Annexe 15. Déforestation et orpaillage : apport de la télédétection pour la surveillance de l’occupation du sol en Guyane française
p. 473-494
Texte intégral
INTRODUCTION
1On observe en Guyane française, comme dans le reste de l’Amazonie, une confrontation d’intérêts entre les populations forestières qui tirent la majeure partie de leurs ressources alimentaires du milieu naturel, les acteurs de l’activité aurifère (sociétés et orpailleurs) qui exploitent les richesses minérales et enfin l’État, qui tantôt stimule le développement de l’emprise humaine sur le milieu, avec notamment le développement de fronts pionniers et d’infrastructures pour organiser et maîtriser les espaces vides (comme au Brésil ; voir annexe 14), tantôt s’investit dans la mise en œuvre de politiques environnementales et indigénistes et cherche à concilier le développement durable et les modes de vie des populations locales. C’est lorsque ces intérêts s’opposent dans une même zone géographique qu’il y a conflit (ORRU, 1998). C’est pourquoi la gestion des problèmes d’intoxication par le mercure exige d’abord une connaissance actualisée de l’occupation du sol sur l’ensemble du territoire considéré.
2Cette contribution sur l’apport de la télédétection à l’étude de l’environnement amazonien se limitera essentiellement à la Guyane française et au nord du Brésil. Après avoir rappelé les difficultés liées au passage de l’Amazonie à la Guyane par une comparaison des deux espaces en termes physiographiques et démographiques, nous décrirons dans leurs grandes lignes les comportements spatiaux des principaux facteurs de risque en Guyane, en distinguant d’une part la déforestation, les phénomènes d’inondation et les lacs de retenue, les activités d’orpaillage en tant que phénomènes propices à la production de méthylmercure, d’autre part la présence, sur place et en aval, de populations humaines menacées par une éventuelle contamination au méthylmercure.
3Enfin, les possibilités offertes par la télédétection pour la cartographie des risques liés au mercure sont abordées dans la dernière partie, et illustrées pour plusieurs sites. Ayant indiqué le potentiel et les limites des principales technologies disponibles, nous proposerons des recommandations en vue d’une surveillance opérationnelle de l’occupation du sol par télédétection. En effet, seul un suivi méthodique de l’occupation de l’espace peut permettre de localiser les zones à risque, avec toute la prudence qui s’impose, de mettre en évidence les interactions et les évolutions éventuelles (expansion ou intensification) et surtout de rendre possibles L’établissement d’une base de données et le suivi en temps réel des phénomènes en cause.
DE L’AMAZONIE À LA GUYANE : UN CHANGEMENT D’ÉCHELLE
4Peut-on transposer les connaissances acquises à l’échelle de l’Amazonie brésilienne au cas particulier de la Guyane ? La question n’est pas incongrue car, à côté d’un certain nombre de caractéristiques génériques, il existe des différences fondamentales concernant le comportement spatial des facteurs de risque.
CARACTÉRISTIQUES PHYSIOGRAPHIQUES
5La Guyane présente de grandes similitudes avec le reste de l’Amazonie sur le plan physiographique : l’omniprésence de la forêt dense, des sols naturellement riches en mercure, un climat chaud et humide avec de fortes précipitations (2 000 à 4 000 mm annuels) et une alternance prononcée entre une saison sèche et une saison pluvieuse. Par ces caractéristiques, la Guyane est naturellement une région à fort risque de contamination de l’environnement et des populations par le mercure, au même titre que le reste de l’Amazonie.
6Seule exception, le relief qui, bien que partout modelé sur le bouclier guyano-brésilien, fait apparaître d’importantes différenciations locales entre le centre de l’Amazonie et sa périphérie atlantique occupée par les Guyanes. Si l’Amazonie brésilienne est constituée de vastes bassins versants, où l’on trouve des plaines inondables très loin des exutoires, le relief guyanais est formé de petites collines présentant des versants localement pentus malgré de faibles dénivelées et des bassins hydrographiques très denses et de superficie réduite. Cette topographie monotone dite en « peau d’orange » est interrompue au sud par quelques massifs isolés qui culminent autour de 400-600 m d’altitude. Les mécanismes de transfert du méthylmercure, probablement très sensibles à la topographie et à la morphologie des bassins versants, ont donc toutes les chances d’être quantitativement très différents.
CARACTÉRISTIQUES DÉMOGRAPHIQUES
7Au premier abord, l’Amazonie est vide d’habitants, avec des densités de population inférieures à un habitant au kilomètre carré. Cette caractéristique vaut pour tous les pays du bassin amazonien. Si la Guyane française peut sembler encore plus vide que ses voisins, c’est que ces derniers possèdent de grands centres urbains qui sont généralement extérieurs au bassin amazonien (zone andine pour la Colombie, l’Équateur et le Pérou, côte orientale et grandes métropoles du sud pour le Brésil) mais qui entraînent une densité moyenne sensiblement plus élevée à l’échelle nationale (tabl. I). Par conséquent, malgré la disparité des chiffres, on peut affirmer que le vide démographique est une caractéristique générique de toute l’Amazonie.
8Pourtant, malgré cette similitude en termes de concentration moyenne, la Guyane diffère de l’Amazonie brésilienne par la répartition spatiale des implantations humaines.
9En Guyane, les lieux habités se trouvent principalement le long du littoral et, dans une moindre mesure, le long des fleuves frontaliers. Il s’agit de concentrations urbaines relativement modestes dans le contexte sud-américain (Cayenne comptait 50 000 habitants en 1999 et Kourou à peine 20 000). Si on excepte les petits villages de Saül et Saint-Élie, il n’y a pas d’agglomération dans la partie centrale de la Guyane. Le réseau routier est inexistant, et l’emprise agricole, constituée par des bandes adjacentes aux deux fleuves frontaliers, est tantôt plus ou moins dense (sur le bas et le moyen Maroni et dans une moindre mesure sur le bas Oyapock), tantôt plus fragmentaire (sur le haut Maroni et sur le haut Oyapock). À l’opposé, l’Amazonie brésilienne a été le siège de grands travaux d’infrastructure et de mise en valeur (routes, retenues hydroélectriques, exploitations agricoles ou minières) qui ont modelé et marqué le paysage en traçant de gigantesques trouées dans la forêt (les fronts pionniers) et favorisé les regroupements humains et l’apparition d’agglomérations très peuplées. Ces agglomérations constituent des « réservoirs » d’habitants susceptibles de coloniser plus ou moins rapidement le reste de la forêt amazonienne. De tels réservoirs sont inexistants en Guyane, département français où les conditions sociales sont très différentes des pays voisins et où l’attrait de l’industrie spatiale et de l’administration se traduit par le développement du mode de vie urbain. Ce phénomène est accentué par un rejet du travail agricole, qui exclut a priori tout mouvement significatif vers la forêt.
DIFFICULTÉ DU CHANGEMENT D’ÉCHELLE
10Ainsi, au-delà d’un constat faisant apparaître la Guyane comme une région à risque, on ne peut extrapoler simplement les connaissances acquises sur l’Amazonie brésilienne. Cette mise en garde s’applique aussi bien aux connaissances scientifiques qu’aux possibilités d’un suivi opérationnel. C’est pourquoi la surveillance de l’occupation du sol telle qu’elle est pratiquée en Amazonie brésilienne, qui accorde une large part à l’imagerie satellitaire, ne peut être appliquée à la Guyane sans que les spécificités locales aient été préalablement prises en compte. Le comportement spatial des facteurs de risque (déforestation, inondations, orpaillage) doit donc être considéré lors de l’élaboration d’un cahier des charges pour le suivi de l’occupation et de l’utilisation du sol en Guyane. Il se trouve que la diversité des systèmes d’observation, en termes de résolution spatiale, de cadence de mise à jour, d’extension spatiale et de type de capteur (sensibilité à des caractéristiques très variées du paysage), permet désormais de s’adapter à des situations géographiques et opérationnelles très spécifiques, pourvu que celles-ci soient correctement caractérisées.
COMPORTEMENT SPATIAL DES FACTEURS DE RISQUE
LA DÉFORESTATION
11Montrée du doigt depuis de nombreuses années comme l’un des grands fléaux écologiques de la fin du xxe siècle, la déforestation est aussi un symptôme des problèmes sociaux et géopolitiques qui caractérisent les derniers espaces couverts par la forêt tropicale. Cette réalité concerne aussi bien la Guyane que te reste de l’Amazonie, même si l’ampleur du phénomène reste relativement limitée en Guyane.
12En effet, contrairement aux grands fronts pionniers brésiliens qui sont guidés par une volonté planificatrice du gouvernement fédéral (voir annexe 14), le phénomène de déforestation apparaît en Guyane plus spontané et plus désordonné, limité surtout par les moyens techniques de défrichement, par la faiblesse des effectifs concernés et par l’absence de grands propiétaires terriens (Tsayem, 1999).
13Ainsi, hormis une quinzaine d’entreprises forestières qui se maintiennent tant bien que mal face à la concurrence du bois brésilien et exploitent, à grand renfort de subventions, des concessions situées sur la bordure littorale et sur la route de l’est, l’essentiel de la déforestation en Guyane relève plutôt de l’exploitation individuelle et de la tradition d’agriculture itinérante sur brûlis qu’on constate le long des deux fleuves frontaliers à l’ouest (Maroni) et, dans une moindre mesure, à l’est (Oyapock).
14Dans ces zones, à l’exception de quelques bassins agricoles comme Javouhey, Charvein (fig. 1) ou Cacao, les abattis sont souvent de petite taille (de l’ordre de l’hectare), le long des voies de circulation (routes, pistes ou cours d’eau), sur des terrains quelquefois très pentus. Ces abattis n’ont parfois pas de connexion directe avec le réseau hydrographique mais l’inclinaison des pentes et la violence des précipitations favorisent le ravinement, par la mise à nu des sols latéritiques (photo 1).
15Une cartographie des pentes à l’échelle de la parcelle permettrait, couplée à l’identification de l’occupation du sol, d’évaluer les risques d’érosion liés à cette activité. Des techniques comme la photogrammétrie numérique ou l’alti-métrie laser aéroportée, qui donnent une précision de l’ordre du degré, méritent d’être testées avec cette finalité mais elles sont peu rentables à l’échelle de toute la Guyane. Une approche complémentaire consiste à établir une typologie des paysages à partir d’images satellitaires, notamment radar, en vue d’une caractérisation des bassins versants ou sous-bassins versants en termes d’érosion. Cette approche doit se contenter d’indicateurs très indirects liés par exemple à la texture du microrelief et de la canopée, ou encore à la morphologie du réseau hydrographique (caractéristiques qu’on peut obtenir à partir d’images radar satellitaires). Ainsi, le risque est probablement accru en Guyane par la morphologie dite en « peau d’orange », même si la nature même des abattis, ponctuels et itinérants, avec maintien en place des souches d’arbres, limite malgré tout le ruissellement, le ravinement et l’érosion des sols (photo 2). Toutefois, cela ne permet pas, en l’état actuel des pratiques culturales, d’envisager une pérennisation des parcelles exploitées sans apport d’engrais, et les abattis sont généralement abandonnés à la revé-gétalisation naturelle au bout de deux à trois ans.
16Les pistes qui desservent les zones déboisées sont reconnaissables à la couleur caractéristique de la latérite, sauf si elles sont recouvertes par la canopée. Même si l’ouverture d’une piste contribue à l’érosion et indirectement à la production de méthylmercure, c’est surtout en tant qu’indicateur d’une activité à risque qu’il est important de pouvoir la détecter et la localiser. En effet, la piste ou la route permettent le passage de véhicules et donc de moyens d’exploitation plus importants.
17En Amapá, État brésilien frontalier qui présente de grandes similitudes avec la Guyane (de la géomorphologie à la démographie), le phénomène de déforestation est d’une ampleur à peine supérieure à ce qu’on peut voir du côté guyanais. La colonisation de la forêt se fait préférentiellement le long des cours d’eau et des pistes, et les abattis ont des tailles de quelques hectares (fig. 2). Par conséquent, les mesures de surveillance préconisées ci-après s’appliquent aussi bien à la Guyane qu’à l’Amapá, et les moyens d’acquisition et de traitement de l’information gagneraient à être mis en commun.
18Plus au sud, les grands fronts pionniers qui traversent la forêt amazonienne suivent des axes tracés artificiellement il y a moins d’un demi-siècle. Ces fronts sont constitués par des parcelles d’une centaine d’hectares alignées le long de structures en forme de râteau. Ils peuvent atteindre 100 km de largeur, ce qui rend leur observation par satellite particulièrement aisée, même avec une résolution très grossière (fig. 3).
INONDATIONS ET RETENUES
19Si on excepte les marais de la plaine côtière, la seule étendue d’eau notable en Guyane est le lac de retenue du barrage hydroélectrique de Petit-Saut, sur la rivière Sinnamary. Sa superficie, de l’ordre de 360 km2, est très inférieure à celle des grandes retenues du Surinam ou du Brésil. Contrairement aux lagunes des plaines côtières, la retenue de Petit-Saut a une forme très découpée, et aucun point n’est situé à plus d’un kilomètre de la terre ferme (fig. 4 a).
20La retenue est constituée en grande partie de forêt inondée, comme le montre l’image radar acquise par JERS après la mise en eau (fig. 4 b). Cette image permet de distinguer l’eau à l’air libre (en noir), la forêt inondée (en blanc) et la forêt exondée (en gris moyen). Bien que les variations de hauteur des arbres morts au-dessus de la surface suggèrent des variations d’altitude du sol avant la mise en eau, la profondeur, et donc le volume, ne peuvent être connus avec exactitude en raison de la précision altimétrique extrêmement médiocre des cartes topographiques dans les secteurs boisés.
21Contrairement aux inondations naturelles qui, malgré de légères fluctuations annuelles, occupent tes mêmes régions de manière chronique, la retenue couvre des zones antérieurement exondées dans lesquelles d’anciennes activités d’orpaillage ont pu apporter du mercure métallique. C’est le cas de la retenue de Petit-Saut, qui recouvre d’anciens placers de la rive gauche du Sinnamary. Le mercure stocké depuis plus d’un siècle se retrouve donc dans des conditions favorables à la méthylation à la suite de la mise en eau du barrage.
22Le rôle des inondations, naturelles ou artificielles, comme facteurs de risque est favorisé par le relief de l’Amazonie et des Guyanes, constitué de vastes plaines et de petites collines et donc caractérisé par de faibles dénivellations. En effet, pour une cote altimétrique donnée, la faible profondeur se traduit par une étendue horizontale d’autant plus grande. Autrement dit, seules de très vastes retenues peuvent, en termes d’énergie hydroélectrique, présenter un intérêt productif dans un paysage de type amazonien. Cela accroît inévitablement le risque que présente une telle infrastructure en termes de production de méthylmercure.
LES ACTIVITÉS D’ORPAILLAGE
23En Guyane, les espaces minéralisés sont globalement répartis selon deux bandes ouest-est (fig. 5) : l’une, entre le Maroni et l’Approuague, qui part de la crique Beiman et couvre les placers de la moyenne Mana, du moyen Sinnamary, de la Comté et du moyen Approuague, ainsi que la montagne de Kaw ; l’autre qui suit globalement la chaîne Inini-Camopi, depuis Maripasoula jusqu’à Camopi, en englobant la région de Saül ainsi que le bassin de la rivière Wakï.
24Depuis les premières découvertes, l’activité aurifère a fait l’objet de nombreuses études, d’abord sur les aspects géologiques et techniques de l’exploitation du minerai mais aussi sur les phénomènes sociaux qui l’ont accompagnée. Faut-il préciser que l’or fut pour la Guyane le moteur d’une forte poussée exploratoire et de l’implantation de milliers de personnes à l’intérieur de la Guyane (voir annexe 12) ?
25De cette période où le peuplement de l’intérieur pesait considérablement sur l’effectif total de la population de la Guyane, il ne reste aujourd’hui que quelques noms de lieux-dits, de placers ou de villages totalement abandonnés, mais dont la toponymie (indiquée sur la carte IGN au 1/500 000 et dont la figure 6 présente un extrait) est à rattacher directement au premier cycle aurifère.
26Les études récentes portant sur le cycle biogéochimique du mercure ont mis en évidence, en Guyane, le rôle aggravant de l’activité aurifère, et plus particulièrement de l’orpaillage : d’une part par des rejets supplémentaires de mercure métallique ; d’autre part par une érosion certaine des sols qui favorise la mobilisation et le transport du mercure métallique jusqu’aux points les plus bas (barranques, bas-fonds, cours d’eau...).
27Ces impacts sont autant de facteurs favorisant la méthylation et le passage dans la chaîne trophique.
28S’il reste impossible de distinguer, dans la contamination au méthylmercure, la part provenant de l’activité aurifère de celle issue du mercure dit naturel, on peut toutefois établir une distinction, quant aux impacts, entre l’orpaillage ancien et l’orpaillage récent.
29L’orpaillage ancien mérite d’être considéré parmi les facteurs de risque en raison de l’importance des quantités de mercure élémentaire rejetées dans les cours d’eau ou qui se sont rassemblées en poche sur les terrains exploités. Dans ce dernier cas, le mercure, tant qu’il n’est pas remanié, reste inerte, à l’état métallique, et donc sans danger pour la santé humaine.
30L’inventaire de ces sites est une tâche laborieuse mais réalisable. Il passe tout d’abord par une recherche historique systématique, à travers les archives des services miniers, les récits et les rapports des voyageurs et des fonctionnaires (Hurault, 1960) qui ont parcouru l’intérieur du territoire et par la mémoire collective conservée par quelques anciens qui ont vécu la fin de cette période (Stroebel, 1998). L’analyse de ce matériau historique permet de reconstituer une information géographique, et parfois qualitative, des espaces exploités et habités par les mineurs. La figure 7 présente les principaux placers exploités durant le premier cycle aurifère.
31Par ailleurs, le premier cycle aurifère a laissé quelques traces visibles dans le paysage à différentes échelles. Sur les grand placers comme Boulanger ou Paul Isnard, l’importance de l’exploitation et sa relative continuité dans le temps offrent à la télédétection une approche spatio-temporelle des sites exploités. Toutefois, pour la majeure partie des placers, l’aspect artisanal qui a caractérisé l’orpaillage du premier cycle aurifère n’a laissé que peu de stigmates repérables par les outils de la télédétection. À partir de photographies aériennes ou de séquences vidéographiques aériennes, certains indices permettent cependant de localiser tantôt des espaces habités, par la présence de clairières et d’arbres fruitiers, tantôt des espaces potentiellement exploités, identifiés par les cambrouzes1.
32Cependant, dans ces deux cas, l’approche spatiale ne fournit que des indices, qu’il est essentiel de corroborer ou d’infirmer par des reconnaissances de terrain.
33Au sol, les traces de la présence des mineurs du début du xxe siècle sont encore visibles. Tout d’abord, les dégrads et des aménagements forestiers divers, puis les cimetières, dont les tombes sont identifiées par des rangées de bouteilles plantées tête en bas. Tandis que les ruines des villages disparaissent progressivement sous la végétation, les chantiers des orpailleurs ont modelé le sous-bois des flats. Les monticules de graviers et les fosses plus ou moins importantes, ainsi que les fronts de taille et les restes des canaux d’alimentation en eau, permettent de localiser les espaces exploités par les orpailleurs.
34Signalons que bon nombre de ces indices historiques ont déjà disparu car, depuis le début des années 1980, la plupart des placers exploités lors du premier cycle font l’objet d’une nouvelle exploitation (fig. 8). La modernisation des outils et des techniques d’exploitation, permettant de travailler sur de plus grandes surfaces, a favorisé la remise en activité des anciens placers. Les « poches de mercure » stabilisées après l’abandon progressif de l’activité aurifère au sortir de la Seconde Guerre mondiale sont remobilisées par des exploitations mécanisées de grande envergure. Les petites fosses que creusaient autrefois les orpailleurs ont cédé la place à une exploitation qui recouvre, dans la plupart des cas, la surface du flat (photos 3 et 4), ce qui la rend plus facilement identifiable par télédétection. De nouveaux rejets de mercure viennent donc s’ajouter au stock ancien, multipliant ainsi les rejets (voir annexe 12). Le risque aujourd’hui comprend donc l’héritage du premier cycle qui est particulièrement exacerbé sur les placers en activité.
35Aujourd’hui, les zones orpaillées se caractérisent par une disparition totale de la végétation, sur une largeur de quelques décamètres à quelques hectomètres, couvrant souvent une grande partie du flat des petits cours d’eau. En aval de ces zones, l’eau présente une turbidité anormalement élevée, ce qui fournit un critère de reconnaissance particulièrement commode. En effet, une eau chargée de sédiments constitue l’un des objets les plus réfléchissants du paysage, contrastant particulièrement avec la forêt qui est au contraire l’un des plus sombres. La disponibilité d’un canal infrarouge permet de rendre ce contraste encore plus net et ainsi de localiser les criques dont la turbidité est supérieure à la normale.
36Une résolution décamétrique permet de localiser des criques orpaillées par satellite de manière très fiable (fig. 9), même si une description détaillée de l’activité nécessite au moins une résolution métrique (fig. 10 et 11). L’accès à une imagerie géoréférencée à résolution métrique (notamment les photographies aériennes) permet d’établir avec précision la localisation et la qualité de l’exploitation, et de procéder à une première analyse des sites exploités en distinguant d’une part les zones de bas-fond naturellement argileuses devenant de véritables bourbiers très liquides, alimentés par les rejets des tables, d’autre part des terrains où prédominent les sables et les graviers et qui, mieux drainés, vont offrir une meilleure base de revégétalisation.
37Sur les flats, la photographie aérienne permet de délimiter très nettement la mosaïque des fosses d’exploitation appelées barranques. On les détermine aisément par leur couleur ocre clair qui tranche avec la forêt ainsi que par leur forme, généralement rectangulaire, et la manière dont elles se présentent, souvent comme des tranches de 20 à 25 m de largeur, qui viennent s’appuyer jusque sur le bord des collines environnantes. L’imagerie aérienne permet en outre de déterminer le cheminement du canal de dérivation du cours d’eau et de vérifier l’étanchéité des barranques.
38Ainsi, au-delà de l’approche ponctuelle et descriptive, la télédétection offre la possibilité d’un suivi non seulement de l’activité aurifère mais aussi de l’évolution de ses impacts : sur les flats, d’une part, après élaboration d’un système de classification multicritère (topographie, qualité du sol, type de végétation, turbidité des barranques) à partir des images ; sur les rivières, d’autre part, en suivant l’évolution des bancs de sable liés aux barges.
39Néanmoins, l’imagerie aérienne ou satellitaire ne doit en aucun cas se dispenser de reconnaissances au sol, afin de valider les mesures qui peuvent subir une certaine distorsion dans leur restitution et confronter les interprétations de la télédétection aux observations de terrain.
PRÉSENCE HUMAINE
40Les effets du mercure sur la santé humaine dépendent de toute évidence de la répartition géographique des populations menacées.
41La majeure partie de la population exposée à des phénomènes de bioaccumulation de méthylmercure liés à l’activité aurifère, et donc à des risques d’imprégnation, se trouve dans de grosses bourgades, bien localisées et bien identifiées. C’est le cas pour Sinnamary en aval de la retenue de Petit-Saut, Mana située sur le cours inférieur du fleuve du même nom ou encore Régina sur le bas Approuague.
42L’aspect urbain de ces foyers de peuplement s’accompagne d’une certaine variation des habitudes alimentaires, et les risques sanitaires liés à une absorption régulière d’aliments contaminés sont bien moindres, si on les compare avec les foyers de peuplement wayana du haut Maroni. Par ailleurs, d’un point de vue strictement technique et logistique, les mesures préventives sont a priori plus faciles à mettre en place dans les communes du littoral que dans celles de l’intérieur.
43En dehors de ces implantations humaines permanentes, la population bien que moins nombreuse est principalement établie le long des deux fleuves frontaliers. Dans ces communes qui n’ont qu’une trentaine d’années d’existence, l’emprise spatiale évolue très rapidement, surtout depuis la guerre civile du Surinam qui a provoqué le déplacement puis l’installation définitive de réfugiés sur la rive droite du Maroni, de Saint-Laurent jusqu’à Maripasoula.
44Dans ces foyers de peuplement, où le foncier reste une question abstraite, la télédétection prend tout son sens en permettant une mise à jour régulière de l’emprise humaine. Cependant, l’information géographique fournie doit être associée à des données socio-économiques et socioculturelles, notamment sur les pratiques alimentaires (Fleury, 1998). Par ailleurs, il est aisé de mettre en évidence la présence de tout petits groupes humains. En effet, la photographie aérienne acquise à basse altitude autorise la description fine de chaque zone exploitée (abattis, crique orpaillée...) et des traces d’activités associées (carbet, voies d’accès, véhicules, engins...). Toutefois, une telle approche ne peut intervenir que de manière très localisée, et une généralisation à toute la Guyane ne peut être envisagée que selon une démarche multi-échelle, comme nous le suggérons ci-après.
SUIVI PAR TÉLÉDÉTECTION : MÉTHODES ET RECOMMANDATIONS
APPORT ET LIMITES DE LA TÉLÉDÉTECTION : GÉNÉRALITÉS
45Les facteurs de production du méthylmercure peuvent tous être appréhendés par télédétection, qu’il s’agisse de localiser les activités à risque (déboisement, inondation ou orpaillage) ou d’en décrire l’évolution dans l’espace et dans le temps. En effet, dès lors que ces activités se font à ciel ouvert, elles sont visibles depuis le ciel ou l’espace, pourvu qu’elles aient été observées avec le capteur approprié. Cependant, si les images satellitaires permettent de détecter, localiser et décrire des abattis ou des barranques, elles n’apportent aucune information directe sur l’abondance du mercure dans un écosystème, et les mesures in situ restent incontournables.
46Compte tenu de la complexité du phénomène de colonisation de la forêt guyanaise, de la diversité des emprises spatiales et du caractère imprévisible de la localisation des zones touchées, aucun système ne permet de répondre seul aux exigences d’une telle surveillance. Une analyse fondée sur la complémentarité de différents principes d’observation est donc recommandée. Plusieurs méthodes de fusion2, toutes utiles mais présentant des contraintes techniques différentes (Polidori et Mangolini 1996), sont envisageables : fusion entre différentes résolutions spatiales (dite multi-échelle), entre différentes dates d’acquisition (dite multidate), ou encore entre différents types de capteurs (notamment optique et radar).
LA DIMENSION SPATIALE
47La fusion de données de résolutions différentes peut s’avérer très rentable d’un point de vue opérationnel, car chaque échelle permet de déterminer le lieu et l’époque où l’échelle suivante doit être actionnée. Nous distinguerons, pour simplifier, trois gammes d’échelle.
48Une petite échelle (compatible avec une cartographie de l’ordre du 1/1 000 000), qui correspond à des données à basse résolution, fournies par des systèmes qui couvrent quoditiennement la Terre avec des fauchées de plus de 2 000 km, mais avec une résolution de l’ordre du kilomètre. A fortiori, toute la Guyane est largement contenue dans une seule image. Si ce type d’imagerie permet un suivi exhaustif des fronts pionniers brésiliens en raison de leur grande étendue spatiale (Malingreau et al., 1989), son application à la Guyane est beaucoup plus limitée, fournissant au mieux un indicateur spatial de dégradation de la forêt sur des unités de paysage de plusieurs kilomètres carrés. Les capteurs AVHRR3 et Végétation, embarqués respectivement sur les satellites NOAA et SPOT-4, font partie de cette catégorie, de même que les capteurs radar de type ScanSAR (embarqués actuellement sur Radarsat, et prochainement sur la plate-forme Envisat de l’Agence spatiale européenne).
49Une moyenne échelle (compatible avec une cartographie de l’ordre du 1/100 000), qui correspond à des données de résolution décamétrique. Le capteur TM (Thematic Mapper) embarqué sur Landsat offre une résolution au sol de 15 ou 30 m, et le capteur HRVIR embarqué sur SPOT-4 une résolution de 10 ou 20 m selon le mode d’acquisition. La périodicité des passages est de 16 jours pour Landsat et 26 jours pour SPOT, mais ces valeurs sont purement théoriques et exclusivement liées aux contraintes orbitales, la couverture nuageuse ne permettant pas d’avoir une telle cadence pour l’acquisition des images. À cette échelle, il faut plusieurs images, voire plusieurs dizaines, pour couvrir l’ensemble du territoire guyanais, ce qui oblige à effectuer des raccordements dans les zones de contact. Ce traitement, incontournable si les images doivent alimenter une base de données cartographiques, est complexe et nécessite à la fois un outillage informatique adapté et l’intervention d’un opérateur qualifié. Il peut être particulièrement délicat en cas de fort diachronisme, c’est-à-dire lorsque les images ont été acquises à des dates très différentes.
50Enfin, une grande échelle (compatible avec une cartographie de l’ordre du 1/25 000, voire du 1/10 000), couverte par des données acquises lors de survols aériens, avec des résolutions variant entre 10 cm et 1 m selon l’altitude de vol et la focale de l’instrument. La photographie aérienne, utilisée pour la cartographie officielle de la plupart des pays du monde, fait l’objet de ce fait d’une mise à jour régulière mais avec une périodicité relativement longue et limitée aux régions cartographiées à grande échelle. Ainsi, pour la Guyane française, les dernières missions remontent à 1987 et 1992, et elles sont limitées à une bande côtière de 20 km de largeur. Cette cadence et cette extension spatiale ne sont pas compatibles avec les exigences d’une surveillance opérationnelle de l’occupation du sol, mais des missions supplémentaires, au-delà des prérogatives de service public de l’Institut géographique national, peuvent être envisagées par le biais de prestataires privés.
51Une chambre de prise de vue utilisée pour la photographie aérienne est soumise à un étalonnage géométrique extrêmement précis, conformément aux exigences de la cartographie officielle à grande échelle. Un tel équipement est de ce fait très long à amortir financièrement, donc peu répandu et de mise en œuvre plutôt onéreuse. Il est en conséquence préférable d’en limiter l’usage à des régions connexes et étendues (généralement plus de 100 km2 contigus) où les problèmes sont notoires. En d’autres termes, il faut éviter de recourir à cette technologie pour un résultat incertain.
52Au contraire, pour une observation de type exploratoire sur des zones mal connues où des images satellitaires ont révélé la présence probable d’abattis ou de sites orpaillés, on aura intérêt à recourir à des techniques plus rudimentaires donc moins coûteuses. Ainsi, l’utilisation d’un camescope ou d’un appareil photographique numérique dont l’optique est orientée de manière grossière, fixé à l’extérieur d’un avion localisé par GPS, permet d’obtenir dans un délai de quelques heures de véritables pièces à conviction, même si leur qualité cartographique reste très limitée. Les figures 10 et 11 montrent des images obtenues au moyen d’un camescope numérique au cours de vols à basse altitude au-dessus d’exploitations aurifères. Ce mode d’observation fournit des images en couleurs naturelles – donc propices à une interprétation visuelle très intuitive – avec généralement une résolution au sol de quelques décimètres. Si ce mode d’acquisition peut être séduisant par son faible coût et sa souplesse d’emploi, il est en revanche limité par des contraintes technologiques. D’une part, l’étroitesse du champ de vue (moins de 1 000 pixels, contre plus de 5 000 pour une photographie aérienne soigneusement numérisée) conduit à faire un choix difficile entre une haute résolution spatiale (exigeant un vol à basse altitude) et une scène suffisamment large (exigeant un vol à plus haute altitude), la seule manière d’échapper à ce choix difficile étant d’effectuer plusieurs vols parallèles à basse altitude, ce qui oblige à créer une mosaïque. D’autre part, la faible qualité géométrique de ce système introduit d’importantes déformations dans les mosaïques et parfois des « trous » entre bandes adjacentes.
53L’analyse multi-échelle consiste à mettre à profit la complémentarité des différentes échelles d’observation. Ainsi, les images à résolution kilométrique permettent d’assurer une surveillance de type veille, et leur faible coût autorise des acquisitions aussi fréquentes que le permettent la couverture nuageuse (très importante en Guyane) et les capacités de traitement. Le passage à une résolution décamétrique se heurtant à des contraintes de coût et de délai de traitement, sa mise en œuvre sur tout le territoire guyanais ne peut raisonnablement être envisagée qu’avec une périodocité d’un à deux ans au minimum. En revanche, cette périodicité peut être beaucoup plus courte sur des zones d’intérêt prioritaire, qu’elles soient décelées à partir des images à basse résolution ou identifiées par ailleurs. Enfin, les données à haute résolution, telles que les photographies aériennes, ne présentent un intérêt opérationnel que pour des zones restreintes et bien identifiées géographiquement.
LA DIMENSION TEMPORELLE
54La dimension temporelle n’est pas indépendante de la dimension spatiale, et les résolutions correspondantes sont en relation inverse l’une de l’autre. En effet, plus la résolution spatiale est grossière, plus la cadence de mise à jour de l’information peut être élevée. Des images satellitaires à moyenne résolution sont adaptées à une cartographie annuelle de l’évolution de l’occupation de l’espace dans toutes les zones susceptibles de présenter un intérêt, tandis que la photographie aérienne se prête plutôt à une périodicité de 5 à 10 ans, sauf pour des zones très spécifiques où les acquisitions se feront plutôt à la demande.
55Les possibilités de cartographie dynamique doivent être replacées dans un contexte historique. En effet, des images anciennes, acquises avec d’autres finalités, existent et méritent d’être utilisées comme témoins d’un état passé pouvant être considéré comme un « état initial » sur des secteurs où des modifications ultérieures sont intervenues. Des images satellitaires ont été acquises depuis les années 1970. Quant aux photographies aériennes, elles existent depuis le début du xxe siècle et sont abondamment utilisées depuis la Seconde Guerre mondiale. En Guyane, des photographies aériennes couvrant la quasi-totalité du territoire depuis les années 1950 (les plus anciennes sont des vues du littoral datant de 1946) sont conservées dans la photothèque de l’IRD, à Cayenne.
AVANTAGE DES SYSTÈMES RADAR POUR LA GUYANE
56Le climat de la Guyane est également une contrainte à prendre en compte, car la couverture nuageuse rend très difficile l’acquisition systématique d’images optiques. La saison favorable est limitée à quelques mois (août à novembre) et, même en cette saison, il n’est pas rare de voir le taux de couverture nuageuse atteindre 10 à 20 % de la superficie observée. C’est pourquoi la programmation des images est délicate (examen détaillé des quick-looks, réglage des paramètres de prise de vue). Des observations peuvent également être requises en période pluvieuse, soit face à un besoin urgent d’information, soit pour la cartographie de zones d’inondation. Hormis la possibilité de faire voler un avion ou un hélicoptère sous les nuages (ce qui donnerait des images d’une piètre qualité et pourrait s’avérer dangereux en termes de navigation aérienne), l’imagerie radar est l’unique solution envisageable par temps nuageux ou pluvieux. En effet, la diffusion des micro-ondes par l’atmosphère est totalement négligeable au-delà d’une longueur d’onde de quelques centimètres, même par forte pluie.
57L’insensibilité des ondes radar à l’atmosphère (ce qui est particulièrement appréciable en région amazonienne), alliée à la possibilité d’effectuer des acquisitions de jour comme de nuit, fait du radar un capteur dit « tout temps », dont les acquisitions peuvent être planifiées de manière très fiable (Rudant, 1994 ; Polidori, 1997).
58Le radar présente un autre avantage opérationnel extrêmement précieux pour la cartographie de l’occupation du sol. En effet, il est caractérisé par une grande précision de localisation absolue, la construction de l’image étant insensible aux instabilités du satellite ou de l’avion (précision de l’ordre du décamètre, contre plusieurs hectomètres dans le cas des capteurs satellitaires optiques). On peut de ce fait se passer de points d’amer, autre avantage appréciable en forêt amazonienne où les repères planimétriques sont particulièrement rares.
COMPLÉMENTARITÉ DES CAPTEURS EXISTANTS
59Parallèlement à ces avantages opérationnels, les images radar sont sensibles à des caractéristiques des paysages auxquelles les images photographiques ou, plus généralement, optiques ne donnent pas accès. Pour peu que certaines précautions soient prises dans la manipulation des données (choix d’une échelle commune, recalage géométrique), cette complémentarité est de nature à fournir des renseignements très précieux sur l’occupation du sol.
60Les capteurs optiques captent la fraction de rayonnement solaire réfléchie par la surface terrestre, soit en intégrant toutes les longueurs d’onde (imagerie noir et blanc ou panchromatique), soit dans des longueurs d’onde séparées (imagerie couleurs ou multispectrale). Ces capteurs présentent l’avantage de se prêter à une interprétation très intuitive, essentiellement du fait de leur similitude avec l’œil humain quant à la construction de l’image (géométrie, physique de la mesure). Cette convivialité est particulièrement évidente dans la partie visible du spectre électromagnétique, ce qui permet à des acteurs non qualifiés de participer à une lecture collective de photographies aériennes. Au-delà de la simple source d’information, on comprend donc que cette donnée puisse être sollicitée comme support de communication ou pièce à conviction dans des négociations impliquant tous les acteurs concernés, et pas uniquement des techniciens du domaine.
61Parmi les capteurs optiques, ceux qui proposent un canal dans le proche infrarouge (longueur d’onde de l’ordre du micron) sont d’un usage très répandu et sont particulièrement adaptés à des paysages de type amazonien comme la Guyane : d’une part, parce que ces longueurs d’onde sont peu perturbées par l’atmosphère (la couverture nuageuse reste un écran impénétrable, mais une légère brume est sans effet sur les images) ; d’autre part, et surtout, en raison de leur grande sensibilité à la végétation. La comparaison entre le rouge (rayonnement utilisé pour la synthèse de la chlorophylle et donc totalement absorbé par la forêt) et l’infrarouge (presque totalement réfléchi par la végétation) permet non seulement une distinction très nette entre les secteurs boisés et non boisés, mais aussi une classification fine entre les différents couverts végétaux. En effet, les mesures sont variables selon le type de peuplement forestier ou, dans le cas de parcelles mises en culture, selon le nature de la culture et le stade de croissance. Cette capacité de discrimination est accrue lorsque des mesures dans le moyen infrarouge (autour de 1,5 micron) sont également disponibles4. Le traitement de données optiques dans des longueurs convenablement sélectionnées renseigne donc sur l’activité agricole et, plus généralement, sur toute activité portant atteinte à la forêt. En particulier, les pistes forestières sont reconnaissables à la couleur caractéristique de la latérite.
62Les variations spatiales de la couleur de l’eau, telles qu’elles sont fournies par un capteur optique de type multispectral, renseignent sur les différents niveaux de turbidité (fig. 12). Idéalement, un capteur hyperspectral5 bien étalonné permet d’estimer la composition de l’eau et la concentration des principaux constituants. Cependant, conclure qu’il s’agit de turbidité naturelle ou du brassage des sédiments le long d’un affluent orpaillé nécessite une connaissance a priori des impacts de cette activité et, si la reconnaissance de sédiments riches en mercure peut être envisagée à partir des propriétés optiques et thermiques (Fenstermaker et Miller, 1994), cela relève encore de la recherche, faute d’une réelle validation.
63Au-delà de 3 microns et jusqu’à environ 15 microns, les images optiques renseignent sur le rayonnement émis par la surface, et non plus sur la lumière solaire qu’elle a réfléchie. Les capteurs qui fonctionnent dans ce domaine sont dits thermiques car le rayonnement émis est fortement influencé par la température de la surface. Ils sont beaucoup plus utilisés en mer (aide à la pêche, météorologie marine, détection de polluants) que sur les continents, et l’usage de données thermiques sur la Guyane reste marginal. Mentionnons toutefois la possibilité de mettre en évidence et localiser des activités humaines, essentiellement du fait de la sensibilité des capteurs thermiques aux incendies et feux de brousse, surtout la nuit en raison du refroidissement du sol, ce qui augmente le contraste.
64Quant aux capteurs radar, ils fonctionnent dans le domaine des microondes (longueurs d’onde comprises entre 1 cm et 1 m approximativement), ce qui les rend à peu près insensibles à l’atmosphère, même en cas de pluie. L’intensité des échos radar, qui sert de base à la construction de l’image, dépend essentiellement de l’humidité et de la rugosité de la surface, mais ces deux caractéristiques combinent leurs influences d’une manière extrêmement complexe, et le résultat dépend en grande partie de la longueur d’onde. Les systèmes radar à grande longueur d’onde (comme JERS6, dont sont issues les images 3 b et 4 b) sont particulièrement intéressants en région amazonienne en raison de leur capacité à traverser toutes les strates de la canopée en subissant très peu de dispersion, ce qui leur permet d’être sensibles à la constitution du sous-bois. En particulier, la présence d’eau conduit à une double réflexion de l’onde radar sur le plan d’eau horizontal et les troncs verticaux, et donc à un écho très intense. Ainsi, une image JERS (fig. 4 b) permet de discriminer la forêt inondée (en blanc) et la forêt exondée (en gris). En revanche, la profondeur de l’eau n’a aucun impact sur cet écho.
65Signalons que les capteurs radar, qui émettent une onde en éclairage oblique, sont très sensibles au relief, ce qui permet une analyse très détaillée de l’hydrographie même à travers un tapis de forêt dense. En cas de relief très prononcé, cette sensibilité peut se transformer en un inconvénient majeur (saturation du signal, ombres portées), mais une telle situation est très rare en Guyane.
66Enfin, un traitement interférométrique, fondé sur l’exploitation du déphasage entre deux échos radar peu espacés dans le temps (généralement une journée) et dans l’espace (écartement de l’ordre de 100 m entre les deux orbites), permet d’élaborer un produit dit de cohérence qui fournit des renseignements précieux sur l’occupation du sol (Wegmuller et Werner, 1995), même si les critères d’interprétation sont difficiles à étalonner. La cohérence interférométrique, directement calculée à partir des signaux radar sans apport de données externes, est indicatrice de la stabilité de la phase du signal à l’échelle de la longueur d’onde (Zebker et Villasenor, 1992). Les longueurs d’onde les plus utilisées étant de l’ordre de 6 cm (bande C), tout mouvement aléatoire dont l’amplitude avoisine le centimètre (cela peut être le cas à la surface de l’eau ou au sommet de la canopée) est susceptible de faire chuter la cohérence, tandis qu’une zone urbanisée et un abattis avec maintien des souches seront identifiés comme stables. La figure 13, obtenue par composition colorée de l’intensité des échos radar (grandeur liée à la rugosité et à l’humidité) et de la cohérence interférométrique (sensible à la stabilité), permet de distinguer l’eau (en bleu), la forêt (en vert), les surfaces déboisées (en ocre) et les centres urbains (en jaune) en croisant ces différents critères. Toutefois, contrairement à ce qui a été dit pour les capteurs optiques, l’interprétation des images radar est tout sauf intuitive et ne peut être confiée qu’à des opérateurs très qualifiés.
CONCLUSION
67En raison de différences géographiques importantes, les phénomènes naturels et anthropiques qui conduisent à une dégradation de l’environnement et à une intoxication des populations locales par le méthylmercure sont difficilement extrapolables de l’Amazonie brésilienne à la Guyane. Cependant, les conditions naturelles de la méthylation (bas-fond, zone marécageuse) et les causes de la mobilisation du mercure (essentiellement la déforestation, les inondations et l’orpaillage) sont associées à des facteurs environnementaux dont on peut au moins localiser l’apparition et surveiller les évolutions. La télédétection permet de mettre en place des moyens pertinents d’observation, à différentes échelles, des impacts environnementaux de la présence et des activités humaines. Par ailleurs, l’imagerie satellitaire ou aérienne, outil de surveillance par excellence, fournit non seulement des informations objectives mais aussi des supports de communication et des pièces à conviction. Toutefois, compte tenu de la diversité des outils de télédétection, un cahier des charges précis tenant compte des spécificités guyanaises devra préalablement être établi.
[Références bibliographiques]
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Notes de bas de page
1 Lors des missions menées dans le secteur de Dorlin, il a été identifié un phénomène de recolonisation des sites miniers abandonnés par des formations végétales nommées cambrouzes, dont la texture se détache très nettement du couvert forestier initial. Cependant, il convient de rester prudent vis-à-vis de l’origine des cambrouzes, qui dans d’autres cas peuvent s’expliquer par des phénomènes naturels.
2 On parle généralement de « fusion » pour désigner la combinaison de données d’origine ou de nature diverses.
3 Les images AVHRR sont acquises quotidiennement, en réception directe, au Laboratoire régional de télédétection (IRI, Cayenne).
4 C’est le cas des données du capteur HRVIR de SPOT-4 (fig. 1).
5 Un capteur optique est dit multispectral lorsqu’il effectue des mesures indépendantes dans plusieurs longueurs d’onde, et hyperspectral dans plusieurs dizaines, voire centaines, de longueurs d’onde.
6 Le capteur radar de JERS fonctionne en bande L, ce qui correspond à une longueur d’onde d’environ 25 cm.
Auteurs
Laurent Polidori, professeur à l’ESGT, Le Mans, chargé de recherche à l’IRD (France)
polidori@cayenne.ird.fr
Jean-Marie Fotsing, professeur à l’université d’Orléans, unité Télédétection de l’IRD (France)
jean-Marie.Fotsing@orléans.ird.fr
Jean-François Orru, chercheur stagiaire à l’IRD, Cayenne (France)
j-f-orru@wanadoo.fr
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