Postface
Niakhar : un patrimoine pour penser l’avenir du Sénégal, de l’Afrique et du monde
p. 527-530
Texte intégral
1Alors que les besoins de comprendre le monde dans lequel nous vivons, d’expliquer ses dynamiques, d’analyser ses réponses aux menaces qui l’affectent, sont plus indispensables que jamais, nous voyons se développer des résistances et des contestations de la rationalité scientifique qui ont la dangereuse prétention de lui substituer des a priori idéologiques divers. L’exigence d’« explication du monde » portée par la recherche scientifique gagne naturellement à se fonder sur une capitalisation de nos connaissances, d’une part, et à décloisonner, par un dialogue entre disciplines scientifiques et plus largement entre acteurs de l’économie globale de la connaissance, d’autre part. À ces conditions, les discours fondés sur des impressions, des idéologies désincarnées ou, plus dangereux, sur les travestissements des données issues de la science, pourront être déconstruits. Mais pour que ce plaidoyer ne soit pas à son tour une simple intention, la recherche – aussi nécessaire et louable soit-elle – doit produire des données et des analyses robustes, faire en sorte qu’elles puissent être utilisées à des fins de comparaison et partagées, négociées avec ceux qui définissent et mettent en œuvre l’action publique. Au-delà de sa finalité première qui est de contribuer aux avancées universelles de la connaissance, la science peut aussi être le socle pour anticiper les changements – environnementaux, sanitaires, sociaux – auxquels la planète et plus particulièrement les pays en développement (PED) sont confrontés, et pour proposer les solutions nécessaires dans un sens à la fois durable et équitable.
2Cette double posture, intellectuelle et pragmatique, de la recherche a inspiré, dès l’origine, le projet de Niakhar, qui constitue le plus ancien système de surveillance sanitaire et démographique en fonction du continent africain. Elle doit continuer de l’inspirer, sans doute sous des formes à réinventer pour tenir compte des évolutions du monde et de l’Afrique en particulier, pour les années à venir.
3Tout d’abord il s’inscrit dans une histoire du partenariat de la recherche française avec le Sénégal, et plus spécifiquement celle de l’IRD. Alors que l’Institut fête en 2019 ses 75 ans d’existence, sa présence au Sénégal, à peine plus récente (1949), célèbrera ses 70 ans ; les premières enquêtes démographiques ayant donné naissance à l’observatoire de Niakhar débutèrent en 1962 – soit deux ans après l’indépendance du Sénégal. L’imbrication des « pas de temps » historiques permet de comprendre l’action de l’IRD avec ses partenaires sénégalais au miroir de ce qu’a été, et de ce qu’a produit, l’observatoire de Niakhar. Encore aujourd’hui, l’IRD est le premier partenaire des institutions sénégalaises en termes de co-publications scientifiques et Niakhar apporte une contribution significative à ces collaborations productrices de connaissances. Surtout, cette mise en perspective historique est porteuse d’un enseignement majeur : c’est grâce aux séries longues de données – démographiques, sanitaires ou environnementales – que peut se bâtir le projet d’une recherche qui produise des évidences non seulement objectives mais aussi diffusables et appropriables par les décideurs. Disposer de telles séries statistiques, dites longitudinales, est en effet le seul moyen d’être en capacité de mesurer les évolutions (de la fécondité, de la mortalité, des causes de décès, des migrations, etc.). Ce faisant, la recherche se dote d’un avantage comparatif essentiel dans la compétition scientifique internationale. Cet avantage se transforme en atout majeur lorsque ces données sont issues d’un même espace géographique, collectées au moyen de méthodologies affinées par des générations de chercheurs et d’enquêteurs qui se sont transmis leur savoir-faire. Cela fut et demeure le cas de l’observatoire de Niakhar, comme en témoigne cet ouvrage. Cependant, cet atout implique des contraintes exigeantes qu’il faut veiller à respecter au cours du temps : faire en sorte que ces données soient archivées dans les règles de l’art, avec des outils méthodologiques et informatiques qui permettent leur partage et donc la production de comparaisons. C’est un des enjeux de Niakhar et de l’ensemble des sites d’observation du Sénégal pour les années à venir : avoir un socle de données organisées, archivées et accessibles, de telle sorte qu’elles permettent de passer d’une démarche d’« illustration » de situations à une perspective de « représentativité » à une échelle nationale comme sous-régionale.
4Cela suppose de s’appuyer sur un second atout de Niakhar, la volonté, ancienne et progressivement structurée, d’associer des disciplines variées dans l’analyse des phénomènes étudiés. S’est ainsi développée une pluridisciplinarité raisonnée qui n’est ni la simple juxtaposition des savoir-faire différents de démographes, d’épidémiologistes ou d’agronomes, ni l’exploration tous azimuts de toutes les questions par effet de mode pluridisciplinaire. La voie choisie, et progressivement construite grâce à la connaissance intime du terrain qu’ont acquise les équipes travaillant à Niakhar, a été, sur des sujets précis qui le nécessitaient, d’associer des compétences disciplinaires variées. Ainsi, démographes, épidémiologistes et microbiologistes se sont associés pour comprendre les évolutions de la mortalité parce que des déterminants sociaux et sanitaires sont susceptibles de se conjuguer pour les expliquer ; de même, sociologues, démographes et agronomes ont bâti ensemble des projets pour saisir les perceptions et pratiques des agriculteurs face aux transformations du climat parce qu’empiriquement ce sujet s’est imposé à eux. Cette pluridisciplinarité raisonnée doit se développer, car d’autres grandes questions sont « incubées » dans l’espace social et géographique de Niakhar, parmi lesquelles les stratégies de sortie de la pauvreté ou encore la construction d’une citoyenneté, grâce, notamment, à la construction d’une gouvernance publique « fiable ».
5L’historiographie des recherches menées à Niakhar, que s’attache à décrire cet ouvrage, fournit de ce point de vue des clefs pour penser l’avenir de cet observatoire, son sens et son organisation. Celui-ci doit endosser un rôle à la fois d’incubateur et de pivot. Ces défis sont largement à la portée des équipes qui le portent et vont le faire vivre, précisément parce que les outils méthodologiques, l’expérience du terrain, la sensibilité à ses évolutions sont là. L’incubation en question est d’abord celle de nouvelles thématiques – émergées de l’espace de Niakhar ou produites ailleurs – que le dispositif existant doit s’approprier pour les tester et ensuite les développer à large échelle dans une vision comparative, en lien avec d’autres sites d’observation. Grâce à cette « production/diffusion » de modèles, méthodes et idées confondues, Niakhar pourra développer une fonction essentielle de pivot autour duquel se structurent des dispositifs et se diffusent des « bonnes pratiques » en matière d’identification de questions de recherche et de collecte de données.
6Ensuite, Niakhar se doit de mieux s’inscrire dans la modernisation, rapide et bien enclenchée, du système d’enseignement supérieur et de recherche (ESR) du Sénégal, que symbolisent par exemple le succès de l’Université Virtuelle du Sénégal, le projet de « Cité du Savoir » sur le site de la ville nouvelle de Diamniadio dans la banlieue de Dakar, ou la multiplication des sites universitaires et de recherche au travers de tout le pays, planifiée à l’horizon 2022. S’il y a longtemps que les recherches conduites à Niakhar ont dépassé, à travers de multiples collaborations avec les universités et centres de recherche sénégalais, l’héritage « colonial » qui avait présidé à leur naissance, des avancées institutionnelles demeurent nécessaires à la fois pour sa pleine appropriation par le système scientifique du Sénégal et sa reconnaissance par les institutions internationales.
7Une première contribution à ce double objectif, d’incubation de thématiques nouvelles et de modernisation de l’ESR sénégalais, pourrait être la construction d’un « Observatoire Population, Santé, Environnement », regroupant les différents sites d’observation des populations et de leur environnement dans une structure inclusive des établissements d’enseignement supérieur et de recherche, et des agences nationales du Sénégal directement concernées. Une telle initiative s’inscrit directement dans la nécessité de doter les pays en développement, comme le Sénégal, d’outils de mesure et de suivi performants, tant de leur propre stratégie à moyen et long terme au travers du Plan Sénégal Émergent (PSE), qui constitue le référentiel de la politique économique et sociale du pays à l’horizon 2035, que des Objectifs du développement durable (ODD) adoptés par les Nations Unies pour l’horizon 2030 comme cadre de l’action internationale. Elle correspond évidemment à la logique de partenariat scientifique équitable avec les communautés scientifiques et les systèmes d’enseignement supérieur et de recherche des pays africains qui est la raison d’être de l’IRD.
8Pour le partenariat de recherche franco-sénégalais, l’enjeu stratégique est double. Il s’agit dans un premier temps de faire en sorte que ce dispositif – unique au monde par sa profondeur historique – de collecte de données démographiques, sanitaires et environnementales, puisse participer aux débats internationaux incarnés par les ODD et touchant aux transitions démographiques, aux transformations du climat et aux menaces sanitaires. Pour y contribuer concrètement, cela suppose de capitaliser les acquis méthodologiques, et d’assurer la pérennité de bases de données homogènes et partageables, dans une logique de « science ouverte ». C’est la condition pour que la science construite à partir de l’expérience de Niakhar, pivot de projets sous-régionaux, puisse être en capacité d’influencer la science internationale et donc ses débats.
9Cette ambition, et l’histoire de Niakhar montre que le projet est bien sur cette trajectoire, sert un second enjeu majeur : l’alimentation de la décision politique en évidences scientifiques assimilables par celle-ci. Plus que jamais les autorités sénégalaises exigent légitimement de la science qu’elle soit « utile » à la décision et au développement socio-économique durable du pays. Ce message de mettre la science au service du développement durable pour les chercheurs, l’IRD et ses partenaires académiques sénégalais le relaient avec conviction : non pas dans une vision étriquée de l’application de la recherche, qui se contenterait de produire des prêts-à-penser pour les décideurs ou des solutions qui feraient long feu, mais pour démultiplier l’effort de recherche, afin de penser des objets nouveaux, et d’ouvrir de nouveaux fronts de science. Niakhar doit poursuivre et renforcer son ambition de monter des projets de recherche d’excellence qui permettent de répondre aux enjeux de l’émergence socio-économique du Sénégal tout en s’inscrivant dans des dynamiques internationales. Ce sont les analyses comparatives et les innovations dans les questionnements de recherche qui permettront de fonder avec plus de rigueur le discours du scientifique à l’endroit du politique, notamment dans un pays comme le Sénégal.
10Par bien des égards, Niakhar est un patrimoine : pour le Sénégal d’abord, pour le partenariat scientifique franco-sénégalais, dont l’IRD est un des porteurs, et pour la recherche mondiale. Ce patrimoine – dont les vertus et les leçons sont mises en avant dans cet ouvrage – ne doit pas être « muséographié » mais au contraire demeurer « vivant » au travers de nouveaux développements et d’une offre de connaissances fondée sur une expérience locale, située dans le temps, l’espace et des formations sociales données, mais qui contribue à alimenter, au plus haut niveau, les débats internationaux sur les trajectoires de développement durable.
Auteurs
Président Directeur-Général de l’IRD.
Représentant de l’IRD au Sénégal.
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