Chapitre 8. Une campagne en crise : mutations des terroirs wolaita
p. 287-305
Texte intégral
1Le constat d’une crise des campagnes wolaita ne se formule pas avec simplicité. Si plusieurs facteurs – retard des précipitations, brusque augmentation des mortalités humaine et animale, disette – abondent en ce sens, ils demeurent difficiles à mesurer et leur existence même ne condamne pas nécessairement la survie des espaces ruraux. Il convient de savoir dans quelle mesure les systèmes agricoles entrent en crise ou peuvent supporter une charge démographique grandissante. L’orientation largement agricole des économies wolaita lie la question de la crise à celle des fortes densités de population : l’explosion démographique, la pénurie foncière, la désorganisation des systèmes agricoles et l’absence d’activités complémentaires à l’agriculture en milieu rural sont sans doute les manifestations d’un surpeuplement régional. Depuis les années 1980, les Wolaita sont frappés par la succession plus ou moins régulière de disettes et autres calamités qui participent largement à leur appauvrissement. Ces accidents de tous ordres entraînent des mutations du territoire et conduisent notamment à un recours massif à l’émigration, qui amorce une révolution proprement territoriale.
2Dans un environnement climatique marqué par une forte instabilité pluviométrique, la même situation se répète depuis les années 1970. En 1986-1987, les petites pluies tombèrent en quantité insuffisante. En 1988, la période végétative de la grande saison des pluies reçut de très fortes précipitations, parfois accompagnées d’orages de grêle. En 1988-1989, une épidémie de méningite survint, à laquelle succéda en 1991 une épidémie de malaria (Tegegne Teka, 1994 : 231). En 1997, 1999 et surtout 2000, la soudure printanière fut à nouveau très longue et causa de sérieuses perturbations alimentaires. En juin 2003, les petites pluies n’étaient pas encore arrivées alors que les paysans avaient déjà semé leur maïs à la faveur des quelques rares jours de pluie qui avaient détrempé le sol au mois de mars. Ce retard occasionna une réduction du volume des récoltes, et bouleversa grandement le calendrier cultural.
3Le Wolaita souffre aujourd’hui encore du caractère trompeur de ses paysages qui semblent insensibles aux irrégularités pluviométriques, et dont les bosquets d’eucalyptus et autres plantations d’enset masquent les faillites céréalières. Ces « famines vertes » ne sont que trop rarement prises au sérieux, comme ce fut le cas en 1984. Guebre Michael Kuke nous confia avoir assisté à l’époque à la visite des experts du gouvernement qui ne surent voir dans les paysages wolaita autre chose que le reflet d’une prospérité certaine. Mais la fréquence des épisodes de sécheresse, de famine et d’épidémies qui frappent le Wolaita depuis les années 1980 transforme peu à peu ces campagnes toujours vertes. Les traces physiques d’un dessèchement des sols et celles, humaines, d’un appauvrissement des populations commencent à se lire dans les paysages.
4Le renforcement de la pression démographique sur les terroirs provoque une importante réduction des superficies cultivées par exploitant, à laquelle les paysans s’adaptent plus ou moins bien. Cette nouvelle donne foncière entraîne d’autant plus leur appauvrissement que l’agriculture d’autosuffisance évolue vers une agriculture de marché, renforçant la paupérisation des communautés paysannes.
La révolution démographique
5Les diverses révolutions, socialistes et agricoles, qui transformèrent le Wolaita ne furent pas suffisamment importantes pour contrebalancer les effets d’une autre révolution qui secoua, depuis les années 1970, l’Éthiopie, et plus particulièrement le Sud : un accroissement démographique massif et brutal.
6L’entrée de l’Éthiopie dans la transition démographique à partir de la seconde moitié du xxe siècle, provoqua une croissance de la population sans précédent dans les provinces méridionales. Le cas wolaita permet de bien poser le partage des responsabilités entre les dynamiques d’évolution démographique endogènes et exogènes, notamment celles influencées par des idéaux natalistes partagés par de nombreux acteurs du développement rural. L’histoire démographique du Wolaita est ainsi jalonnée par plusieurs mesures allogènes.
7La véritable saignée opérée par les armées de Ménélik II à l’occasion des combats et des razzias diverses accompagnant l’intégration du territoire à l’empire fut le premier bouleversement démographique. Sur une population comptant entre 200 000 et 300 000 individus, la conquête du royaume provoqua la perte d’un dixième de la population. La période qui suivit fut certainement le moment d’une stabilisation démographique et d’une recomposition des effectifs permise par la diffusion de nouveaux modes de vie (urbanisation, amélioration de la productivité agricole…). Mais ce n’est réellement qu’à partir de la période socialiste que le « progrès » gagna plus largement le Wolaita, jusque-là enclavé. Les campagnes radiophoniques d’éducation des populations rurales qui permirent une diffusion rapide de nouveaux comportements hygiéniques, alimentaires et médicaux, ne furent pas sans incidence sur la rapide baisse de la mortalité observée à partir des années 1970 – mais vraisemblablement enclenchée plus précocement. Au début des années 1970, la mise en œuvre du programme WADU et sa bonne pénétration du monde rural dès les premiers temps de son application facilitèrent une modernisation économique qui permit, au même titre que les progrès médicaux, l’entrée du Wolaita dans la transition démographique.
8Avec environ 520 000 habitants en 1967 (Recensement impérial, 1968), 980 000 en 1984 et 1 160 000 en 1994 (CSA, 1998), la population doubla en à peine trente ans, sur un rythme proche de celui que connut le reste du pays. L’entrée du Wolaita dans la transition démographique dans les années 1960 se fit brutalement. Les programmes de vulgarisation médicale mis en place par le Derg et les différentes ONG réutilisèrent les canaux de diffusion mis en place par le WADU (notamment les réseaux de coopératives agricoles) et se répandirent aisément dans les campagnes. Si les estimations officielles portent à 2 % la croissance démographique annuelle du Wolaita, de nombreux observateurs s’accordent sur des chiffres supérieurs. Le Wolaita connaîtrait un accroissement démographique plus élevé que la moyenne nationale estimée par le Pnud à 2,4 %, pour la période de 1999 à 2015.
9La situation démographique n’est pas homogène sur l’ensemble du territoire wolaita. Les villes qui favorisent l’évolution des comportements démographiques connaissent une situation transitionnelle un peu plus avancée que les campagnes. Il n’est ainsi pas exceptionnel de rencontrer en ville des hommes encore célibataires à plus de trente ans. Alors qu’à la campagne le mariage, qui conditionne l’accès au sol, a lieu le plus tôt possible. Cette différence de comportements maritaux porte en elle une évolution différenciée du nombre d’enfants par foyer ; et non par femme, car celles-ci se marient encore assez jeunes, quel que soit leur niveau d’études. Le recensement de la population de 1994 suggère ainsi une légère différence entre les foyers urbains et les foyers ruraux, mais la nuance est encore faible : de 0,3 enfant (CSA, 1998, vol. I, Part I : 29). Il souligne également l’importance des foyers de célibataires en milieu urbain, qui y représentent 14 % des foyers contre 5 % à la campagne.
10Alors même que la région a entamé sa transition démographique depuis les années 1960-1970, la population présente aujourd’hui encore certaines caractéristiques d’un régime démographique en début de transition. Le maintien d’une fécondité élevée associée à une baisse de la mortalité, et notamment des mortalités infantiles et juvéniles, favorise un fort accroissement.
11L’estimation de la taille des familles demeure un des principaux outils de mesure démographique en milieu rural. Dessalegn Rahmato (1992 : 20) ou Dagnew Eshete (1995 : 88) qui ont mené de remarquables études sur la crise rurale dans le Wolaita ne rendent pas autrement raison de la pression démographique. Ce dernier estime, sur un échantillon diversifié de 522 personnes, qu’une famille wolaita moyenne se compose de 10,3 membres, ce que confirme l’étude de Dessalegn Rahmato portant sur 1 956 paysans du wereda de Bolosso-Sore interrogés entre 1990 et 1991. Les familles les plus nombreuses se composent de treize membres alors que les plus réduites comptent entre trois et cinq personnes, soit un couple avec un ou deux enfants. Les données issues du recensement de population de 1994 modèrent considérablement l’importance des familles pour la Zone du Semen-Omo, où la famille moyenne ne serait que de 4,7 personnes. Nous pensons toutefois que les données des deux auteurs précédemment cités sont plus fiables. Dans le reste du pays, l’ISF est élevé (5,9 selon une estimation du Pnud pour la période 2000-2005) et ne semble pas diminuer pendant le dernier quart du xxe siècle. Comment comprendre alors les résultats du recensement national qui propose un ISF pour le Semen-Omo de 4,3 enfants par femme (CSA, 1998, vol. I, Part III : 50) ?
12Le maintien d’une forte fécondité et le ralentissement encore modéré de la mortalité, notamment chez les populations adultes, expliquent la grande jeunesse de la population. Les moins de 20 ans représentent aujourd’hui 58 % de la population totale du Wolaita et les moins de 15 ans un peu moins de la moitié, alors que les plus de 50 ans ne rassemblent qu’à peine 6 % de la population totale (CSA, 1998, vol. I, Part I : 76-80). L’évident déséquilibre de la structure par âge et la très grande jeunesse de la population constituent un véritable obstacle au développement économique et plus particulièrement à la satisfaction des besoins alimentaires. Cependant, la nette réduction de la première tranche d’âge figurant sur la pyramide (les garçons de 0 à 4 ans ne représentent que 13,7 % du total, contre un peu plus de 18 % entre 5 et 9 ans) laisse entrevoir une possible réduction des naissances.
13Bien que l’espérance de vie nationale soit plus élevée pour les femmes que pour les hommes, les femmes de plus de 60 ans représentent 2 % de la population totale alors que les hommes en constituent 3 %. L’écart absolu n’est certes pas très important mais il reste tout à fait significatif pour ces tranches d’âge si peu représentées. Ce constat s’explique par le niveau de pénibilité du travail féminin dans les campagnes wolaita ainsi que par la multiplication des grossesses. La différence est d’ailleurs moins marquée en milieu urbain.
14Le Pnud et le CSA font état en général d’une espérance de vie globale assez réduite comme le souligne l’amincissement rapide de la pyramide des âges. L’espérance de vie moyenne du Semen-Omo serait ainsi de 44,2 ans, avec une nette différence entre le milieu rural et le milieu urbain où celle-ci atteindrait un âge moyen de 50 ans. Guère enviables dans un pays où l’espérance de vie moyenne était de 47,6 ans en 2003 (Pnud, 2005), ces résultats régionaux s’expliquent en partie par la détérioration de la situation alimentaire dans le Wolaita.
15La qualité de l’encadrement rural du Wolaita permet une bonne réalisation des campagnes de vaccinations conduites par les autorités locales du ministère de la Santé et traduit l’efficacité du contrôle de l’État central sur le territoire. Les individus bénéficiant des programmes de vaccinations sont nombreux et notamment les populations en bas âge : les campagnes de vaccination contre la typhoïde permettent de couvrir entre 69 % et 96 % de la population des nouveau-nés de 0 à 1 an du wereda de Soddo-Zuria. Moindres dans les autres wereda et pour d’autres maladies, ces taux de couverture participent néanmoins au recul des mortalités infantiles et juvéniles. À l’inverse, les programmes de planning familial et notamment ceux qui concernent le contrôle des naissances ne touchent que très faiblement les populations : en 2000, le programme ne toucha que 1,5 % de population féminine du wereda de Damot-Gale.
16Les obstacles qui s’opposent à une réduction des naissances sont nombreux et l’audience des églises penté est sans doute le plus récent mais pas le moindre. Dans un contexte de forte compétition ecclésiastique, ces Églises cherchant à convertir un maximum d’individus sont non seulement hostiles à toute forme de contraception mais incitent très explicitement leurs fidèles à procréer. D’autres arguments viennent s’ajouter à ce dernier pour rendre compte de cette préférence pour une natalité élevée : le système de représentation politique au parlement fondé sur l’importance numérique des groupes ethniques, la valorisation culturelle de la famille nombreuse et le faible niveau d’éducation des populations rurales, notamment féminines, contribuent lourdement à l’explosion démographique.
La crise foncière
17Les déséquilibres économiques qui accompagnent l’accroissement démographique se cristallisent autour du renforcement de la pression foncière qui conduit à une réduction des superficies cultivées par exploitant, laquelle entraîne un dérèglement général des économies domestiques.
18Au contraire de l’analyse précédente, la réflexion sur les changements fonciers donne à voir la façon dont les paysanneries wolaita s’adaptent aux changements initiés depuis Addis-Abeba, et comment le territoire se transforme de l’intérieur. Quelle que soit l’origine de la pression foncière, dynamique endogène ou conséquence indirecte de l’intégration, elle représente un élément structurant de l’espace wolaita, un des signes les plus patents de la crise rurale.
19Les conséquences de l’accroissement démographique sur la répartition des terres provoquent non seulement une réduction des superficies disponibles par exploitant mais rendent aussi la situation foncière beaucoup plus conflictuelle qu’elle ne l’était auparavant, notamment après les acquis de la Réforme agraire. En estimant que le nivellement des superficies par le bas opéré à partir de 1975 accéléra la dégradation de la situation foncière dans le Wolaita, on observe à nouveau combien les dynamiques allogènes marquent ce territoire.
Croissance démographique et accès au sol
20La pression foncière représente aujourd’hui la plus importante manifestation de l’accroissement démographique. L’augmentation des naissances se traduit irrémédiablement par la division des patrimoines fonciers et entraîne une réduction rapide des superficies agricoles par exploitant. Les agriculteurs de plus de 35 ans exploitent une superficie moyenne de 2,2 yok, soit à peine plus d’un demi-hectare. Alors que les exploitations de leur père mesuraient un peu plus de 5 yok, soit un peu plus d’un hectare ! La diminution des exploitations entre la première et la deuxième moitié du xxe siècle est donc évidente.
21Le rôle exact de la Réforme agraire dans cette diminution de la superficie moyenne par exploitant est ambigu : autant de paysans ont à se plaindre de l’expropriation d’une partie de leur exploitation et autant se félicitent d’un octroi de terre – il faut dire que les expropriations ont concerné des superficies en moyenne plus importantes que celles qui furent distribuées. En dépit de la faible représentativité de nos enquêtes, Dessalegn Rahmato (1984) a amplement démontré les responsabilités de la Réforme agraire dans le nivellement des exploitations par le bas et le rôle des distributions de terre sur la pression foncière. Responsabilités d’autant plus lourdes qu’elles interviennent dans un contexte de forte croissance démographique. La catégorie des paysans de moins de 35 ans souffre d’une pénurie foncière encore plus importante, avec des exploitations moyennes de 1,2 yok, soit à peine plus d’un quart d’hectare (pour une exploitation moyenne, tous âges confondus, de 0,45 hectare). En trois générations, la superficie moyenne par exploitant est donc passée de 5 yok, à 2,2 puis à 1,2, soit de 1,2ha à 0,25 !
Le cas de David Ashango, vulgarisateur pour Farm Africa, illustre cette continuelle diminution des exploitations sous l’influence directe de la pression démographique. Son grand-père, vraisemblablement né une vingtaine d’années avant l’intégration du Wolaita à l’empire, possédait un domaine foncier de 4 hectares qu’il divisa entre ses quatre enfants, filles et garçons confondus. Le père de David reçut ainsi 2,5 yok, que David et son frère partagèrent également. Mais aujourd’hui, à l’âge de 60 ans, David a dix enfants dont six fils ! Certes, il a augmenté son patrimoine foncier en achetant trois yok de terre à son oncle en 1960 et il peut maintenant léguer à ses six fils 1 hectare de terre, bois et pâturage compris, soit un sixième d’hectare chacun, ce qui reste bien insuffisant. De fait, trois de ses fils vivent déjà à Shashemené et David cultive avec ses fils cadets les terres de son voisin en share-cropping.
22L’ancienneté de la pression foncière dans le Wolaita interdit de la considérer comme une conséquence de l’intégration du territoire à l’empire. Il n’est pas rare de rencontrer des paysans nés dans la première moitié du xxe siècle qui subirent dès leur jeunesse une situation de manque de terre et durent partager de petites exploitations entre de trop nombreux frères.
Zassa Dafa est né dans les hautes terres de Sadoye (Ofa) dans les années 1940. Marié un peu avant le début des années 1960, il hérita d’une petite part de la concession paternelle : cinq frères se partagèrent 1,25 ha de terre, soit 1 yok chacun. Pour faire face à la faible taille de son exploitation, il acheta un yok de terre supplémentaire à des cousins éloignés. Aujourd’hui, à plus de 60 ans, il a déjà cédé la moitié de son exploitation à deux de ses fils, mais il possède en tout onze enfants dont cinq fils, et trois d’entre eux réclameront leur terre dans quelques années. En une génération, la superficie moyenne des exploitations de la famille Dafa a donc été divisée par deux. Ce phénomène est d’autant plus inquiétant que la population est jeune et Zassa a déjà des petits-fils qui réclameront aussi leur part de l’exploitation. Peut-on envisager que dans un avenir proche la troisième génération de cette famille n’ait plus qu’un quart de yok à cultiver, soit 1/16 d’hectare ?
23La rapidité de la réduction, parfois drastique, des superficies familiales est une conséquence directe du nombre élevé d’enfants par femme qui détruit n’importe quel patrimoine foncier, si important soit-il. Or, l’augmentation du nombre d’enfants vivants par femme, permise par les progrès médicaux et la vulgarisation des campagnes de vaccination, est récente et constitue bien une des causes spécifiques de la crise actuelle. Il est même probable que la faiblesse des superficies cultivées par famille commence à fonctionner comme un régulateur des naissances puisqu’il existe, d’après les données du recensement agricole, une relation proportionnelle entre la taille des familles et celle de leur exploitation agricole (tabl. 27).
24Sans prendre en compte l’écart entre les résultats du recensement agricole et ceux issus des différentes enquêtes de terrain, nous observons combien la petitesse des exploitations peut devenir un facteur démographiquement limitant. L’essentiel des ressources alimentaires provenant de l’agriculture familiale, des exploitations inférieures à 0,10 hectare n’assurent plus la subsistance d’une famille nombreuse. Pourtant, rien ne laisse prévoir la réduction des effectifs de population tandis que la faible taille des superficies cultivées s’accentue.
Héritiers et ayants droit
25Un examen attentif des pratiques successorales dans le Wolaita renseigne sur l’urgence de la situation et le caractère endémique et donc alarmant de la pression foncière. Tout le xxe siècle et son cortège de mutations foncières vit la mise en œuvre de nouvelles distinctions dans le droit foncier, plus coutumières que législatives d’ailleurs. La réponse que les Wolaita ont proposée à ces mutations venues de l’extérieur engage l’ensemble de l’organisation sociale puisqu’elle prend une forme juridique. L’ajustement du droit foncier coutumier constitue un aspect original de la souplesse foncière qui caractérise les sociétés rurales africaines (Pélissier, 1995 : 22). Les pratiques légataires tendent aujourd’hui vers le dédoublement d’une même entité juridique entre deux catégories d’individus : les ayants droit et les héritiers ne sont plus nécessairement les mêmes personnes – processus ayant pour principale fonction de réduire le nombre d’héritiers effectifs. Cette politique aboutit ainsi à la spoliation foncière de plusieurs catégories d’ayants droit.
26Les usages successoraux pratiqués dans le Wolaita reflètent et réveillent à la fois les tensions foncières provoquées par la pression humaine. Les catégories d’ayants droit, privés de leurs droits successoraux et n’accédant jamais à l’enviable situation d’héritiers, sont de plus en plus nombreuses. La spoliation des filles est ancienne et acceptée mais celle des fils cadets, plus récente, traduit un dérèglement du système d’accès au foncier. L’histoire de leur accession à l’héritage paternel témoigne de la difficile gestion des ressources foncières dans le Wolaita.
27Avant la Réforme agraire, les filles avaient encore le droit de réclamer une partie du domaine paternel et plus particulièrement dans les familles nobles – les autres ayant perdu ce droit depuis longtemps déjà. L’éviction des filles lors du partage des terres procéda d’une double dynamique. La lente aggravation de la pression foncière renforça les inquiétudes familiales quant à la perte du patrimoine foncier au profit de la belle-famille. En l’absence d’héritier mâle direct, les familles privilégièrent donc le legs à des cousins ou à des oncles paternels. En théorie, pourtant, une mère ne peut pas léguer sa part de terre à ses enfants, laquelle doit obligatoirement revenir à la famille de son père, de son clan. La possibilité d’un héritage matrilinéaire n’existait déjà plus au xxe siècle, à l’exception des filles de sang royal ou pour des terres peu convoitées. La petite-fille du roi Tona aurait ainsi hérité de 10 hectares de terre dans le qebelé de Dalbo Wegene (Damot-Woyde).
28Le danger d’une confiscation temporaire du patrimoine foncier, lorsque les filles font valoir leur droit à l’héritage, effraye suffisamment les garçons pour écarter ces dernières de la succession foncière. Pourtant les pertes ne sont alors pas définitives puisque la terre doit toujours revenir à un membre du clan paternel. Un homme ayant beaucoup de sœurs, par exemple, avait acheté la terre de son père afin de priver ces dernières d’une éventuelle réclamation. Ces pratiques datant du règne de l’empereur Haïlé Sellassié témoignent une fois encore de l’ancienneté de la pression foncière dans le Wolaita.
29Durant la période de grande expansion territoriale conduite par les rois tigréens au xixe siècle, les fils cadets ne possédaient aucun droit sur l’exploitation paternelle et devaient nécessairement aller défricher de nouvelles terres. Les réserves foncières diminuant, avant même l’imposition de la pax amharica, les mœurs évoluèrent et les cadets privés de recours fonciers furent acceptés sur les terres familiales. Aujourd’hui, les successions se font donc en théorie sur un mode égalitaire mais il n’est pas rare de trouver des familles où la part de l’aîné est supérieure à celle des frères cadets. Cette préférence aux aînés est à la fois culturelle – certaines familles malla (nobles) continuent de pratiquer le droit d’aînesse pour des raisons de prestige social – et pragmatique. Puisque le père distribue sa propre exploitation à ses enfants et que celle-ci est souvent assez réduite, le premier fils marié, à savoir l’aîné en milieu rural, hérite d’une part de l’exploitation paternelle légèrement supérieure à sa part théorique jugée trop petite. Dans une configuration de cette nature, le père est en mesure d’octroyer une part correcte à son fils aîné sans que cela nuise à la taille de sa propre exploitation. Chaque demande de la part d’un cadet nécessite ensuite un nouveau partage des terres du gosha – les plantations d’enset ne faisant l’objet d’aucune redistribution – et menace plus directement l’exploitation paternelle. De telles demandes sont donc souvent découragées et les partages ultérieurs ne respectent pas les superficies dues. Il est ainsi très fréquent de rencontrer des frères ne possédant pas les mêmes superficies, en dépit des nombreuses redistributions internes opérées par les agents du Derg. Certains pères ont reconnu ne pas vouloir donner à leurs jeunes fils la part qui leur revenait de droit pour ne pas fragiliser leurs propres conditions de vie.
À cet égard, le cas de la succession de la famille Tanto est exemplaire et assez représentatif de la situation successorale dans le Wolaita. Né vers 1935, le père cultivait 10 yok de terre et avait cinq descendants. Les trois fils aînés, déjà installés sur l’exploitation, reçurent deux yok chacun et le quatrième fils n’en reçut qu’un seul. Le père exploite donc aujourd’hui trois yok avec sa femme et son benjamin qui recevra un yok à sa mort. Les deux yok restants seront divisés entre les quatre fils aînés et la mère recevra peut-être une petite partie de l’exploitation, cultivée par ses fils. Le moment du partage de la part restante du père coïncidant avec celui de l’octroi de la part revenant de droit au benjamin, ce dernier ne participera pas à ce premier partage et se trouvera donc spolié d’une partie lui revenant de droit. Les motifs de cette spoliation sont assez obscurs, l’assemblée présente lors de l’enquête expliqua que l’on ne pouvait recevoir deux parts d’héritage en même temps. Ce qui représente un moyen commode de limiter l’importance des legs. Au final, le benjamin n’aura qu’un yok de terre, sans doute situé sur les plus mauvaises terres de la portion paternelle, qui ne sont toutefois pas les plus mauvaises de l’exploitation, alors que les trois aînés auront obtenu 2,5 yok chacun, en supposant que le partage des restes se déroule équitablement. Ce qui ne va pas de soi car dans le partage de la part du père, les oncles paternels peuvent exercer un droit sur le sol. Il faut distinguer l’exploitation du père sur laquelle les fils ont des droits et la parcelle (sa part de cette exploitation) sur laquelle ses fils partagent avec ses frères des droits à sa mort. Il existe aussi des exemples beaucoup plus caricaturaux de la préférence à l’aîné, mais qui sont, de fait, moins répandus. Le plus extrême étant sans doute celui de Tadesse Alala totalement spolié de sa part de l’héritage paternel au profit de son frère aîné qui obtint la totalité du domaine, à savoir deux hectares de terre !
30Le respect du droit d’aînesse n’est pas une pesanteur culturelle mais bien la résurgence d’anciennes pratiques permettant de limiter le trop fort morcellement des exploitations. Dans la mesure où le respect des principes égalitaires d’un droit positif imposé par les Italiens ou le Derg conduit à des situations économiquement non viables. Les gouvernements passent mais les droits successoraux demeurent. Nous avons rencontré des familles au sein desquelles sept frères devaient partager une superficie légèrement supérieure à 1,5 yok ! N’est-il pas préférable dans ces situations de rechercher d’autres alternatives, voire de rétablir pleinement le droit d’aînesse ? Cette perspective est d’autant plus souhaitable que la situation foncière reste très délicate et que les oncles souvent plus âgés, bénéficiant d’un soutien social plus solide, constituent de redoutables ayants droit. Leur intervention dans les successions est ainsi fréquente dans le Wolaita.
31De telles pratiques ne concernent pas les terres privées acquises sous le règne d’Haïlé Sellassié qui ne font l’objet d’aucune coutume, ni d’aucune législation (la propriété privée a été officiellement abolie en 1975). Les propriétaires peuvent les transmettre à leur guise, aucun membre de la famille ne pouvant y faire valoir ses droits. Il semble d’ailleurs que le fait d’hériter de terres de cette catégorie prive les héritiers de faire valoir leurs droits sur les terres familiales. Une nouvelle exception à la règle qui constitue un autre moyen de réduire le nombre d’ayants droit sur les exploitations familiales.
32Les modifications conscientes du droit foncier coutumier illustrent la grande capacité réactive de ces sociétés rurales ainsi que l’exceptionnelle aptitude des Wolaita à faire face à la pression foncière. Néanmoins, en imposant trop de distorsions au droit coutumier, elles engendrent des fractures sociales. L’ampleur de la crise foncière du Wolaita apparaît particulièrement dans la nature des terres qui sont ainsi disputées. Il ne s’agit pas de terres mal contrôlées par la communauté, situées en périphérie de terroir sur « des espaces interstitiels entre les terroirs villageois » (Pélissier, 1995) – qui n’existent plus dans le Wolaita – mais au contraire de terres anciennement cultivées se trouvant au cœur des terroirs. Les conflits fonciers n’opposent pas deux communautés différentes ; ils déchirent la même communauté à propos de terres qui se voient dépossédées, non sans heurts, de leurs statuts lignagers.
Les conflits fonciers
33Aujourd’hui, les conflits fonciers portés ou non devant les tribunaux rendent compte de l’état de la pression foncière ; ils sont nombreux et inquiètent les paysans dans la mesure où ils fragilisent les communautés rurales en dégradant les relations sociales et familiales. Leur nombre se multiplie également à la faveur d’une nouvelle pratique correspondant à la vente déguisée du sol : les « contrats ».
34La rupture des relations familiales est ainsi souvent occasionnée par une mésentente foncière entre le père et un de ses fils. Il n’est pas rare que celui-ci réclame sa terre alors que le père juge ne pas être en état de la lui céder. Il est vrai que pour de nombreux pères, la nécessité de pourvoir leurs fils en terre se traduit par une brutale et parfois très lourde diminution des revenus agricoles. Ces situations, sans issue, représentent l’une des principales causes de l’émigration.
35L’ancienneté de cette situation conflictuelle témoigne à nouveau du caractère structurel de la pression foncière dans le Wolaita depuis au moins la deuxième moitié du xxe siècle. Le cas le plus ancien de litige foncier officialisé par une démarche judiciaire que nous avons relévé dans nos enquêtes remonte à 1967. Il s’agissait d’un frère aîné voulant spolier son cadet en prétextant du non-paiement de la taxe gouvernementale par leur mère, qui résidait sur la terre restante théoriquement destinée au cadet. Ainsi contraint à s’acquitter de la taxe en lieu et place de sa mère, il estimait acquérir par là même des droits sur le sol. Le tribunal le débouta et émit un jugement en faveur du cadet.
36Bien que les tribunaux reconnaissent le caractère inaliénable des droits sur le sol paternel, le déclenchement d’une procédure judiciaire se traduit souvent par une perte indirecte de l’usage du sol. Attaquer une partie de sa famille provoque souvent une mise au ban de la communauté rurale qui place le plaignant dans l’impossibilité sociale d’exploiter les droits qui lui sont pourtant reconnus sur le sol. Ayant fait le choix de la justice officielle contre celui de la justice « traditionnelle » largement influencée par les notables, notamment fonciers, il se retrouve littéralement exclu de la communauté et ne peut bénéficier des aides et arrangements divers que lui permet cette appartenance et qui sont déterminants dans les pratiques agricoles wolaita. En général, seuls les migrants temporaires souffrent d’un tel ostracisme et la pression est tellement forte sur les paysans qui restent sur place que peu d’entre eux se risquent à de telles procédures.
37Les données des cours de justice des wereda de Soddo-Zuria, de Damot-Gale et de Kindo-Koïsha font apparaître une situation foncière générale assez conflictuelle. De 1994 à 2002, 1 355 conflits fonciers ont éclaté dans le wereda de Soddo-Zuria. Sur une petite dizaine d’années, 28 % des exploitations ont fait l’objet d’un litige. Les contestations d’héritage et les conflits de bornage représentent les deux principaux types de recours devant les tribunaux. En comparaison, les problèmes liés à la vente d’une terre sont encore peu répandus du fait de leur illégalité et de l’absence de recours légaux : ils représentent pourtant et paradoxalement 3 % des litiges fonciers portés devant le tribunal du wereda de Kindo-Koïsha. Comprenne qui pourra à l’imbroglio de la justice éthiopienne !
38Il n’en demeure pas moins que l’importance et la nature des cas soumis à la justice éthiopienne témoignent sans détours des ravages de la pression démographique sur le partage foncier wolaita qui conduit à l’éviction de certains demandeurs par la voie légale ou par d’autres moyens de pression. Quel que soit le procédé, tous conduisent au même résultat : la réapparition des paysans sans terre.
Les recours face à la crise foncière
39Face à une pression foncière grandissante, les Wolaita réorganisent un marché foncier qu’ils ne peuvent plus étendre. Favorisés par la grande faculté d’adaptation des sociétés rurales aux différents écueils économiques, ces recours procèdent d’un renouveau des pratiques « traditionnelles » toujours d’actualité et de l’adoption d’une modernité bien comprise. Ils proposent ainsi un savant mélange d’innovations venues de l’extérieur et de pratiques anciennes plus ou moins transformées. S’ils font preuve à court terme d’une remarquable efficacité, leur utilisation se révèle toutefois beaucoup plus dangereuse à plus longue échéance : ils réintroduisent une très forte instabilité des tenures, pourtant éradiquée par la Réforme agraire, et marquent le retour de modes de faire-valoir indirects également générateurs d’une grande dépendance économique et sociale.
Les ventes de terre
40Depuis les fréquents achats de terre sous le règne d’Haïlé Sellassié, les ventes de terre constituent une pratique courante pour les paysans wolaita. Les transactions foncières, interdites sous le Derg et toujours prohibées par le gouvernement en place, sont peu à peu réapparues sous le coup de la crise actuelle. Les Wolaita ont donc connu deux types de ventes, les premières autorisées et les secondes interdites. Les ventes licites permirent une augmentation importante des superficies cultivées en réorganisant le marché foncier avant la Réforme agraire alors qu’aujourd’hui les ventes illicites fragilisent les paysans les plus démunis. À l’échelle de la société dans son ensemble, on peut néanmoins les considérer comme un outil de régulation de la pression foncière. Il est fréquent de considérer, comme P. Pélissier (1995 : 23), que les ventes apparaissent dans la gestion des terres communautaires africaines comme le corollaire d’une forte pression démographique et c’est bien ainsi que nous interprétons le développement récent des ventes illicites.
41Depuis les années 1930, nombreux furent les paysans qui augmentèrent la superficie de leur exploitation par des achats de terre à de la famille ou à des voisins. Le caractère licite des transactions ainsi que le faible prix de la terre à l’époque contribuaient à la fréquence de ces recours. De même, la présence de landlords désireux de valoriser des terres parfois non défrichées favorisa la mise en vente de nombreuses parcelles. Dantou Galatou acheta ainsi 1 yok de terre à son frère pour un bœuf. Nous ne détaillerons pas davantage les prix fonciers de l’époque. D’abord parce que les équivalents en birr sont peu parlants et surtout parce que les datations basées sur les règnes impériaux sont trop vagues pour permettre de clarifier les choses. Les prix communiqués par les paysans varient ainsi de 10 000 birrs le yok à 1 bœuf, soit aujourd’hui entre 500 et 700 birrs.
42Le retour des soldats démobilisés à partir de 1991 provoqua un léger sursaut sur le marché foncier ; ils furent nombreux qui, allocataires des dernières réserves foncières distribuées par le gouvernement, revendirent leur terre afin de s’installer en ville. En 1995, Kebeda Kasa acheta ainsi 2 yok de terre situés à Dakaya (Ofa) pour la somme de 5 000 birrs qu’il emprunta à son oncle.
43Sur 114 paysans wolaita de richesse moyenne, 27 ont eu recours à des achats de terre, soit 20 % améliorèrent leur situation foncière dans une mesure appréciable. En moyenne, les achats leur ont permis d’agrandir leur exploitation de 2 yok, même si dans le détail les superficies gagnées varient de 0,5 à 6 yok. Mais surtout la tenure gagnée sur ces terres était stable et définitive. Il faut distinguer les achats fonciers qui eurent lieu avant la Révolution et que les paysans ne purent conserver qu’en partie, des achats postérieurs à la Réforme agraire qui demeurent aujourd’hui encore la propriété des paysans acquéreurs. Or, les transactions les plus nombreuses et celles qui concernent les plus vastes superficies eurent lieu sous le règne d’Haïlé Sellassié. L’incessibilité de la terre décrétée par les autorités du Derg diminua considérablement le volume de ces transactions sans pour autant les éradiquer tout à fait. Les paysans opèrent désormais des ventes déguisées : les « contrats ».
44Ce que les paysans nomment contrat correspond en réalité à une mise en gage. Il s’agit d’un bail d’une période relativement courte : un homme loue sa terre pour une durée déterminée – souvent une dizaine d’années – moyennant une somme d’argent qu’il doit rendre au locataire au terme du contrat. De telles procédures se révèlent assez risquées dans le contexte wolaita, car en cas d’incapacité de remboursement du loyer, le détenteur légal de droit sur le sol se voit dépossédé de son bien qui devient alors propriété du locataire. Compte tenu de la courte durée des contrats, ces transactions représentent une forme de vente déguisée ; elles le sont d’autant plus souvent que la situation économique des paysans qui « louent » leur terre ne leur permet pas un quelconque remboursement du loyer versé ; ils perdent alors définitivement leur droit d’usufruit. Enfin, le contrat n’a rien à voir avec une quelconque forme de métayage puisque le paysan qui donne sa terre en location en perd tout usage ; il se contente de garder pour un temps la « nue-propriété ».
45Aujourd’hui, l’illégalité de ces transactions ou l’absence d’une contractualisation effectuée devant témoins favorise la spoliation des terres. En effet, en cas de non-remboursement du loyer à la fin du contrat, il est possible de le renouveler si l’allocataire légal refuse de céder définitivement sa terre. Cette disposition qui dessert les intérêts du locataire semble avoir été ajoutée par les autorités locales, dans l’intention de préserver à tout prix l’inaliénabilité des jouissances foncières. Malgré cela, cette double interprétation de la loi (officielle et officieuse) conduit à une impasse : dans une telle situation, si le « propriétaire » du sol ne peut rembourser la somme avancée et que le locataire ne peut ou ne veut pas s’engager dans un autre contrat (reverser un nouveau loyer), l’affaire est alors conduite devant un tribunal où elle est souvent jugée en faveur du détenteur légal des droits fonciers. Rappelons toutefois que tout paysan qui fait le choix du droit officiel aux dépens de la juridiction coutumière perd son droit à bénéficier de l’entraide communautaire et se trouve alors dans une situation économique fragile, d’autant plus que les paysans qui s’engagent dans un contrat sont déjà très pauvres.
46Le caractère illicite des ventes n’a que faiblement freiné ces pratiques en pleine période du Derg. Dans le contexte actuel de pénurie foncière, le marché foncier est assez prospère, animé par des acheteurs potentiels aussi nombreux que variés, telles les Églises qui achètent parfois leur terre aux paysans. Évidemment les responsables de Mullu Wengel et des Églises protestantes et luthériennes ont nié l’existence des achats de terre dans le monde ecclésiastique, lesquels nous furent pourtant confirmés par les paysans.
47Le caractère informel des contrats explique leur grande variabilité et en général le danger qu’ils représentent pour les paysans qui y recourent. Il arrive que certains « propriétaires », plus ou moins soumis à la pression sociale et particulièrement notabiliaire, ne réclament pas leur terre au terme du contrat. Dans cet entre-deux, l’exacte « propriété » du sol est alors en suspens mais quoi qu’il en soit, le loueur ou ses descendants ne pourront récupérer la terre qu’en échange de la somme convenue. Par ailleurs, on observe également une grande variabilité dans les « loyers ». Un neveu loua un quart de yok à sa tante pour une période de 4 ans pour la somme de 450 birrs, tandis qu’un autre paysan céda trois yok à trois locataires pour une période de trois ans en échange de 1 140 birrs qu’il ne peut aujourd’hui rembourser.
48La dualité de cette forme d’engagement constitue son plus grand écueil. Alors que les conséquences d’un contrat sont très souvent définitives et irréversibles, les raisons qui motivent les paysans à les engager sont largement commandées par des impératifs ponctuels : dettes pour l’engrais ou frais de funérailles. Il est vrai que les contraintes à très courtes échéances commandent davantage la gestion des budgets domestiques que des prévisions à plus long terme, interdites par la pauvreté rurale.
Share-cropping et métayage
49À l’inverse des ventes, les pratiques dites de share-cropping ou de kotta sont très répandues dans le Wolaita. Elles ne concernent toutefois que de petites superficies et font l’objet de tenures très instables.
50Le share-cropping est une tenure à part de fruit qui vise à la mise en commun des moyens de production, lorsque l’un de ceux-ci fait défaut à l’un des contractants. Les principes du share-cropping sont les suivants : dans le cadre de la mise en culture d’une parcelle, un homme donne sa terre en métayage à un partenaire qui apporte sa force de travail et son attelage de bœufs. Les semences et l’engrais sont à la charge de l’une ou l’autre des parties et cette configuration conditionne les termes de partage de la récolte : à moitié si les semences sont partagées, au tiers si elles sont à la charge d’un seul contractant – le contrat à moitié étant le plus répandu. Néanmoins, toutes les configurations se rencontrent y compris celles qui témoignent d’une grande indigence des paysans, lorsqu’ils n’amènent que leur force de travail et que la terre comme l’attelage sont la propriété d’un autre contractant, voire de deux autres.
51Le manque de terres supplémentaires (non cultivées en faire-valoir direct) et le fait que les échanges se pratiquent plus volontiers entre voisins qu’entre parents favorisent la courte durée des associations et renforcent l’instabilité de la tenure pour les paysans dépendants des kotta : les partages se négocient ainsi la plupart du temps pour une saison culturale. Très rares sont les exploitants qui entretiennent des liens solides avec le même allocataire d’une parcelle, comme c’est le cas pour Dameka Biraga.
Dameka est un jeune paysan de 30 ans, ancien soldat démobilisé en 1991, qui ne doit nourrir que deux enfants. Son exploitation partiellement acquise par héritage et partiellement reçue du gouvernement s’élève à 0,5 ha. Il possède en outre un attelage complet de 2 bœufs et représente de fait un partenaire recherché dans le cadre d’un kotta. C’est sans difficulté qu’il obtient des contrats très intéressants : il cultive depuis cinq ans 1,25 ha d’un voisin ainsi qu’une terre un peu plus éloignée de 0,5 ha depuis dix ans ! Depuis son retour du front et son entrée dans le monde agricole, il bénéficie donc d’une tenure stable sur 1 ha. Il est aujourd’hui l’heureux cultivateur de plus de 2 ha, ce qui demeure très exceptionnel dans le Wolaita. Il possède de ce fait une tenure relativement stable sur l’ensemble des superficies qu’il cultive alors que la plupart de ses compatriotes se contentent de tenures très instables, ce qui est d’autant plus dommageable que les superficies cultivées en faire-valoir indirect sont parfois supérieures à celles cultivées en faire-valoir direct. Le share cropping favorise également le morcellement des terres cultivées, mais dans une faible mesure puisque les contrats se lient souvent entre voisins.
52À bien des titres, le cas de Dameka est exceptionnel, puisque la superficie moyenne des terres cultivées en share-cropping n’est que de 1,6 yok. Pour réduites que soient les superficies cultivées en kotta, elles contribuent toutefois à agrandir les superficies cultivées qui des 0,45 ha de l’exploitation strictement dite passent alors à 0,82 ha. De telles superficies ne sont certes pas mises en culture par l’ensemble des paysans, mais d’après les enquêtes, les trois quarts des paysans ont été ou sont toujours impliqués dans diverses formes de métayage.
53Le share-cropping est donc un recours largement répandu dans les communautés rurales du Wolaita et permet une augmentation substantielle des superficies cultivées. Il constitue la meilleure alternative à la pénurie foncière, nettement plus accessible que les contrats, malgré la grande instabilité des tenures qu’il impose.
54Les réponses à la crise foncière se présentent comme des retours à des pratiques depuis longtemps en usage dans le Wolaita mais interdites depuis le Derg. À l’exception du métayage, toutes ces pratiques réintroduisent la possibilité d’une perte ou d’une spoliation irréversible de la terre qui fait réapparaître des paysans sans terre. D’après l’enquête de Dessalegn Rahmato (1992 : 19), entre 12 et 15 % de la population masculine adulte étaient dépourvus de terre à la fin du Derg, et l’auteur soulignait l’importance de ce phénomène : « Landlessness will be a growing problem, and there is reason to believe that it has become a serious problem in the last decade or so. ». Nous pensons également, à l’instar de Dessalegn Rahmato, que la pénurie foncière s’est aggravée pendant le Derg mais surtout qu’elle se trouve aujourd’hui au cœur de la pauvreté rurale du Wolaita.
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