Chapitre 7. Un territoire éthiopien
p. 247-284
Texte intégral
1L’identité du territoire wolaita prend en compte les mutations provoquées par l’intégration politique éthiopienne mais atteste également de certaines pesanteurs territoriales qui se réfèrent à une organisation antérieure de l’espace. L’identité actuelle du Wolaita se nourrit de cette double dynamique et traduit l’efficacité d’un système (social, politique et économique) métissé sur un lieu.
2Trois échelles d’analyse permettent de mieux comprendre la structure de ce territoire multidimensionnel. Le premier niveau est celui de l’espace rural communautaire qui s’organise essentiellement autour des relations de proximité. Cet espace, refuge d’une identité spécifiquement wolaita, est pourtant soumis aux influences éthiopiennes. La prise en compte du terroir (finage communal) comme élément de structuration souligne l’articulation qui peut exister entre les différents finages et rend compte d’une réalité territoriale qui se forme avant tout par la juxtaposition d’une multitude de petites communautés rurales.
3Les finages communaux présentent pourtant ici ou là certaines particularités environnementales, agricoles et démographiques qui permettent d’identifier différentes régions au sein du Wolaita. En Éthiopie, l’analyse régionale traditionnelle est fortement marquée par le rôle de l’étagement altitudinal qui surdétermine tous les autres facteurs d’organisation de l’espace. Certes, les variations altitudinales à l’œuvre dans le Wolaita modifient considérablement les faciès régionaux et nous aurons à insister sur les spécificités respectives des hautes terres et des basses terres. Mais d’autres critères interviennent dans la distinction spatiale de ce territoire. En effet, les dynamiques spatiales qui participent à la construction de l’Éthiopie contemporaine ne sont visibles qu’au moyen d’une régionalisation horizontale du territoire, s’apparentant plus ou moins à l’analyse d’un gradient centre/périphérie. Ce souci de replacer le territoire wolaita dans sa dimension éthiopienne est imposé par la structuration même du territoire qui fonctionne également comme une région d’Éthiopie, au cœur du Nord-Omo.
Les territoires du quotidien
4Guy Di Méo (1998 : 82- 84) insiste à juste titre sur la territorialité du quotidien : l’ensemble des pratiques anodines participant à la structuration de l’espace et à la reconnaissance du territoire. Dans les sociétés paysannes wolaita, ce « poids des routines du quotidien » pèse lourdement sur la structuration du territoire. Les communautés rurales, qui correspondent à la famille patrilinéaire et aux proches voisins, regroupent selon les régions entre 10 et 15 toukoul et peuvent ainsi compter une centaine de personnes. Elles occupent des aires de fonctionnement plus ou moins polarisées par les bureaux du qebelé ou les rares villages de la région. Ces espaces communautaires relèvent à la fois de deux catégories que P. Pélissier (1995 : 34) distingue : les terroirs, « empreinte agraire et espace social à géométrie variable » et les finages, « territoire et cadre de vie aux limites précises et juridiquement reconnues ».
5À l’échelle locale, le territoire wolaita se compose d’une multitude de petites unités spatiales, généralement juxtaposées les unes aux autres mais parfois en surimposition, qui servent de cadre à la vie communautaire et aux relations de voisinage. Dans une certaine mesure, il est possible de considérer ces unités comme de micro-territoires ayant chacun une organisation similaire mais relativement autonome. Ces unités polarisées par de petits centres forment la trame la plus ancienne du territoire wolaita et correspondent plus ou moins aux anciens shuchia (comtés). Elles relèvent d’une structuration sociale de l’espace typiquement wolaita et constituent aujourd’hui l’échelle spatiale la plus importante dans la vie des paysans, dont les déplacements sont peu fréquents.
6À cette échelle intime et communautaire s’expriment les spécificités du territoire et se dévoile une identité originale. Au contraire, à plus petite échelle, le territoire est relativement conforme au modèle amhara d’organisation de l’espace, centralisateur et urbain. L’échelon local demeure ainsi le lieu d’une conservation privilégiée de l’identité wolaita. Néanmoins, ce conservatoire des identités territoriales et culturelles que constitue l’aire de voisinage n’est pas totalement imperméable aux influences éthiopiennes, qu’il adopte et intègre, pour partie.
7Le voisinage représente l’aire d’exercice d’activités communes qui soudent et forment les communautés rurales. Les limites de ces communautés semblent très variables et dépendent largement des densités de population. Les réalités tangibles que sont les qebelé et les « villages » aident à mieux comprendre cet espace du voisinage.
Les finages des qebelé
8Les qebelé représentent l’entité spatiale qui matérialise le mieux et le plus nettement le finage communautaire. C’est à ce niveau que sont prises les décisions concernant les paysans, et notamment l’utilisation du sol de la communauté : partage des terres ou gestion des communaux.
9Depuis la période des rois wolaita, l’échelon local est le lieu d’un pouvoir populaire plus ou moins clanique et représente de fait un niveau déterminant dans l’organisation de la vie sociale. Mais ce ne fut véritablement qu’à partir du Derg que le contrôle de l’échelle locale fut mis en place de façon systématique dans tout le Wolaita et toute l’Éthiopie. Soucieux d’encadrer, d’éduquer mais également de contrôler la population rurale, le Derg imposa en 1975 la création des Peasant’s Associations (PA), entre autres responsables de l’application de la Réforme agraire. Les fonctions attribuées à la nouvelle entité spatiale furent principalement celles de gestion du patrimoine foncier. Les petits comités ruraux, véritables relais du pouvoir central, devinrent les principaux organes de mise en œuvre des réformes de l’État. Ils furent ainsi chargés – et le sont toujours – de l’inventaire des réserves foncières, du partage de l’allocation des terres et de la collecte de l’impôt. Aujourd’hui, les PA ont disparu au profit des Farmer’s Associations (FA), mais le qebelé demeure la plus petite unité administrative du territoire éthiopien. Ses fonctions se sont élargies à l’ensemble du secteur public : justice, santé, éducation et police ont des représentants plus ou moins permanents dans chacun des 282 qebelé wolaita. L’efficacité du contrôle de cette administration sur la portion d’espace qui lui est confiée est renforcée par le recensement systématique de ses habitants. Les autorités du Derg invitèrent les paysans demandeurs de terres à se faire connaître auprès des nouveaux PA, et l’établissement des listes de population devint une pratique courante.
10Ces relais du pouvoir central constituent un niveau déterminant dans la gestion des communautés paysannes. Ils prennent en charge l’essentiel des programmes de vaccination, les différents aspects de la vulgarisation agricole (fourniture de semences et d’engrais) et ils sont surtout les trésoriers et les percepteurs du gouvernement central. Proches des gens, ils sont ainsi capables d’estimer mieux que quiconque la richesse des contribuables et leur capacité précise de remboursement. Ils sont également en mesure de réagir rapidement aux différents changements qui affectent les populations paysannes, plus particulièrement lors des pénuries alimentaires.
Les qebelé prennent en charge la distribution de l’aide alimentaire fournie par le gouvernement (RRC), ou par les ONG (World Vision principalement). Utilisant les listes de population, ils orientent la distribution de l’aide vers les personnes qu’ils jugent prioritaires – et qui ne sont pas toujours les plus démunies. Dans le qebelé d’Ade-Damot, les personnes dont les récoltes furent détruites au printemps 2000 reçurent ainsi une aide en nature variant de 50 à 75 kg de blé par famille et par mois, sur une période de trois à quatre mois. Les quantités distribuées varient en fonction des qebelé qui obtiennent des réserves céréalières – essentiellement du blé importé – après présentation de listes de nécessiteux. Il n’est malheureusement pas possible d’obtenir ces listes et, par là même, d’estimer l’importance des stocks redistribués. Les qebelé font en outre preuve d’une certaine autonomie dans les distributions, puisqu’ils s’adressent directement au donateur sans nécessité d’avoir recours aux autorités administratives supérieures. Ainsi certains qebelé distribuent de l’huile et d’autres non.
11Entièrement impliqués dans la communauté paysanne, les responsables du qebelé sont soumis à diverses pressions et servent très souvent les intérêts des notables locaux qui sont aujourd’hui les plus riches fermiers. Plusieurs témoignages déplorent la partialité de leurs décisions, notamment dans la gestion des conflits fonciers qui donne toujours l’avantage aux riches « propriétaires ». L’inégalité des distributions alimentaires ressort de la même logique.
12L’entité spatiale du qebelé, mise en place de façon indifférenciée sur l’ensemble du territoire éthiopien, s’adapte aujourd’hui aux particularités du territoire wolaita et doit faire face à la densification générale du peuplement. Fondés ex-nihilo, les qebelé devaient en principe regrouper l’ensemble des personnes résidant sur une superficie de 20 gasha, soit 800 ha. En réalité, l’importance et l’inégalité des densités de population du Wolaita provoquèrent de considérables variations de superficie.
13Aujourd’hui, les superficies de ces entités administratives peuvent varier du simple au double, de 400 à 800 hectares, avec quelques situations exceptionnelles dans les basses terres où l’un d’eux occupe 25 000 ha (wereda de Humbo, qebelé de Chaokaré). Il semble donc évident que les délimitations prennent davantage en compte les densités de population que les superficies absolues. De fait, actuellement le croît démographique et le renforcement des densités provoquent de légères refontes administratives : les qebelé trop peuplés sont alors divisés en deux parties. En 2001, le changement de statut du territoire wolaita fut l’occasion d’une réforme administrative qui permit à certains qebelé d’opérer cette scission : dans le wereda de Damot-Gale, le qebelé de Shanto devint ainsi Golo-Shanto et Ade-Shanto ; de même, dans le wereda de Humbo, Buke-Shoya fut scindé en Abela-Shiya et Buke-Dongola.
14Aujourd’hui, les critères de superficie et de population se combinent dans la délimitation des qebelé qui dessinent des entités différenciées : localement les communautés rurales comptent entre 1 500 à 7 000 personnes. La double prise en compte des critères de population et de superficie dans les refontes administratives pose la question de la capacité de charge administrative des communautés, au-delà de laquelle l’État éthiopien ne peut plus assurer l’encadrement des habitants. Si l’on reprend l’exemple du qebelé de Buke-Shoya, dans le wereda de Humbo, on observe que, sans modifications administratives, celui-ci devrait faire face à des densités de population de 258 hab./km2 qui sont certes supérieures à la moyenne du wereda (182 hab./km2), mais n’ont pourtant rien d’exceptionnel dans le contexte wolaita. Les fortes densités de population ne semblent pas poser un réel problème du point de vue de l’encadrement gouvernemental. Si les recompositions territoriales menées à l’échelle locale sont bien liées au problème de la pression démographique, le lien est très relatif et varie vraisemblablement d’une zone à l’autre.
15Les frontières du qebelé délimitent un espace de vie qui conditionne la perception de l’espace par les Wolaita. En général, tous les paysans savent en situer les frontières de même qu’ils localisent assez bien l’emplacement de leur toukoul dans ce cadre spatial. Les bâtiments du qebelé, ou ses limites, apparaissent ainsi à plusieurs reprises sur des cartes réalisées par les paysans pour représenter leur espace de vie.
16Daniel Yalesso, jeune chef du qebelé de Mentcha-Gogara, donne ainsi une vision particulièrement synthétique de cet espace officiel : sa carte représente sa maison reliée par une route à l’école, laquelle est également reliée aux bureaux du qebelé. L’école et l’église constituent à la fois les marqueurs de l’espace officiel et polarisent l’espace communautaire traditionnel. L’intégration du Wolaita à l’Éthiopie a conduit à la transformation des anciens terroirs en finages, délimités et polarisés par différents bâtiments officiels. Cette polarisation est d’autant plus effective que les marchés ruraux se tiennent devant les bureaux du qebelé – qui les contrôlent depuis 1975 – donnant ainsi naissance à des places de marchés, pôles majeurs dans la vie paysanne. La coïncidence entre l’échelon administratif du gouvernement éthiopien et l’espace de vie wolaita témoigne en faveur d’une intégration profonde du territoire, sur lequel l’emprise du gouvernement central n’est pas vaine. Délimitées, autonomes et centralisées, ces petites unités spatiales pourraient constituer de véritables micro-territoires, si elles étaient vraiment distinctes les unes des autres, ce qui est loin d’être le cas. Néanmoins, l’espace local ne saurait se réduire à la seule dimension du qebelé et, à l’exception de la carte de Daniel Yalesso dont la position sociale détermine sans doute le tracé, toutes les autres cartes dessinées par les paysans prennent en compte d’autres marqueurs territoriaux.
Les terroirs « villageois »
17Au sens strict du terme, les villages n’existent que dans certains qebelé, autour de la place centrale où se rassemblent les différentes antennes administratives, quelques commerces (principalement des débits de boissons) et quelques maisons. Ces embryons d’agglomérations naissent ainsi parfois à l’occasion de l’encadrement de l’espace et se développent plus volontiers dans les basses terres (photo 32). Dans la plupart des cas, l’emplacement des bureaux du qebelé passe totalement inaperçu, ses bâtiments ne se distinguant pas du reste de l’habitat rural. Les villages comme on peut les observer à Bekulo Sanyo ou à Dalbo sont assez rares dans le Wolaita (carte 11) et dépendent largement de l’importance du marché local. Si celui-ci est développé, l’afflux régulier de population attire des commerçants de tous types, notamment des petits commerçants de détail qui se fixent, favorisant ainsi un début de regroupement des habitations.
18L’habitat rural, qu’il soit ou non regroupé en village, marque le centre d’un espace agricole, espace de gestion foncière et environnementale : c’est pourquoi il fait fonction de centre des terroirs communaux. Néanmoins, la nature du terrain et divers impératifs agricoles déterminent les formes d’un peuplement rural dispersé.
19Les cartes au 1/50 000 publiées par la Mapping Agency, qui figurent les habitations d’après des révisions plus ou moins récentes, illustrent bien ce déterminisme du terrain. Ainsi, les zones de woïna dega sont souvent privilégiées pour la mise en valeur agricole. De même, les espaces plans favorables au passage de l’araire accueillent de plus fortes concentrations humaines. L’habitat se situe essentiellement au sommet des interfluves ou des collines, les versants et plus spécialement les bas de versants étant encore largement négligés – dans la mesure où la pression foncière demeure faible. Les espaces peu peuplés fonctionnent souvent comme des limites de terroirs, même si celles-ci restent en général difficiles à déterminer. Aussi souvent que faire se peut, elles s’appuient sur un élément topographique marquant : dans le cas emblématique d’un habitat en sommet d’interfluve, les lits des cours d’eau temporaires guident le partage des terroirs.
20Pourtant, les formes traditionnelles de répartition du peuplement sont aujourd’hui perturbées par l’augmentation des densités de population. Certes, les cartes à grande échelle, réalisées à partir de prises de vues aériennes de 1972 à 1976 (en pleine Réforme agraire) et complétées par des relevés de terrain en 1978 ne rendent pas totalement compte de l’augmentation de la pression foncière survenue dans les années 1980. Sur la photo 10 du cahier couleurs prise plus récemment (2001), nous mesurons aisément les avancées de ce front de peuplement sur le versant oriental du mont Damot. Si la densité des habitations semble se raréfier vers le sommet, les parcelles cultivées exploitent le moindre replat et la forêt ne persiste à l’état de lambeau que sur les parties les plus accidentées. La relative douceur du versant permet l’extension de l’ager, alors que la topographie beaucoup plus accidentée en haut à gauche de la photographie interdit définitivement toute tentative de mise en valeur – quelle que soit l’urgence des besoins en terre. Les paysans qui s’installent sur ces sommets retrouvent l’usage de la houe pour cultiver des parcelles souvent très pentues. De fait, celles-ci sont beaucoup plus petites que celles en bas de versant cultivées à l’araire. L’obligation du recours à la houe freine considérablement la mise en valeur des « hauts » qui se distinguent non seulement par leurs inconvénients topographiques, mais également par la lourdeur de sols très humides. Les argiles rouges humides et collantes, fréquentes sur ces sommets, y rendent le travail agricole difficile et augmentent les travaux de préparation du sol en saison pluvieuse. Le travail manuel prend alors tout son sens et seuls des jeunes se risquent à cultiver de tels secteurs. Le sommet entièrement déboisé est peu peuplé, le long bâtiment étant celui de l’église orthodoxe de Damot Sellassié.
21Qebelé et villages forment donc les centres des aires communales, des terroirs villageois. Mais ceux-ci ne semblent pas avoir de périphérie. Alors que P. Pélissier (1995 : 21) souligne « un gradient foncier allant des droits les plus précis et les plus individualisés aux droits les plus flous et les plus collectifs » qui structure les terroirs africains du centre vers la périphérie, la densité d’occupation de l’espace rural wolaita et la dispersion de son habitat semblent avoir fait disparaître les zones périphériques. Le contrôle et la présence de la communauté rurale pèsent d’un poids égal sur l’ensemble du terroir et les rares terrains communaux qui demeurent ne se situent pas nécessairement en position marginale.
Le voisinage et la communauté
22L’absence de discontinuité spatiale à l’échelle locale recentre la structuration de l’espace paysan sur l’espace encore plus réduit de la communauté : la famille, le voisinage direct et parfois le voisinage étendu.
23Sur le vaste et uniforme espace rural wolaita, la vie sociale et économique des paysans s’organise très localement. L’ensemble des pratiques qui en résultent façonne à son tour le territoire : « Plus structurante encore pour le territoire, car plus institutionnelle, la “sociabilité” des rapports familiaux, amicaux, associatifs ou professionnels contribue largement à l’ancrage spatial, comme à la détermination profonde des routines. » (Di Méo, 1998 : 82)
24L’espace rural wolaita se caractérise par un peuplement continu et dispersé : nulle part des regroupements spontanés de populations ne sont visibles ; les pelouses centrales des karya qui pourraient constituer de petites places villageoises ont aujourd’hui presque entièrement disparu sous le coup de la pression foncière. À grande échelle, le seul critère permettant une distinction spatiale est purement subjectif et recouvre un gradient de proximité. D’un point de vue plus objectif, les communautés de voisinage s’interpénètrent les unes les autres pour ne former qu’un vaste espace indifférencié.
25L’espace familier des paysans est celui qui se situe aux environs de la propriété familiale, celle-ci représentant le centre de chacune des cellules de voisinage. Les quelques dessins (cartes mentales) que nous avons pu obtenir font ainsi apparaître les quelques points de repère de cet espace vécu et sa faible extension.
Les églises et autres bâtiments officiels apparaissent clairement sur la carte de Fanta Andaro, résidant à Sadoyé (Ofa) qui fait figurer l’ensemble des repères organisant la vie rurale. La distinction entre les habitations privées et les bâtiments officiels est bien faite ; les maisons privées n’apparaissent pas uniquement dans le voisinage direct du toukoul, mais également de l’autre côté du chemin. Chaque maison, représentée par le nom de son propriétaire, témoigne des relations particulières qui unissent les membres d’une même communauté. Le réseau d’adduction d’eau est représenté au même titre que les églises, le marché, l’école et les autres bâtiments administratifs. Enfin, le réseau routier paraît être un élément prépondérant dans la structuration de cet espace. Par cette carte, Fanta Andaro livre une image complète de l’espace de vie des populations rurales du Wolaita. Le bon niveau d’équipement est néanmoins largement déterminé par la proximité entre sa maison et les bureaux du qebelé, lesquels constituent des centres de services souvent beaucoup moins accessibles pour la majorité des ruraux.
26L’aire de voisinage représente un échelon de grande importance dans les pratiques économiques et identitaires. Elle matérialise le premier cercle d’appartenance d’un paysan, et sans doute le plus déterminant au niveau des pratiques économiques.
27Les pratiques communautaires qui sont un des piliers de l’économie rurale wolaita reposent dans une large mesure sur le recours à une entraide entre voisins, davantage qu’entre parents. Le recours privilégié à des entraides de voisinage permet d’avoir accès à des réseaux relativement étendus, au contraire de la famille qui, même comprise dans sa plus vaste acception, limite et confine les occasions d’assistance. Les différentes formes d’entraide villageoise déterminent les modalités des travaux agricoles, comme dans le cadre des kotta, associations entre paysans qui reposent sur la culture commune d’une parcelle ou la possession en commun d’un animal. Le kotta sur la terre (share-cropping) illustre particulièrement bien l’échelle locale des relations sociales : les contractants soulignent qu’ils changent de partenaires régulièrement, à chaque saison culturale et que le recours aux voisins multiplie ainsi les possibilités d’accords.
28De fait, 82 % des personnes qui pratiquent un kotta ont recours à des voisins avec lesquels ils n’entretiennent pas nécessairement des rapports privilégiés. Les cas de mésentente mettant fin à de tels contrats sont d’ailleurs très nombreux. Le partage des ressources entre voisins dispense les contractants, et notamment le laboureur, de parcourir de longues distances pour cultiver le champ qui lui est alloué. Ce souci de réduction des durées de déplacement est une contrainte indirecte de l’intensivité en travail nécessitée par l’agriculture wolaita, qui ne permet pas à un homme de travailler en même temps deux parcelles très éloignées l’une de l’autre. L’augmentation récente de l’intensivité en travail laisse à penser que le recentrage de l’espace agricole sur l’espace de proximité est également récent. Au xixe et au début du xxe siècle, certains paysans travaillaient encore deux parcelles, l’une dans les hautes terres et l’autre dans les basses terres et ce, sans avoir nécessairement recours à des formes de métayage (tenures à part de fruit) ou de salariat agricole.
29Lorsque les entraides agricoles se déroulent sur de trop petits espaces, elles ne permettent pas aux paysans de se dégager des contraintes locales : des espaces trop densément peuplés rendent ainsi le recours au kotta problématique. Forcés de demeurer confinés dans leur voisinage, les paysans ne peuvent guère échapper aux inconvénients qui en découlent. M. Le Pommelec (2000 : 58) s’étonne ainsi que les paysans ne font pas davantage usage des kotta pour mettre en culture des terres aux qualités agro-écologiques différentes de celles qu’ils cultivent habituellement. Conscients de l’utilité d’exploiter au mieux les variétés écologiques qui s’offrent à eux, les paysans ont recours à des formes de prêt et de gardiennage du bétail se fondant sur des réseaux familiaux. Le pourcentage de personnes ayant recours à une entraide familiale pure s’élève à 40 % dans le cadre du kotta d’élevage, au lieu de 20 % dans le cadre du kotta sur la terre. Le recours à l’entraide familiale est ainsi motivé par les avantages que les paysans retirent de cette mixité spatiale, promesse d’herbe et de pâturages. Elle traduit surtout un désir de minimisation des risques par le biais d’une association plus sûre. Combien de propriétaires se sont en effet plaints d’avoir perdu un animal, dans ce qu’ils supposaient être une maladie, en fait providentielle pour leur partenaire ! Le recours familial témoigne donc avant tout d’une peur des vols.
30L’espace agricole se réduit donc à un espace de proximité, ce qui n’est pas le cas de l’espace familial, beaucoup plus étendu. En effet, le caractère patrilocal de la résidence n’empêche pas la dispersion des familles du côté maternel (dispersion sans intérêt agricole puisque l’accès au sol ne peut passer par les femmes). En outre, les déplacements de population provoqués à l’occasion de la Réforme agraire se sont traduits par un éclatement spatial des cellules familiales et ce du côté paternel également.
31Les alliances matrimoniales wolaita qui configurent l’espace familial dépassent le niveau local. À l’inverse, par exemple, des échanges matrimoniaux gamo qui se déroulent uniquement au sein du dere et plus souvent d’ailleurs dans les communautés plus réduites que sont les aires de voisinage (Freeman, 2002 : 60). Et pourtant, l’espace social wolaita dépasse peu le cadre de la localité et se contente de mettre en relation des qebelé voisins par le biais des alliances matrimoniales.
32Le wereda d’Ofa est particulièrement représentatif de ce fonctionnement en communautés réduites, sans doute du fait de l’important cloisonnement par son relief. La majorité des personnes mariées que nous y avons rencontrées sont originaires du même qebelé comme c’est le cas dans celui, particulièrement enclavé, de Tilda-Garbe. Seuls les couples résidant dans le Settlement Area de Mentcha témoignent d’origines plus variées, comme il est de règle dans les basses terres.
33L’espace où naît la communauté wolaita, dans le mélange des familles, n’est pas un espace clanique. Les réseaux qui permettent à un homme de prendre femme ne sont pas ceux du clan : nombreux sont en effet les maris qui ignorent l’appartenance clanique de leur épouse. Ce sont véritablement des réseaux communautaires, associant plusieurs cellules de voisinage, qui président à ces échanges. Les alliances se font ainsi sur la base de connaissances plus ou moins informelles ou accidentelles et entraînent l’établissement de relations continues entre deux familles et, par conséquent, entre deux espaces, du fait des pratiques agricoles communautaires. Ainsi naît, sans nécessaire continuité spatiale, l’espace social wolaita.
34Seules les formes modernes de peuplement permettent d’échapper à la contrainte spatiale dans les relations sociales en favorisant la mise en relation de personnes d’origines très disparates, voire très éloignées. Les habitants des basses terres sont en effet les seuls, avec les urbains, à composer une population véritablement wolaita et non des communautés rurales, fonctionnant plus ou moins sur le mode de la proximité. La modernité entraîne en effet des formes de peuplement nouvelles qui encouragent de nouveaux rapports sociaux ainsi qu’une nouvelle vision de la mixité wolaita, un peu à l’image de celle que l’on observe chez les populations expatriées.
35Les petites communautés de voisinage, plus ou moins structurées par des éléments centralisateurs surimposés depuis la conquête amhara à une organisation paysanne communautaire, font preuve d’une autonomie qui amène à les considérer comme de petits territoires de mobilisation. Il n’est qu’à faire référence à l’organisation territoriale du pays gamo voisin, pour comprendre que ce niveau très local de territorialité est pertinent dans l’aire culturelle ométo, et peut-être ailleurs. Les ressemblances entre le dere et les aires de voisinage sont nombreuses. Constituant en effet les territoires des communautés gamo, les dere sont dotés d’une grande autonomie politique dans ce groupe ethnique acéphale.
Verticalité d’un territoire de moyenne montagne
36La tradition géographique éthiopienne engage à considérer les différents territoires qui composent le pays comme des organisations verticales et néglige ainsi leur dimension horizontale. Les deux dynamiques sont pourtant complémentaires dans l’analyse de ces territoires de montagne qui sont aussi des régions de la « Grande Éthiopie ».
37À l’« empire des hauts » éthiopien, le Wolaita oppose un « territoire du milieu ». Il existe pourtant, à la marge des collines, des catégories d’espaces plus singuliers qui nuancent l’identité territoriale du Wolaita, laquelle ne se réduit pas aux seules collines de moyenne altitude. Les organisations respectives des hautes terres et des basses terres procèdent de dynamiques à l’œuvre dans les terres de moyenne altitude, tout en y étant moins visibles. Les hautes terres, si réduites soient-elles, conservent des pratiques paysannes et une organisation de l’espace plus traditionnelles, alors que les basses terres font preuve d’une plus grande modernité.
38Une lecture verticale du territoire wolaita revient ainsi à analyser ces deux extrémités de la montagne selon un axe chronologique : les hautes terres témoignent encore d’une situation territoriale pré-éthiopienne, tandis que les basses terres donnent à voir une totale transformation de ces espaces qui, de wolaita qu’ils étaient, sont devenus éthiopiens à la suite de l’assimilation de mutations spatiales et notamment agricoles. En conséquence, les terres du milieu feraient transparaître une situation intermédiaire, tout à la fois en résistance et en adaptation à ces transformations. Si cette analyse séduit par sa façon de rendre compte de la situation mitigée des collines du Wolaita, elle implique une trop grande linéarité dans cet espace, tout en nuances et en gradations. Certes, une véritable discontinuité spatiale isole les basses terres du reste du territoire wolaita, mais la limite avec les hautes terres est beaucoup moins nette, au point qu’elles ne sont qu’une forme altérée des terres du milieu.
Les basses terres « modernes »
39Les basses terres recouvrent d’importantes superficies dans la vallée du Rift, de l’Omo et le long de la rivière Démié. Plusieurs critères participent à leur singularité dont le plus déterminant est le très faible niveau de peuplement. En comparaison des fortes densités de population dans le reste du territoire, les basses terres se caractérisent par des densités moyennes inférieures à 150 hab./km2 et, parfois, à 50 hab./km2 – voire 10 hab./km2 le long des gorges de l’Omo (carte 3).
40Les raisons de ce faible peuplement tiennent certes à l’histoire de ces espaces daga, mais surtout à leur condition climatique marquée par une longue saison sèche qui rend difficile la pratique d’une agriculture pluviale et voue ces espaces au pastoralisme – les Arsi y transhumaient avant que leurs terres ne soient confisquées pour la mise en place d’une agriculture irriguée. Mais le critère climatique n’est pas déterminant et d’autres facteurs jouent également : paludisme, trypanosomiase et enclavement, surtout en bordure de l’Omo, renforcent la répulsivité des basses terres.
41Toutes ces conditions justifient l’inégale mise en valeur de ces espaces au peuplement très sporadique. La dispersion de l’habitat en vigueur dans les étages supérieurs est ici rendue difficile par le faible niveau de peuplement et le maintien d’espaces à demi sauvages. La protection des récoltes contre les animaux sauvages (babouins, porcs-épics) incite les hommes à se regrouper dans ce qui ressemble à de petits villages, comme ceux qui se situent au sud du mont Duguna. Les basses terres sont ainsi les seules zones du Wolaita à présenter des formes spontanées d’habitat groupé. Entre ces villages subsistent de vastes aires inhabitées, qui ne sont pas négligées pour autant puisqu’elles servent souvent de pâture.
42Cette faible emprise humaine représente un avantage comparatif déterminant dans la mise en valeur de la périphérie d’un espace plein : une disponibilité foncière et une forte productivité, si originales dans le contexte wolaita, nuancent la répulsivité environnementale de ces zones.
La dernière réserve foncière du Wolaita
43Préservées de la forte pression foncière que connaît le reste de la région, les basses terres subissent néanmoins les conséquences de la saturation des espaces centraux. Progressivement occupées depuis la fin des années 1950, elles connurent différentes vagues de peuplement ou de dépeuplement massif qui semblent aujourd’hui prendre fin et se stabiliser. Le discours officiel sur l’état des réserves foncières locales, exprimé dans les bureaux des wereda, fait état de la saturation complète des basses terres et déplore la fin des réserves foncières du Wolaita. Il est vrai que la majorité des terres aujourd’hui inhabitées correspond à des espaces incultes, trop pentus ou inaccessibles. Toutefois, les enquêtes menées auprès des paysans et des responsables du qebelé de Padjena-Mata font état de la permanence d’un mouvement résiduel d’occupation des basses terres, qui certes libère des terres – phénomène rare dans le Wolaita – mais ne saurait pour autant être considéré comme une véritable réserve foncière du fait, entre autres, de son caractère illégal.
44Le peuplement officiel des zones de Settlement Areas prit fin dans les premières années de la Réforme agraire. Une deuxième vague d’occupation de ces terres débuta avec la politique de villagisation, en 1981, et se termina entre 1990 et 1991. La sécheresse soutenue de 1984 et la famine qui s’ensuivit eurent pour conséquence de vider les qebelé de la qolla d’une proportion importante de leurs occupants qui retournèrent en altitude et furent pris en charge par les habitants des hautes terres – ce qui diminua d’autant leur capacité de réponse à la famine. Les retours en altitude s’accompagnèrent de l’abandon de terres et libérèrent donc physiquement des parcelles, qui demeuraient néanmoins attribuées à des « propriétaires » absents. Nous avons ainsi visité des villages totalement abandonnés dans les basses terres de Duguna, où les habitants, n’ayant pu faire face à la sécheresse, à la méningite et à la peste bovine de 1984, avaient déserté les lieux.
45Quelques années après la famine, les basses terres connurent un nouveau peuplement. Certains anciens résidants revinrent sur leurs terres, et d’autres paysans ruinés se présentèrent spontanément dans les qebelé de la zone afin d’obtenir de nouvelles terres. À cette occasion, l’ensemble des terres désertées fut alors réattribué.
46Au cours des années 1990, alors que la pression foncière s’accentuait dans les terres d’altitude, les paysans désireux de s’installer dans les basses terres se firent de plus en plus nombreux et la quasi-totalité des premiers propriétaires en titre, environ 130 paysans, revinrent dans les environs de Bele. Nombre d’entre eux trouvèrent leur terre occupée par des paysans, dont certains avaient reçu l’aval des autorités locales. À la fin des années 1990, « les qebelé de développement » du Settlement Area de Bele recevaient environ 10 nouveaux venus par an, dont plus de la moitié étaient d’anciens propriétaires. Les conflits qui survenaient étaient alors toujours réglés en faveur des premiers occupants, et les exploitants illégaux, qui ne se considéraient pas tous comme tels, se voyaient allouer une parcelle en périphérie du finage, vers les gorges de l’Omo. Le laxisme des autorités du qebelé tolérant des situations illégales que les paysans croyaient voir ainsi officialisées compta pour beaucoup dans la radicalité des conflits qui éclataient lors des inévitables contestations.
47Bien que les réserves foncières soient peu étendues à l’échelle du wereda, où elles ne représentent que 7 % de la superficie totale, dans le Settlement Area de Bele environ la moitié des terres demeure vide. Les espaces périphériques composés de terres caillouteuses plus ou moins accidentées et difficiles à mettre en valeur sont peuplés par de nouveaux migrants qui se font de plus en plus rares, malgré l’importance des superficies allouées par les autorités du qebelé. Aujourd’hui, seuls un ou deux nouveaux arrivants se présentent chaque année dans chacun de ces qebelé. Il semble donc que le mouvement de peuplement des basses terres commence à se ralentir considérablement depuis la fin des années 1990.
48Cependant, le flux de peuplement vers les basses terres ne s’est pas complètement tari et prend des formes nouvelles, en dépit du manque avéré de terres cultivables. Si les anciens propriétaires, dans leur immense majorité, sont venus réclamer leurs terres, ils ne les occupent pas pour autant et le faire-valoir indirect se développe sur ces espaces semi-pionniers. Les « contrats » et les kotta abondent sur ces terres peu productives, même lorsqu’elles ne se situent pas en périphérie de finage. Les nouveaux pionniers connaissent de nos jours une situation encore plus délicate que celle de leurs aînés, puisqu’en préférant un mode de faire-valoir indirect sur une terre meilleure et plus centrale, ils renoncent à la stabilité de leur tenure. Le recours à une mise en valeur indirecte des terres amorce un deuxième temps dans le front de peuplement wolaita, qui semble avoir atteint les limites maximales de son extension.
49Ce phénomène est d’autant plus surprenant que les superficies allouées officiellement par le qebelé sont très vastes, 5 ha pour trois personnes, alors que les superficies données en contrat ou en kotta ne dépassent pas les deux yok (0,5 ha) – ce qui permet à leur allocataire légal de multiplier les contrats. Le peuplement de ces terres marginales représente donc une alternative de faible portée à la crise foncière, tant elle est contraignante. Le responsable du qebelé de Mundena (Kindo-Koïsha) expliquait ainsi que la majorité des paysans sans terres émigre mais que ceux qui le peuvent restent sur les terres de leur famille – en altitude – et qu’ils sont très peu nombreux à se présenter dans les basses terres. En dépit de la forte pression foncière dans le Wolaita, les terres périphériques en faire-valoir direct demeurent pourtant disponibles. Cela permet de relativiser l’évaluation officielle des réserves foncières qui tient insuffisamment compte des capacités de mise en valeur par les paysans.
50Le bureau principal du ministère de l’Agriculture basé à Soddo confirme un rapport inverse entre l’altitude et la taille des exploitations paysannes : les exploitations des basses terres sont 1,8 fois plus vastes que celles des hautes terres (woïna dega et dega confondues). La moyenne des exploitations de la qolla (tous wereda confondus, à l’exception de celui de Damot-Gale) serait ainsi de 2,38 ha, contre 1,26 ha dans la woïna dega et 1,3 ha dans les hautes terres. Les données présentées sur la figure 13 à propos de la situation des basses terres à peuplement spontané montrent que les vastes superficies n’existent quasiment que dans cet étage. À partir de 1 500 m d’altitude, les paysans cultivent au maximum 0,5 hectare, tandis que leur exploitation peut atteindre les cinq hectares dans les Settlement Areas.
51D’après nos enquêtes réalisées entre 2000 et 2001, la taille moyenne des exploitations des basses terres serait ainsi de 2 ha dans les Settlement Areas et de 1 ha en dehors de ces zones (rappelons que l’exploitation moyenne d’un paysan wolaita, tous étages confondus, est de 0,45 ha). Pourtant, les basses terres connaissent aujourd’hui un renforcement de la pression foncière, avec les premiers partages des exploitations qui ont composé le front pionnier. En effet, seuls les premiers occupants des Settlement Areas conservent aujourd’hui des superficies de 5 ha. Les paysans installés pendant la Réforme agraire reçurent des superficies moindres, variant de 1 à 1,5 ha, et les descendants de ces deux catégories de paysans peuvent désormais posséder des superficies inférieures à 1 ha. Dans les qebelé de Mundena les paysans ne cultivent que des superficies de 1 ou 2 yok. Ainsi, les basses terres commencent à souffrir de la pénurie foncière qui touche le reste du territoire. Et ce plus particulièrement dans les espaces de peuplement spontané où les paysans ne reçurent pas de très vastes superficies.
52Les proportions similaires de très petites exploitations (< 0,25 ha) dans la qolla et la woïna dega illustrent bien l’évolution des basses terres (tabl. 24). Et pourtant, en dépit de cette division des exploitations, la qolla demeure privilégiée : seulement 54 % des paysans y cultivent une terre inférieure à 0,5 ha, alors qu’ils représentent 72 % du total des exploitants dans la woïna dega. Malgré tout, la particularité de cet étage réside plus spécifiquement dans la présence de grandes exploitations, supérieures à 1 hectare, rares sur les hautes terres. La disponibilité de telles superficies labourables modifie le faciès des exploitations qui voient leur gosha augmenter considérablement, à mesure que la plantation d’enset se réduit sous les contraintes climatiques.
Les terres de l’élevage
53L’espace disponible dans les basses terres permet non seulement aux paysans de cultiver de plus vastes exploitations qu’en altitude, mais il donne également accès à des bois et des pâturages supplémentaires qui modifient le profil des exploitations de l’étage.
54Les paysans des basses terres sont de véritables agro-pasteurs et disposent en moyenne de plus grands troupeaux qu’aux étages supérieurs. D’après nos enquêtes en 1998, les paysans des basses terres possèdent plus de gros bétail par exploitation : le nombre moyen de têtes par exploitant était ainsi de 3,85 à 1400-1500 m d’altitude, de 2,2 à 2800 m, et seulement de 1,8 à 1800 m, là où la pression démographique est la plus forte. Mais en 2000-2001, nos enquêtes aboutissent à des résultats différents, les paysans des basses terres détenant en moyenne 0,7 bœuf et une vache.
55Cette importante différence illustre la forte variabilité saisonnière du cheptel des basses terres. En période de faibles précipitations, le bétail est en général le premier à souffrir de la sécheresse. Or, le relevé de 2000-2001 est intervenu quelques années après une grave sécheresse. Il convient donc de relativiser l’importance numérique de ce cheptel, soumis à des aléas climatiques plus marqués que dans les étages supérieurs, et qui peut donc se réduire considérablement en quelques saisons. Il n’en demeure pas moins que les basses terres possèdent des capacités pastorales non négligeables qui s’expriment en contexte de bonnes précipitations. Les modes locaux de gardiennage des animaux témoignent de l’importance relative du cheptel. En raison de l’importance des troupeaux individuels et à la différence des étages supérieurs, la stabulation nocturne n’est pas pratiquée. Les animaux sont le plus souvent parqués dans des enclos extérieurs pour y passer la nuit. Délimités par les barrières d’épineux, ces parcs reçoivent une fumure abondante que les femmes répandent par la suite dans le jardin de case. À l’exception de ces formes particulières de parcage nocturne, les animaux reçoivent les mêmes soins que les troupeaux des hautes terres et sont toujours confiés aux enfants, plus spécifiquement aux jeunes garçons.
56Malgré ces indéniables avantages, quelques inconvénients font obstacle au développement d’une réelle richesse pastorale dans les basses terres. L’environnement épidémiologique est le premier responsable d’une mortalité animale sans doute plus élevée que dans les hautes terres. La prévalence de la trypanosomiase y est relativement importante et les épizooties de peste bovine ne sont pas rares alors que l’enclavement limite l’accès aux soins vétérinaires.
57La faible densité de peuplement et le manque de main-d’œuvre constituent également une limite au gardiennage du bétail, et plus particulièrement d’ailleurs à celui du petit bétail qui occasionne plus de dégâts dans les zones de culture. D’après les paysans, l’augmentation des taux de scolarisation provoque une dégradation des pratiques pastorales : les enfants responsables de ces tâches sont moins disponibles et le gardiennage du petit bétail est négligé par rapport à celui des bovins (photo 33).
58Enfin, l’environnement climatique limite la pratique d’un élevage plus intensif, la rareté et l’éloignement des points d’eau aggravent la carence en main-d’œuvre et obligent les enfants à parcourir quotidiennement de longues distances. Tous les efforts d’aménagement hydraulique mis en œuvre dans la région n’y changent rien.
59Depuis 1987, l’ONG World Vision installée dans les basses terres d’Abela a engagé une campagne de forage de puits qui a donné de faibles résultats, le seul puits disponible se situant aujourd’hui dans le village d’Abela-Paratcho. Le manque de points d’eau provoque une compétition entre les besoins domestiques et ceux des troupeaux. Malgré un canal de dérivation creusé à l’initiative de Wolde Semaat, les problèmes d’accès aux points d’eau constituent la contrainte majeure à la mise en valeur des terres du Rift. Il faut une heure pour conduire des bêtes d’Abela-Kolchobo à la rivière Bilate, une demi-heure pour se rendre au canal de dérivation et 2 heures pour gagner la ville d’Humbo, laquelle dispose du plus important et du plus sûr point d’eau de la région.
60Plus riches en bétail que les étages supérieurs, les basses terres présentent, en dépit d’une pluviosité erratique, de bonnes conditions agricoles. La plupart des paysans y possèdent un attelage complet qui leur permet de labourer de vastes superficies. Les conditions climatiques et la qualité de l’encadrement des Settlement Areas favorisent ainsi le développement d’une maïsiculture importante et parfois dominante.
61Les exploitations agricoles de la qolla se distinguent de celles des étages supérieurs (photo 34 du cahier couleurs) par la grandeur des parcelles, la faible diversification des cultures et la pratique de cultures pures. Les paysans déplorent la faible diversification de leurs cultures et l’imputent à la brièveté des premières pluies commandant les semis. En effet, pour des raisons pragmatiques souvent liées à leur participation aux programmes de modernisation agricole, le maïs est semé en premier et le nombre d’espèces secondaires plantées est alors directement déterminé par la durée des premières pluies. La sécheresse est également responsable d’une telle orientation agricole : ainsi, la patate douce ne produit pas suffisamment dans le Settlement Area d’Abela. Le millet, également cultivé dans les étages supérieurs, constitue avec le coton et le maïs les cultures les plus fréquentes. En revanche, la patate douce pousse dans les parties les plus hautes du Settlement Area de Bele, où l’igname, les haricots et le café (en petite quantité) bénéficient d’une plus grande humidité.
62Comme ailleurs, les cultivateurs ont recours aux engrais chimiques, la fumure animale n’étant pas suffisante pour fertiliser les parcelles de maïs et de coton – ce dernier reçoit souvent une part de l’engrais acheté dans le cadre du programme Sakasawa/Global 2000. Le modèle d’organisation des exploitations wolaita s’applique mal sur ces marges agricoles : la chaleur et la sécheresse empêchent le développement d’une plantation d’enset, bien que certaines exploitations de la haute qolla abritent parfois de petites plantations, et le gosha commence donc juste derrière le toukoul. Quelques arbres parsèment néanmoins les exploitations, souvent placés en limite de parcelle ou d’exploitation. Parmi ces arbres, il faut mentionner la présence de l’alako (Shiferaw three), qui, comme l’enset, garantit la sécurité alimentaire. L’arbuste résistant bien à la sécheresse, les paysans consomment en période de soudure ses feuilles bouillies. Cette arboriculture est déterminante dans le système agricole des Konso, plus au sud dans la vallée du Rift (photo 35).
63En dépit de tous les écarts au modèle d’organisation des exploitations agricoles wolaita, les pelouses centrales des karya se maintiennent du fait de leur fonction sociale, alors que le regroupement concentrique des maisons en petits hameaux, qui marque les paysages agraires des hauts plateaux du nord de l’Éthiopie, donne à voir l’état de peuplement du Wolaita, tel qu’il existait sans doute dans la première moitié du xxe siècle – avant que la pression démographique et la division des exploitations ne provoquent la dispersion de la population. Le basuwa apparaît également et supporte de petites haies qui sont, ici, les seuls témoins du bocage wolaita. Le jardin de case – darkua – se devine dans quelques exploitations, où il est réduit à sa plus simple expression et parfois mêlé à l’emeria en un carré complanté de rares plants d’enset et de quelques plants de maïs. À proximité du darkua, les enclos à bovins constituent une spécificité de l’étage.
Les hautes terres, conservatoire de l’identité
64Les hautes terres occupent une superficie beaucoup plus réduite que les basses terres et, bien qu’elles ne se distinguent pas toujours des espaces collinaires, elles témoignent encore de paysages et de pratiques tels qu’on pouvait les observer avant l’intégration du territoire wolaita à l’empire. Elles se caractérisent en général par des systèmes agraires adaptés à des climats moins chauds et plus pluvieux qui assurent une plus grande diversité culturale. À l’inverse des basses terres, elles apparaissent comme le conservatoire de systèmes agraires strictement wolaita qui, depuis les réorientations agricoles liées à l’intégration, n’ont plus cours dans les autres étages.
65Les hautes terres occupent une place de choix dans la mémoire territoriale du Wolaita. Elles accueillent les sites des anciennes cours royales et représentent, du moins dans le cas de Kindo-Halale, le territoire matriciel des Wolaita – et peut-être des Ométo. Aujourd’hui, les descendants de la famille royale tigréenne vivent sur les pentes de Damot, et l’on retrouve d’anciens aristocrates wolaitamalla dans la chaîne de Kindo. Ces hautes terres possèdent une forte valeur symbolique qui les rattache à l’ancien territoire du royaume wolaita. Dans une certaine mesure, elles forment un espace historique, à l’image de l’« empire des hauts ». Il n’en demeure pas moins qu’aujourd’hui ce conservatoire de l’identité première du Wolaita se modifie et intègre peu à peu l’espace éthiopien.
66Les systèmes agraires des hautes terres du Wolaita ressemblent beaucoup aux reconstitutions que l’on peut faire de ceux du xixe siècle. Les systèmes culturaux sont assez diversifiés, la gestion de la fertilité repose encore principalement sur un apport de fumure organique ou animale et la pression foncière semble moins importante qu’ailleurs.
67En réalité, cette dernière se manifeste différemment dans les hautes terres, car si les superficies des exploitations sont inférieures à la moyenne régionale, les communaux perdurent et servent à la fois de bois et de pâturages. Les conditions topographiques accidentées expliquent ce double phénomène. Les pentes suffisamment planes et continues pour accueillir des exploitations agricoles sont rares et, de fait, ces dernières sont très souvent inférieures à 0,5 hectare sur les pentes de Damot, et en moyenne de 0,34 hectare dans les hautes terres de Kindo. Les paysans du qebelé de Wereza (Ofa) estiment que la superficie maximale d’une exploitation s’élève à 0,75 ha dans ce qebelé qui comptait, lors du dernier recensement de la population de 1994, 972 familles. De même, nous avons vu que 82 % des paysans résidant dans la montagne de Bolosso-Sore cultivaient une exploitation inférieure ou égale à 0,5 ha, et que 23 % ne possédaient pas plus de 0,25 ha.
68Les caractéristiques topographiques en altitude interdisent la plupart du temps la pratique d’une agriculture à l’araire et les paysans sont contraints, comme au xixe siècle, à cultiver les sols à la houe. Les instruments aratoires les plus fréquemment utilisés se composent de grandes griffes à deux ou trois doigts (l’aylia et la forkia) utilisées pour le labour, le buttage et la récolte des tubercules. Les paysans utilisent également une petite griffe à deux pointes pour le désherbage.
69Les fortes pentes favorisent une érosion régressive contre laquelle les paysans luttent par la mise en culture permanente des terres et l’édification de banquettes destinées à limiter le lessivage des sols et à piéger les particules de terres emportées par le ruissellement (photo 36). L’adoption de cette technique de lutte anti-érosive introduite par l’ONG irlandaise Concern témoigne de l’ouverture des hautes terres aux influences extérieures et permet de relativiser leur degré d’enclavement.
70Les contraintes topographiques empêchent l’organisation des exploitations sur le modèle des autres étages, surtout de la woïna dega et favorisent leur morcellement. Le toukoul se retrouve au cœur du domaine agricole dont les champs s’organisent selon les possibilités topographiques, indépendamment de la géométrie ou du gradient de répartition de la fertilité. Les espaces non défrichés des versants les plus pentus bordent ainsi les replats gagnés par les champs, et les limites de l’exploitation se lisent mal dans le paysage.
71Les communaux ne manquent pas à cet étage, les prairies d’altitude comme les forêts alpines claires constituent de riches pâturages pour le bétail, ce qui n’empêche pas les paysans de pratiquer, comme ailleurs, la pâture sur champs récoltés avec le petit bétail. Dès lors, les pelouses du karya n’ont pas de raison d’être économique ; de même, leur utilité sociale est fortement compromise du fait de la dispersion du peuplement et de l’éloignement des maisons les unes par rapport aux autres.
72Si l’espace du karya n’est pas toujours bien représenté, les divisions internes de l’exploitation agricole le sont. Le jardin de case existe toujours, mais la symbolique du devant et du derrière n’est plus guère respectée.
73Les parcelles des exploitations sont beaucoup plus petites que celles des basses terres et présentent une plus grande diversité culturale. L’enset occupe une place prépondérante dans ces systèmes agricoles. L’ampleur et la maturité des plantations traduisent le rôle spécifique joué par cette plante dans le régime alimentaire des hautes terres : elle y constitue la première culture vivrière et fait l’objet d’une consommation régulière tout au long de l’année.
74Le système cultural, qui fait alterner la culture des pommes de terre en petite saison des pluies et une céréale (blé ou orge) en grande saison des pluies, est très représentatif de l’agriculture des hautes terres. Après deux ou trois ans, la céréale est remplacée le temps d’une saison par la culture de la fève ou du pois ; et, tous les six à sept ans, l’exploitant peut décider de la mise en jachère d’une parcelle jusque-là exploitée en continu. M. Le Pommelec (2000 : 71) observe cependant que cette rotation culturale ne peut être mise en place que sur des parcelles présentant « un bon potentiel agricole », c’est-à-dire peu pentues, proches des exploitations et éloignées de la lisière forestière, qui abonde en nuisibles de toutes sortes. Les zones à faibles potentialités agricoles sont plutôt dévolues à la culture d’une variété locale d’orge, avec jachère.
75Le recours à la jachère résulte à cet étage d’une pénurie saisonnière de main-d’œuvre qui réduit la mise en valeur des parcelles. Par ailleurs, l’impossibilité d’un recours à l’araire attelée sur certaines parcelles trop pentues démultiplie l’ampleur des travaux agricoles, surtout sur des sols lourds et humides, et accentue cette pénurie. Très manifeste sur le mont Damot, elle est renforcée par l’émigration des jeunes hommes comme charpentiers ou menuisiers, trouvant plus avantageux de travailler à Soddo. Il est probable que les activités non agricoles, développées par les paysans, découlent directement du maintien des espaces forestiers et notamment des nombreuses bambouseraies qui parsèment ces montagnes humides.
76Enfin, il semble que les contextes climatique et économique actuels réduisent la diversité culturale des hautes terres agricoles : les fèves et les pois qui sont cultivés depuis longtemps pour leurs « capacités améliorantes » sont de moins en moins productifs et peu à peu abandonnés par les paysans séduits par les nouveaux paquets technologiques.
77La tendance à l’homogénéisation culturale est pourtant contrecarrée par les différents agents du développement agricole qui encouragent la culture des légumes, de jardin de case ou de plein champ. Carottes, choux et condiments divers agrémentent aujourd’hui les exploitations des hautes terres bien drainées du Wolaita. De nombreux paysans, vivant entre 2 000 et 2 400 m sur la partie haute de la woïna dega qui sépare les villes de Soddo et de Boditi, peuvent pratiquer de telles cultures. En revanche, ce maraîchage à destination des villes est moins développé dans les hautes terres enclavées de Kindo.
78Apparaît ici un principe de distinction fort entre les montagnes de Kindo et celle de Damot : le degré d’ouverture ou, au contraire, d’isolement de ces espaces est sans rapport avec la structuration verticale du territoire. Du point de vue de l’enclavement, les hautes terres de Damot ressemblent davantage aux basses terres d’Abela, très bien encadrées et assez bien desservies, qu’aux monts Kindo. De plus en plus, le mont Damot devient une ceinture maraîchère de Soddo et, à terme, de Boditi. Arrière-pays de Soddo, le mont Damot représente également son château d’eau, ses réserves forestières, et un bassin de main-d’œuvre important.
79Les monts Kindo forment un ensemble relativement homogène. Anciennement regroupés dans le même wereda de Kindo, la limite administrative qui les sépare désormais sur la ligne de crête n’a que peu de sens. La plupart des montagnards de l’Ofa ont en effet une aussi bonne connaissance de Bele que de Gesuba, où ils devaient s’acquitter du versement de leur taxe sous le règne de Haïlé Sellassié. Si les versants qui bordent la ville de Gesuba sont bien reliés à ce petit débouché urbain, les espaces qui composent l’essentiel de la chaîne montagneuse sont réellement enclavés. La pointe que dessine la confluence de l’Omo et de la Démié constitue un espace enclavé, davantage articulé au territoire gamo qu’au reste du Wolaita.
Centres et périphéries du Wolaita
80Le territoire wolaita se construit dans l’emboîtement de différents espaces : les exploitations paysannes, les terroirs communaux et les régions naturelles. Mais l’existence de « régions géographiques » reste à démontrer dans ce territoire relativement homogène. En l’absence de données très localisées nous envisagerons les wereda comme possibles « contenants » d’une réalité régionale. D’une part, parce que ces échelons administratifs sont des cadres déterminants dans l’organisation de l’espace éthiopien, et tout particulièrement du Wolaita qui s’est un temps réduit à la somme de sept wereda – lorsqu’il appartenait à la zone du Semen-Omo. D’autre part, parce que la délimitation des wereda reprend, peu ou prou, les délimitations des anciennes subdivisions du royaume wolaita et que l’ancienneté de leur tracé a pu provoquer des discontinuités spatiales. Il faut aussi reconnaître que cette échelle est celle qu’utilisent les différents agents de l’État éthiopien pour collecter des données et qu’elle s’impose pour des raisons méthodologiques (tabl. 25).
81Le niveau de la pression foncière constitue le principal déterminant spatial du territoire wolaita. La répartition des densités de population (carte 3) souligne une opposition nord/sud qui, sans être tout à fait une discontinuité spatiale, n’en est pas moins constitutive d’une régionalisation du Wolaita. Sur ce critère, le Nord (Damot-Gale et Bolosso-Sore) très dense s’oppose au Sud (Humbo, Ofa et Kindo-Koïsha) plus lâche. La situation intermédiaire de Soddo-Zuria incite à considérer cet espace de façon tripartite, en nuançant l’opposition nord/sud.
Du fait de l’étagement de ce territoire, l’existence de quelques qebelé très faiblement peuplés ne signifie pas nécessairement l’appartenance à un espace de type méridional, comme le confirme la situation de Bolosso-Sore. Seule la forte représentation de qebelé faiblement habités est un signe irréfutable de la « méridionalité » du peuplement. Le wereda d’Humbo compte ainsi 23 qebelé occupés par moins de 250 hab./km2, dont 12 avec des densités inférieures à 150 hab./km2. En revanche, la présence, même en petit nombre, de qebelé très fortement peuplés (densités supérieures à 750 hab./km2) témoigne du caractère « nordique » de ces espaces.
82La pression démographique a en outre des incidences sur d’autres critères secondaires qui permettent de mieux rendre compte de la situation des espaces agricoles. La superficie cultivable par exploitant, exprimant la pression foncière théorique, fait bien apparaître la distinction entre hautes et basses terres. Lié à la disponibilité en pâturage, le nombre de bœufs par exploitant traduit également l’état de la pression foncière, mais il rend également compte d’une richesse paysanne qui ne se réduit pas toujours à la possession de terres.
83Le degré d’ouverture des espaces constitue le second critère permettant une régionalisation du Wolaita. Il apparaît dans le tableau 25 à travers les taux d’urbanisation. De ce point de vue, les faibles taux dans les wereda du Sud rendent bien compte du fort enclavement de ces régions. Bele et Humbo se situent pourtant sur des axes de circulation majeurs : les deux routes qui mènent à Arba-Minch et à Jimma.
84La région Nord, densément peuplée, souffre d’une réelle pénurie de terre et de la rareté du bétail. Ne disposant pas de basses terres, elle connaît un état de saturation foncière important. En revanche, cette région assez bien urbanisée est ouverte depuis longtemps sur les régions kambatta et hadiya ; la route passant par Hosaïna et Soddo fut pendant longtemps le seul axe desservant le Wolaita. Les paysans de la zone frontalière fréquentent volontiers les marchés hadiya et kambatta. Mais cette ouverture sur des espaces guère plus dynamiques n’entraîne que de faibles retombées économiques.
85À l’opposé, les régions du Sud, longtemps enclavées, moins peuplées et disposant de terres dans la qolla représentent paradoxalement des régions plus riches. Les axes de circulation majeurs constitués par les routes goudronnées en direction de Jimma et d’Arba-Minch assurent d’importantes possibilités de développement pour les campagnes mais également pour les villes.
86Seule la région centrale de Soddo dynamise véritablement l’ensemble du Wolaita. L’extension urbaine de Soddo le long de la route conduisant à Humbo favorise l’intégration des qebelé encore peu peuplés au sud du wereda. Humbo se présente ainsi comme un satellite de la capitale, au même titre que Dalbo et que Bekulo-Sanyo. C’est d’ailleurs sa rapide accessibilité depuis la capitale qui la fit choisir comme marché à bétail.
87Toutefois, l’étendue du rayonnement de Soddo ne couvre pas la totalité du territoire et certains espaces échappent à son influence ; ils forment les périphéries du Wolaita, qu’il s’agisse de basses terres ou de zones enclavées. La situation de Dana Alembo est exemplaire de la faiblesse des activités économique ou sociale en périphérie. La maîtrise de l’amharique, le parcours scolaire, l’éloignement vis-à-vis du centre (en distance, mais surtout en durée), l’absence de pratique d’une activité secondaire sont autant de critères qui témoignent de l’isolement et de la marginalité de ces espaces.
Dana Alembo vit sur la terre de ses ancêtres à Zabata, à deux heures de marche au sud de Bele. Il n’a jamais quitté sa région, voyage peu et ne connaît vraiment que le wereda de Kindo-Koïsha. Il a aujourd’hui une cinquantaine d’années et n’est allé à Soddo que deux fois dans sa vie : la première quand il était jeune pour acheter des calebasses et la seconde, il y a une dizaine d’années, pour acheter des vêtements. En général, il fréquente plutôt le marché de Bele et les petits marchés locaux sur lesquels il vend, à l’occasion, de petites quantités de maïs ou de café. Ni sa femme ni lui-même ne pratiquent une activité secondaire qui pourrait les conduire à la fréquentation d’autres marchés. Orthodoxe, il ne fréquente que l’église proche de son qebelé et n’a jamais assisté ailleurs à aucune cérémonie. Sa femme est, comme lui, née dans ce qebelé, où sa fille est mariée. Évidemment, personne dans sa famille ne parle amharique !
88Si certains espaces des basses terres bien équipés, les Resettlement Areas notamment, font preuve d’une bonne articulation au reste du territoire, d’autres souffrent davantage de leur situation périphérique. La qualité de la desserte des transports publics permet d’avoir une vision plus globale de ces périphéries (tabl. 26).
89Les basses terres du Rift et de l’Omo, respectivement desservies par les villes de Bedessa et de Bele, sont peu attractives et ce même les jours de marché de plus grande affluence. À l’inverse, la ville de Gesuba dont l’hinterland fait pourtant preuve d’un réel isolement paraît plus avantagée. Peut-être faut-il y voir la marque de sa situation au débouché du pays gamo. Le nombre élevé de bus vers Gesuba, le lundi, jour de marché, témoigne de l’importance de ce marché local dans le commerce de bétail ou la vente de produits textiles… autant de spécialités gamo.
90L’axe Soddo/Boditi représente l’une des zones les plus actives en terme de flux de personnes comme de marchandises, sans toutefois que Boditi ne corresponde à un marché important. En réalité, la proximité de Soddo pour les habitants de Boditi incite les habitants de cette région à se rendre plus fréquemment dans la capitale, comme c’est le cas pour Humbo qui présente sur le tableau 26 les signes d’une attractivité un peu exagérée.
91En complément des critères de densités de peuplement, les polarisations urbaines permettent d’introduire des nuances au sein d’un espace agricole largement homogène sur les collines du Wolaita. Les limites administratives ne rendent que très grossièrement compte d’une régionalisation, la région centrale, par exemple, ne coïncidant pas tout à fait avec le wereda de Soddo-Zuria.
Le Wolaita : une région d’Éthiopie
92Du point de vue fonctionnel, la reconnaissance de la singularité territoriale wolaita est loin d’être évidente. Les échanges et déplacements des hommes qui structurent l’espace se font sur le mode de la proximité et les régions frontalières entretiennent autant de relations avec des régions non wolaita qu’avec d’autres régions wolaita. L’absence de frontières/barrières du Wolaita pose à nouveau la question de l’existence même du territoire. Selon J. Bureau (1994 : 503), le Wolaita ne serait qu’une partie d’un vaste territoire ométo, davantage compris comme aire culturelle que comme territoire politique. Il existe ainsi un territoire de mobilisation du nord de l’Omo, animé par des relations d’échanges ne se limitant pas toujours à des relations de proximité et n’associant pas seulement des peuples ométo. Les habitants des monts Kindo faisaient, par exemple, appel à des « faiseurs de pluies » mareko (hadiya) dans la première moitié du xxe siècle.
93La diffusion des pratiques et techniques de tissage textile en milieu rural fournit un bon exemple de l’existence de ce territoire de mobilisation omotique et en l’occurrence ométo. La pratique du tissage est relativement ancienne dans la région, où les Gamo en ont intensifié la production dans les années 1960. Ils ont alors érigé cette pratique au statut d’activité à vocation commerciale et non plus simplement domestique, effectuée à temps partiel ou même à temps complet en complément d’une activité agricole (Freeman, 2002 : 38). L’engouement pour le tissage a rapidement gagné les monts Kindo et, d’après nos enquêtes, de nombreux paysans âgés pratiquaient cette activité dans leur jeunesse. Aujourd’hui, l’importance de la pratique diminue considérablement dans le Wolaita mais a gagné les régions voisines de Soddo-Zuria et d’Humbo, lesquelles sont par ailleurs des zones de production du coton, où le filage des fibres est depuis longtemps considéré comme une activité secondaire.
94L’ensemble de la région Sud, les trois wereda méridionaux et les monts Borroda (en pays gamo) constituent donc, du point de vue de la filière cotonnière, une petite unité régionale composée du marché de Soddo et de son hinterland méridional. Les basses terres cotonnières et les espaces ruraux des monts Kindo et Borroda pratiquent une filature et un tissage artisanaux. L’existence d’une « région cotonnière » repose sur l’influence du marché de Soddo et sur certaines complémentarités déterminant les degrés d’articulation entre les espaces.
95D’autres phénomènes invitent pourtant à reconsidérer l’existence de ce territoire de mobilisation, notamment l’influence des centres urbains, et tout particulièrement celui de Soddo. De ce point de vue, le Wolaita se définirait comme l’ensemble des espaces sous l’influence de la capitale ou de l’un de ses relais (les sept capitales de wereda). Cette lecture du territoire wolaita comme un espace de forte centralisation pose alors la question des espaces échappant à cette influence. Comment considérer les périphéries du territoire ?
96La prévalence de l’échelle locale dans les rapports sociaux conduit tout naturellement les gens à considérer que tout voisin est wolaita. Les fortes similitudes culturelles et culturales du Nord-Omo expliquent les confusions qui apparaissent parfois chez les Wolaita résidant en périphérie du territoire et qui ont tendance à considérer des espaces frontaliers, gamo ou daoro, comme des régions wolaita. Les pratiques spatiales de nombreux Wolaita traduisent l’intégration de ces marges dans l’espace d’échange wolaita.
Le carrefour d’échanges wolaita
97L’importance des échanges entre le Wolaita et les territoires voisins témoigne en faveur de l’existence d’un cadre territorial plus vaste dans lequel s’inscrit l’ensemble de ces relations. C’est d’ailleurs en partie sur la base de cette observation que nous avons choisi de retenir l’hypothèse de la région géographique du Nord-Omo.
98La nature des relations entre le Wolaita et ses voisins traduit la complexité régionale du Nord-Omo et souligne une opposition bien marquée entre les territoires qui se situent au sud ou au nord du Wolaita. Le Wolaita représente un débouché pour les pays gamo et daoro, alors qu’à l’inverse il utilise le Kambatta à cette fin. À nouveau en position dominante au sein de l’ensemble ométo, il ne fait qu’occuper une situation centrale au sein du Nord-Omo.
99Avant le récent développement d’Arba-Minch, le Wolaita constituait un débouché commercial important pour toute la partie septentrionale des pays gamo. Les espaces enclavés mal reliés au gros bourg de Chencha en pays gamo étaient bien intégrés dans les circuits de commercialisation des étoffes en direction de Soddo, plus encore après l’avènement du WADU qui amorça une période de forte attractivité du Wolaita, laquelle parvint même à détourner les Daoro les plus occidentaux de l’aire d’influence de Jimma.
100Les relations entre Wolaita et Borroda (groupe gamo) présentèrent un temps une très forte complémentarité (Freeman, 2002 : 39). Dans les années 1960, les Borroda qui, sur l’exemple de leurs cousins Dorzé, délaissaient leurs activités agricoles pour se consacrer pleinement au tissage plus rémunérateur employaient fréquemment, comme ouvriers agricoles, des Wolaita ou les habitants des dere épargnés par ces mutations (Abélès, 1978). De fait, les montagnes gamo abritent encore aujourd’hui d’importantes communautés wolaita. Le vaste wereda de Boreda-Abaya, qui longe le lac Abaya et épouse parfaitement la frontière sud du wereda d’Ofa, accueillait lors du dernier recensement de la population 10 % de Wolaita (CSA, 1998 : 143).
101Pour les habitants de l’Ofa, le Nord du pays gamo est à ce point familier qu’ils le considèrent volontiers comme faisant partie intégrante du territoire wolaita. Aujourd’hui encore, les monts gamo constituent un partenaire privilégié dans les échanges wolaita.
Le marché au bétail de Humbo, plus gros marché animalier du Wolaita, représente un débouché direct des monts Borroda et de la zone gamo du lac Abaya, ainsi que de tout le sud-est du Wolaita. En général, ce marché sert de relais entre le Sud fournisseur et la ville de Soddo ou d’autres marchés secondaires à la frontière nord du Wolaita, tel celui de Guritcho. Au plus fort de la saison de commercialisation du bétail, après les grands abattages de Mesqel (septembre), plus d’un millier de bœufs (tous âges confondus) sont présentés sur le marché où plus de 800 têtes sont vendues (estimations du ministère de l’Agriculture, bureaux de Humbo, 1997). Par son important volume de transactions marchandes, Humbo tient lieu de marché pour tout le Nord des monts gamo puisque certaines catégories d’animaux (bœufs, jeunes bœufs, veaux, jeunes bovins et chèvres) originaires du pays gamo y retournent après commercialisation. Ce marché attire les Gamo producteurs ou marchands et ne se distingue guère d’un marché gamo (photo 37).
102Centre de redistribution entre les zones méridionales et septentrionales du Nord-Omo, le Wolaita représente également un débouché important du pays daoro et notamment des qebelé les plus orientaux, éloignés de Jimma. Au regard de leur bonne situation foncière, beaucoup de Daoro sont engagés dans la pratique d’une activité commerciale secondaire et consentent à trois jours de marche pour pouvoir mieux valoriser leurs productions sur le marché de Bele, plus accessible depuis la construction du pont. Toutes années confondues, le marché de Bele leur offre une meilleure valorisation des produits que les marchés daoro. En 2000, un verre de tef coûtait deux birrs sur le marché de Waka (wereda de Mareka-Gena) et dix sur celui de Bele. Dans les circuits de commercialisation agricole daoro, Bele représente un avant-poste de Soddo, aucune des productions daoro n’étant directement vendue dans la capitale. À l’inverse, les Wolaita fréquentent peu le pays daoro, les émigrés wolaita y sont d’ailleurs peu nombreux : Loma-Bosa (à la frontière de Kindo-Koïsha et de l’Ofa) est le seul wereda daoro où leur présence soit significative, estimée à seulement 0,5 % de la population totale (CSA, 1998, vol I, part I : 142). Plus au nord, à la frontière avec le wereda de Bolosso-Sore, il n’y a plus aucun contact entre Daoro et Wolaita.
103Par l’importance du marché de Soddo, le Wolaita fonctionne également comme une zone de redistribution à plus petite échelle : entre les régions méridionales du Nord-Omo et celles du centre de l’Éthiopie, principalement Addis-Abeba, Nazrét, Harar ou Dire-Dawa. Si les productions animales sont principalement destinées aux marchés du Nord-Omo, les productions agricoles, quand elles ne sont pas consommées sur place, sont exportées en direction du nord. En cela le Wolaita tient toujours son rôle de grenier agricole éthiopien, même si les volumes échangés ont considérablement chuté et varient d’une année sur l’autre. Importateur net en maïs depuis la fin des années 1960, le Wolaita n’exporte que très irrégulièrement et ses exportations sont d’ailleurs rarement liées à des surplus de production. En 2000, les paysans particulièrement endettés durent vendre au printemps leur récolte et le Wolaita exporta donc du maïs ; à l’inverse la seconde récolte (de l’automne) fut conservée mais la région dut alors importer du maïs pendant l’hiver.
104Relativement pauvre, le Wolaita constitue néanmoins l’un des principaux débouchés agricoles des produits du Semen-Omo (carte 15 du cahier couleurs). À l’exception de la patate douce partiellement cultivée dans la région de Bolosso-Sore, toutes les productions agricoles stockées dans les hangars de Soddo proviennent du sud-est du Wolaita, des pays gamo et daoro, ou parfois même du wereda de Soddo-Zuria. Les régions nord, plus pauvres, dégagent peu de surplus et s’inscrivent davantage dans l’aire marchande du Kambatta.
105En général, les productions wolaita s’écoulent sur les petits marchés et ne sont que rarement stockées dans les grands entrepôts de Soddo, construits du temps du WADU. De nos jours, la capacité de l’agriculture wolaita à dégager des surplus est assez réduite et dépend largement de la production de maïs des basses terres. Le maïs étant par ailleurs la première culture commerciale de la région. L’arrêt de la commercialisation du tef vers les marchés agricoles du nord de l’Éthiopie témoigne de la crise agricole que traverse la région et de son changement de statut évident depuis le début du xxe siècle. Le Wolaita n’est plus un grenier mais un marché agricole qui détourne à son profit la richesse relative des territoires ométo voisins.
106La reconnaissance de réseaux ométo dans le commerce agricole est tout à fait surprenante et atteste de l’existence de cette vaste région culturelle dont les parentés linguistiques favorisent l’activité commerciale. Néanmoins, la zone commerciale ométo se réduit aux régions frontalières du Wolaita. L’ensemble des surplus agricoles gofa, par exemple, ne transite pas par le marché de Soddo et est directement vendu à Addis-Abeba. En position intermédiaire dans le Nord-Omo, le Wolaita n’occupe une position véritablement dominante que dans le Semen-Omo, laquelle n’est pas sans rappeler la configuration spatiale de l’ancien empire wolaita.
L’aire d’influence wolaita
107La faible extension du rayonnement wolaita en dehors des limites de son territoire se voit confirmée par l’organisation de son système de transport public qui dessert en plus du territoire wolaita l’ensemble du Nord-Omo (carte 16).
108Le transport public est géré en Éthiopie sur la base d’organisations régionales et sous-régionales. La Southern River People’s Transport Association constitue l’organisation régionale publique de la SNNPR qui se scinde en plusieurs branches basées à Awasa, à Hosaïna, à Chencha, à Duramé et ailleurs dans les villes capitales de la région Sud. L’éclatement territorial et ethnique de la région du Nord-Omo incite à la multiplication des réseaux de transport qui se croisent autour du Wolaita, et qui assurent par leur juxtaposition la desserte des espaces éloignés. L’organisation du trafic régulier dirigée depuis Soddo témoigne de la faiblesse du rayonnement wolaita mais plus encore de la dissymétrie de son aire d’influence dans le Nord-Omo. Le Wolaita privilégie la liaison à la vallée du Rift, les deux portes qu’en sont Arba-Minch et Shashemené recevant les flux les plus importants : 10 bus relient quotidiennement Soddo à Arba-Minch. Le Gamu-Gofa représente ensuite l’espace le plus fréquenté par les Wolaita. En comparaison, on voit aisément combien les pays daoro et kambatta sont négligés. Remarquons également que le pays hadiya dont la traversée est obligatoire pour atteindre Shashemené est mieux desservi que le pays kambatta. Il est vrai que le niveau de fréquentation dépend en partie de la qualité de la route, laquelle n’a pas toujours relevé d’une politique d’aménagement du territoire strictement wolaita.
109Le développement de l’axe Shahemené/Soddo/Arba-Minch s’intégrait dans une politique italienne de mise en valeur de la vallée du Rift. En revanche, l’axe daoro vers Waka, récemment asphalté, renvoie à un autre héritage, d’ordre administratif : le pays Kafa, appartenant à la région administrative Oromiyaa est en effet structuré par une organisation de transport autonome. Les espaces frontaliers au contact de ces deux régions traduisent le faible encadrement d’une ancienne marche, toujours vivace. L’organisation fédérale des équipements publics et notamment des transports qui structurent considérablement les espaces régionaux coïncide avec les limites des régions administratives. Les régions dans lesquelles cohabitent deux systèmes d’équipement publics, sous l’influence de deux administrations régionales distinctes forment les nouvelles marges du territoire éthiopien. Nous gagnerions ainsi à connaître l’étendue exacte du réseau de transport daoro en direction du Kafa, afin de mesurer le degré de pénétration du système wolaita en pays daoro. Cette dissymétrie de l’aire d’influence wolaita s’explique donc par la structuration administrative générale de l’Éthiopie, le Wolaita intégré dans la région SNNPR regarde peu vers l’Oromie, d’autant moins qu’il est attiré par la forte polarité économique de la vallée du Rift.
110Le faible rayonnement wolaita provient du relatif isolement des populations paysannes largement préoccupées par des nécessités agricoles peu compatibles avec de longs déplacements. D’autres facteurs pourtant organisent la vie de ces populations rurales et les conduisent sur les chemins de l’ensemble du territoire wolaita : les déplacements marchands, sociaux (principalement familiaux), administratifs et religieux. Fréquents, ces voyages occasionnent de nombreux échanges entre des hommes originaires de régions différentes, participent à une certaine homogénéisation du territoire et forgent par là même l’individualité du territoire wolaita.
111Quel que soit le lieu de résidence, les déplacements se font donc essentiellement sur le mode de la plus grande proximité, sans autre considération territoriale. Les ruraux, mus par des impératifs agricoles et par les contraintes d’un mauvais encadrement rural, se déplacent dans le Wolaita et sur ses marges dans un espace qui semble relativement indifférencié à petite échelle. De ce point de vue, les wereda du Wolaita ne se distinguent guère des autres wereda du Nord-Omo.
112Seuls les marchands se déplacent sur de très longues distances et exploitent les différences régionales principalement fondées sur des différentiels de prix. Dans l’ensemble, ils fréquentent les sept wereda wolaita ainsi que des régions frontalières.
113Enfin, d’autres signes attestent de la réalité du territoire de mobilisation wolaita. Environ 80 % des résidents de l’Ofa et de Bolosso-Sore fréquentent, plus ou moins régulièrement, le wereda de Soddo-Zuria et plus spécialement la ville même de Soddo. De tels pourcentages ne se retrouvent pas pour les autres wereda qui font preuve d’une attractivité beaucoup plus réduite, ne bénéficiant pas du même niveau d’équipement que Soddo. La capitale fonctionne donc bien comme le centre du territoire. Les Wolaita sont d’ailleurs bien conscients du rôle particulier joué par cette ville, tant au niveau géographique que symbolique.
114La structuration actuelle du territoire wolaita est l’héritage d’une longue construction qui prend autant en compte les politiques diverses d’aménagement du territoire que les pratiques quotidiennes des populations, les deux étant d’ailleurs fortement liées. L’ancienneté de cette construction territoriale favorise la stratification d’un territoire dont chacun des niveaux témoigne de logiques particulières de structuration de l’espace. Le déterminisme naturel commande peu l’organisation de ce territoire de montagne qui possède donc une singularité réellement géographique, notamment au regard de sa situation dans l’ensemble régional du Nord-Omo.
115Aujourd’hui, ce territoire centralisé et polarisé par les villes, par sa capitale notamment, est bien devenu éthiopien, les relais urbains permettant l’intégration à un espace national englobant. Le Wolaita, territoire d’Éthiopie, n’est pas un territoire culturellement éthiopien, c’est-à-dire amharisé, mais un territoire politiquement éthiopien structuré par les villes. Une compréhension politique de l’espace éthiopien comme la propose J. Gallais (1989) est plus que jamais nécessaire.
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