Préface
p. 9-12
Texte intégral
1Le livre de Sabine Planel est l’aboutissement de plusieurs années d’étude consacrées à une petite région d’Éthiopie analysée à la fois dans ses dynamiques de recomposition des campagnes dans un contexte de crise, et dans ses processus de construction identitaire entre un territoire qui revendique son altérité et l’État éthiopien aux visées centralisatrices1. À l’instar d’autres publications portant sur l’Éthiopie, les références bibliques constituent un incontournable arrière-plan. L’évocation du paradis perdu participe d’un imaginaire qui place les hautes terres éthiopiennes proches du ciel (Gascon, 2006). L’étude du Wolaita ne constitue pas une monographie classique ; il s’agit plutôt d’une illustration des dynamiques socio-spatiales, à la fois singulières et générales, locales et nationales qu’on peut observer aujourd’hui dans une Éthiopie très diverse mais partout confrontée aux défis que posent les difficiles ajustements entre une population en forte croissance et des ressources limitées et inégalement distribuées dans l’espace.
2Dans un pays dont les régions septentrionales et orientales sont exposées à des sécheresses aux conséquences dramatiques, le Wolaita fait figure de pays bien arrosé et par suite de « bon pays ». Comme dans l’ensemble des hautes terres du sud, les paysages verdoyants contrastent avec les terres desséchées où sévissent des famines périodiques, comme celle de 1984 qui fut si fortement médiatisée qu’elle ancra chez les Occidentaux l’image très négative d’une Éthiopie plongée dans la misère et la faim. Les crises climatiques accusent le contraste entre les régions marquées par la sécheresse et l’« Éthiopie heureuse » qui, comme l’« Arabie heureuse », dispose de ce bien précieux, l’eau. Une géographie fondée sur des représentations archétypales s’est ainsi construite, faisant du Wolaita un pays de cocagne. Sabine Planel part de ces images, pour mieux les réfuter : la réalité est en effet bien éloignée de cette réputation. Tout dans les paysages montre un espace plein, désormais trop plein pour une paysannerie confrontée à un manque croissant de terre. Ce pays de colline, qui n’est pas sans évoquer le Rwanda et ses « mille collines », en rappelle aussi les défis et les risques inhérents à une charge démographique accrue jusqu’aux limites du supportable : avec des densités de 300 à 400 habitants au km2, le Wolaita est une des montagnes les plus peuplées d’Éthiopie. Son peuple de « jardiniers » ne dispose plus que d’un demi-hectare par exploitation dans la moyenne montagne, ou woïna dega (étage de la vigne), qui constitue le cœur du Wolaita où les terroirs sont saturés. L’aménagement de cet espace témoigne d’un remarquable savoir-faire paysan décrit avec précision : polyculture savante associant l’enset, ce « faux bananier » caractéristique des hautes terres méridionales, les tubercules, les céréales (maïs, tef, orge), les légumineuses (haricots), les fruits et légumes, le café, sans oublier l’élevage des bœufs nécessaires aux labours à l’araire.
3Mais le Wolaita n’est pas seulement une montagne paysanne. C’est aussi un territoire pétri de mémoire, rassemblé autour de sa langue et d’une histoire autrefois fondée sur des vertus guerrières. Des pages pénétrantes du livre de Sabine Planel posent la question fondamentale de l’intégration de cet ancien royaume à l’empire éthiopien après la conquête de Ménélik II. Les modalités de l’expansion territoriale du Choa sur ses marges méridionales font débat : comment s’est déroulée cette « étrange colonisation », à la fois semblable et différente de la colonisation européenne. Rien n’est simple en vérité et c’est un mérite de ce livre de faire pénétrer dans la complexité d’une histoire qui n’admet pas les explications manichéennes. La conquête modifia le statut des hommes et de la terre, imposant de nouveaux maîtres fonciers, des landlords amhara ou wolaita qui furent la cible de la révolution de 1974. Mais l’intégration à l’Éthiopie et inversement les résistances à l’amharisation touchent d’autres registres que le pouvoir foncier ou politique. La dimension immatérielle, en premier lieu la religion, joue un rôle déterminant dans les processus de fabrication identitaire. Avec la conquête amharique, le Wolaita jusqu’alors voué aux cultes animistes, devint une terre de mission pour l’Église orthodoxe. Les valeurs de l’« amharité » qu’elle véhicule ne s’imposèrent cependant que dans les quelques villes en cours d’émergence. Une majorité de Wolaitaigna refusant la religion du conquérant se sont en effet tournés vers les Églises chrétiennes, principalement protestantes, dont la moitié des habitants du Wolaita se réclament aujourd’hui, contre un tiers seulement pour l’Église orthodoxe.
4Le texte ainsi balance entre terre et ciel, entre descriptions minutieuses des pratiques quotidiennes d’une paysannerie ancrée dans ses terroirs, et ouvertures sur ce qui, au-delà de la sphère productive, fonde la société en articulant plusieurs référentiels d’échelle différente. Le souci constant de l’auteur est de chercher des clés de compréhension du Wolaita appréhendé comme une pièce de l’édifice éthiopien et, au-delà de cette étude de cas, de contribuer à la réflexion sur la construction de l’Éthiopie. La modernisation de l’agriculture elle-même qui fit du Wolaita un laboratoire du développement rural avec l’appui de la Banque mondiale au début des années 1970 est analysée à la fois dans ses conséquences locales et ses implications à l’échelle nationale. Les besoins du marché en céréales ont accéléré la mutation des systèmes de production et donné un nouvel attrait aux terres basses et chaudes (qolla) de la vallée du Rift.
5Toutes les évolutions qui affectent le Wolaita découlent en dernière analyse de la charge démographique croissante. La troisième partie de l’ouvrage, « À la recherche du territoire perdu » décrit, sous ce titre un peu énigmatique, une région en crise qui ayant perdu « son image de grenier agricole est désormais une terre pauvre que l’on fuit ». La terre manque, le bétail manque, les paysans s’endettent. L’émigration apparaît de plus en plus comme la seule issue. D’abord temporaire et saisonnière en direction des domaines agricoles de la vallée du Rift, elle tend à devenir définitive avec le départ pour la ville. Un nombre croissant de migrants, hommes et femmes, se dirigent vers les petites villes régionales en forte croissance, Shashemené, Awasa, Arba-Minch, où ils grossissent le secteur informel. Rien d’original dans cette séquence au caractère universel caractérisant une étape difficile mais inéluctable du développement. Toutefois, le niveau de densité démographique déjà atteint et les capacités restreintes d’emploi urbain, à l’intérieur ou à l’extérieur de la région, laissent craindre des lendemains difficiles : Sabine Planel conclut sur une note pessimiste évoquant un « territoire en survie, dont l’agonie économique promet d’être longue – à moins d’une réorientation significative de la politique économique éthiopienne ».
6La conclusion générale rompt toutefois avec ce pessimisme en se situant à nouveau sur le registre du territoire : « Le Wolaita est mort, vive le Wolaita ! ». Les péripéties de cet ancien royaume absorbé par l’Éthiopie de Ménélik II doivent s’évaluer à l’aune des temps longs comme de la prospective. Après quelques avatars, il a retrouvé en 2000 une existence administrative conforme aux principes de l’éthno-fédéralisme éthiopien. En concluant sur le territoire, Sabine Planel renoue avec l’énoncé de son propos introductif : « Le pays où l’on devient éthiopien ». La boucle est bouclée, illustrant l’intérêt heuristique d’une étude qui tout en étant focalisée sur un espace singulier parle de l’Éthiopie.
Notes de bas de page
1 Sabine Planel, Le Wolaita : identité et territoire. Recompositions spatiales et identitaires d’une région du Sud éthiopien. Thèse soutenue à l’université de Paris-I, décembre 2003.
Auteur
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