrations saisonnières des bandes de sangliers blancs. Quand ils ne chassent pas le sanglier, ils passent de longues semaines à parcourir leurs forêts à la recherche de bois d’aigle, qu’ils vendront à prix d’or à des commerçants venus en pirogue des centres urbains situés loin en aval sur le fleuve. Par ailleurs les Punan, comme leurs voisins Dayak, migrent régulièrement d’Indonésie en Malaisie pour se faire embaucher comme scieurs dans les exploitations forestières. De même les Zafimaniry de l’Est malgache, qui exploitent le bois pour en faire des sculptures et des marqueteries, sortent de la forêt pour vendre leurs créations au bord de la route nationale, voire jusque dans la capitale Antananarivo4. En Asie, en Amérique, en Afrique, les hommes vont parfois travailler loin, dans les villes périforestières. Les jeunes migrent plutôt pour leurs études, puis travaillent pour se constituer un pécule qui leur permettra de revenir se marier et s’établir dans leur village d’origine.
13Mais mobilité ne veut pas dire nomadisme. La plupart des peuples forestiers habitent des villages permanents, dans des maisons familiales parfois anciennes. Même les Punan et les Kubu d’Indonésie, réputés être de « vrais » nomades, habitent une partie de l’année dans des villages dans lesquels ils reviennent entre deux excursions en forêt. Les agriculteurs forestiers ont été qualifiés à tort d’agriculteurs nomades. Dans ce type d’agriculture parfaitement adaptée au milieu forestier, ce ne sont pas les populations qui migrent en déplaçant leur campement à chaque saison agricole : ce sont les champs qui « bougent » dans l’espace, d’une année à l’autre, dans des cycles où alternent des phases de culture et des phases de longue jachère (cf. chap. 14). À côté de ces champs temporaires, des jardins plus pérennes sont établis : bosquets fruitiers, agroforêts commerciales, plantations. Lorsque les villages sont déplacés (pour la recherche de nouvelles terres, ou le rapprochement avec d’autres groupes à cause de disputes au sein du groupe, d’épidémies ou de décès en série), les agriculteurs continuent à venir dans les anciens jardins forestiers pour y récolter des fruits, des latex ou des rotins, ou pour y chasser.
14Les espaces forestiers sont donc habités, sillonnés, exploités pour la collecte de produits et transformés par l’agriculture forestière depuis des millénaires. Comme le note Serge Bahuchet, dans une formule aussi brillante que lapidaire, « il n’y a plus de forêts vierges » ! En témoignent par exemple ces tombes mégalithiques de Bornéo, aujourd’hui éloignées de tout village, mais signes d’une longue occupation dont personne n’a gardé mémoire (cf. chap. 1). Ou encore les nombreux « îlots » fruitiers noyés dans l’épaisseur forestière, qui marquent la place d’anciens villages et sont encore visités par les descendants de ceux qui ont planté ces arbres.
Des populations souvent marginalisées et menacées
15Les populations des forêts tropicales sont souvent considérées comme des populations marginales. Cela n’a pas toujours été le cas. La forêt tropicale a en effet abrité de grandes civilisations aujourd’hui disparues : l’empire Maya en Amérique centrale, le royaume hindouiste de Srividjaya à Sumatra, le royaume khmer au Cambodge, les civilisations amazoniennes... En Amérique, l’arrivée des Européens a provoqué un effondrement démographique, puis social et économique de grande envergure parmi ces civilisations autrefois florissantes. La marginalité des populations forestières contemporaines, qui est réelle, est le résultat d’un long processus historique : il faudrait plutôt parler de populations « marginalisées », c’est-à-dire victimes de dynamiques et de décisions politiques extérieures à la forêt qui ont contribué à les isoler du reste du monde et les laisser en marge du progrès économique, ignorées de l’histoire.
Une marginalisation économique, sociale et politique
16La marginalisation des habitants des forêts est avant tout économique et sociale : les peuples forestiers sont restés à l’écart des grandes dynamiques du « Développement » et n’ont que rarement bénéficié de leurs retombées en termes de revenus monétaires, d’éducation ou d’accès aux soins. Elle est aussi culturelle : les populations forestières ne partagent en général ni la langue ni les mœurs des populations paysannes ou urbaines qui les entourent. Enfin, elle est souvent politique : les peuples forestiers vivent au sein d’États dont les lois et les institutions leur restent étrangères et qui ne reconnaissent ni leur légitimité à occuper ces terres forestières, ni leurs droits à gérer leurs ressources ou à ouvrir la forêt pour y établir leurs champs et leurs plantations.
17La méfiance des pouvoirs centralisateurs à l’égard des populations forestières est une réalité historique quasi universelle qui a largement contribué à rejeter ces dernières à la périphérie des mondes dits « civilisés », et cette constatation ne concerne pas que les peuples de chasseurs-cueilleurs. En forme dépréciative, les termes d’« Indios » en Amazonie ou de « Dayak » à Bornéo ne désignent pas des ethnies, mais les « populations de l’intérieur », celles qui vivent en forêt et que l’on peut à loisir exploiter, dénoncer, intégrer ou laisser dans un isolement plus contraint que choisi. Cette ostracisation des habitants des forêts a permis aux administrations coloniales puis aux États de confisquer les terres de ces dernières pour des raisons de conservation, de développement, ou simplement de constitution du « domaine forestier de l’État ».
Des populations sous contrainte
18Aujourd’hui encore, les habitants des forêts sont soumis à des dynamiques d’exclusion et à des processus d’acculturation (cf. encadré 1). Même quand ils ne sont pas déplacés (on disait autrefois « déguerpis ») ou chassés au fusil « comme des lapins » (comme cela s’est vu en Amazonie), ils ont du mal à conserver leurs droits sur les terres, les ressources, ou même sur les plantations qu’ils ont établies, devant l’arrivée de nouveaux investisseurs soutenus par les États. Le contrôle coutumier est aliéné au profit soit d’un contrôle centralisé, soit d’entreprises privées proches du pouvoir. Dans le meilleur des cas, on observe une « dévolution », c’est-à-dire une certaine rétrocession des droits au niveau local, mais la plupart du temps ces droits sont restreints, et les populations restent sous tutelle des administrations forestières. Cette dépossession se renforce avec l’expansion économique mondiale et l’exploitation intensive des ressources naturelles : au xxie siècle, ce ne sont plus seulement les territoires des peuples forestiers qui sont confisqués au profit de l’État ou des entreprises privées, ce sont aussi les moyens d’existence et les modes de vie de ces populations qui sont menacés. Alors que les habitants des forêts sont les principales victimes de la dégradation des milieux forestiers, de la spoliation foncière et de la disparition des ressources, ils sont bien souvent aussi accusés d’en être responsables.
19À ce titre, des États s’arrogent le droit de les expulser et de les faire entrer de force dans un modèle de développement universel : adoption d’une agriculture sédentaire, déplacement des villages au bord des routes, mixité imposée avec des populations de culture et de langue différentes, conversion forcée aux religions dominantes.
20Ces pratiques d’un autre temps constituent une menace autant pour la survie immédiate que pour les systèmes de pratiques et de connaissances de ces peuples. C’est par exemple le cas des Karen de Thaïlande, chassés de leurs forêts devenues un parc national, ou celui des Bentian de l’est de Bornéo, accusés de dégrader la forêt à travers leur agriculture forestière et leurs plantations de rotins, expulsés manu militari… pour laisser la place à une plantation d’Acacia mangium destinée à nourrir une gigantesque usine de pâte à papier.
21La dénonciation de l’agriculture sur abattis-brûlis a souvent justifié les politiques de sédentarisation des populations forestières et de conversion des systèmes traditionnels d’agriculture forestière à des systèmes d’agriculture « modernes ». En Asie du Sud-Est par exemple, l’État s’est longtemps efforcé de remplacer la riziculture pluviale à longues jachères par une riziculture irriguée sans se préoccuper de savoir si les conditions pédologiques locales permettaient un tel changement technique. Certains projets de conversion rizicole ont ainsi été menés sur des sols tourbeux, acides et hydromorphes, menant en quelques années à des catastrophes à la fois environnementales et sociales. Aujourd’hui, en Asie, en Amérique, en Afrique, c’est l’avancée des monocultures industrielles qui menace la survie des modes de vie forestiers : les cultures à grande échelle de palmier à huile, d’hévéa, de cacao, de café, de soja, l’élevage bovin, soutenus par les gouvernements et leurs politiques, viennent concurrencer les systèmes locaux d’utilisation des terres divers et variés. Ces politiques de conversion se sont souvent accompagnées de mesures coercitives, l’État n’hésitant pas à faire intervenir l’armée si les populations locales ne se montrent pas suffisamment coopératives.
Encadré 1
La forêt des Mebêngôkre (Amazonie) : une histoire de rencontres et de luttes
Pascale de Robert
En Amazonie brésilienne, les Mebêngôkre sont environ onze mille personnes ; ils vivent en villages éparpillés dans le bassin du fleuve Xingu où se trouvent leurs territoires pour l’essentiel couverts de forêt. Célèbres pour la beauté de leurs peintures corporelles et de leurs objets en plumes, réputés pour leurs savoirs écologiques devenus références des ethnosciences, les Mebêngôkre5 sont aussi connus pour leur activisme politique en matière de défense de la forêt et des droits des peuples autochtones.
Jusqu’au milieu du siècle dernier, les ancêtres des Mebêngôkre d’aujourd’hui ont refusé tout contact pacifique avec la société coloniale et brésilienne. Ils ont échappé à l’avancée des fronts de colonisation en s’éloignant de leurs régions d’origine et des fleuves, et en migrant à l’ouest vers l’intérieur de la forêt tropicale de « terre ferme », où ils ont fini par s ´ établir. Les archives et la tradition orale rapportent des histoires très violentes sur les relations entre Mebêngôkre et kuben, ces « étrangers » ou « non-Indiens » d’abord venus dans la région du fleuve Araguaia pour élever du bétail ou ramasser des noix du Brésil à partir de la fin du xixe siècle. Les désaccords autour de la rencontre avec les kuben ont été motifs de conflits internes graves, de scissions et migrations en petits groupes plus loin dans la forêt. Cela d’autant plus que les premiers Mebêngôkre disposés à rejoindre les missions catholiques et la « civilisation » entre la fin du xixe et les années 1950 ont disparu, décimés par les maladies. Réfugiés dans la forêt, les autres groupes ont survécu à de graves attaques, aux exploitants en tout genre et aux épidémies qui ont beaucoup réduit leur population, maintenant revenue en franche croissance démographique. De nos jours encore, il est très probable qu’un ou des petits groupes de Mebêngôkre continuent de faire le choix de vivre isolés, restant cachés de ceux qui participent au « monde des blancs ». C’est dire que ces Indiens ont acquis depuis longtemps une réputation de Indios bravos, forts et guerriers. Celle-ci se maintient presque intacte aujourd’hui où les ressources de la forêt – surtout le bois, l’or et l’eau – continuent de susciter les convoitises, ce qui ne facilite pas les relations pacifiques dans la région.
Au Brésil, les territoires traditionnels démarqués et homologués comme « Terres indigènes » constituent des aires protégées au statut particulier, avec un droit d’usage exclusif aux Amérindiens. Le processus officiel de reconnaissance des Terres indigènes est souvent très long et, dans les années 1970, l’ouverture de grandes routes à travers l’Amazonie avait déjà divisé le territoire traditionnel des Mebêngôkre et favorisé l’afflux massif de chercheurs d’or puis de colons. Engagés dans la défense de leurs terres, les Mebêngôkre habitent maintenant neuf Terres indigènes, contigües pour la plupart et situées dans le sud de l´État du Pará et au nord de l´État du Mato Grosso. Ces neuf Terres indigènes sont proches de la zone nommée « arc de déforestation », là où le front de colonisation agricole avance le plus rapidement sur la forêt. Il apparaît aujourd’hui que les aires protégées où l’environnement naturel reste le mieux conservé en Amazonie brésilienne sont celles habitées par les Amérindiens. Vues du ciel, les terres des Mebêngôkre et des autres ethnies de la région se présentent effectivement comme une île de forêt encerclée de pâturages et de plantations de soja.
Les terres habitées par les Mebêngôkre ne sont pas pour autant des espaces sauvages. Des générations d’Amérindiens ont façonné à leur manière ces forêts où la répartition et l’abondance de certaines espèces, telle la noix du Brésil (Bertholletia excelsa), ou l’étendue des sols fertiles (terra preta) sont associées aux activités humaines. Même les jardins (les abattis) se présentent comme des répliques en miniature des écosystèmes où ils se trouvent insérés. Aujourd’hui encore, ils abritent une très grande diversité de plantes alimentaires et utiles, alors que les Mebêngôkre entretiennent toujours plus de relations avec la société brésilienne et dépendent en partie du marché pour leur alimentation. Par exemple, les habitants du seul village de Moikarakô distinguaient il y a peu quelque 49 sortes de patate douce et 36 ignames différents ! Cette agrobiodiversité, dont l’importance est encore mal évaluée, confirme la vitalité des savoirs locaux à une époque où les changements sociaux et environnementaux sont très importants. Sans doute parce que les principes de répartition, de conservation, de reproduction et de fabrication de la biodiversité chez les Mebêngôkre ne peuvent pas être séparés de valeurs attachées au concept de « beauté » (mej) qui traduit, au-delà de l’esthétique des paysages et de l’efficacité des techniques agricoles, une manière de valoriser les échanges au sein des villages et avec les autres. La forêt habitée et racontée par les Mebêngôkre garde les témoignages des rencontres, des luttes et des échanges anciens et actuels qui font l’histoire de ce peuple.
Mais des pressions de plus en plus fortes menacent l’intégrité des Terres indigènes. Les exploitants de bois et les éleveurs traversent leurs frontières, insuffisamment surveillées, de grands projets comme l’aménagement de la route Cuiba-Santarem pour faciliter encore la culture du soja sont également préoccupants. La politique de développement de l’Amazonie commencée dans les années 1970 prévoyait déjà la construction d’un énorme complexe hydroélectrique avec sept barrages dans le bassin du fleuve Xingu, un projet monté à l’époque sans tenir compte de l’impact social et environnemental pour les populations locales. Un mouvement social d’opposition à ces barrages s’était alors formé, avec un rôle actif joué par les Mebêngôkre-Kayapó qui culmina, en 1989, avec la grande rencontre d’Altamira. Cette manifestation stoppa les financeurs du projet hydroélectrique et devint un symbole des mouvements écologistes et sociaux au Brésil. Mais les polémiques n’ont pas cessé depuis trente ans et le projet revisité s’est finalement imposé avec la construction, en cours, du barrage de Belo Monte destiné à devenir le troisième le plus puissant au monde. Malgré d’innombrables problèmes, de sérieuses failles dans le processus de consultation des populations locales et d’évaluation des impacts, une bataille juridique acharnée et les pressions de mouvements sociaux avec des appuis internationaux, les travaux se poursuivent. Et on sait qu’après Belo Monte, d’autres barrages viendront ensuite. Les Mebêngôkre, désormais alliés à d’autres populations locales non indiennes dans cette lutte, mais aussi divisés entre eux au sujet des compensations, devront rester vigilants pour continuer à défendre les droits constitutionnels, leur territoire et la forêt.
22Les politiques environnementales ont aussi leur responsabilité dans la marginalisation des populations forestières : les initiatives mises en place par les gouvernements, les entreprises et des ONG internationales dans le domaine de la conservation de la biodiversité ou du climat limitent l’accès de ces populations aux terres forestières, déplacent les villages, introduisent des règlementations contraignantes pour les utilisateurs des ressources forestières.
De véritables exactions
23La convergence entre les intérêts des États et ceux des investisseurs privés représente une menace redoutable pour les habitants des forêts tropicales. Ces derniers sont, souvent du jour au lendemain, transformés en « obstacle » pour les acteurs économiques qui ont exploité leurs ressources durant ces dernières décennies. Qu’ils soient exploitants de bois, planteurs, voire professionnels de l’environnement, ils n’hésitent pas toujours à user d’intimidation et de violence, comme l’ont montré les exactions commises en Amazonie, par les chercheurs d’or notamment.
24Un atelier international sur la déforestation et les droits des peuples des forêts s’est tenu en Indonésie en 2014, avec plus de 60 représentants des communautés autochtones et des communautés forestières (d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine) et des organisations non gouvernementales, avec pour objectif de rechercher des « solutions à la destruction incessante des forêts du monde entier et aux risques pour les droits, le bien-être, les territoires et le patrimoine culturel des peuples des forêts ». Le rapport de cet atelier (Collectif, 2014) fait état non seulement du profond sentiment de désespoir des populations locales face à la dégradation de leurs forêts ou au vol de leurs terres par l’agro-industrie et les entreprises gérant les plantations, mais aussi de violations des droits humains (discrimination, répressions, violences, intimidations physiques, destruction volontaire des ressources, meurtres).
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Références
Bahuchet S., Bley D., Pagezy H., Vernazza-Licht N., 1999 – L’homme et la forêt tropicale. Éditions du Bergier, Travaux de la Société d’Écologie Humaine, 708 p.
Bahuchet S., de Maret P., Grenand F., Grenand P., 2001 – Des forêts et des hommes. Un regard sur les peuples des forêts tropicales. Bruxelles, Éditions de l’Université, 156 p.
Collectif, 2014 – Protéger les forêts, protéger les droits. Rapport de l’Atelier international sur la déforestation et les droits des peuples des forêts, Palangka Raya, Indonésie, mars 2014, 132 p.
Denslow J. S., Padoch C. (eds.), 1988 – People of the Tropical Rainforest. Berkeley, University of California Press.
Descola P., 1985 – « De l’Indien naturalisé à l’Indien naturaliste : sociétés amazoniennes sous le regard de l’Occident ». In Cadoret A. (éd.) : Protection de la nature. Histoire et idéologie, de la nature à l’environnement. Paris, L’Harmattan.
Dove M., 1992 – Plantation Development in West Kalimantan II : The Perceptions of the Indigenous Population. Borneo Research Bulletin, 18 (1) : 3-27.
Duncan C. R., 2001 – Savage Imagery : (Mis) representations of the Forest Tobelo of Indonesia. The Asia Pacific Journal of Anthropology, 2 (1) : 45-62.
Dunn F. L., 1975 – Rainforest Collectors and Traders : a Study of Resource Utilization in Modern and Ancient Malaya. Monographs of the Malaysian Branch of the Royal Asiatic Society, 5.
10.2307/j.ctv12100t5 :Fried S. G., 2003 – « Writing for their lives : Bentian Dayak authors and Indonesian development discourse ». In Zerner C. (ed.) : Culture and the Question of Rights : Forests, Coasts, and Seas in Southeast Asia, Duke University Press : 142-183.
Geisler C., 2003 – A new kind of trouble : evictions in Eden. International Social Science Journal, 175 : 69-78.
Posey D. A., 2002 – Kayapó : ethnoecology and culture. Plenderleith K. (ed.), London, Routledge.
Ribeiro M. B. N., Jerozolimski A., Robert P. de, Salles N. V., Kayapó B., 2014 – Anthropogenic Landscape in Southeastern Amazonia : Contemporary Impacts of Low-Intensity Harvesting and Dispersal of Brazil Nuts by the Kayapó Indigenous People. PLoS ONE, 9 (7) : 102187.
Robert P. de, 2004 – « Terre coupée ». Recomposition des territorialités indigènes dans une réserve d ´ Amazonie. Ethnologie française, 34 (1) : 79-88.
Robert P. de, 2010 – Del pi’y-kô al bosque certificado. Los varios caminos de la castaña. Anuario Americanista Europeo, 6-7 : 563-581.
Robert P. de, Lopez Garces Cl., Laques A. -E., Coelho-Ferreira M., 2012 – A beleza das roças : agrobiodiversidade Mebêngôkre-Kayapó em tempos de globalização. Bol. Mus. Para. Emílio Goeldi. Ciênc. hum. [online]. 7 (2) : 339-369. Online : http://www.scielo.br/pdf/bgoeldi/v7n2/v7n2a04.pdf
10.1111/j.0020-8701.2003.05504002.x :Roué M., 2004 – NGOs, indigenous peoples and local knowledge : issues of power in the arena of biodiversity. International Social Science Journal, 55 (178).
Sercombe P. G., Sellato B. (eds), 2007 – Beyond the green myth : Borneo’s huntergatherers in the twenty-first century. Copenhague, Nordic Institute of Asian Studies, 384 p. https://pib.socioambiental.org/en/povo/mebengokre-kayapo
Turner T., 1999 – La lutte pour les ressources de la forêt en Amazonie : le cas des Indiens Kayapó au Brésil. Ethnies Documents, « Nature sauvage, nature sauvée ? Écologie et peuples autochtones », numéro spécial, 13 (24-25) : 115-148.
Verswijver G., 2018 – « The Club-Fighters of the Amazon ; Warfare among the Kayapo Indians of Central Brazil ». In Verswijver G. : Amazon Indians Monographs, vol. I, Almeria, Turuti Books, 376 p.
Notes de bas de page
1 http://terresacree.org/parole3.htm.
2 cf. site de Survival International, ONG qui se consacre à la défense des peuples autochtones : http://assets.survivalinternational.org/static/files/campaigns/noncontactes.pdf
3 http://www.larecherche.fr/content/recherche/article?id=4138
4 Ces bois précieux, prélevés avec parcimonie par ces groupes de sculpteurs avertis, se retrouvent parfois dans le mobilier de luxe de nos hommes politiques occidentaux.
5 En référence aux héros mythiques, Mebêngôkre signifie
« Peuple venu de l’eau » dans leur langue du groupe Jê, mais ils sont aussi nommés Kayapó du nom que leur avaient donné autrefois des groupes ennemis.
Auteurs
Ethnobotaniste à l'Institut de recherche pour le développement (IRD). Ses recherches portent sur les relations des agriculteurs à la forêt.
Socioanthropologue à l’IRD. Il a mené des recherches en milieu forestier en Asie du Sud-Est et à Madagascar.
Ethnoécologue à l’IRD. Elle travaille sur les pratiques paysannes en lien avec le maintien de la biodiversité.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Paysages végétaux du domaine méditerranéen
Bassin méditerranéen, Californie, Chili central, Afrique du Sud, Australie méridionale
Claude Tassin
2012
Entomologie médicale et vétérinaire
Gérard Duvallet, Didier Fontenille et Vincent Robert (dir.)
2017
Interactions insectes-plantes
Paul-André Calatayud, Frédéric Marion-Poll, Nicolas Sauvion et al. (dir.)
2013
Habiter la forêt tropicale au XXIe siècle
Geneviève Michon, Stéphanie Carrière et Bernard Moizo (dir.)
2019
Biogéographie de la flore du Sahara
Une biodiversité en situation extrême
Frédéric Médail et Pierre Quézel
2018