Chapitre 10. Un espace sous dépendance, le rôle de l’émigration
p. 345-382
Texte intégral
1L’ouverture du territoire wolaita à d’autres espaces ainsi que la création de liens et d’échanges divers avec les régions voisines existaient bien avant l’intégration politique à l’empire éthiopien. Les migrations représentent une forme ancienne d’échanges inter-régionaux, la plus ancienne même, si l’on prend en compte les migrations forcées provoquées par le commerce des esclaves.
2Sans être un peuple de migrants comme ont pu l’être les Oromo ou dans une moindre mesure les Guragé, les Wolaita connurent une émigration modeste mais continue depuis le début du xxe siècle. Tout au long du siècle et plus encore à partir des années 1950, ils amorcèrent des déplacements saisonniers vers les bassins d’emploi agricoles des pays gamo ou les plantations sucrières et cotonnières de la vallée du Rift et de la dépression de l’Awash. Aujourd’hui, ce flot migratoire se poursuit sans qu’il soit possible de dire qu’il se renforce. Pourtant, un changement notable est intervenu depuis le Derg dans la nature de l’émigration wolaita qui de saisonnière devient définitive.
3Trois situations migratoires diverses – dans la capitale, dans la capitale régionale d’Awasa et dans une plantation sucrière de l’Awash (Wonji) (carte 17) – permettent de comprendre les raisons de ce changement et ses conséquences sur l’organisation du territoire wolaita. Le phénomène migratoire se trouve au cœur des mutations du Wolaita qui subit une réelle saturation de l’espace. Expression directe du surpeuplement et de la paupérisation régionale, les migrations apportent aussi la réponse la plus sûre à ces handicaps.
Une campagne qui se vide lentement de ses hommes
4La situation économique à laquelle fait aujourd’hui face le Wolaita l’oblige à chercher ailleurs qu’en lui-même les moyens de son propre dynamisme. Pour le dire simplement, les Wolaita sont d’autant plus nombreux à pouvoir rester sur leur territoire que quelques-uns vont chercher ailleurs les moyens de cette survie.
5Les migrations des Wolaita sont variées mais largement déterminées par des motivations économiques, les migrations commerciales et les migrations de travail étant les plus répandues. Viennent ensuite, les migrations qui obéissent à des nécessités sociales et celles qu’imposent les autorités politiques. Cette dernière catégorie désigne principalement les soldats, souvent enrôlés de force dans l’armée du Derg et ayant ainsi eu l’occasion de parcourir le pays, ou la catégorie très particulière des populations déplacées dans le cadre des politiques de Resettlement – engagées par le Derg mais toujours d’actualité (Planel, 2007).
6Ces migrations qui provoquent les déplacements les plus longs sont pourtant celles qui nous intéressent le moins. Nous ne cherchons pas à développer une analyse du système migratoire wolaita en tant que tel, mais simplement à intégrer la « donne migratoire » dans une analyse plus globale des recompositions de l’espace économique wolaita et par là même, à envisager son articulation au reste du territoire éthiopien – ou du moins à certains pôles. L’émigration ne nous intéresse ainsi qu’en tant qu’elle propose une réponse directe à la crise des espaces ruraux. De ce point de vue, seules les migrations de travail retiendront notre attention.
La tactique migratoire
7La dispersion des individus, et donc à terme l’émigration, représente une pratique courante dans le Wolaita pour faire face aux risques rencontrés dans des économies encore largement dépendantes d’une agriculture pluviale et sur des espaces agricoles touchés par une crise foncière. P. Pélissier (1995 :25) exprime ainsi cette règle générale qui semble bien convenir aux Wolaita : « La loi générale est que dans toutes les régions où la terre est totalement affectée, où les terroirs sont contigus, où les longues jachères ont disparu, la “faim de terre” chez les jeunes est le moteur premier des mouvements migratoires ou de l’exode rural. » Le niveau élevé de la pression foncière du Wolaita provoque, en effet, un éclatement de la structure familiale et notamment une dispersion des héritiers qui conduit à l’émigration. Il faut distinguer deux étapes dans le processus : la première provoque la dispersion des enfants à l’intérieur même du territoire wolaita et la seconde les oblige à quitter le territoire pour de plus grands centres d’emploi.
8Le cas de la famille Teka illustre ce premier niveau de réponse au manque de terre.
La terre du père décédé ne dépasse pas un yok alors que sept frères doivent en vivre, et à terme en hériter. Aussi, la fratrie est aujourd’hui dispersée sur plusieurs propriétés familiales. Pour l’instant, le frère aîné a hérité de la majorité des terres paternelles et a pris un de ses frères cadets avec lui. Les deux benjamins vivent avec leur mère sur la superficie restante et dépendent donc en partie du frère aîné, lui-même âgé de 35 ans et père de 6 enfants. On comprend bien dès lors que les autres frères ne peuvent subsister des revenus du seul frère aîné ; deux autres sont donc au service militaire et le dernier vit chez son oncle maternel dans le wereda de Soddo-Zuria.
Koma Dadibo lui, a neuf enfants qui sont presque tous expatriés. Son frère, vivant à Addis-Abeba, a accueilli chez lui l’un de ses fils et deux de ses filles, qui peuvent ainsi aller à l’école. Sa troisième fille est mariée à un Wolaita qui travaille comme journalier dans la ville de Negele-Arsi en Oromie. Un de ses fils travaille comme gardien à Boditi et un autre est journalier à Shashemené. De cette façon, seuls trois fils demeurent à ses côtés sur les parts de l’exploitation qu’il leur a cédée.
9Les modalités de la dispersion des enfants ne sont pas nécessairement géographiques dans un premier temps mais surtout économiques : il s’agit de permettre une meilleure répartition des enfants entre différents foyers. L’étalement de la dépendance économique est néanmoins illusoire dans ces sociétés largement interdépendantes et particulièrement dans le cadre familial : les benjamins dépendant du foyer maternel sont en réalité pris en charge par le frère aîné. La dispersion géographique représente le stade ultérieur de gestion de la crise. Pour reprendre l’exemple de la famille Teka, il faut bien envisager qu’à la mort de la mère, les deux benjamins soient candidats à l’émigration.
10La tactique de dispersion utilisée par la famille Dadibo mène directement à l’émigration. Les migrations wolaita répondent en effet à une double fonction : rechercher ailleurs une richesse qui fait défaut et soulager le territoire d’une trop forte pression humaine. Les pratiques de dispersion familiale étant souvent organisées par des individus qui, eux, demeurent dans le Wolaita.
Les Wolaita en Éthiopie
11Pour le moment, la diaspora wolaita est très modérée sur le territoire national (tabl. 29), à l’image de celle des peuples du Nord-Omo qui sont peu nombreux à résider ailleurs que dans la SNNPR. Ainsi, à peine 5 % des Wolaita vivent en dehors de la région Sud et il semblerait que la faible expansion wolaita soit due à l’éloignement des centres d’activités éthiopiens. La comparaison avec les Guragé proches de la capitale est de ce point explicite : les Wolaita « expatriés » ne représentaient, lors du dernier recensement de la population, que 11,2 % de la population totale (142 531 personnes), alors que 39 % des Guragé vivaient en dehors de la Zone guragé (CSA, 1998, vol. I, Part I).
12D’après nos enquêtes, les ruraux ayant déjà effectué une ou plusieurs migrations de travail représentent 20 % de la population rurale comme de la population totale. Alors même que les Wolaita résident encore majoritairement sur leurs terres, les proportions d’expatriés dans le reste de la région Sud sont pourtant significatives et semblent annoncer le début d’une émigration plus importante, à l’image de celle que pratiquent les Guragé. Ils sont ainsi 37 523 à résider en territoire Sidama.
13Les plus fortes concentrations wolaita se retrouvent en Zone sidama ou plus dispersées sur les autres territoires ométo. La restriction des migrations wolaita aux régions du SNNPR apparaît bien dans le tableau 29, puisque plus de la moitié des migrants (59 %) demeurent dans leur région administrative d’origine. Les migrations wolaita se dirigent principalement vers les grandes villes de la vallée du Rift : Awasa, Yirga-Alem et Dilla sur le rebord oriental et Mirab-Abaya ou Arba-Minch sur le versant occidental (carte 17). La vallée représente la première destination des Wolaita, qui migrent également vers les villes de Shashemené et les plantations de l’Awash, au débouché du Rift. Les fortes concentrations en pays hadiya et kambatta, sur la route qui mène à Shashemené s’expliquent de même par le dynamisme de cet axe. L’émigration ne se pratique pas seulement en direction des centres urbains ou des plantations mais aussi dans les campagnes des alentours, notamment en pays gamo et gofa, où l’on observe de fortes concentrations de Wolaita.
14L’émigration définitive, quant à elle, est encore modérée dans le Wolaita où le lien des hommes à leur terre et surtout la richesse passée du Wolaita (relativement privilégié par rapport aux autres régions du Nord-Omo) attachèrent ces hommes à leur territoire – alors que les Guragé quittèrent leur terre à partir du début du xxe siècle (Shack, 1966).
15La pratique de migrations temporaires comme complément à l’activité agricole est depuis longtemps attestée dans le Wolaita et relativement bien ancrée au sein de la population rurale. Le paiement des taxes en numéraire, la « cash constraint », incita les gebbar à aller travailler dans les grands centres agricoles de la vallée de l’Awash. Aujourd’hui, cette contrainte purement monétaire se double d’une contrainte économique plus globale qui provoque tout aussi sûrement des départs.
16Peu importants avant les années 1980, les mouvements migratoires saisonniers des Wolaita s’amplifient après ces années. La Middle Awash Agricultural Industry observe que les contingents de main-d’œuvre wolaita ont augmenté depuis la grande sécheresse de 1984 : d’une moyenne de 2 700 ouvriers agricoles au début des années 1980, la compagnie emploie aujourd’hui pendant une saison entre 60 000 et 70 000 Wolaita, des hommes essentiellement. Alors que les autres nationalités, hadiya notamment, ne cessent de diminuer en proportion, les Wolaita sont toujours plus nombreux à alimenter ces flux de main-d’œuvre. De même, la Awasa Agricultural Development Enterprise (ADE) fait état depuis 1983 d’une importante émigration wolaita, dont la diminution générale n’est pas due au ralentissement des flux migratoires wolaita mais à la raréfaction des postes.
17En l’état actuel des données disponibles mais surtout de la situation économique du Wolaita et de l’Éthiopie, les mutations territoriales qui pourraient résulter des migrations ne procèdent pas tant de l’importance numérique des départs (définitifs ou non) que de la nature des migrations, qui occasionnent de plus en plus des ruptures définitives entre les migrants et leur territoire. Seule une l’analyse de la durée des migrations peut montrer l’évolution d’un phénomène engagé depuis les années 1980 chez un peuple depuis longtemps familier de ces pratiques.
Migrations définitives ou migrations temporaires
18Les migrations temporaires ou saisonnières (correspondant à une saison culturale) sont anciennes dans le Wolaita, et plus particulièrement pour des célibataires ne possèdant pas encore de terre. Ces migrations permettent d’épargner l’argent nécessaire à la construction d’une maison et à l’achat du bétail lorsqu’un jeune homme accède à sa part de l’exploitation paternelle.
Kechamo Makoya qui a aujourd’hui 64 ans a passé 7 années de sa vie de jeune homme en dehors du Wolaita. Vers l’âge de 17 ans, au début des années 1950, il résida pendant trois ans à Shashemené où il vivait de petits travaux non qualifiés. Puis, sur les conseils d’un ami, il s’installa pendant trois années dans la ferme de Wonji où il trouva un emploi comme journalier. Enfin, il revint dans le Wolaita où il reçut sa terre. Mais quelques années après son installation, à la suite d’une mauvaise récolte, il repartit chercher du travail à Nazrét et réussit à se faire à nouveau employer comme journalier dans la ferme de Wonji.
19De telles migrations saisonnières à destination des fermes agricoles de la Vallée du Rift ou de la dépression de l’Awash sont pratiquées depuis le règne d’Haïlé Sellassié. Un chant traditionnel, chanté par les jeunes filles wolaita, fait référence à ces fermes agricoles qui accaparent régulièrement leurs prétendants. La région d’Otchollo en pays dorzé, constituait également une importante zone d’emploi pour de nombreux Wolaita originaires des wereda de Humbo, Ofa et Soddo-Zuria. Aujourd’hui, l’emploi dans les espaces agricoles privés est négligé au profit de celui que proposent les fermes nationales, anciennes fermes d’État, qui offrent des débouchés plus sûrs.
20Les migrations de jeunesse recouvrent deux réalités différentes qui sont très rarement confondues. La plus traditionnelle est celle des hommes non pourvus en terre qui vont travailler quelques mois ou quelques années dans les fermes agricoles afin de mettre de l’argent de côté avant de prendre femme et de s’installer. Une fois de retour dans le Wolaita, ils cesseront les migrations. L’autre aspect de ces migrations de jeunesse est plus contemporain, et prend la forme de migrations récurrentes provoquées par des besoins d’argent ponctuels. Alors même qu’ils sont déjà installés sur leur terre et qu’ils ont fondé une famille, ces paysans repartent très occasionnellement mais jamais plus de deux ou trois mois.
Tamagno Macha présente l’exemple le plus accompli que nous ayons rencontré de ce type de migrations temporaires. La terre de son père étant trop petite pour l’accueillir, il choisit de s’installer sur un terrain hérité par sa mère, dans les environs d’Areka. En 1985, alors qu’il devait avoir un peu moins d’une quinzaine d’années, il partit travailler pendant trois mois à la récolte du coton dans une ferme d’État de l’Awash. Il revint sur sa terre puis repartit en 1986 chercher du travail à Dire-Dawa où il resta trois ans. Installé chez des amis à son arrivée, il trouva à se faire employer deux mois dans une minoterie puis six mois dans un entrepôt à céréales. Il fit également commerce de vêtements usagés à Harar, Nazrét et Addis-Abeba. L’apprentissage de ce commerce lui fut également utile lors de ses périodes de retour au Wolaita. En 1990, vers l’âge de 18-20 ans, il alla travailler comme journalier dans le bâtiment à Shashemené et y poursuivit son activité commerciale. Puis, après un retour dans le Wolaita, il travailla pendant 6 ans dans les mines d’or de Dodola (région du Balé, Sud-Est éthiopien). C’est durant cette période, en 1997, que la municipalité d’Areka lui confisqua la majeure partie de sa terre (2 yok) pour ne lui laisser qu’une concession de 300 m2 ; il se retrouve donc aujourd’hui dans l’impossibilité de pratiquer à nouveau une activité agricole et travaille de ce fait comme journalier à Areka, ses conditions de santé ne lui permettant plus de migrer.
21Les migrants de ce type fréquentent surtout les fermes d’État qui leur garantissent un emploi continu et presque assuré, contrairement à l’emploi journalier en ville. Ces migrations interviennent donc nécessairement pendant la morte-saison agricole hivernale (d’octobre à décembre), ce qui n’est pas le cas des premières – les migrants relevant de cette catégorie n’ayant pas encore de terre. D’après nos enquêtes, les migrants relevant de chacune des deux catégories sont en nombre équivalent à la fois dans les campagnes et dans les villes wolaita.
22Enfin, il existe une troisième forme de migration, encore rare mais qui semble être le symptôme le plus évident de la situation actuelle. Il s’agit des migrants temporaires des premières et deuxièmes catégories qui, pour une raison indépendante de leur volonté, se retrouvent dans l’impossibilité de revenir au Wolaita et deviennent donc des migrants définitifs.
23Il existe un lien direct entre les terminus migratoires retenus et le type de migration pratiqué : temporaire ou définitif. La capitale attire une émigration ancienne qui ne semble d’ailleurs plus tellement alimentée, sans doute en raison de la concurrence récente des capitales du Sud éthiopien. La durée moyenne de résidence des migrants y est de 28,8 ans et explique leur acculturation généralisée.
24À l’opposé, les migrants d’Awasa ont quitté le Wolaita depuis six ans en moyenne et demeurent proches de leurs compatriotes. Ils relèvent du premier moment de la recherche d’emploi en dehors du Wolaita. Cette migration, plus récente et sans doute plus massive que celle d’Addis-Abeba, risque néanmoins d’évoluer de la même façon, comme le montre l’exemple de Wonji. Les migrants de Wonji étaient en majorité des migrants saisonniers, ou du moins temporaires, qui ont pu multiplier les contrats d’embauche sur place. Aujourd’hui, ces travailleurs habitent la plantation depuis 16 ans en moyenne et beaucoup risquent de ne pas revenir. Les dirigeants de la plantation observent depuis quelque temps l’émergence d’un problème nouveau : les employés à la retraite qui ne peuvent retourner dans leur région d’origine et demeurent dans les camps de travailleurs sont de plus en plus nombreux. Ces résidences de la plantation qui furent créées dans les années 1950 pour accueillir des travailleurs permanents abritent aujourd’hui des vieillards inactifs. Ce phénomène témoigne à lui seul de la détérioration des conditions de vie dans toutes les campagnes éthiopiennes et notamment du rapport au foncier, à travers l’évolution des pratiques migratoires.
Les candidats au départ
25La question se pose de savoir si les migrants sont candidats au départ, s’ils sont désignés par leur entourage familial ou contraints par leur situation économique. Les ruraux et les jeunes sont les premiers à quitter le territoire wolaita. Hommes ou femmes, le sexe importe peu, pas plus que le rang de leur naissance : tous les enfants d’une famille pauvre peuvent être concernés par l’émigration. Sur les 159 migrants que nous avons rencontrés, deux seulement étaient originaires d’une ville wolaita (Soddo et Bombe). Ils témoignent à leur insu du niveau de surpeuplement des campagnes wolaita. Et pourtant, la relation entre le niveau de peuplement d’un wereda, exprimé par les densités de population, et l’importance des migrations, n’est pas linéaire (tabl. 30).
26Les wereda faiblement peuplés de Humbo et d’Ofa qui ne comptaient respectivement que 99 700 et 96 600 habitants lors du dernier recensement de la population – quand les autres dépassaient largement les 100 000 habitants –, se trouvent en marge de l’émigration wolaita.
27La situation du wereda de Damot-Gale n’étonne guère. Avec une densité moyenne de 525 hab./km2, il est peu surprenant que l’émigration y soit importante. En revanche, la faible participation aux flux migratoires du wereda de Bolosso-Sore, aussi densément peuplé, paraît bien surprenante. Elle provient sans doute de son enclavement relatif ou tout au moins de sa situation excentrée par rapport aux voies de communications inter-régionales, notamment en direction de la vallée du Rift. La qualité de la desserte des campagnes wolaita conditionne les processus migratoires et explique la bonne position du wereda de Soddo-Zuria alors que sa densité de peuplement est moyenne. Les Wolaita ayant facilement accès aux transports collectifs migrent plus volontiers, dispensés qu’ils sont de trop longs et coûteux séjours dans les villes de Soddo ou de Boditi ouvertes sur la vallée.
28Filles et garçons sont également concernés par l’émigration, à l’exception toutefois de celle qui se dirige vers les plantations, davantage masculine même si quelques femmes peuvent s’y faire employer pour le désherbage. À Awasa, qui connaît une émigration récente, les femmes wolaita se trouvent aussi bien représentées que les hommes : 8 683 hommes et 8 547 femmes (CSA, 1998, vol. I, Part I : 154). Si nos enquêtes font apparaître une sous-représentation féminine, c’est uniquement parce que celles-ci travaillent rarement dans les lieux publics et que nous avons difficilement pu les rencontrer. Le bassin d’emploi d’Awasa est ainsi destiné aux travailleurs des deux sexes : sur les 56 employés wolaita de l’usine Tabor, 21 sont des femmes. Il est vrai que les femmes wolaita qui doivent subvenir à leurs besoins sont contraintes à l’émigration ou, dans une moindre mesure à l’exode rural, car elles n’ont pas accès à la terre et ne peuvent vivre de l’agriculture.
29Les motifs qui poussent les jeunes femmes à quitter le Wolaita sont très souvent liés à une rupture des liens familiaux, qui les oblige à une autonomie financière et les conduit vers les villes : les divorces, les décès et les querelles diverses poussent les jeunes filles sur les routes d’Éthiopie. Sur les 13 migrantes rencontrées à Awasa, 10 relevaient de cette catégorie et toutes confirmaient la fréquence de cette situation. En un sens, l’émigration féminine ne provient pas de mutations économiques des espaces ruraux, mais plutôt d’une évolution sociale qui fait qu’elles sont de moins en moins prises en charge par la communauté et se retrouvent livrées à elles-mêmes. Il est vrai que la distension du lien social est une conséquence de l’appauvrissement de sociétés qui perdent les moyens de leur solidarité.
30Filles ou garçons, par des biais divers, se trouvent donc amenés à quitter les campagnes wolaita dès leur plus jeune âge. Nous estimons l’âge moyen des migrants à leur arrivée à destination à un peu plus de 13 ans sur la plantation de Wonji, à 21 ans à Addis-Abeba et à 16 ans à Awasa. Les migrations interviennent dans la vie d’un paysan un peu avant que le jeune homme ne s’installe et ne réclame sa terre, d’où la jeunesse des migrants. Bien entendu, la pénibilité du travail de journalier, et plus particulièrement de manœuvre agricole, explique que seuls les jeunes aient recours à ces départs. Au-delà d’un certain âge, d’autres recours économiques tel le commerce sont envisagés.
31Les raisons qui poussent les jeunes au départ sont variées et prennent en compte des réalités aussi diverses que la pauvreté rurale ou la peur de se faire enrôler dans l’armée du Derg (de nombreux jeunes gens ont ainsi cherché refuge dans la plantation de Wonji). Chez les jeunes migrants, la nécessité de se constituer un capital de départ afin de pouvoir exploiter une terre motive encore les départs et explique leur précocité. La migration intervient donc toujours au début de la vie d’adulte et conditionne pour longtemps les relations que le migrant va entretenir avec son territoire d’origine. Or, cette relation dépend largement du type de migration pratiqué.
32Des types migratoires qui déterminent le choix des terminus migratoires, seules les migrations de travail d’Awasa nous semblent réellement symptomatiques des mutations récentes du territoire wolaita. Les migrations paysannes plus traditionnelles vers les plantations éthiopiennes, en l’occurrence dans celle de Wonji, donnent une image d’un Wolaita encore relativement préservé de la crise économique. Les migrations dirigées vers Addis-Abeba appartiennent à une tout autre catégorie et ne traduisent que le faible développement économique du Wolaita et sa capacité d’intégration dans le territoire éthiopien.
33Bien entendu, la correspondance entre les types migratoires et la destination de la migration n’est pas aussi parfaite que cette présentation le laisse envisager et l’on retrouve parfois à Addis-Abeba des migrants qui ressemblent fortement à ceux rencontrés à Awasa qui, par ailleurs, peuvent se comporter comme ceux de Wonji…
34Les migrations qui s’orientent vers les bassins d’emplois de la moyenne vallée du Rift sont essentiellement des migrations de travail. Leur singularité tient à leur caractère définitif. Or, ces migrations définitives ne traduisent pas une réussite quelconque, comme c’est souvent le cas dans les migrations professionnelles. Elles procèdent plutôt d’une rupture familiale qui chasse les jeunes personnes de leur campagne. 40 % de ces migrants sont ainsi partis pour ne plus être à la charge de leurs parents, décision qui ne les détourne pas totalement du Wolaita mais leur interdit un retour définitif. Ils ne sont que 20 % à vouloir retourner y vivre alors que leur situation économique est assez précaire à Awasa.
35En revanche, les migrants qui partent vers les plantations conservent des liens importants avec le Wolaita puisqu’ils sont souvent propriétaires de droits sur le sol et parfois même cultivateurs. De fait, ils veulent retourner dans le Wolaita à 85 % et 40 % des hommes qui n’ont pas encore de terre souhaitent la réclamer – alors qu’ils ne sont que 25 % à Awasa et 10 % à Addis-Abeba. Dans leur cas, la migration doit les aider à faire fonctionner une exploitation peu performante (manque de terre ou de bétail). Il s’agit là d’une activité complémentaire à l’agriculture et non d’une activité de remplacement. De fait, l’essentiel des hommes émigre à cause du manque de terre, ou d’argent pour faire face aux diverses dépenses et notamment aux taxes. En visitant la plantation de Wonji au mois de mars, nous arrivions après la morte-saison agricole wolaita et après les grandes campagnes de coupe de la canne à sucre. Les hommes que nous y avons rencontrés passaient l’essentiel de leur temps sur la plantation et devenaient peu à peu des migrants définitifs. Seuls 21 % de ces migrants cultivaient encore leur terre dans le Wolaita. Nous n’avons pas pu interroger les migrants saisonniers, déjà retournés sur leurs terres.
36Enfin, les Wolaita venus à Addis-Abeba ont surtout obéi à des motifs professionnels, notamment scolaires, pour avoir accès à une meilleure formation. La moitié des migrants se sont dirigés vers la faculté et les écoles plus spécialisées de la capitale, dans l’enseignement commercial ou technique.
37En dépit de la variété des profils, le système migratoire wolaita est encore peu structuré et les parcours effectués par les migrants témoignent d’une grande simplicité. Seuls 19 % des migrants ont un parcours en deux étapes, les autres se rendent directement du Wolaita vers le terminus de leur migration. Même dans le cadre des migrations paysannes à destination des plantations agricoles, ils ne sont que 22 % à avoir fréquenté une autre plantation avant de venir s’installer à Wonji. Et tout naturellement, les spécificités de la capitale sont telles que 90 % des migrants n’ont pas cherché à s’installer ailleurs.
Les nouveaux pôles d’attraction
38La main-d’œuvre non qualifiée des campagnes wolaita ne peut prétendre à toutes les catégories d’emploi et recherche donc certains lieux privilégiés où elle peut valoriser sa force de travail. D’après nos enquêtes, les fermes d’État représentent les destinations les plus sûres et attirent 80 % des migrants ruraux – la prise en compte des urbains ne modifiant guère le résultat. Les villes nouvelles de la vallée du Rift, qui connaissent un développement économique et démographique depuis ces dernières années, attirent également cette main-d’œuvre rurale qui se destine aux petits travaux les moins rémunérés.
Les fermes d’État
39L’octroi de concessions foncières à des étrangers permit le développement des premières fermes commerciales en Éthiopie, à l’image de celles fondées par les Italiens en Érythrée. En 1917, deux Italiens fondèrent le complexe agro-industriel d’Elaberet destiné à la production d’agrumes et de légumes. Pour la pratique d’une agriculture moderne et commerciale, la dépression de l’Awash et la vallée du Rift apparurent rapidement très avantageuses et les Italiens participèrent à leur mise en valeur avec la création en 1938 de la société Agricultura Industriale del Ethiopia (SAIDE).
L’histoire du complexe agricole de Wonji-Matahara, l’un des plus importants de l’Awash, illustre l’implantation de ces centres économiques qui jouent aujourd’hui un rôle déterminant pour les paysanneries éthiopiennes (Beyene Doïlicho, 1985). Pendant leur présence en Éthiopie, les Italiens lancèrent un projet de plantation sucrière dans la plaine de Wonji dont ils ne bénéficièrent qu’une saison puisqu’ils repartirent peu après, en 1940. La plantation fut alors laissée à l’abandon jusqu’en 1951 où elle fut louée à une compagnie hollandaise qui relança l’exploitation sucrière. En 1956, cette compagnie obtint du gouvernement une nouvelle concession foncière de 1 000 ha, plus en avant dans la dépression de l’Awash, qu’elle destina à l’exploitation sucrière. Elle développa à la suite un complexe cotonnier dans la basse vallée du Tendaho. Les deuxième et troisième plans quinquennaux du gouvernement impérial encourageaient, en effet, les investissements privés et étrangers, de même qu’ils décidèrent le développement de nombreuses fermes commerciales dans tout le pays et particulièrement dans la vallée de l’Awash, avec la création de l’Awash Valley Authority (AVA). Les plus petites plantations demeurèrent aux mains des Éthiopiens et les plus importantes furent gérées par des compagnies étrangères ou des organes du gouvernement.
En application de la Réforme agraire de 1975, toutes ces compagnies furent nationalisées et devinrent des fermes d’État gérées par un ministère éponyme, parfois en association avec le ministère de l’Industrie. En 1991, les fermes, déterminantes dans le ravitaillement du marché intérieur, demeurèrent des entreprises nationales gérées par des fonctionnaires. Aujourd’hui, elles offrent un niveau de service exceptionnel. La plantation sucrière de Wonji est ainsi dotée de plusieurs écoles, d’un hôpital, de trois usines de transformation de la canne à sucre, pour une superficie totale cultivée de 7 000 ha. En outre, le gouvernement a incité les qebelé voisins à mettre en place de petites plantations plus ou moins cogérées avec la plantation principale de Wonji, en charge du recrutement de la main-d’œuvre dans les plantations annexes. Six petites plantations appartenant à des Farmers Associations ont vu le jour dans la région.
40Les complexes agro-industriels constituent aujourd’hui des pôles d’emplois considérables, non seulement par leur taille mais surtout par la nature de leur activité : le recours à une main-d’œuvre saisonnière lors des grands travaux de la plantation permet de doubler les effectifs du personnel durant quelques mois. En outre, le travail saisonnier s’intègre bien dans le calendrier agricole des Wolaita : à Wonji, la récolte de la canne à sucre a lieu entre les mois de novembre et décembre, en pleine morte-saison agricole.
41En 1982, le volume d’emploi total dégagé par les fermes de Matahara et des environs (Nura-Era, Merti-Jeju et Tibila) était de 6 700 employés permanents et 10 900 saisonniers qui participaient à la mise en culture de 13 900 ha de terres irriguées. En 2002, la plantation sucrière de Wonji-Showa employait 8 300 personnes, dont 2 000 saisonniers (employés pour plusieurs mois) et 1 800 journaliers. Le volume d’emplois varie peu d’une saison à l’autre et seule la période des grandes pluies d’été correspond à une diminution des besoins en main-d’œuvre : en novembre 2001, la plantation avait employé 8 100 personnes contre 6 350 au mois de juillet.
42Depuis le début des années 1980, les fermes agricoles offrent un volume d’emplois important et constant, qui profite aux travailleurs wolaita. Actuellement, sur un total de 19 789 employés dans la ferme de Wonji, les Wolaita représentent environ 10 % du total et sont donc moins représentés que les autochtones ou que les Kambatta et Hadiya qui constituent 45 % de la main-d’œuvre.
43D’autres centres de la vallée du Rift attirent également, et de façon plus privilégiée, les populations des environs. Les fermes commerciales sous la direction de l’entreprise de développement agricole d’Awasa (Awasa Agricultural Development Enterprise), situées à Bilate, Mito, Arba-Minch, Silé et Shalo, emploient une main-d’œuvre aux trois quarts wolaita, plus particulièrement pour les employés saisonniers. En 1992, quand le gouvernement demanda un recensement des travailleurs par nationalités, les responsables de l’entreprise découvrirent que 65 % des employés permanents étaient wolaita alors qu’ils ne sont plus que 41 % aujourd’hui. La totalité des employés saisonniers et semi-saisonniers étaient wolaita, ce qu’ils demeurent aujourd’hui.
44Les emplois occupés par les Wolaita dans les fermes de la vallée du Rift et celles de l’Awash s’élevaient en 2002 à un total de 63 000, ce qui représente, d’après nos données, un peu moins de la moitié des migrants wolaita (44 %). L’importance de tels débouchés pour les Wolaita s’explique également par les politiques de recrutement pratiquées par les fermes agricoles. Les campagnes de recrutement décidées par le gouvernement s’organisent en fonction des principaux pics du calendrier cultural des fermes cotonnières ou sucrières. Des messages radiophoniques sont diffusés dans toute l’Éthiopie pour faire appel à de la main-d’œuvre volontaire. L’organisme responsable de la gestion des fermes prend alors en charge le transport des ouvriers issus des plus gros bassins de main-d’œuvre. Des camions d’une capacité de 100 à 150 personnes conduisent des hommes (surtout) et des femmes âgés de 18 à 40 ans vers les plantations. Jusqu’en 2001, l’ensemble des wereda wolaita était parcouru par les recruteurs de la Middle Awash Agricultural Industry mais depuis cette année Soddo constitue le seul lieu de rassemblement des travailleurs.
45Un tel système de recrutement favorise l’émigration wolaita en facilitant la recherche d’emploi pour les paysans demandeurs : le transport est gratuit et les hommes sont reconduits à Soddo au terme de leur contrat. L’avantage apparaît très distinctement par rapport aux migrations urbaines qui demandent un investissement plus important, en termes de recherche et de coût.
Les nouvelles « métropoles » régionales
46Les pôles d’emplois du Sud éthiopien, au dynamisme récent, attirent aujourd’hui l’essentiel des migrations. Cependant, l’articulation des centres urbains à leur hinterland fut lente à se mettre en place. L’essentiel du réseau routier de la moyenne vallée du Rift fut construit entre 1951 et 1967 (Markakis, 1974 : 78). La modernisation agricole, en favorisant la pratique d’une agriculture marchande, promut le développement des relations villes/campagnes qui devenaient complémentaires dans une économie de marché : les paysans venaient dans les villes pour se fournir en intrants et y vendre leurs surplus de production.
47Les villes du Sud éthiopien, ajoutant des fonctions marchandes aux fonctions administratives qu’elles ont toujours eues, attirent aujourd’hui d’importantes migrations de travail. Shashemené, véritable porte du Sud éthiopien, connut entre 1965 et 1970 une augmentation de sa population de 60 %, principalement alimentée par un solde migratoire positif (Bjeren, 1985 : 92). Par la suite, la ville connut durant la période intercensitaire de 1970 à 1984 un croît démographique de 167,4 %, et cette forte croissance commença seulement à diminuer entre 1984 et 1994, quand la progression n’était plus que de 65 % (Gascon, 2002 : 173). De même, les capitales administratives d’Awasa et d’Arba-Minch connurent des progressions remarquables – respectivement de 91,5 % et de 73 % – entre les deux recensements de 1984 et 1994. Proches du territoire wolaita, ces villes offrent des débouchés : en 1965, 9 % de la population de Shashemené était wolaita, et ce pourcentage augmenta à 15 % en 1970 et 14 % en 1973. Il y a aujourd’hui 17 200 Wolaita dans la seule ville d’Awasa (CSA, 1998, vol. I, Part I : 154-156) où ils représentent le quart de la population et 23 900 dans le wereda d’Awasa. Par rapport aux 22 700 Wolaita résidants à Soddo (pour 36 000 habitants de toute nationalité), la ville d’Awasa est considérée comme la deuxième ville wolaita en Éthiopie et nombreux sont les Wolaita à penser qu’elle est la première tant son profil urbain est plus affirmé que celui de Soddo.
48L’implantation des Wolaita à plus ou moins longue échéance dans les villes du Sud se limite pour l’instant aux métropoles régionales qui développent des fonctions différentes de celles des gros bourgs. Arba-Minch regroupe ainsi 7 % de Wolaita et Dilla, la capitale du pays gédéo, 10 % (CSA, 1998, vol. I, Part I : 156-158). Les villes gamo de Chencha ou d’Ezo qui ressemblent beaucoup aux gros bourgs wolaita n’attirent pas les Wolaita, en dépit des relations privilégiées (culturelles et économiques) qui unissent les deux peuples : les Wolaita ne représentent ainsi guère plus de 2 % de la population de Chencha.
49Plus que les services administratifs, les fonctions marchandes des capitales administratives motivent l’émigration wolaita – même si en Éthiopie la séparation des deux activités au sein d’une même ville n’est guère fréquente. Les villes de niveau administratif supérieur, capitales de Zones ou de Région, possèdent ainsi le meilleur environnement économique. Awasa est la seule ville du Sud à abriter un embryon de quartier industriel, situé à l’entrée de la ville sur la route qui conduit en pays gédéo. S’y trouvent deux usines textiles, une minoterie, une usine qui fait de la céramique et du carrelage (Tabor), une brasserie en construction ainsi qu’une usine de transformation du bois (financées par l’homme d’affaire éthio-saoudien Al Amudi). Une cimenterie existait il y a peu dans un quartier plus central de la ville mais elle a dû fermer.
50L’impact direct des industries sur l’émigration wolaita est assez faible car les ouvriers sont plutôt sidama. Actuellement, les quatre usines en activité proposent un volume d’emplois assez réduit de 1 900 postes (tous statuts confondus) dont 360 sont occupés par des Wolaita, lesquels représentent donc 19 % de la main-d’œuvre ouvrière d’Awasa. Les ouvriers wolaita se retrouvent dans les secteurs d’activité les moins qualifiés, comme cela ressort des registres de l’entreprise d’État Awasa Textile Factory (tabl. 31).
51Les Wolaita se cantonnent donc aux activités les plus élémentaires et leur émigration se caractérise par son faible savoir-faire. Elle est ainsi sans commune mesure avec la dispersion des employés amhara sur le territoire éthiopien, lesquels occupent les postes les plus élevés. L’essor d’un marché de l’emploi wolaita est relativement récent. Les delala estiment que les possibilités d’emplois augmentent régulièrement depuis une vingtaine d’années mais que l’économie urbaine formelle connaît une légère récession depuis peu (entre cinq et deux ans). Or, depuis deux ou trois ans, le nombre de migrants wolaita ne cesse de croître et se destine donc principalement aux activités informelles.
Le cas d’Addis-Abeba
52Le flux migratoire des Wolaita vers la capitale de l’Éthiopie remonte aux lendemains de la défaite des armées de Tona, quand les prisonniers wolaita furent emmenés en nombre (18 000) dans la capitale. Fondée vers 1887, celle-ci ne comptait guère que le gebbi (palais) et quelques maisons pour les artisans et autres personnels de la cour quand les Wolaita s’y installèrent. La présence d’une importante communauté wolaita donna naissance à des échanges plus ou moins continus entre les prisonniers et leur famille restée dans le Wolaita et marqua le début de mouvements migratoires qui ne se sont guère interrompus depuis. Au début du siècle, ils formaient une communauté importante qui représentait par sa taille le quatrième groupe ethnique de la capitale : environ 5 000 sur une population de 65 000 urbains (Pankhurst, 1985 : 71). Aujourd’hui, la communauté wolaita compte 10 600 personnes dans la capitale, qui représente ainsi la troisième ville wolaita d’Éthiopie.
53Installés aux portes du palais qu’ils contribuèrent à construire, les premiers Wolaita occupèrent ce qui fut par la suite le centre de la ville. On les retrouve toujours en nombre dans le quartier de Kera entre le palais impérial et le quartier de Piazza (photo 42). Ce quartier pauvre encaissé entre deux collines témoigne du caractère de l’émigration actuelle ainsi que du statut économique des Wolaita immigrés, parfois depuis plusieurs générations.
Des salaires et des pourboires : nature de l’activité des migrants
54La recherche d’un travail est une tâche d’autant plus ardue en Éthiopie qu’elle a lieu en dehors de sa région d’origine, comme le montre l’exemple d’un jeune Wolaita né dans la plantation de Wonji, le contexte éthiopien (économique, social et ethno-fédéral) ne favorisant donc pas les migrations de travail.
Ayant poursuivi ses études jusqu’au Grade 12 (fin du lycée), il présente un profil de migrant relativement exceptionnel et très bien formé, mais qui ne réussit pourtant pas à trouver un emploi. Éduqué et wolaita, il souhaitait obtenir un poste de policier, de professeur ou de formateur agricole à Soddo. Il réussit les concours administratifs mais fut finalement refusé car il ne parlait pas wolaitigna. Il se rendit donc à Awasa pour se faire embaucher dans l’entreprise Tabor où il fut également éconduit n’étant pas sidama. Il alla donc à Fincha, espérant se faire embaucher dans une autre usine, mais comme il ne parlait pas oromo sa demande ne fut pas prise en compte. Il renonça donc à être ouvrier et chercha à se placer dans un commerce de Shashemené, mais n’ayant pas de relation pour le loger, il dut écourter son séjour et revint dans la plantation de Wonji où travaillaient ses parents et où il réussit enfin à se faire embaucher comme travailleur mensuel. De diplômé de la fonction publique, il devint en quelque temps manœuvre agricole et descendit ainsi tous les échelons sociaux avant même d’avoir pu les gravir.
55Quel que soit leur niveau de formation, les migrants wolaita s’engagent dans deux types d’activités qui se distinguent par le montant et la nature de la rémunération. Celle-ci détermine le niveau de précarité du migrant et influe également sur son déracinement ou, au contraire, sur le suivi des relations qu’il entretient avec sa famille demeurée sur place. Salarié ou « travailleur indépendant » telle est l’alternative qui s’offre dans le meilleur des cas aux migrants wolaita.
Les salariés
56Les grands centres urbains offrent un marché de l’emploi avantageux pour les populations wolaita qui se heurtent à l’absence d’activités sur leur territoire, mais qui bénéficient surtout d’une meilleure valorisation de leur travail, dans un rapport du simple au double entre les villes wolaita et les terminus migratoires. Comme leurs compatriotes qui travaillent dans les villes du Wolaita, les migrants de la vallée du Rift se destinent principalement à des emplois dans l’hôtellerie restauration : gardiens, cuisinières, serveurs, femmes de chambre ou prostituées. S’y ajoutent des bouchers, quelques marchands, des coiffeurs et d’autres emplois, plus rares, offrant un meilleur salaire. Les emplois de première catégorie procurent des salaires modestes qui dépassent rarement les 50 birrs mensuels, alors que les autres assurent une rémunération comprise entre 100 et 150 birrs. Bien entendu, les fonctionnaires peuvent percevoir des traitements tout aussi élevés, mais nous ne considérons pas ces personnes comme des migrants puisque leur lieu de résidence dépend d’une mutation et non d’un choix personnel. Le marché de l’emploi d’Addis-Abeba, exceptionnel en Éthiopie, offre des postes de toutes catégories : chauffeurs, électriciens employés d’entreprises nationales ou internationales, plus rarement privées, et fonctionnaires de tous rangs.
57Les plantations offrent également une remarquable diversité d’emplois qui autorise n’importe quel travailleur à progresser – exception faite de la main-d’œuvre saisonnière qui n’effectue qu’une seule tâche pendant toute la durée de son séjour. Les premiers arrivants sont ainsi embauchés comme journaliers, puis comme casual (contrat d’un mois) pour des tâches variées dans la plantation (désherbage, travaux d’irrigation, récolte, épandage d’engrais, plantation…). Les plus persévérants pourront, au bout d’une dizaine d’années, obtenir des contrats à durée déterminée (de 3 à 11 mois) pour réaliser une même activité durant une saison. La coupe de la canne à sucre est ainsi l’activité la plus pénible sur la plantation sucrière de Wonji mais également la mieux rémunérée.
58En fonction de l’importance de leur récolte, les coupeurs recevront entre 150 et 200 birrs tous les quinze jours, pour une saison qui dure de mi-octobre à la fin du mois de mai, ce qui représente un gain total de 3 600 birrs – duquel il faut déduire l’ensemble des frais courants qui ne sont pas pris en charge par les responsables de la plantation. À Wonji, seuls les services d’éducation et de santé sont délivrés gratuitement. Les coupeurs recrutés pour des contrats de 8 mois représentent ainsi l’élite des migrants, au point que certains ouvriers demandent à être rétrogradés à ce statut.
59En devenant ouvriers, gestionnaires ou contremaîtres, les hommes obtiennent le statut rare et bien rémunéré de travailleur permanent : un homme chargé du contrôle de l’arrivée d’eau gagne 450 birrs mensuels depuis 4 ans. En outre, les permanents ont le droit à une retraite de 105 birrs mensuels mais ne peuvent plus être logés dans la plantation, ils doivent alors s’installer dans le village voisin de Gefersa.
60Néanmoins, pour tous les autres journaliers ou contractuels, l’émigration présente de nombreux inconvénients économiques. Entre deux contrats, les migrants ne sont pas rémunérés et dépensent l’argent qu’ils ont économisé jusque-là. S’ils ont à charge une famille nombreuse restée dans le Wolaita, ils ne sont pas capables de lui reverser une partie de leur salaire. Durant cette période, ils ne bénéficient également pas de l’assistance médicale fournie par la plantation. Or, les périodes chômées peuvent durer plusieurs mois.
Économie informelle des villes éthiopiennes
61Tous les centres d’emplois favorisent une activité parallèle qui profite plus spécialement aux migrants. Aux environs de la plantation de Wonji les jeunes garçons peuvent travailler comme bergers ou plus rarement comme jardiniers. Ceux qui quittent le Wolaita, trop jeunes pour pouvoir être employés dans la plantation, attendent ainsi quelques années. Certains seront simplement nourris et logés par leur employeur et leur départ ne servira qu’à soulager leur famille demeurée dans le Wolaita d’une bouche supplémentaire à nourrir ; d’autres pourront être plus utiles et gagner de l’argent dès le début de leur expatriation.
62Les activités informelles pratiquées à Awasa par les migrants wolaita – les jeunes hommes principalement – sont essentiellement des activités de service : cireurs de chaussure, conducteurs de gari et transporteurs. Cette spécialisation de la main-d’œuvre wolaita traduit davantage le désintérêt porté par le reste de la population à des secteurs d’activités fatigants et mal rémunérés qu’un quelconque savoir-faire. Le raisonnement vaut également pour les activités offertes dans les plantations. Les natifs d’Awasa ou des environs sont plus volontiers employés dans les activités formelles, quand l’ensemble des migrants, Wolaita y compris, se partagent les autres secteurs.
63À Awasa, le transport des marchandises s’effectue au moyen de grandes brouettes. Le transporteur achète sa brouette pour 60 birrs, ou la loue à quelqu’un à qui il reverse une partie de ses bénéfices, lesquels tournent autour de 2 à 3 birrs par jour et 8 à 10 birrs les jours de marché (deux fois par semaine). L’activité peut rapporter environ 120 birrs par mois pour un homme propriétaire de son outil de travail. De même, les conducteurs de gari louent souvent leur équipage en reversant une partie de leurs bénéfices quotidiens ou en travaillant gracieusement six jours sur sept pour le propriétaire. Mais en une journée, plus particulièrement un jour de marché, ils peuvent gagner entre 30 et 40 birrs. Les migrants suffisamment riches pour se payer un équipage sont alors dans une situation relativement confortable puisqu’ils gagnent en moyenne 210 birrs par semaine. Nous n’en avons cependant jamais rencontrés ! L’activité de cireur de chaussures se révèle d’un meilleur rapport pour les migrants les plus démunis, c’est-à-dire ceux qui viennent d’arriver, puisqu’elle nécessite un investissement de départ très réduit et peut rapporter jusqu’à cinq birrs quotidiennement. Il suffit en effet de se procurer une boîte en bois, quelques éponges et un peu de cire, les rues tantôt poussiéreuses, tantôt boueuses d’Awasa faisant le reste.
64Les bouchers (petits débiteurs de viandes) sont également très nombreux et assez célèbres dans la communauté wolaita du quartier de Kera d’Addis-Abeba. Ils associent à leur activité principale de vendeur de viande celle de débitant de boisson et servent divers alcools dans de petits locaux attenants à l’échoppe.
65Enfin, quelle que soit la qualité de l’environnement économique dans ces lieux d’émigration, la nature des filières migratoires favorise le développement d’activités non rémunérées. Les jeunes filles sont particulièrement concernées par les embauches informelles : nombreuses sont celles qui travaillent gratuitement pour leur oncle ou leur tante pendant plusieurs années avant de trouver un véritable emploi.
66Le fait de vivre dans des zones de plus grand dynamisme économique permet aux migrants de multiplier les activités, ce qui est difficilement réalisable dans le Wolaita où les emplois sont rares. De même, le manque de qualification des Wolaita les amène à réaliser toutes sortes de travaux.
Isayas Chanka que nous avons rencontré dans le qebelé de Washiga-Esho a travaillé pendant trois ans dans la vallée du Rift, à Zuway, comme journalier spécialisé dans le bâtiment avant d’obtenir sa terre dans l’Ofa. Durant cette période, il pratiquait le commerce des vêtements usagés qu’il achetait à Nazrét ou à Addis-Abeba et revendait à Zuway ou à Soddo ; il gardait donc un contact avec le Wolaita alors même qu’il résidait à Zuway. À la fin de son séjour à Zuway, il alla s’employer quatre mois dans une ferme agricole de l’Awash pour la récolte du coton. Puis il revint définitivement sur ses terres pour ne plus les quitter.
Le Wolaita : un territoire dépendant
67La relation exclusive qui unissait jusqu’à présent l’identité de l’ethnie wolaita à un territoire est fortement perturbée par l’apparition de migrations définitives. Une analyse du territoire wolaita ne peut plus faire l’économie d’une prise en considération du reste de l’Éthiopie, comme c’était possible avant la création du WADU lorsque le territoire était encore relativement autonome en dépit de son intégration politique à l’empire.
68De nos jours, l’organisation du territoire et notamment de son économie rurale repose partiellement sur des apports allogènes qui ne sont plus ceux que les dirigeants amhara imposèrent au Wolaita mais ceux que les Wolaita vont, eux-mêmes, chercher dans d’autres régions d’Éthiopie. Cette articulation volontaire du territoire wolaita à des régions éloignées, conséquence d’une dépendance économique imposée, marque un autre temps de l’appropriation territoriale : ce sont désormais les Wolaita qui s’approprient l’Éthiopie. L’émigration devient ainsi le vecteur d’une mise en relation des espaces qui dessine un réseau multipolaire, armature fonctionnelle du territoire éthiopien.
69L’entrée du Wolaita dans la Grande Éthiopie débuta dès 1894 quand les esclaves wolaita vinrent peupler la capitale. Elle se poursuivit dans les années 1950 quand les Wolaita devinrent, avec d’autres, le bras agricole du grand corps éthiopien en travaillant comme manœuvres agricoles dans les plantations. Aujourd’hui, alors que de nouveaux centres d’emplois apparaissent, les Wolaita quittent leur territoire et entament une dispersion plus importante. Les pôles, les régions ou même les quartiers urbains en liaison directe avec le territoire wolaita sont nombreux et variés. Alors que le territoire wolaita, au cœur de ce système, entre en crise, ses « antennes » connaissent au contraire un dynamisme important et participent désormais à la vie du territoire proprement dit.
70Des communautés wolaita se recréent dans d’autres régions, des quartiers wolaita apparaissent à Addis-Abeba, alors que le territoire éclate sous la pression démographique. Mais les migrations définitives ne traduisent une mise en relation du territoire wolaita à l’Éthiopie, qu’à deux conditions : que les Wolaita émigrés conservent un lien avec le territoire pour que leurs actions puissent avoir un impact et que ce lien se traduise par une ingérence effective des migrants dans les communautés rurales.
Le lien au sol
71Le lien au territoire est celui qui unit les hommes à la terre de leurs ancêtres et à la communauté de leurs compatriotes, plus ou moins comprise comme la famille. L’appartenance au territoire wolaita prend corps dans la possession de droits sur le sol. Le principal enjeu de l’émigration se situe bien dans le rapport à la terre, cela pour plusieurs raisons : la taille des exploitations et l’accession à la propriété sur le sol sont les premières causes de départ. Le maintien d’une exploitation détermine le caractère définitif ou non de la migration ; il oriente le lien qui unit le migrant à son territoire. Un migrant entretient ainsi des rapports différents avec son pays d’origine, s’il est ou non propriétaire de droit sur le sol. De même, la pénurie foncière est un facteur déterminant dans l’allongement des migrations et dans la généralisation de leur caractère définitif.
72Or, la situation foncière des migrants est très contrastée. Il faut distinguer les propriétaires de droits fonciers qui réinvestissent les revenus de l’émigration dans leur exploitation et permettent ainsi un enrichissement relatif des campagnes wolaita, des paysans sans terre qui sont poussés à l’émigration et, ce faisant, soulagent quelque peu les terroirs de leur pression foncière.
73Trois cas de figure apparaissent dans le tableau 32. Les migrants qui conservent des droits fonciers sont peu nombreux et ne représentent que 20 % de la population émigrée. Sur les 80 % de migrants qui n’ont plus de terre, 48 % l’ont définitivement perdue volontairement ou sous la contrainte sociale. La renonciation aux droits sur le sol est une conséquence directe de l’appauvrissement wolaita (incapacité des familles à entretenir le futur migrant), indirecte si elle passe par le truchement de la contrainte sociale. D’après nos enquêtes, une superficie d’un demi-yok (un dixième d’hectare) marque la limite de viabilité des exploitations puisque c’est à partir de ce seuil que les jeunes hommes optent pour l’émigration et renoncent à leurs droits sur la terre. En revanche, l’existence de conflits témoigne d’un réel surpeuplement du Wolaita où la perte des droits fonciers, et non plus le renoncement, motive le départ des jeunes hommes.
74Il suffit de comparer la réaction des migrants masculins et féminins à la question d’un retour définitif dans le Wolaita pour comprendre combien la propriété foncière attache les hommes à leur territoire. Aucune des jeunes femmes interrogées ne souhaitait retourner vivre dans le Wolaita, ce qui est loin d’être le cas chez les hommes.
75Le stress foncier qui caractérise le Wolaita influe sur les rapports que les paysans entretiennent avec les migrants. Depuis peu, ceux-ci sont très souvent considérés comme des personnes renonçant à leurs droits sur le sol, en dépit de l’ancienneté du recours à l’émigration pour les jeunes hommes non encore établis, et sans considération du fait que 35 % des migrants dépourvus de terres souhaitent la réclamer et ne comptent pas abandonner leurs droits fonciers. En fait, pour les paysans wolaita, le départ d’un proche est souvent perçu comme l’occasion de le spolier de sa terre.
Ayele Alaro quitta le Wolaita sans renoncer à ses droits sur un sol qu’il tente aujourd’hui de récupérer par tous les moyens. Réquisitionné par les dirigeants du qebelé de Zagaro (Damot-Gale) pendant le Derg, il fut envoyé dans la plantation cotonnière d’Aseïta (région Afar) alors qu’il était encore un très jeune garçon (entre 10 et 12 ans). En son absence, son oncle s’appropria la part de terre qu’il avait héritée de son père (moins d’un yok). De retour d’Aseïta, Ayele réclama sa terre et l’obtint, mais ne pouvant en vivre correctement, il partit temporairement pour Wonji afin de se constituer un troupeau. À nouveau, son oncle prit sa terre et la « vendit » en contrat à un paysan du voisinage. Aujourd’hui, Ayele qui n’a plus de terre demeure à Wonji et espère pouvoir rembourser la somme avancée pour le contrat et ainsi récupérer sa terre. Mais depuis trois ans qu’il est dans la plantation, il n’arrive pas à obtenir un emploi stable et considère donc sa terre comme perdue.
76L’exploitation abusive du départ de certains jeunes hommes est d’autant plus infondée qu’elle intervient dans des sociétés rurales qui pratiquent depuis longtemps l’émigration saisonnière. La mauvaise foi dont font preuve quelques paysans demeurés sur place traduit bien l’état du surpeuplement wolaita et marque un tournant dans la nature de l’émigration. De recours ponctuel à la crise, elle devient une solution à long terme au surpeuplement et permet au territoire de se vider de son trop-plein démographique. Cette nouvelle fonction des migrations ne va pas sans provoquer des conflits entre les résidants et les migrants qui se voient irrémédiablement chassés de leurs terres alors qu’ils conservent un vif attachement au sol : ils n’abandonnent donc pas facilement leurs droits et dans ce contexte des conflits éclatent pour l’obtention des terres. 20 % des migrants sans terre sont ainsi en conflit avec des membres de leur famille, et ce pourcentage s’élève à 30 % chez les migrants de Wonji. Le fait qu’un tiers des migrants les plus attachés à leur terre (ceux de Wonji) disputent à leur famille une part d’héritage, est un signe patent du surpeuplement wolaita.
77Les recours des migrants face aux spoliations sont peu nombreux. La justice coutumière (le « conseil des Anciens ») est peu favorable aux jeunes hommes qui ont quitté le Wolaita. Si la justice éthiopienne est moins partiale, ses jugements ne tiennent pas compte du préjudice social porté au plaignant. Nous avons ainsi rencontré un homme qui avait gagné son procès mais était devenu à ce point indésirable sur ses terres qu’il avait dû fuir à Addis-Abeba. De plus, la situation parfois précaire des migrants les oblige à conserver des liens avec leur famille, dont l’assistance est régulièrement nécessaire. Pour le migrant, le maintien de relations « cordiales » peut passer par la renonciation à ses droits sur la terre.
78Du point de vue des paysans qui demeurent au Wolaita, le refus de céder des terres aux migrants se comprend également et témoigne d’une crainte de laisser se multiplier les « propriétaires » absentéistes. C’est également pourquoi certains migrants qui ne souhaitent pas revenir abandonnent leurs droits fonciers. Ce consentement mutuel est néanmoins perverti quand le migrant souhaite réintégrer le Wolaita et qu’il ne le peut pas.
Un homme de 74 ans souhaitait récupérer sa terre de Mundjena (Damot-Woyde) jadis confisquée par son oncle et maintenant par ses neveux. Il profita du Derg pour essayer de faire valoir ses droits mais son oncle influent dans la région s’y opposa. Il revint à trois reprises essayer de récupérer sa terre, pour s’y installer, mais en vain. Depuis une vingtaine d’années, à la suite de sa dernière tentative, il n’est plus jamais retourné dans le Wolaita et a coupé toutes relations avec sa famille. Il envisage donc avec dépit de finir ses jours à Addis-Abeba car il n’a pas les moyens de s’installer dans une ville du Wolaita.
79Dans ce cas, le caractère définitif de l’émigration est vécu comme un véritable ostracisme par les personnes qui se sentent ainsi chassées de leurs terres, et plus encore de leur territoire. Elle place les migrants dans des situations très précaires, car ceux qui réclament leur terre avec assiduité n’ont souvent pas les moyens de vivre correctement dans les villes éthiopiennes et en sont parfois réduits à la mendicité.
80À l’opposé des précédents, les exploitants allocataires de droits fonciers considèrent le départ temporaire et volontaire comme une source d’enrichissement, puisque ces fermiers investissent l’essentiel de leurs revenus dans la modernisation de leur exploitation.
Kussa Kulemo représente la catégorie d’exploitant qui utilise l’émigration comme une activité complémentaire à l’agriculture, ou tout du moins au service de l’agriculture. Il hérita à 19 ans d’une superficie d’un yok sur laquelle il devait faire vivre sa mère et son frère. Estimant cette exploitation trop pauvre, il partit travailler deux ans dans la ferme d’État d’Abaya où il gagna suffisamment d’argent pour pouvoir acheter en contrat un yok de terre supplémentaire. Jugeant toujours ses moyens de production trop faibles, il partit à 21 ans à Awasa pour se constituer un troupeau et confia ses terres à son jeune frère. Il est actuellement commis d’un marchand de matériaux de construction guragé et gagne 7 à 8 birrs par jour depuis cinq ans, ce qui lui a permis d’acheter deux bœufs et quatre vaches. Il compte rester quelques années encore à Awasa pour économiser de quoi se faire construire une maison et s’installer définitivement sur ses terres de Gatcheno (Damot-Gale).
81Les hommes expatriés qui ne cultivent pas leur terre, la confient souvent à un parent, frère ou fils, qui en use alors à son profit et cultive ainsi une superficie plus étendue. Pour les migrants, de telles situations peuvent également représenter un intérêt, dans la mesure où ils confient leur terre en kotta à un parent ou voisin et bénéficient, même en étant absents, des revenus de leur terre.
82Enfin, une autre catégorie de migrants conserve des liens avec son territoire et sa communauté d’origine : les jeunes agriculteurs n’ayant pas encore obtenu de terre. En effet, l’obtention d’une terre supposant une proximité importante entre le cultivateur et le demandeur, les jeunes hommes qui souhaitent négocier leur part de l’exploitation paternelle se rendent fréquemment dans le Wolaita, jusqu’à quatre fois par an. Seuls les migrants qui entretiennent des liens constants avec leur parenté pourront obtenir satisfaction, les autres voient leur requête refusée la plupart du temps. Akadu Tishamo, qui n’a jamais pu obtenir la terre de son père cultivée par ses oncles, sait pourtant que, s’il veut revenir dans le Wolaita, il lui faudra obtenir une terre pour y construire sa maison. Aussi, leur envoie-t-il régulièrement des cadeaux en espérant qu’ils se montreront plus magnanimes. Mais lui-même doute fortement du résultat de ses démarches. Sans grande illusion, il explique « qu’aujourd’hui les choses ont changé dans le Wolaita où les gens s’entre-tuent pour la terre et se querellent en famille ».
Le lien à la communauté
83Le lien à la communauté familiale ou sociale unit également les Wolaita à leur territoire. Il les amène à revenir régulièrement chez eux et à supporter financièrement, avec plus ou moins de facilité, leurs compatriotes. Certes, le rapport au sol influe sur ces fréquentations sociales mais il n’est pas déterminant.
84La dispersion d’une même famille sur le territoire éthiopien favorise l’entraide et contribue à la survie des économies rurales wolaita. Bien entendu, la famille doit ici être comprise dans son acceptation la plus large, incluant la belle-famille et des degrés de parenté parfois éloignés. D’après nos enquêtes, les familles qui bénéficient de l’aide reversée par un parent représentent 40 % de la population résidant au Wolaita. Sachant qu’un tel calcul ne permet pas de prendre en compte ceux qui reçoivent occasionnellement une aide de l’extérieur, il est raisonnable de penser qu’au moins la moitié des Wolaita tire bénéfice des mouvements migratoires.
85La fin de l’obligation à résidence des Éthiopiens depuis 1991 permet aux migrants de revenir plus régulièrement au Wolaita. Et pourtant, les retours effectifs témoignent d’une situation contrastée. 44 % des migrants ne retournent plus dans leur région, ou seulement à l’occasion de cérémonies particulières, principalement des décès de personnes proches. Le relâchement des liens familiaux entraîne une perte d’identité des individus qui n’ont plus guère de contact avec le Wolaita. L’éloignement géographique favorise également la distance sociale ; peu nombreux sont les migrants d’Addis-Abeba à entretenir des rapports suivis avec leur famille. Pour l’instant, les retours les plus nombreux sont ceux qui ont lieu annuellement et interviennent très souvent pour les célébrations de Mesqel. La proportion élevée d’immigrés de Wonji (52 %) retournant régulièrement et fréquemment dans le Wolaita souligne à nouveau combien la possession d’une terre influe sur la fréquence des retours.
86En réalité, la fréquence des retours dépend certes de l’attachement que ces gens manifestent vis-à-vis de leur communauté mais elle est aussi influencée par la situation des migrants et leur disponibilité en temps et en argent. De ce point de vue, les travailleurs des plantations sont les plus privilégiés. La majorité des contractuels (8 mois) de Wonji passent le reste de l’année au Wolaita, où ils cultivent leur terre et où réside leur famille. Partageant leur temps entre le Wolaita et la plantation, ils ne se considèrent pas tout à fait comme des migrants. Les employés de la plantation qui connaissent un statut plus précaire, contrat d’une plus courte durée ou journaliers, ne peuvent se permettre de rentrer fréquemment au Wolaita – à moins que ce ne soit pour y travailler. Ils sont contraints de rester sur place pour gagner de quoi vivre sur la plantation, soit comme journaliers soit dans des emplois parallèles. De même, les migrants d’Awasa en perpétuelle recherche d’emploi s’autorisent rarement des retours onéreux en période de chômage. L’instabilité professionnelle des migrants favorise également la rupture du lien social et par la suite la perte du sentiment d’appartenance au territoire, voire chez certains au peuple wolaita.
87Le principal impact des migrations sur le Wolaita tient à l’aide que les migrants apportent aux paysans demeurés sur place, aide qui permet de faire face à la crise des économies agricoles. L’émigration comprise comme une activité complémentaire à l’agriculture constitue un recours ancien qui se pratiquait au niveau individuel. Aujourd’hui, les apports financiers nécessaires à la bonne gestion d’une exploitation agricole ont tellement augmenté, sous le coup des diverses mutations agricoles, que les paysans ont besoin d’une aide extérieure permanente, familiale ou communautaire. Les jeunes hommes trouvent alors dans l’émigration une fonction nouvelle sur l’exploitation de leur père. Dans un contexte où la main-d’œuvre agricole ne manque pas, ils sont plus utiles et menacent moins l’intégrité de l’exploitation lorsqu’ils travaillent dans des bassins d’emploi extérieurs.
88Et pourtant, le procédé est loin d’être aussi efficace qu’il y paraît car l’émigration témoigne d’une autre dynamique. Dans leur désir d’alléger la pression sur les terres familiales, les aînés chassent leurs cadets et se privent, par là même, de leur aide. En effet, les fils chassés de l’exploitation paternelle ne participent pas à la modernisation de l’exploitation. En outre, la situation des migrants n’est pas aussi confortable qu’il y paraît et leur possibilité d’épargne n’est plus celle des migrants saisonniers traditionnels. Ceux-ci quittaient en effet le Wolaita en étant à peu près certains de trouver du travail dans les plantations, d’où ils repartaient aussitôt leur contrat terminé, en conservant l’essentiel de leur salaire. Aujourd’hui, les contraintes économiques de la vie urbaine et les tentations consuméristes qu’elles recèlent grèvent davantage les budgets des immigrés.
89Cependant, aussi modeste soit-il, l’apport financier des migrants joue un rôle dans la survie des économies rurales du Wolaita. D’après nos enquêtes, un migrant sur deux participe aux dépenses de sa famille demeurée sur place. Les migrants qui assistent leur famille fournissent une aide directe (dons en numéraires ou en nature) et(ou) indirecte provenant de leur mode d’épargne, par exemple dans la constitution d’un cheptel utilisé par la famille. Les dons de vêtements sont également très répandus, et concernent la majorité des migrants, mais nous ne les avons pas pris en compte car ils représentent des frais encore mineurs dans les budgets paysans. Certains migrants considèrent également que l’abandon de leurs droits sur la terre constitue une aide bien suffisante qui les dispense de toute autre participation aux frais familiaux.
90Le montant et la nature de l’aide apportée par les migrants varient considérablement. Dans certains cas, elle peut être à ce point importante qu’elle constitue la principale source de revenu de ceux restés sur place, certains migrants remboursant parfois la dette pour l’engrais contractée par leurs parents.
Borsamo Boto qui a dû arrêter ses études à l’âge de 10 ans et trouver du travail, son père ayant trop d’enfants, partit dans la plantation de Wonji où il travaille actuellement depuis 13 ans. Ses revenus s’élèvent en période d’activité (coupe de la canne à sucre) à un salaire mensuel qui peut varier de 300 à 500 birrs. Célibataire et sans enfants, il revient tous les ans au Wolaita où il séjourne une quinzaine de jours. Il aide sa mère régulièrement : il lui a ainsi fait construire une maison au toit de tôle et lui donne environ 50 birrs par an ainsi que 100 à 200 birrs pour son père, soit l’équivalent de la vente de deux ou trois quintaux de maïs. Il suffirait que cet homme, père de 15 fils, en ait un second expatrié pour être entièrement dégagé du niveau d’endettement moyen de 200 birrs que connaissent les autres paysans.
91Dans d’autres cas, l’apport monétaire provenant de l’émigration dans des centres d’emplois extra-territoriaux supporte à lui seul la gestion des budgets wolaita et change totalement le profil économique des petites paysanneries rurales qui peuvent désormais s’engager dans une modernisation agricole plus efficace. Mais de tels cas sont assez rares.
92Les dons annuels supérieurs à 100 birrs représentent environ 16 % de l’aide apportée par les migrants de Wonji et d’Awasa, mais les dons les plus courants parviennent tout juste à maintenir à flot les économies paysannes et à retarder d’autant des départs plus massifs.
93En moyenne, les migrants reversent assez régulièrement 80 birrs par an à leur famille, légèrement plus pour ceux de Wonji. Mais la majorité des dons s’échelonne entre 10 et 70 birrs, 50 birrs étant la somme la plus fréquemment donnée. Celle-ci représente un quart des revenus d’un paysan wolaita et lui évite la vente d’un quintal de maïs. L’incidence de ces versements n’est donc pas négligeable.
94La capacité d’épargne des migrants est cependant limitée par les contraintes économiques propres à l’émigration et à la résidence en ville. Le logement et la nourriture constituent les postes de dépense les plus importants, et si le logement des travailleurs réguliers est pris en charge dans les plantations gouvernementales, il reste à la charge des migrants dans les villes. La location d’une maison à Awasa revient à 10 birrs par individu. Les frais alimentaires représentent environ 30 birrs par mois pour des célibataires, ce qui porte leur capacité d’épargne à 40 birrs mensuels pour un revenu moyen de 83 birrs par mois. La capacité d’épargne des migrants dépend aussi largement de leur situation familiale. Un migrant sur deux est marié et ceux qui ont à charge une famille nombreuse ne sont parfois guère plus riches que les Wolaita restés sur place.
95La redistribution des richesses entre les différents espaces éthiopiens est encore trop faible pour permettre une amélioration réelle des conditions de vie dans le Wolaita. Elle est néanmoins suffisante pour empêcher la rupture de l’équilibre économique et maintenir le territoire en survie, dans un état de grande dépendance.
Les migrants, entre Éthiopie et Wolaita
96L’émigration plus définitive que pratiquent aujourd’hui les paysans wolaita, en plus d’articuler différents espaces, participe à la naissance d’une société éthiopienne, qui dépasse les clivages ethniques dans une nouvelle identité essentiellement urbaine. Et pourtant, en terre « étrangère » l’identité wolaita résiste bien. Si la ségrégation spatiale est peu marquée, la socialisation se pratique plus volontiers entre Wolaita. Les migrants créent des communautés d’expatriés, où l’amharique prend toutefois le pas sur le wolaitigna.
97La question des recompositions identitaires provoquées par l’émigration comme par l’urbanisation amène à prendre en considération la nature de la relation qui existe entre le territoire et l’identité et pose sans détour le problème de l’acculturation comprise comme un déracinement. L’éloignement au territoire, voire la perte d’une portion du sol wolaita, peut-elle faire perdre l’identité sociale et culturelle d’un Wolaita ? En d’autres termes, peut-on encore être wolaita en dehors du Wolaita ? Et si cela s’avère impossible, devient-on par là même éthiopien ? Rappelons qu’au xixe siècle encore, l’identité sociale et le territoire étaient deux réalités indistinctes alors qu’elles semblent aujourd’hui se désunir.
98Les modalités de l’éthiopisation des sociétés sont complexes et la nature de l’identité éthiopienne demeure problématique puisqu’elle se surimpose à d’autres identités. L’émigration qui amène les Wolaita à vivre en commun avec d’autres peuples semble être le lieu d’une transition entre une identité à dominante wolaita et une autre plutôt éthiopienne. Le passage d’une identité à l’autre ne correspond pas, selon nous, à un temps de l’histoire éthiopienne mais à un lieu de son territoire. Les villes et plus particulièrement les capitales régionales ou quelques bassins d’emploi bien circonscrits (plantations, mines) permettent le brassage de populations d’origines variées qui sont amenées à partager un même mode de vie, elles donnent ainsi naissance à une société éthiopienne à l’état encore embryonnaire.
99Comme l’exprime Nato Seta, vieux professeur à la retraite d’une soixantaine d’années qui vit depuis plus de trente ans dans la capitale : « J’ai maintenant oublié les coutumes du Wolaita, je suis un urbain. » L’identité wolaita s’oppose donc directement à celle des citadins, qui forment bien cette 75e nationalité porteuse d’une identité éthiopienne (Bureau, 1994 : 502).
100Les réseaux migratoires wolaita ne sont pas encore bien développés, car seuls 40 % des migrants bénéficient d’un point de chute avant d’atteindre leur nouvelle destination – ce sont d’ailleurs ces relations qui orientent le choix de leur destination finale, les hôtes étant souvent de proches parents. Mais la majorité des migrants se rend dans les grandes villes sans contact privilégié et sont alors amenés à séjourner quelques jours chez les delala, moyennant finance.
101L’absence de réseaux bien structurés favorise la dispersion des migrants dans les villes d’accueil, à l’exception peut-être d’Addis-Abeba. Mais, aujourd’hui les migrants de toutes nationalités partagent les mêmes quartiers et Kera, le quartier wolaita, accueille des pauvres de toutes origines. Les regroupements de Wolaita dans ce quartier obéissent à des impératifs économiques et non identitaires, les loyers pratiqués étant parmi les plus bas de la ville. Les personnes qui résident dans les maisons de Kera peuvent ainsi payer des loyers modestes qui varient de 10 à 30 birrs par mois, alors que dans d’autres quartiers les loyers sont de 200 ou 300 birrs pour des maisons individuelles plus confortables.
102Dans la ville récente d’Awasa, il n’existe pas non plus de véritable ségrégation spatiale entre les personnes de nationalités différentes et les migrants s’installent un peu partout en ville – les noms de quartiers servant davantage à désigner la nationalité des actifs que celle des résidents. En revanche, les loyers sont beaucoup plus modestes et atteignent en moyenne entre 30 et 40 birrs. Les migrants qui gagnent peu d’argent s’installent en colocation entre compatriotes et respectent souvent les cellules familiales déjà constituées. Les idder auxquelles ils participent ne s’organisent pas dans le cadre de la communauté wolaita expatriée mais sur la base des populations de quartier. De fait, toutes les nationalités sont invitées à y participer. Le recours aux delala ne se fait pas non plus selon un critère ethnique.
103La fréquentation immédiate de toutes les nationalités éthiopiennes, pour les jeunes migrants qui sortent à peine du Wolaita, nécessite l’utilisation d’une langue commune : l’amharique. Or, nous savons que tous les ruraux ne le parlent pas toujours correctement, il semble donc que sa maîtrise plus ou moins élémentaire représente un facteur limitant de l’émigration.
104Et pourtant, en dépit de l’égalité de sort que partagent les migrants issus des campagnes pauvres et agricoles du reste de l’Éthiopie, les communautés nationales restent encore vivaces dans les villes étrangères où les réseaux de socialisation demeurent ethniques – sans doute d’ailleurs du fait de la barrière linguistique. 65 % des migrants wolaita installés à Awasa fréquentent de façon préférentielle des personnes de même nationalité, alors qu’à Addis-Abeba, ils sont 70 % à fréquenter indifféremment toutes les nationalités d’Éthiopie. Si l’ancienne communauté wolaita d’Addis-Abeba se fond dans une communauté urbaine indistincte, celle d’Awasa conserve une certaine singularité. Les deux villes présentent donc deux moments de l’intégration sociale : les habitants de la capitale sont autonomes et ne conservent que peu de liens avec le Wolaita, alors que les citadins d’Awasa viennent à peine de quitter leur territoire et y restent attachés.
105La différence entre les deux villes transparaît plus nettement encore à propos des alliances matrimoniales souscrites par les migrants. La nationalité de l’épouse joue un rôle important dans le déracinement des migrants et dans le caractère définitif de l’émigration. En effet, si celle-ci ne parle pas wolaitigna, il est difficilement envisageable pour le couple de vivre dans le Wolaita, plus encore à la campagne. De plus, le choix d’une épouse de nationalité wolaita traduit l’attachement des migrants à leur identité sociale et culturelle et non pas uniquement à leur appartenance territoriale. Certains désirent ainsi prendre une épouse wolaita alors même qu’ils ne souhaitent pas retourner vivre dans le Wolaita. Seuls 11 % des jeunes migrants rencontrés à Awasa sont indifférents à la nationalité de leur future épouse, qui a toutes chances néanmoins d’être wolaita au regard de leurs fréquentations sociales. Les migrants de Wonji qui vivent au contact de toutes les nationalités sont 22 % à avoir une épouse d’une autre nationalité et la proportion de ces « mariages mixtes » passe à 44 % chez les migrants wolaita d’Addis-Abeba. Ces derniers représentent donc bien les plus éthiopiens des Wolaita.
106Le déracinement des migrants se manifeste également dans l’oubli de la langue wolaita ou plus exactement dans son absence de transmission aux enfants nés en dehors du Wolaita. La profonde correspondance entre la nationalité et la langue wolaita est un marqueur identitaire fort de l’espace culturel wolaita : tous les Wolaita résidant sur leur terre parlent le wolaitigna. En revanche, il est beaucoup plus rare qu’une personne née de père ou même de parents wolaita expatriés parle cette langue, elle parlera beaucoup plus sûrement la langue utilisée dans leur région de résidence. D’après nos enquêtes, la proportion de migrants de deuxième génération parlant le wolaitigna est négligeable.
107Les données du recensement confirment cette inadéquation entre la nationalité et la langue et témoignent de la distance culturelle qui sépare les migrants de leur territoire (CSA, 1998). À la ville comme à la campagne, l’abandon progressif du wolaitigna est manifeste. Les Wolaita émigrés à Addis-Abeba sont ainsi les plus acculturés, qu’ils vivent en centre-ville ou en grande périphérie (dans les qebelé ruraux). Au contraire, ceux qui demeurent dans l’aire d’influence du Wolaita, ou tout du moins dans une région où les locuteurs ométo sont nombreux, conservent l’usage du wolaitigna dans des proportions plus importantes. D’une génération à l’autre la pratique du wolaitigna se perd et la rapidité de cet abandon amène à relativiser son statut de marqueur identitaire.
108La question du retour dans le Wolaita mesure à elle seule la profondeur du déracinement. Les migrants ne souhaitant pas revenir dans le Wolaita représentent 46 % de la population émigrée totale.
109C’est bien entendu chez les migrants de Wonji que l’on retrouve les personnes les plus « enracinées » dans leur territoire. Alors même que certaines ne pourront plus avoir accès à leur part de l’exploitation paternelle, elles souhaitent néanmoins s’installer dans les villes du Wolaita. Ce désir d’un retour en ville, qui concerne 30 % des émigrés de Wonji témoigne de l’existence d’un sentiment d’appartenance territorial, qui ne se limite plus au terroir, mais prend en compte l’ensemble du territoire wolaita : l’espace culturel wolaita peuplé par les Wolaita. Certains riches émigrés d’Addis-Abeba possèdent ainsi des concessions foncières à Soddo sur lesquelles ils souhaitent faire bâtir des hôtels et envisagent de venir passer leur retraite.
110En réalité, il semble que le retour définitif dans le Wolaita obéit plus simplement aux contraintes économiques induites par une installation dans toute autre région d’Éthiopie. À titre d’exemple, les Wolaita qui souhaitent s’installer dans la ville de Gefersa (Wonji) doivent acheter de la terre et payer une taxe au gouvernement qui les autorisera alors à y faire construire une maison. En comparaison, le retour sur une terre du Wolaita, si petite soit-elle, est plus facilement réalisable. La différence d’usage que les migrants peuvent avoir de l’espace rural, qui n’est plus considéré comme un espace agricole mais comme un espace résidentiel, contribue à renforcer la pression foncière dans les campagnes. Elle viabilise les toutes petites superficies, lesquelles avaient justement poussé les migrants au départ. En effet, les retraités percevant une pension ou conservant une épargne n’ont besoin que de la superficie de leur toukoul.
111Les raisons d’un non-retour sont multiples et relèvent soit d’un déracinement antérieur à la migration, soit d’une dégradation économique ou sociale de la situation du migrant, lequel perd peu à peu ses liens avec la communauté rurale et souhaite s’installer en ville. Enfin, plus simplement, certains perdent les moyens de revenir dans le Wolaita. C’est souvent le cas des jeunes gens d’Awasa : au chômage, ils n’ont pas les moyens de payer les 15 birrs nécessaires à leur retour vers Soddo.
112Lorsqu’ils travaillent et qu’ils peuvent s’acquitter du prix du transport, le retour au Wolaita perd de son intérêt. Chez les femmes émigrées, le retour peut poser de nombreux problèmes si elles ne suivent pas leur mari, ce qui est souvent le cas. Ne possédant pas de terre, elles sont à la charge de leurs frères, lesquels n’acceptent pas toujours de les recevoir.
113En outre, la durée de la résidence en dehors du Wolaita conditionne le devenir identitaire des migrants, dont l’acculturation semble bien proportionnelle à la durée d’absence en territoire wolaita. Le degré d’acculturation se mesure aussi par la vigueur du désir de retour. La situation en demi-teinte des migrants wolaita témoigne de l’actualité de ces mutations.
Quel avenir pour le Wolaita ?
114La question reste ouverte de l’évolution des phénomènes migratoires et de l’avenir d’une nouvelle configuration territoriale qui opère une ouverture du territoire sur l’environnement économique du Sud éthiopien : quel sera l’impact des migrations sur l’organisation du Wolaita et notamment sur la crise actuelle des espaces ruraux ? D’après l’hypothèse la plus optimiste, une augmentation des flux pourrait conduire à un allégement de la pression foncière et redonner au Wolaita sa configuration passée de grenier agricole. Néanmoins, le dynamisme des centres d’emplois actuellement choisis par les migrants n’est pas tel qu’il puisse garantir l’accueil d’une population toujours plus nombreuse. Et cela d’autant plus qu’une bonne partie des paysans du Nord-Omo, et de toutes les régions rurales d’Éthiopie, sont également candidats aux migrations de travail. La disproportion entre ces flux et les besoins en main-d’œuvre des bassins d’emplois est grandissante et incite à penser que cette hypothèse est la moins probable.
115En considérant à l’inverse, que le trop-plein rural ne puisse se déverser en dehors du Wolaita, il faut alors envisager un développement de l’urbanisation wolaita qui, à moins d’un enrichissement relatif des hinterlands urbains, semble également très compromis. Le renforcement du fonctionnariat peut également constituer une solution à court terme mais il demeure peu souhaitable dans le contexte économique éthiopien. Seule l’industrialisation des villes wolaita peut renverser cette tendance. Mais à moins que le secteur privé ne se développe au point d’investir dans des régions aussi reculées, il n’y a guère qu’un plan gouvernemental qui pourrait permettre un meilleur aménagement de l’espace industriel naissant en Éthiopie. En outre, le territoire wolaita semble si peu concurrentiel – les bassins de main-d’œuvre sont nombreux en Éthiopie – que la réalisation d’un tel projet, pourtant désiré par nombre d’urbains, est improbable.
116L’hypothèse la plus pessimiste se dévoile parfois dans le discours des émigrés. Elle repose sur l’exacerbation des tensions foncières qui sont aujourd’hui encore assez modestes et ne concernent pas la majorité des migrants. La multiplication des conflits fonciers, disputes et litiges divers, conduirait à l’éclatement de communautés rurales désormais incapables de gérer le partage d’une terre devenue trop rare. Une minorité de riches paysans ou de propriétaires urbains pourrait alors s’accaparer les terres ainsi disputées, comme c’est aujourd’hui le cas avec la pratique des contrats. Cette configuration est peu souhaitable tant elle conduirait à un chaos politique et social. Le danger social contenu dans la pénurie foncière est réel dans le Wolaita et participa sans doute aux émeutes qui éclatèrent à Soddo en novembre 2000. Si la stabilité nationale devait voler en éclats, il ne paraît pas totalement absurde de penser que le problème foncier pourrait à nouveau mettre le feu aux poudres, et contre cet écueil-là, une nouvelle réforme agraire serait bien vaine.
117L’hypothèse la plus réaliste se situe dans un entre-deux. Il paraît envisageable que les flux migratoires se renforcent quelque peu, jusqu’à atteindre peut-être le niveau de l’émigration guragé. Mais il semble peu probable qu’ils réussissent à compenser le croît démographique et qu’ils libèrent ainsi le sol wolaita d’une trop forte pression foncière. Nous pensons également que dans l’optique d’un aménagement régional éthiopien, le cas wolaita ne peut plus être considéré en tant que tel, mais dans son articulation à la région SNNPR – que le gouvernement central tente de doter d’une autonomie toujours plus grande. Dès lors, si l’on suppose une poursuite du dynamisme économique des métropoles régionales, tout laisse croire que le Wolaita redeviendra un hinterland agricole productif d’Awasa, d’Arba-Minch et pourquoi pas de Soddo ; dans l’optique où le système urbain régional s’étofferait quelque peu pour que les villes constituent un véritable débouché de campagnes très isolées mais déjà transformées. Le Wolaita resterait à nouveau en situation périphérique, mais dans une périphérie plus proche et mieux intégrée, mieux articulée à son nouveau centre : Awasa capitale de la région-État du Sud.
118Ainsi, l’avenir du Wolaita se lit déjà dans le présent de ce territoire en survie dont l’agonie économique promet d’être longue – à moins d’une réorientation significative de la politique économique éthiopienne.
119Il est nécessaire de considérer l’avenir du Wolaita à plus petite échelle, car la situation des Wolaita est également partagée par les Hadiya et les Kambatta, et sans doute deviendra-t-elle rapidement celle des Gamo et des Daoro. Les territoires kambatta et hadiya appartiennent au modèle territorial wolaita : rural, pauvre, marginal mais non délaissé et ce faisant, en mutation rapide. Ce n’est donc pas l’avenir du million de résidents du Wolaita qui se joue actuellement mais celui de près de trois millions de personnes (CSA, 1998, vol. I) et à terme de toute la région du Nord-Omo. Or à cette échelle d’analyse, les facteurs d’organisation de l’espace se complexifient considérablement.
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