1 J’ai travaillé en Éthiopie avec Médecins Sans Frontières sur des missions d’appui technique de 1996 à 1998 dans le Wag Hemra (zone de hauts-plateaux au nord du pays), puis comme « chef de mission » à Addis Abeba de 2000 à fin 2002. Les enquêtes ont été conduites entre fin 2002 et fin 2004. Elles se sont interrompues pour entamer des consultations en Afrique de l’Ouest pour l’Unicef et Ocha (de 2005 à 2010) en alternance avec des phases de rédaction. La thèse a été soutenue en janvier 2017.
2 Il s’agissait d’enquêtes conduites sur deux terrains. Le premier terrain évoluait dans les bureaux des départements éthiopiens d’alerte précoce, en accompagnant des équipes d’évaluation lors de leurs tournées au nord des hauts-plateaux de la Région Amhara. L’autre terrain se déroulait dans des villages reculés du Wag Hemra.
3 Toutefois, le Centre de Réflexion sur l’Action et les Savoirs Humanitaires (Crash) de MSF a financé une partie de l’enquête.
4 Les résultats partiels de mes travaux ont été publiés et traduits en 2008 par le Crash, mais la diffusion externe est restée réduite. J’ai été amené en 2008, 2012 et 2016 à accompagner les équipes MSF dans le montage de projets nutritionnels en Éthiopie.
5 La naissance de mes filles, Lily et Ysée, en 2004 et 2008.
6 Après s’être stabilisés autour de 2 milliards de dollars jusqu’en 2002, les montants de l’aide sont passés à 4 milliards (en 2009) et 3,6 milliards (en 2011), soit près de la moitié du budget annuel de l’État, d’environ 8 milliards de dollars. L’aide d’urgence se monte entre 15 et 20 % de l’aide totale, connaissant des pics d’environ 30 % lors des crises alimentaires en 2003 et 2008. Se référer au site Global Humanitarian Assistance [http://www.globalhumanitarianassistance.org/countryprofile/ethiopia].
7 Héritage de la souveraineté historique d’un pays doté d’une administration structurée et d’une culture politique marxiste-léniniste, ce capital est aujourd’hui renforcé par les enjeux géostratégiques de stabilisation politique de la Corne de l’Afrique (Whitfield, 2009).
8 Relatif aux normes professionnelles, le registre formel s’inscrit dans les objectifs officiels prescrits par une autorité hiérarchique reconnue et une coordination consciente. Il se réfère aux règles édictées, écrites et officielles. L’informel procède d’activités exercées en commun mais sans but conscient ou explicite. Le registre informel se réfère aux normes pratiques, régulées de façon implicite, non formulées ou codifiées. Les normes pratiques sont discrètes et relèvent du sens commun. Normes de l’ombre, elles sont toujours enfouies et cachées dans les pratiques quotidiennes et divergent des normes officielles (Olivier de Sardan, 2015).
9 Dans le contexte éthiopien, une « domination monopartite » est exercée à tous les échelons du gouvernement conduisant à une quasi-fusion entre le parti majoritaire, l’État et le gouvernement (Tronvoll, 2012). Le terme kadre incarne cette fusion, désignant le fonctionnaire d’État appartenant au parti de la mouvance gouvernementale. Hérité de la période communiste (1974-1991), il est parfois synonyme de birokrasi (Lefort, 2007).
10 La rente humanitaire perçue par les autorités locales ou étatiques se déclinait sous forme de salaires du personnel, de locations de véhicules et de locaux, de donations en matériels et médicaments, de per diem pour les formations des agents de santé, des taxes d’importation, etc. Quant à l’autonomie humanitaire, elle se négociait autour d’autorisations administratives pour l’importation de « kits » et médicaments, la présence d’expatriés, le montage de programmes hors circuit ou hors standard étatique, etc.
11 Ce travail n’avait pas fait l’objet de publication officielle ou médiatisée. Ses résultats furent présentés lors d’une réunion informelle de travail avec les principaux donateurs et le directeur du département d’alerte précoce à Addis Abeba. Cette restitution arrivait en phase finale de consolidation des montants de l’aide, qui venaient juste d’être « négociés » avec les autorités régionales. Le directeur a alors proposé de réorienter le ciblage de l’aide en cours d’année, en cas d’irrégularité signalée par MSF. Ce qu’en réalité, l’inertie bureaucratique, la rigidité des accords entre le PAM, l’État et les Régions, et l’irréversibilité des chiffres officiels une fois publiés et validés, ne permettaient plus de faire – sauf en cas de « crise » rendue visible à grand renfort médiatique.
12 Il m’était difficile de concevoir ces pratiques informelles autrement que comme des pratiques ponctuelles et accidentelles, et non pas comme des normes structurant nos logiques d’action. Sans doute, en les percevant comme des épisodes transitoires et remédiables, il m’était plus aisé de m’accommoder des décalages perçus entre le formalisme d’un travail « bien fait » selon des normes professionnelles et le quotidien bricolé et négocié des normes pratiques, sans remettre en question mon engagement dans ma « mission » humanitaire.
13 Après la première enquête (novembre 2002), j’ai commencé à rédiger un journal de terrain lors du deuxième cycle d’évaluation à partir de juin 2003. La relecture de ce dernier, bien longtemps après le terrain, a parfois bien mieux guidé et nourri mes analyses que mes prises de notes originelles, souvent parcellaires et orientées, ne répondant plus à des questionnements plus élaborés. Ces prises de notes consistaient principalement à transcrire « sur le vif » les échanges lors des réunions techniques et des négociations entre les agents administratifs et les équipes d’évaluation, ou lors des entretiens avec les paysans ou les experts. Écrit en fin de journée, le journal décrivait le déroulé des réunions et des voyages, recueillait les remarques ou les conversations entre les membres des équipes récoltées à la volée, tentait de déchiffrer les conflits d’équipe, le tout doublé de mes commentaires sur les difficultés d’insertion, la lassitude et solitude de l’enquêteur...
14 L’expression est un clin d’œil au titre de l’ouvrage d’anthropologie structurale de Mary Douglas, Comment pensent les institutions (1999). Articulés sur des jeux d’échelles institutionnels très étendus, les décalages entre formel/informel, pratique/discours sont facilités par la dispersion géographique des centres décisionnels, rendant difficile de penser ces faits dans leur globalité. Ils font écho avec le constat empirique d’autres contradictions humanitaires, telles que la revendication d’un égalitarisme associatif versus la structure hiérarchique entrepreneuriale (Dauvin et Siméant, 2002) ou l’inégalité entre les statuts d’expatrié et celui de « staff » national (Fassin, 2010) ; le prosaïsme de la bureaucratie de l’aide versus l’imaginaire de la « mission » héroïque humanitaire (Fechter et Hindman, 2011) ou la légitimité collective de la bureaucratie humanitaire fondée sur l’expérience du « terrain » (Fresia, 2009).
15 Le gimgema consiste en un contrôle « top-down » organisé par les kadre sur les membres du Parti et de l’administration, de façon à corriger ceux qui ne suivent pas la ligne du Parti. C’est un moyen puissant d’assurer la subordination des agents à l’égard de leurs supérieurs hiérarchiques, de renforcer la discipline du Parti et de contrôler toute dérive (Labzaé, 2015).
16 Il s’agit de l’Emergency Nutrition Coordination Unit (ENCU), créée en 2001 destiné à coordonner les méthodologies des enquêtes nutritionnelles.
17 Les tentatives d’inscrire mon travail de façon plus formelle avec son successeur n’ont pas eu de suite.
18 Nous verrons plus loin comment les traducteurs ont joué des rôles déterminants dans l’accès, le maintien et le retrait du terrain villageois, ainsi que sur les assignations de rôle prêtées par les paysans.
19 Les équipes étaient composées essentiellement d’Éthiopiens d’appartenances institutionnelles diverses : des départements techniques gouvernementaux (ministère de l’agriculture, départements de météorologie, alerte précoce), d’ONG (CONCERN), d’agences onusiennes (PAM) ou donatrices (USAID, CIDA Canada).
20 Et ce, d’autant qu’à l’échelle villageoise, les projets « humanitaires » et de « développement » sont systématiquement portés par les kadre communaux et les techniciens gouvernementaux, ou à travers les « associations villageoises » dirigées par les kadre ou leurs relatifs. Le recrutement du personnel des programmes de l’aide internationale dans les villages – agents techniques, manœuvres, gardiens, constructeurs, etc. – passent également par les kadre.
21 Il s’agit du même responsable qui m’avait accordé une lettre d’autorisation au démarrage de l’enquête.
22 En 2008, T. a fini par occuper un poste d’administrateur, devenant lui-même kadre du Parti, pour repartir ensuite travailler avec une autre ONG. Son expérience de traducteur pour son ancien patron devenu ethnographe a certainement aidé à sa carrière de courtier.
23 Le Wag Hemra a abrité et supporté la résistance armée jusqu’à la chute du régime militaro-communiste (1974-1991).
24 Cf. le texte de G. Scalettaris dans cet ouvrage.