Annexe 22.1. Les attentes des habitants de Niakhar vis-à-vis de l’IRD
p. 459-462
Texte intégral
1Après 50 ans de travaux et de présence à Niakhar, quelles sont les attentes des habitants, et quelles perceptions vis-à-vis de l’Institut de Recherche pour le Développement les sous-tendent ? Une enquête exploratoire a été menée en juillet-août 2013 dans le cadre du projet MEREAF (Mémoire et traces de la recherche médicale en Afrique) auprès d’habitants des villages de la zone de Niakhar, dont l’objectif était de décrire à grands traits les représentations vis-à-vis de l’IRD et les attentes à la veille des célébrations du cinquantenaire, en préalable à des enquêtes ultérieures plus focalisées. Les personnes devaient être contactées par le biais de réseaux de sociabilité sans lien direct avec les projets de recherche ou la station de l’IRD. Des entretiens individuels et de groupes ont été menés auprès de 56 personnes, essentiellement des jeunes adultes et des personnes ressources (chefs de village, instituteur, femmes âgées...), dans quatre villages (Diohine, Ngayokheme, Toucar et Niakhar) par deux enquêteurs2.
2Toutes les personnes rencontrées connaissent l’IRD, même si certaines mentionnent plutôt l’ORSTOM, et les rapports entre les deux sont interprétés diversement, au-delà d’une succession : « L’IRD a racheté l’ORSTOM », « L’IRD et l’ORSTOM travaillent ensemble ». L’IRD est perçu essentiellement comme une organisation humanitaire dans le champ de la santé, pour deux raisons principales. Les activités de l’IRD aujourd’hui sont décrites par tous les répondants essentiellement en termes de soins auprès des enfants, de paiement des soins, de transport des malades vers les lieux de soins, et de dons pour la prévention : « Pour moi, le travail de l’IRD c’est de soigner les enfants, c’est ça leur mission… ils nous donnent des moustiquaires pour nous protéger contre le paludisme » (femme, 30 ans). D’autre part l’intervention des « docteurs de l’IRD » est rapportée comme ayant joué un rôle majeur dans l’histoire sanitaire de la zone : « Depuis que l’IRD est venu, toutes les épidémies ont disparu de notre village » (homme, 30 ans). Les épidémies de choléra et de méningite sont fréquemment citées pour illustrer ces propos, notamment l’épidémie de choléra de 1992.
3Ces perceptions largement partagées sont marquées par la prépondérance du médical vis-à-vis d’autres domaines de recherche développés à Niakhar. Elles reflètent une indistinction entre recherche et soin qui, outre sa présence dans la mémoire collective, semble renouvelée par l’expérience personnelle des projets de recherche clinique qui ont permis aux habitants de bénéficier de soins, et sont rapportés. De plus l’IRD est assimilé au modèle des institutions présentes localement (essentiellement des ONG ou des programmes étatiques), ce qui est favorisé par l’utilisation des termes projet et développement : « L’IRD est là pour nous aider à nous développer ». Dans les entretiens avec ces personnes, la recherche scientifique n’apparaît pas comme un champ spécifique précisément identifié en termes d’objectifs, de pratiques, ou de vocabulaire, mais comme en retrait par rapport au soin et au développement : les actes dont la finalité est tangible sont mis au premier plan. Certains interlocuteurs interprètent le terme recherche comme recherche des malades, ce qu’exprime en particulier un répondant selon lequel le recueil de données démographiques vise à se renseigner sur la santé des personnes pour les traiter si elles sont malades. Le fait que les répondants créditent les médecins de l’IRD de la disparition des épidémies dans la région semble tenir au rôle qu’ils ont joué lors d’épisodes épidémiques, à l’évidence empirique de l’efficacité de la biomédecine que les personnes opposent à la tradithérapie, mais aussi à l’absence d’informations précises sur les changements épidémiologiques similaires survenus hors de Niakhar.
4Comment les répondants décrivent-ils les activités de recherche ? C’est d’abord au travers de personnes – les enquêteurs du suivi démographique, bien connus dans les villages – que des activités sont repérées comme relevant de la recherche. Les descriptions des actes sont limitées, car les recueils de données démographiques semblent banals et réduits à des discussions avec les chefs de famille. Les actes médicaux liés à la recherche paraissent intégrés aux soins, ou indissociables : « Ils viennent en appui au dispensaire. Par exemple, je voyais Paul faire des prélèvements et l’amener au laboratoire pour faire des analyses » (homme, 28 ans). Le terme laboratoire est un des termes ambivalents utilisés en contexte de recherche et de soin. Sur l’ensemble des entretiens, une seule activité spécifique d’une méthode scientifique de recueil de données est décrite, probablement parce qu’elle était inhabituelle et donc remarquée :
… une recherche sur le paludisme, ils achetaient le moustique à 10 F, mais c’était au temps de l’ORSTOM, c’était pour faire des études sur les moustiques et éventuellement mettre en place un vaccin, ils excitaient les enfants à apporter des moustiques (homme, 28 ans).
5Les personnes qui ont participé à des projets de recherche, ou dont la famille y a participé récemment, décrivent la procédure de consentement, les réunions d’information, les demandes d’autorisation et explications préalables aux chefs de village, et les notifications post-projet :
Pour moi, ils font exactement leur travail, parce que quand j’ai reçu la lettre de remerciement, ils m’ont dit de la lire ou de la faire lire par quelqu’un et que je trouverai toutes les informations concernant les vaccins et les motifs des vaccins que l’on donnait à mon enfant (femme, 30 ans).
6Plutôt que des actes ou équipements techniques (utilisation du microscope, etc.) emblématiques de la recherche dans les médias, les actes d’interaction sociale relatifs à l’éthique sont rapportés comme les éléments marquants des recherches, probablement parce qu’ils sont les plus inhabituels dans ce contexte. Des propos sont aussi rapportés, présentés comme des rumeurs en circulation ou comme des témoignages : prélèvements sanguins excessifs et usages détournés du sang, critique de la recherche par « les intellectuels ». Certains émettent des avis critiques à propos de la non-inclusion des villages de Niakhar dans la zone d’étude – qui reflètent des interprétations variées de périmètres qui ont évolué au cours du temps, ainsi qu’une préoccupation récurrente à propos de l’accès inégal aux ressources sanitaires.
7Les attentes exprimées envers l’IRD sont liées à ces perceptions. Comme attendu d’une ONG sanitaire, les répondants souhaitent que l’IRD traite leurs besoins de santé et leur ouvre des emplois. Concernant la recherche, ils demandent qu’elle soit poursuivie et étendue à d’autres tranches d’âge que les enfants – par exemple auprès des personnes âgées pour faire face à des besoins en augmentation comme l’hypertension artérielle. Ils aimeraient aussi être mieux informés sur les épidémies au Sénégal et à Niakhar, et sur la recherche – en général et telle qu’elle est menée à Niakhar. Quelques voix réclament d’être plus impliquées dans le choix des projets de recherche.
8Cette étude, marquée inévitablement par ses limites, met en exergue la familiarité des habitants de Niakhar avec l’IRD, et le crédit qui lui est accordé. Elle montre comment les attentes s’alignent sur des perceptions construites par des décennies d’intervention sanitaire, dont l’étude ethnographique d’Ashley Ouvrier avait décrit les effets sociaux complexes3. L’indistinction entre recherche et soin reflète une part d’indifférenciation empirique et l’ambivalence essentielle des interventions. D’autres effets de cette indistinction apparaissent dans l’enquête : ainsi, la qualité des soins délivrés dans un contexte de recherche, supérieure à ceux habituellement dispensés dans les services d’un système de soins souffrant des insuffisances usuelles en Afrique de l’Ouest, semble contribuer à une valorisation de la biomédecine susceptible de modifier le rapport aux autres recours thérapeutiques. Exprimée dans cette enquête, l’indistinction entre recherche et développement ouvre un autre champ de questionnement sur les conceptions diverses du développement, indissociable du rapport à l’État dans le contexte d’un espace social rural – un thème largement exploré, mais constamment renouvelé – et sur les malentendus possibles, en particulier à propos des articulations entre ces deux champs, revendiquées ou réfutées selon les acteurs et les contextes. L’étude montre que des participants peuvent identifier les processus de recherche au travers de pratiques relevant de l’éthique davantage que de la science, pourtant perçues comme contingentes à la recherche par les institutions scientifiques. Les propos recueillis, qui nécessitent d’autres investigations pour aller au-delà des pistes présentées ici, confirment l’intérêt maintes fois décrit de la part des populations témoins ou objets de recherche, pour « en savoir davantage » sur l’activité scientifique et les ressources que l’IRD peut offrir (connaissances ou moyens). Ils ouvrent des pistes de réflexion sur les manières de concevoir le rapport entre science, éthique et développement, notamment en termes de pratiques – à l’échelle de l’IRD et à celle de chaque projet – et sur la dépendance des habitants de Niakhar envers l’IRD pour développer leurs connaissances à ce sujet.
Notes de bas de page
2 L’équipe d’enquête, composée d’Aïssatou Diouf, habitant à Niakhar et connue comme collaboratrice occasionnelle de l’IRD, et Alassane Sow, étudiant en sociologie à Dakar et extérieur à Niakhar, a été composée de manière à combiner proximité et indépendance, pour permettre l’expression de tous les avis, incluant des points de vue critiques.
3 A. Ouvrier, 2014, Faire de la recherche médicale en Afrique. Ethnographie d’un village-laboratoire sénégalais, Paris, Karthala, 228 p.
Auteur
TransVIHMI, IRD, INSERM, Université Montpellier, Montpellier, France.
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