De la forêt aux jardins (Sumatra, Indonésie)
p. 223-239
Texte intégral
1En matière de gestion et d'usage des ressources forestières, une opinion — couramment répandue dans le monde scientifique, mais aussi politique — oppose habituellement les régimes collectifs « traditionnels » aux systèmes de propriété individuelle « modernes ». Si, dans les zones forestières tropicales, la gestion des ressources naturelles repose le plus souvent sur des systèmes de propriété collective (Berkes, 1989 ; McKay et Acheson, 1987), il est implicitement admis que la déforestation, la conversion agricole des zones forestières, la monétarisation croissante des économies et l'importance accrue des stratégies commerciales sont autant de facteurs entraînant l'évolution de ces régimes collectifs vers des systèmes de droits privés.
2Cette opinion, présentée comme un constat objectif de « l'évolution des systèmes », traduit en fait un double jugement de valeur sur les systèmes « traditionnels », à savoir :
- les régimes collectifs ne sont efficaces que tant que l'utilisation de la forêt reste confinée à des besoins domestiques et l'économie peu ou pas monétarisée1, le corollaire étant que le succès des stratégies commerciales dans la gestion des ressources forestières (extractivisme, coupe du bois d'œuvre) est indissociable d'une appropriation privée et d'une gestion individuelle, plus efficaces d'un point de vue aussi bien comptable que social ;
- par opposition aux systèmes d'agriculture itinérante où les terres sont souvent gérées de façon collective, le succès des systèmes agricoles permanents repose sur un parcellaire privé et une gestion individuelle des terres.
3L'histoire récente des forêts tropicales abonde d'exemples allant dans ce sens. Dans le monde entier, de nombreuses forêts communales ont été remplacées par des parcelles agricoles privées. L'évolution brusque des marchés de ressources extractivistes s'est souvent traduite par une désintégration plus ou moins sévère des systèmes d'appropriation collective associés (Peluso, 1992), conduisant à terme à la disparition des ressources en question. Ce processus, vite et mal analysé, a souvent été présenté comme un nouvel exemple de la « tragédie des communaux ».
4Il serait cependant trop facile d'associer de façon caricaturale la propriété collective à des stratégies vivrières (qu'elles soient forestières ou agricoles) et l'appropriation privée aux stratégies commerciales. Les causes et les dynamiques de la privatisation des terres forestières et de leurs ressources sont loin d'être aussi linéaires et universelles. La diversité des systèmes de propriété, la variété de leurs réponses à des stimuli exogènes renvoient à la variété des choix techniques en milieu forestier et à celle des rapports de production qui leur sont associés. Cette variété est aussi intrinsèquement liée aux multiples formes de rapports sociaux et de systèmes cognitifs dans un milieu ou une communauté donnés.
5Si les forêts reculent devant l'agriculture, si des systèmes de droits privés apparaissent un peu partout sous les tropiques, il existe aussi de nombreux exemples de gestion locale qui associent agriculture et forêt, et redéfinissent les règles des anciens régimes collectifs. L'analyse de ces exemples devrait permettre de mieux comprendre les causes et les modalités d'évolution des communaux forestiers et, surtout, de redéfinir les concepts de gestion collective et de propriété privée dans le développement des terres et des ressources forestières.
6L'histoire des mutations récentes qui ont affecté les systèmes de gestion d'une ressource forestière — la résine damar — dans le sud de Sumatra (Indonésie) permet d'expliciter les relations entre les systèmes de propriété, les structures économiques locales, les systèmes sociaux et les conditions écologiques. L'anthropisation des systèmes naturels et les problèmes économiques liés à l'abandon des stratégies agricoles et forestières traditionnelles y ont entraîné une réorganisation profonde des paysages et des systèmes de production. Cette réorganisation s'est faite en parallèle avec une mutation des systèmes de propriété. Il est surtout intéressant de voir comment les anciennes institutions ont permis l'émergence de droits individuels, la privatisation des ressources et la mutation des systèmes de gestion, et comment cette évolution a conduit à remettre au goût du jour certaines des anciennes traditions collectives. Cet exemple permet enfin de réexaminer la place sociale, écologique et économique des régimes collectifs et individuels dans le domaine forestier.
Par la hache et le feu : gestion collective des ressources forestières
Riziculture sur brûlis et cueillette
7Comme dans la plupart des régions forestières en Asie du Sud-Est, les anciens systèmes de production du Pesisir, dans le sud de Sumatra, allient stratégies de subsistance et stratégies commerciales, en associant agriculture et exploitation des ressources forestières. Jusqu'à la fin du XIXe siècle, l'agriculture de subsistance est dominée par la riziculture pluviale, pratiquée sur les collines selon un système classique d'essartage (Sevin, 1989). L'agriculture commerciale est florissante bien avant le XVIIIe siècle, avec le coprah le long des côtes et surtout le poivre2, cultivé avec le riz pluvial dans les collines (Marsden, 1783). La forêt fournit des produits commerciaux importants : caoutchoucs sauvages jusque vers 1930, rotins, nids d'hirondelle et résines. Chaque paysan gère des essarts et des plantations, et va selon ses besoins collecter des produits en forêt. Les commerçants chinois installés sur la côte assurent l'exportation des produits vers l'Inde, l'Arabie, l'Europe ou la Chine.
8La collecte des résines dans le Pesisir est une tradition ancienne, comme d'ailleurs dans la plupart des zones forestières indonésiennes. Les résines, qu'elles soient aromatiques comme le benjoin et le bois d'aigle ou illuminantes comme le damar et le copal, comptent parmi les produits forestiers les plus anciens exportés par l'Archipel3. Les résines damar, abondantes à Sumatra et à Bornéo4, sont utilisées dans les mélanges d'encens ou dans la fabrication des teintures et des colles (Burkill, 1935). Les premières exportations de damar vers l'Europe ne sont signalées que vers le début du siècle dernier. Elles prennent rapidement un essor considérable avec le développement de la fabrication industrielle de peintures et de vernis. Entre 1850 et 1920, la collecte commerciale de damar représente une activité rémunératrice essentielle pour de nombreuses populations de Sumatra et de Bornéo. Dans le Pesisir, le damar mata kucing5, résine claire et de haute qualité, domine. Il est déjà mentionné au XVIIIe siècle parmi les « spécialités » de la région (Marsden, 1783) et Collet le cite parmi les quatre principaux produits exportés depuis le Pesisir avant la Première Guerre mondiale (Collet, 1925).
Rizières familiales et forêt communale
9Jusque vers le début du siècle, terres et ressources forestières sont gérées en propriété collective par des communautés villageoises regroupées en clans localement désignés sous le nom de marga. L'appropriation privée ne concerne que les terres aménagées de façon permanente autour des villages : les rizières irriguées, les jardins fruitiers et les zones d'habitation. Dans les forêts communales, où personne ne peut revendiquer la propriété d'une parcelle de terre, les paysans peuvent acquérir un droit d'usage exclusif et permanent, mais théoriquement non transmissible, sur certains arbres, selon des règles d'appropriation et des techniques d'utilisation déterminées par la collectivité. L'accès individuel à la terre n'est possible qu'avec l'accord de la communauté par le défrichement et la mise en culture d'une parcelle de forêt. Ce droit de hache ne constitue pas un droit de propriété — la terre reste la propriété éminente du clan — mais un droit d'usage à long terme reconnu en exclusivité au défricheur même si la terre retourne à la friche. Le droit de hache peut être tacitement reconduit pour les descendants du défricheur aussi longtemps que ces derniers le revendiquent. La seule restriction majeure dans l'usage des terres forestières consiste en l'interdiction absolue de planter des espèces pérennes. Caféiers et poivriers n'entrent cependant pas dans cette catégorie car, en raison des techniques de culture en vigueur dans le Pesisir, ils disparaissent d'eux-mêmes dans le recrû forestier une dizaine d'années après leur implantation dans les essarts.
10L'interdiction d'implanter des espèces pérennes se retrouve dans de nombreux systèmes de propriété collective sous les tropiques. Le planteur pouvant légitimement revendiquer ses droits sur les arbres qu'il a mis en place et les transmettre à ses descendants, la plantation revient à une appropriation privée et individuelle de l'espace qui contient ces arbres, c'est-à-dire à une pérennisation de fait du droit d'usage de la terre. Or, la différence est ténue entre droit d'usage permanent et droit de propriété. Dans le Pesisir, la plantation est assimilée à une création de richesse de même nature que l'aménagement d'une rizière irriguée, si bien que le planteur peut légalement prétendre à des droits de propriété sur la terre elle-même.
11Les règles de transmission des biens fonciers suivent un mode strictement patrilinéaire. Toute terre en propriété privée doit rester dans la lignée de son créateur. Les biens fonciers et immobiliers ne peuvent être légués qu'au fils aîné. Les cadets souhaitant accéder à la propriété foncière n'ont d'autre choix que de créer leur propre rizière. Dans les villages du Pesisir, où les conditions topographiques limitent fortement l'extension des rizières, les branches cadettes se retrouvent, de fait, exclues de la propriété foncière. Le système de transmission induit une scission sociale nette entre les branches aînées — véritables lignages aristocratiques héritiers d'un solide patrimoine foncier — et les branches cadettes formées de paysans sans terre dépendant entièrement de la forêt communale pour leur subsistance (Mary, 1987).
De la crise des communaux à la redéfinition des règles
Les limites du contrôle communautaire
12Au début du siècle, les systèmes de collecte du damar rencontrent des problèmes, malheureusement classiques dans la gestion de ressources sauvages, nés du déséquilibre entre disponibilité naturelle et besoins économiques. Le recours croissant aux ressources forestières commerciales et leur raréfaction progressive dans l'environnement proche des villages conduisent à l'affaiblissement des systèmes coutumiers, incapables de réguler la gestion des ressources dans le cadre de la propriété commune. Le développement des défrichements a sans doute joué un rôle important dans la faillite des systèmes extractivistes traditionnels. La croissance démographique naturelle et les programmes de « stabilisation des populations itinérantes » promus par l'administration coloniale néerlandaise, en créant des poches de concentration de population le long des côtes, se sont traduits par un défrichement accru de la forêt de basse altitude, la plus riche en arbres à damar. Les arbres adultes et productifs, généralement épargnés par la hache et le feu lors des défrichements, survivent dans les abattis mais ne se reproduisent plus, ou mal, ou pas assez. Ainsi, malgré les efforts des paysans pour protéger la ressource, celle-ci recule.
13La cause principale de la disparition de la ressource est à rechercher dans divers facteurs contribuant tous à la surexploitation des arbres. Tout d'abord, la flambée des prix de la résine après 1900 incite les paysans à intensifier les saignées. Puis, la maladie des poivriers compromet l'équilibre entre agriculture vivrière et agriculture de rente dans les systèmes de production (Levang, 1989) et rend plus indispensable que jamais le recours aux ressources commerciales sauvages. Les récoltes s'intensifient mais les techniques restent inchangées. Très vite, les damar s'épuisent sous des saignées abusives.
14La surexploitation se généralisant, les systèmes traditionnels de contrôle se délitent peu à peu. La communauté reconnaissait traditionnellement des droits d'usage exclusifs à celui qui avait découvert l'arbre en forêt et y avait apposé sa marque : la saignée. Mais très vite, le contrôle communautaire n'est plus capable de protéger les intérêts des usufruitiers vis-à-vis des saigneurs illégitimes. Les conflits d'appropriation et d'usage des derniers damar sauvages se multiplient, d'abord entre villages, puis au sein même des communautés. La généralisation des vols de résine sur l'arbre conduit tous les saigneurs — légitimes ou non — à collecter de plus en plus vite, de plus en plus fréquemment, de plus en plus précocement. Les arbres n'y résistent pas. Un forestier hollandais en visite dans la région en 1935 dénonce l'imminence de la disparition de la ressource sauvage.
15L'importance de la disparition des damar sauvages est telle qu'elle va entraîner une (r)évolution radicale des règles communautaires et des communaux qu'elles contrôlaient. Après une phase de remise en cause des systèmes de gestion et des institutions qui les sous-tendent, elle va provoquer des changements techniques et stratégiques qui affecteront profondément tout l'équilibre des systèmes de production et conduiront à la mutation globale des systèmes d'appropriation des terres et des ressources.
La modification des règles coutumières
16La mise en culture du damar, déjà pratiquée de façon expérimentale par quelques paysans innovateurs, va vite apparaître comme une solution prometteuse face à l'épuisement global des ressources forestières. Mais cette solution se heurte à d'importantes difficultés d'ordre institutionnel : l'interdiction de planter des arbres sur les terres communales et la réticence des systèmes coutumiers vis-à-vis de toute tentative d'appropriation individuelle sur les domaines communautaires.
17Planter un damar n'a rien de comparable avec planter un caféier. Il s'agit d'un engagement sur un avenir beaucoup plus lointain. L'arbre ne pourra pas être saigné avant 20 ans et n'atteindra sa pleine production que vers 40 ans. Le planteur travaille pour ses descendants. La mise en culture du damar intervenant dans un contexte d'échec des systèmes de propriété collective, son succès repose avant tout sur l'assurance que les efforts investis profiteront bien au planteur ou à sa descendance. Dans le système coutumier en vigueur à l'époque, cela implique que les droits d'usage concernant les ressources individuelles sur les terres communales — en particulier l'exclusivité du droit de saignée — soient à nouveau strictement respectés et que les règles d'appropriation soient clairement redéfinies. Cela implique surtout l'instauration de règles fiables pour la transmission de ces droits d'usage, c'est-à-dire la codification des us en vigueur pour la transmission des droits individuels sur les ressources forestières.
18Pressés par le besoin de régénérer la ressource damar, mis sans doute aussi devant de nombreux cas de fait accompli, les responsables de la loi coutumière acceptent de lever l'interdiction concernant la plantation d'arbres sur les terres communales. Et, bien que non dit, cela équivaut à avaliser sinon une appropriation individuelle des terres, du moins, dans un premier temps, un accaparement de longue durée par des individus. Cette mesure agit comme le déclic d'un mouvement généralisé de plantation qui se traduit par la conversion massive du domaine de l'essartage. En une cinquantaine d'années, les terres occupées par les champs de riz pluvial et les jachères seront remplacées par une succession ininterrompue de jardins à damar6.
19Menacé de disparition au début du siècle, le damar domine aujourd'hui le paysage du Pesisir. Il aura fallu moins de cinquante ans aux paysans pour transformer l'échec des systèmes extractivistes traditionnels, exprimé par l'épuisement apparemment irréversible d'une ressource forestière en propriété collective, en une « success-story » fondée sur cette même ressource, gérée cette fois selon une logique agricole dans un système d'appropriation plus individuel. Cette histoire illustre-t-elle pour autant l'inadaptation des systèmes de gestion collectifs pour des ressources devenues limitées ? Et le bien-fondé des stratégies individuelles dans le cadre d'une emprise croissante de l'économie de marché ?
La privatisation des communaux
20Par la suppression de l'ancienne interdiction de planter des arbres sur les terres d'essartage, le système coutumier a de fait légitimé l'appropriation individuelle de terres faisant partie d'un patrimoine collectif auparavant inaliénable. Mais ce processus de privatisation est original et ses conséquences inattendues.
Usus, fructus, abusus ?
21L'acception du système de propriété privée dans le Pesisir ne correspond que partiellement à la perception occidentale — issue du droit romain — où la propriété est conçue comme le droit absolu et exclusif d'utiliser le bien (usus), le droit de disposer de ses fruits (fructus) et le droit de l'aliéner (abusus). Dans la jouissance de ses biens, le propriétaire terrien du Pesisir est confronté à un ensemble de restrictions concernant à la fois l'usus et l'abusus.
22Les modalités de transfert des jardins ont été calquées sur les règles de transmission patrilinéaire appliquées aux rizières et aux jardins fruitiers. Celles-ci comportent une clause spéciale tenant compte de l'origine des biens fonciers. Le système de propriété fait une distinction nette entre les « droits de propriété pleins » (hak milik penuh) et les « droits hérités » (hak waris). Le premier type s'applique aux jardins nouvellement ouverts et est assimilable au droit de propriété du droit romain. Leur « créateur » les gère et en dispose comme bon lui semble. En revanche, les jardins hérités font partie intégrante du patrimoine lignager et sont, par là, soumis à des restrictions coutumières concernant l'aliénation de la terre et le droit de modifier la composition du jardin. Même si le propriétaire d'un jardin hérité peut affirmer qu'il possède sa terre et dispose de ses fruits à sa guise, il ne peut ni la vendre ni même couper des arbres productifs sans en référer à toute sa famille élargie7.
23Juridiquement, le hak waris est indiscutablement assimilable à un droit de propriété privée et non à un régime de propriété collective. Mais, du fait des restrictions majeures évoquées ci-dessus, l'héritier, plutôt qu'un propriétaire, devient un dépositaire des biens lignagers dont le contrôle est assuré par le lignage dans son ensemble. Cette référence au lignage dans les épisodes fondamentaux de la gestion du jardin n'est pas sans rappeler la référence à la communauté dans les régimes de propriété collective. Dans un cas comme dans l'autre, l'usage des ressources est soumis au contrôle d'une instance « communautaire ». La différence majeure entre les deux systèmes est que, dans les régimes collectifs, l'appropriation et l'usage sont soumis à un arbitrage institutionnel — respect des règles et sanctions en cas de manquement. Dans le cas des jardins, le respect des règles liées à la propriété est assuré par un système de contrôle social et de contrat moral dans lequel les souhaits de l'individu s'effacent devant les besoins du lignage. La restriction des droits constitue plus une obligation morale — qu'on peut a priori choisir de respecter ou d'ignorer — qu'une règle juridique clairement formulée. Mais le respect de cette obligation représente les fondements d'une éthique de la propriété qui va à l'encontre de la privatisation totale comme de l'individualisme forcené caractérisant des sociétés plus consuméristes. Les restrictions coutumières visent surtout à assurer l'intégrité des biens lignagers. La transmission du patrimoine est un devoir, socialement aussi fondamental que le droit à l'héritage. On retrouve ici la philosophie sous-jacente à tous les systèmes de propriété collective : assurer la préservation des richesses de la communauté sur le long terme.
24Ce système particulier repose sur le maintien d'une structure sociale forte aussi bien au sein du lignage — importance morale — que du corps social élémentaire que représente la famille élargie — importance domestique. Si les règles de transmission des biens induisent un déséquilibre certain dans les rapports économiques au sein des lignages entre branches aînées et branches cadettes — facteur a priori déstructurant —, elles procurent aussi certains avantages aux cadets.
25Hériter est un privilège qui se double d'importantes contreparties sociales et économiques. La transmission des biens fonciers se fait en général après la naissance du premier enfant mâle du fils aîné, l'héritier devenant alors chef de famille. Mais il s'agit là d'une famille élargie qui comprend les parents, les frères cadets et leurs enfants, ainsi que les sœurs célibataires, divorcées ou veuves. Outre la responsabilité morale du groupe familial, le fils aîné a aussi le devoir de l'héberger et de le nourrir. Cette responsabilité économique semble largement compenser l'inégalité inhérente au système de transmission des biens (Levang et Wiyono, 1993 ; Mary, 1987).
Vers un nouvel équilibre social
26Le succès de la culture du damar paraît reposer sur un simple calcul économique. Cependant, l'examen critique des facteurs sociaux pourrait remettre en question cette évidence. Le souci de créer et de transmettre des structures productrices à ses descendants a sans aucun doute constitué un facteur essentiel dans la dynamique d'établissement des jardins.
27L'une des principales conséquences du changement intervenu dans les régimes d'appropriation est de lier l'accès à la propriété foncière non plus au rang dans la fratrie mais aux capacités productives de chacun. Désormais, c'est par le travail investi (défrichement, plantation) que l'on accède à la propriété. Si la propriété foncière restait, dans l'ancien système coutumier, le privilège des branches aînées des familles fondatrices, elle devient, avec la légitimation de l'appropriation individuelle sur les terres forestières, accessible à tous. Les jardins à damar deviennent le nouveau pivot de la création et de la continuité des groupes familiaux : de rizicole et limitée, l'assise foncière des lignages devient agro forestière et aussi vaste que le domaine forestier lui-même.
28Au-delà du patrimoine foncier vu comme un bien social, l'accès à la terre permet aussi d'accéder à une nouvelle forme de capitalisation. En effet, la sécurisation du foncier passe désormais par l'établissement de plantations commerciales permanentes sur des terres autrefois réservées à la subsistance. Pour les branches cadettes, l'accès à la terre permet la constitution d'un capital productif qui leur permet d'échapper à la dépendance économique de leurs aînés. Cette capitalisation constitue l'assise économique d'un nouveau lignage.
29Ainsi, l'appropriation des terres forestières devient le gage à la fois d'une nouvelle position sociale et d'un pouvoir économique qui fonde a posteriori cette position. La privatisation des terres communales permet de redéfinir au sein des communautés villageoises les rapports de pouvoir et de richesse qui favorisaient auparavant les branches aînées.
Le retour aux communaux ?
30La transformation conjointe des paysages et des sociétés ne s'arrête cependant pas à cette « privatisation » généralisée des terres et des ressources par un processus de transformation agricole. Les modalités techniques de la restitution massive de la ressource damar ont eu des conséquences écologiques originales.
De la forêt aux jardins
31Sur le plan écologique, la transformation de la forêt communale en jardins à damar peut être interprétée de plusieurs façons. On peut y voir un processus classique de déforestation (Mary et Michon, 1987), ce qui reste vrai sur un plan théorique : la forêt originelle n'est plus. Cette interprétation ne résiste cependant pas à une réflexion diachronique critique. Les jardins ont été installés sur les anciennes terres d'essartage, domaine par nécessité déforesté ou destiné à l'être. La restitution du damar sur ces terres de brûlis et de jachères peut être interprétée plutôt comme un processus de reforestation, interprétation confirmée par les observations de terrain.
32Les jardins à damar sont issus d'une arboriculture paysanne spécialisée. De même qu'il plantait du poivre ou du café, le paysan s'est mis à planter des damar. Mais, de par sa conception8, la plantation se complexifie d'année en année, jusqu'à ressembler à une forêt. L'ossature de cette forêt est assurée par les damar, remplacés au fur et à mesure de leur déclin par quelques espèces fruitières. Cependant, la nature se charge de remplir les interstices. Arbres, arbustes, fougères, orchidées retrouvent leur place entre, sous ou sur les damar, et les animaux, attirés par les arbres fruitiers, reviennent plus nombreux. Rien de commun entre ces jardins paysans et une plantation forestière classique dévolue à une production unique. Les paysans du Pesisir n'ont pas seulement établi des plantations de damar. En moins de 50 ans, ils ont su reconstruire, même fortuitement, même imparfaitement, un véritable écosystème forestier, ce qui représente une performance en matière de dynamique forestière. Cette reforestation a eu des conséquences déterminantes sur la gestion des parcelles et l'évolution des règles d'appropriation et de contrôle qui leur sont appliquées.
Jardins commerciaux ou forêt nourricière ?
33Les jardins à damar sont avant tout gérés comme une plantation commerciale, la résine fournissant des revenus monétaires réguliers qui suffisent à couvrir les besoins courants, et sa commercialisation permettant de créer de nombreux emplois dans la région (Dupain, 1994 ; Levang et Wiyono, 1993 ; Mary et Michon, 1987). Le revenu des fruitiers souvent complantés avec les damar a même permis, ces dernières années, de doubler le revenu monétaire annuel des paysans (Bouamrane, 1996 ; Levang et Wiyono, 1993).
34Cependant, de même que la biodiversité forestière n'est qu'une conséquence fortuite de la structure biologique des plantations de damar, de nombreuses traditions forestières, oubliées avec le recul des massifs naturels, ont resurgi dans l'utilisation quotidienne des jardins. Parmi les espèces se régénérant sous les damar, le paysan a sélectionné les ressources qui lui semblaient les plus utiles et a renoué avec des activités de cueillette ou de collecte commerciale, auparavant réservées aux forêts communales. La plupart des légumes, des fruits, des plantes médicinales et des poissons consommés dans les villages proviennent des jardins qui fournissent également des rotins pour la vente. À l'instar de l'ancienne forêt qu'ils remplacent, les jardins à damar constituent un espace à vocation multiple dont l'utilisation est modulée par les besoins immédiats.
Le retour en force des communaux
35La restauration de ressources forestières au sein des jardins s'est accompagnée d'un rétablissement des traditions collectives liées à ces ressources, qui a partiellement invalidé la privatisation des jardins. De fait, l'appropriation individuelle ne concerne pas la globalité du domaine agroforestier. Le degré de contrôle du propriétaire sur les ressources de son jardin dépend avant tout de leur nature. La terre et les plantes d'intérêt économique, comme les damar ou certains fruitiers, constituent des biens privés. Récolter la résine sur l'arbre de son voisin est un vol qualifié. En revanche, d'autres ressources sont utilisées en propriété collective, voire en accès libre. Les fruits de faible valeur marchande, la sève du palmier à sucre, les tiges des bambous, bien qu'issus d'espèces plantées par le propriétaire, restent à la disposition de la collectivité. L'étendue de la collectivité en question dépend elle aussi de la valeur de la ressource. Il peut s'agir uniquement du groupe familial élargi, qui est en droit d'exiger sa part de durian ou de duku9. Mais le droit d'usage collectif peut s'étendre au lignage, voire à la communauté dans son ensemble. S'il est courant de prélever des fruits ou des bambous en petites quantités sans l'accord préalable du propriétaire, il n'en va pas de même pour des ponctions plus importantes, surtout lorsqu'elles sont destinées à la commercialisation. Le collecteur doit alors demander l'autorisation du propriétaire et, souvent, partager avec lui la récolte, ou le revenu de la vente. Les ressources considérées comme « spontanées », tels les rotins, les légumes sauvages, les plantes médicinales et le bois mort, sont couvertes par un régime qui fluctue entre usage collectif — la collectivité étant ici celle du village10 — et accès libre. Dans la plupart des villages, la cueillette de plantes médicinales ou de légumes sauvages et la collecte de rotins pour la vente restent ouvertes à tous, sans restrictions concernant l'origine du collecteur.
Logiques et stratégies d’appropriation des ressources forestières
36L'exemple du Pesisir tend à remettre en cause la distinction habituelle entre régimes collectifs et droits privés. Dans le Pesisir, cette distinction ne s'est affirmée nettement qu'au moment du changement de système. L'adoption de la privatisation qui a accompagné la mutation des systèmes de production au début du siècle constituait une remise en cause globale des traditions collectives. Cependant, la différence juridique et institutionnelle qui s'est établie entre le système traditionnel et le système actuel a vite été gommée par les pratiques. La transformation à grande échelle du paysage et des systèmes de production, issue de la privatisation, n'a pas effacé les anciennes traditions collectives. La privatisation n'a pas conduit à une individualisation totale de la propriété, c'est-à-dire à un contrôle exclusif des individus sur la terre ou les arbres. Il est important de comprendre pourquoi systèmes privés et régimes collectifs continuent ainsi à s'interpénétrer.
37La privatisation est intervenue dans un contexte d'épuisement rapide des ressources forestières. Elle a transformé des terres vouées à la subsistance en terres à vocation commerciale. Mais la privatisation n'est pas la conséquence directe de ce mouvement de monétarisation croissante de l'économie locale. Avec le poivre et le café, l'économie du Pesisir était depuis longtemps ouverte sur les échanges commerciaux. Les ressources forestières concernées au premier chef par la privatisation étaient depuis longtemps des ressources commerciales. La remise en question du modèle d'appropriation collective et la privatisation des terres qui s'en est suivie résultent plutôt de la rupture de l'équilibre qui existait entre les différentes sources de revenu, agricoles et forestières. Cette rupture a entraîné, dans le domaine forestier, une brusque inadéquation entre disponibilité naturelle et besoin économique et a montré la limite écologique du régime de collecte traditionnel. À son tour, l'épuisement de la ressource naturelle a joué un rôle indéniable dans la faillite des systèmes collectifs. Ce n'est toutefois pas cet épuisement qui a créé le besoin de redéfinir les bases des systèmes de gestion et de contrôle. Épuisement naturel et faillite institutionnelle sont intimement liés. Il ne s'agit ici, en définitive, que d'une mutation des stratégies de gestion : le passage d'une logique de type extractiviste à une logique de production.
38La nouvelle logique de production bouleverse aussi le système de valeurs associé à la forêt. La terre, jusqu'ici simple support de ressources, devient par les plantations qu'elle porte un bien précieux. Sa possession est essentielle à la survie sociale et économique : la terre devient patrimoine, accessible par un travail lié au défrichement et directement transmissible aux descendants. Dans le Pesisir, le patrimoine foncier s'enrichit d'une structure productive — les arbres — planifiée sur le long terme et valorisée au même titre que la terre11. Cette notion de long terme fait intervenir, au sein de structures d'appropriation agricoles, des logiques plus caractéristiques des gestions forestières : la perpétuation des structures productives doit transcender les fluctuations à court terme intervenant sur les produits de ces structures. Et c'est cette logique forestière, ou plutôt sylvicole, qui légitime la réintroduction d'une certaine dose de contrôle communautaire dans un régime foncier devenu privé. En effet, si la notion de patrimoine est essentielle, car elle fonde le lignage, celle de long terme, qui confère en quelque sorte une valeur ajoutée au patrimoine, justifie a posteriori le droit de veto du lignage sur la gestion du patrimoine. Dans le cas de l'agroforêt, ce droit de veto s'exerce non seulement sur la vente du patrimoine foncier, mais aussi sur la gestion du patrimoine productif : les arbres. On hésite souvent à aliéner, chez les paysans, ce qui a été créé par les ancêtres. Chez ces paysans agro forestiers, on protège bien entendu la terre, mais surtout les arbres qui ont été mis en place pour les générations à venir et qui constituent la condition de continuité du groupe domestique. On retrouve ici, au sein de structures d'appropriation agricoles, des logiques plus caractéristiques des gestions forestières. Cette prise en compte de logiques forestières constitue une révolution certaine pour l'agriculture, où le long terme n'atteint que rarement la dizaine d'années.
39Le contrôle social, autrefois exercé par la collectivité villageoise, a été remplacé par celui du lignage, et le respect des anciennes règles par l'observation d'une morale. Mais la règle de base n'a pas fondamentalement disparu : il est essentiel que le corps social contrôle l'individu afin d'assurer la pérennité et l'intégrité des structures productives pour les générations futures. La collectivité vient alors garantir une continuité que l'individu pourrait compromettre. Cela est d'autant plus important que les structures productives sont difficiles ou coûteuses à établir. Dans le cas de ressources forestières dont le temps de renouvellement excède celui d'une génération humaine, la logique économique individuelle, axée sur une rentabilité à court terme, va souvent à l'encontre d'une logique collective de maintien des capacités productives sur le long terme. C'est d'ailleurs la raison invoquée par le gouvernement indonésien pour justifier la tutelle des terres et des ressources forestières par un corps d'État. Dans le cas de ressources plantées comme le damar, la seule logique économique individuelle qui prévaut à court terme est la sécurisation foncière (logique de front pionnier) et, à moyen terme, une sorte d'assurance-vie pour le planteur. Ces incitations peuvent paraître faibles devant l'attrait de spéculations plus immédiates, surtout en conditions de saturation foncière comme c'est le cas dans la plupart des villages du Pesisir. C'est là qu'interviennent les anciennes coutumes, sous la forme d'un contrôle collectif codifié ou sous celle d'un respect des valeurs familiales. Il faut cependant noter que cette « tradition », qui vise essentiellement à la reproduction des ressources et donc à celle de la communauté qu'elle régit, maintient un degré important d'inertie face au changement. Et cette inertie peut, comme cela est arrivé lors de l'épuisement des ressources au début du siècle, mettre en danger le système dans son ensemble12.
40Si, dans les faits, droits privés et droits collectifs continuent de coexister, sans se contredire, dans la gestion des terres forestières, les fondements juridiques et institutionnels de ces deux types de droits restent clairs. Schématiquement, dans l'ancien régime, les droits sont collectifs et les instances de décision et de contrôle communautaires. L'usage seul peut être privé et individuel, mais de façon restrictive. Dans le régime actuel, la structure juridique confirme les droits individuels. Le contrôle reste collectif mais plus tacitement que légalement, seul l'usage peut devenir collectif. Cette différence de structure peut avoir d'importantes conséquences sur l'évolution des systèmes de gestion, spécialement en cas de crise.
Environnement, lois et société
41L'évolution des systèmes d'appropriation dans le Pesisir est si intimement liée aux mutations sociales et aux changements techniques et économiques qu'aucun lien de causalité entre les différents facteurs n'apparaît clairement. Il s'agit en fait d'un ensemble d'actions et de réactions dans lequel l'évolution d'un groupe de facteurs entraîne celle des autres qui, à leur tour, influencent l'évolution des premiers. Dans l'histoire du damar au Pesisir, on observe aussi bien l'influence des changements économiques sur l'évolution des systèmes techniques et institutionnels — par exemple, l'accroissement de la demande sur le damar provoquant le passage de l'extractivisme à la culture, lui-même entraînant la refonte des systèmes juridiques d'appropriation — que l'impact de cette évolution sur les paysages et leur écologie (ce passage de l'extractivisme à la culture entraînant un reboisement massif) ou que la conséquence des changements écologiques sur l'évolution de la gestion sociale des paysages - par exemple, le ré-établissement de structures forestières complexes entraînant une diversification des règles d'usage des ressources dans le cadre d'une appropriation individuelle.
42Cette imbrication entre facteurs sociaux et écologiques est parfaitement illustrée par la recomposition conjointe du paysage, de la société qui le gère et des règles de gestion édictées par cette société. En effet, la restauration d'un écosystème forestier complexe et surtout la durabilité et l'efficacité de sa gestion sont totalement dépendantes des changements socio-institutionnels. Grâce aux redéfinitions sociales de l'appropriation (création par plantation d'arbres à long cycle) et de l'usage (interdiction de couper ces arbres), le territoire des jardins, bien que constitué d'une mosaïque de parcelles privées, constitue un massif boisé relativement homogène. Sans le contrôle lignager, qui garantit la continuité des structures arborées productives de chaque parcelle, le morcellement dû au parcellaire privé aurait pu conduire à une fragmentation importante de l'écosystème, transformant la forêt cultivée en une juxtaposition de jardins à structures et à vocations variées. Cette fragmentation, réduisant la biodiversité et les fonctions biologiques et économiques associées, porterait sans aucun doute un coup fatal à la survie même de la culture du damar13.
43L'exemple du Pesisir permet de tirer deux conclusions importantes pour l'analyse de systèmes d'appropriation. La première concerne la complexité des interrelations entre les différents facteurs impliqués. Systèmes de propriété, règles d'usage, formes sociales, formations végétales, systèmes techniques, formes de représentation de la nature... ne sont que les différentes facettes d'un ensemble cohérent et indissociable. C'est de l'adéquation entre ces différentes facettes que dépend le succès de l'ensemble. Dans le Pesisir, la crise des communaux observée au début du siècle est directement issue d'un déséquilibre entre règles d'usage, conditions naturelles et besoins économiques. Par la suite, c'est l'évolution conjointe du système d'appropriation et des structures biologiques qui a permis, durant les soixante dernières années, de réellement pérenniser un succès au départ essentiellement technique.
44La seconde conclusion concerne la dynamique de ces systèmes d'appropriation. Règles, droits et devoirs des individus et des collectivités vis-à-vis des ressources qui leur sont essentielles ne sont pas immuables. Il ne s'agit là que de conventions qui régissent les rapports entre individus ou entre groupes d'individus. Ces conventions évoluent, parfois insensiblement, souvent par crises, pour s'adapter à la disponibilité des ressources. L'exemple du Pesisir peut illustrer tout à la fois la faillite des systèmes collectifs à protéger des ressources convoitées et leur valeur pour la préservation d'un écosystème arboré. Il montre autant l'efficacité de la privatisation en foresterie que ses faiblesses. Suivant la période observée et l'étendue des facteurs explicatifs pris en compte, on conclura à la faillite ou à la réussite de l'un ou l'autre des systèmes.
45On ne saurait donc trop insister sur le danger qu'il peut y avoir, dans l'étude des systèmes d'appropriation des ressources renouvelables, à tirer des conclusions définitives d'observations limitées à une période ou à une discipline données.
Conclusion
46Il est fréquent, dans les réflexions sur la gestion des ressources naturelles, de chercher à relier de façon quasi mécanique tel type de ressource à tel type de régime de propriété. C'est en particulier ce que cherchent à faire de nombreuses administrations forestières appuyées par des justifications scientifiques mal assimilées. Dans certains pays, les services forestiers publics justifient ainsi leur mainmise sur la gestion du bois d'œuvre par le fait qu'une ressource si longue à renouveler ne peut être confiée à des collectivités paysannes intrinsèquement incapables de se projeter dans le long terme.
47Cette nécessité d'une instance supérieure de contrôle qui puisse contenir les initiatives privées dans certaines limites, fixées par des intérêts communautaires jugés supérieurs aux considérations individuelles, est souvent invoquée. C'est, à l'échelle d'un pays, la raison d'être d'un corps forestier public chargé de définir les politiques nationales ou régionales qui régenteront les pratiques locales, individuelles et collectives. Mais le bilan de la mainmise publique sur les ressources forestières est souvent catastrophique : dilapidation de la rente forestière et dégradation irréversible des massifs, accentuation des injustices sociales et multiplication des cas de spoliation des paysans. Alors, pour gérer localement des ressources de plus en plus menacées, on cherche une solution miracle, ici dans la privatisation, là dans la réhabilitation de traditions collectives. Le cas du Pesisir montre que règles collectives et propriété individuelle ne s'excluent pas nécessairement. Ici, il ne s'agit pas seulement de la combinaison entre utilisation individuelle et contrôle communautaire, typique de la plupart des systèmes traditionnels de gestion collective, et que prônent à l'heure actuelle la plupart des organisations non gouvernementales. Il s'agit surtout de la complémentarité potentielle entre plusieurs types de droits de propriété et d'usage appliqués à un même espace forestier au sein d'un système de gestion cohérent.
48L'étude du Pesisir a aussi permis d'illustrer le rôle des systèmes d'appropriation vis-à-vis de l'une des ambiguïtés principales de la gestion forestière dans le cadre d'une économie de marché. Quoi qu'en disent les tenants du développement durable, flexibilité socio-économique et pérennité biologique constituent des objectifs souvent inconciliables. Même dans un cadre institutionnel idéal, il est difficile de gérer simultanément les fluctuations intervenant sur le court terme dans la mise en valeur des ressources et la reproduction sur le long terme des structures qui les produisent. Privilégier la rentabilité immédiate peut rapidement compromettre la renouvelabilité du système dans son ensemble. Mais veiller à la permanence des structures constitue un dangereux frein à l'évolution, les systèmes de gestion n'ayant alors qu'une faible marge de réponse vis-à-vis des modifications des facteurs exogènes. Les tensions internes créées par le déséquilibre entre besoins et réalité se traduisent immanquablement par une crise d'envergure, comme cela s'est produit dans le Pesisir lors du passage des systèmes extractivistes aux systèmes agroforestiers.
49Ces crises peuvent-elles être évitées ? Dans le contexte actuel de changements rapides des marchés, il semble que non. Cependant, la rapidité d'évolution des systèmes contrôlant l'accès et l'usage des ressources apparaît comme un facteur essentiel pour limiter l'ampleur de ces crises. Ainsi, au Pesisir, pour faciliter l'adoption des innovations techniques issues de la crise, l'assemblée des marga a su introduire les changements nécessaires dans le contrôle des terres sous sa coupe et transférer son autorité défaillante à des structures sociales plus performantes. Dès lors, les régimes de propriété qui ont résulté de ces changements ont constitué un cadre efficace pour le développement. Ils ont su maintenir, malgré diverses crises de moindre envergure, un couvert forestier productif et diversifié. Cela constitue sans doute la dernière leçon du Pesisir : pour réussir, un système institutionnel doit se préserver une bonne marge d'évolution. Dans cette optique, les systèmes coutumiers ont souvent un avantage majeur sur les systèmes constitutionnels : la mobilité potentielle des règles et des usages.
Notes de bas de page
1 Cette croyance va de pair avec une vision autarcique des populations forestières. Or, en Asie du Sud-Est, l'intégration des populations forestières dans les réseaux commerciaux internationaux est fort ancienne (Dunn, 1975 ; Hutterer, 1988).
2 La culture du caféier ne s'est développée que vers la fin du XIXe siècle dans le Pesisir. Le giroflier, introduit frauduleusement depuis les Moluques par les Anglais à Bengkulu vers la fin du XVIIIe siècle, a connu son heure de gloire dans le Pesisir dans les années soixante et soixante-dix.
3 Elles sont mentionnées au même titre que les épices comme le poivre, le girofle, la muscade, la cannelle.
4 Elles sont produites par des arbres de la famille des Diptérocarpacées, famille largement dominante dans les forêts de basse altitude de Sumatra et de Bornéo.
5 Littéralement « damar-œil-de-chat ». Ce terme traduit la transparence et la compacité de ces damar obtenus par saignée directe sur l'arbre.
6 En 1935, Rappart compte à peine 70 ha de jardins productifs. En 1994, les damar saignés couvrent plus de 10000 ha, et une surface au moins équivalente est occupée par des jardins encore jeunes qui n'entreront en production que dans 10 ou 20 ans (Dupain, 1994).
7 En théorie, tous les descendants vivants du créateur du bien en question. Le plus souvent, les parents s'ils sont encore vivants, les oncles et les cadets.
8 Qui respecte les principes de base des successions sylvigénétiques en s'appuyant de façon optimale sur les dynamiques naturelles de production et de reproduction.
9 Durio zibethinus (Bombacaceae) et Lansium domesticum (Meliaceae). Ces deux fruits ont atteint ces dernières années une valeur commerciale importante.
10 Les bois de feu peuvent par exemple être récoltés sans restriction par les villageois sur tout le territoire des jardins.
11 Dans l'agroforêt, on ne compte pas en hectares, mais le plus souvent en nombre d'arbres productifs. Les restrictions d'usage concernent aussi bien la terre (prohibition de vente) que les arbres (interdiction de couper les bons producteurs).
12 Certains villages où le nombre de jeunes, sans emploi mais non sans besoins monétaires, est en augmentation voient se multiplier les cas de litiges sur les vols de résine ou la reconnaissance de la propriété des arbres.
13 On a pu l'observer à l'occasion du boom du giroflier qui a brusquement pris fin dans les années quatre-vingt, laissant la place à des végétations herbacées ou arbustives et introduisant un risque écologique nouveau dans la région : le feu.
Auteurs
Ethnobotaniste, IRD. Engref-FRT, centre de Montpellier, 648, rue Jean-François-Breton, domaine de Lavalette, BP 5093, 34033 Montpellier cedex 1, France.
Botaniste (écologie forestière), IRD. Engref, centre de Montpellier, 648, rue Jean-François-Breton, domaine de Lavalette, BP 5093, 34033 Montpellier cedex 1, France.
Agronome, IRD. Wisma Anugraha, Jalan Taman Kemang 32 B, Jakarta 12730, Indonésie.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Brasília, ville fermée, environnement ouvert
Marcia Regina De Andrade Mathieu, Ignez Costa Barbosa Ferreira et Dominique Couret (dir.)
2006
Environnement et sociétés rurales en mutation
Approches alternatives
Michel Picouet, Mongi Sghaier, Didier Genin et al. (dir.)
2004
La spatialisation de la biodiversité
Pour la gestion durable des territoires
Jean-Louis Guillaumet, Anne-Élisabeth Laques, Philippe Léna et al. (dir.)
2009
La Sierra Madre occidentale
Un château d’eau menacé
Luc Descroix, Juan Estrada, José Luis Gonzalez Barrios et al. (dir.)
2005
Terres d’altitude, terres de risque
La lutte contre l’érosion dans les Andes équatoriennes
Georges De Noni, Marc Viennot, Jean Asseline et al.
2001
La ruée vers l’or rose
Regards croisés sur la pêche crevettière traditionnelle à Madagascar
Sophie Goedefroit, Christian Chaboud et Yvan Breton (dir.)
2002
Effervescence patrimoniale au Sud
Entre nature et société
Dominique Juhé-Beaulaton, Marie-Christine Cormier-Salem, Pascale de Robert et al. (dir.)
2013
Du bon usage des ressources renouvelables
Yves Gillon, Christian Chaboud, Jean Boutrais et al. (dir.)
2000