Chapitre 9. Mobilités sous contrainte : contexte et arguments au Nord-Laos
p. 299-320
Texte intégral
1Les déplacements de populations étaient déjà pratiqués à une large échelle de façon courante dans la Péninsule avant la création des États-nations (Partie 1, chapitre 2) mais ils accompagnaient en général une campagne militaire et concernaient essentiellement des populations déjà installées en plaine que l’on réinstallait à proximité d’un centre sous-peuplé. Les princes taï déplaçaient plus rarement des populations montagnardes : ils passaient plutôt avec elles des contrats grâce auxquels ils sécurisaient les confins des müang les plus excentrés. Depuis 1975 en revanche, les déplacements concernent en majorité les populations montagnardes : celles-ci sont « intégrées » par la contrainte (ou la persuasion insistante) dans l’espace humain, économique et culturel des populations des plaines, au nom de l’édification nationale.
Des déplacements similaires ont été effectués également au Vietnam, mais le contexte général diffère cependant sensiblement car une colonisation des hautes terres est également menée par les populations kinh venues des deltas surpeuplés, engendrant de nombreuses tensions avec les montagnards (Guerin et al., 2003 ; Hardy, 2003). La situation lao apparaît plus proche de celle qui prévaut en Thaïlande, où les minorités sont sédentarisées en plaine ou sur les piémonts, avec cependant trois différences majeures : le poids démographique plus important des minorités (1 % seulement en Thaïlande, plus de 40 % au Laos), la rareté des terres de plaine et une capacité moindre d’encadrement de la part des services publics.
2Établir une typologie des déplacements de populations au Nord-Laos depuis 1975 s’avère extrêmement difficile en raison de la grande diversité des situations observées (conditions du départ, de l’arrivée, déplacements successifs ou croisés), de l’ampleur des déplacements et des difficultés d’accès à certaines régions. Une autre difficulté réside dans le choix des critères permettant d’établir une grille d’analyse.
3Le seul critère de l’identité est difficile à utiliser puisque les différences d’engagement politique furent sensibles au sein d’un même groupe (les Taï-Dam par exemple, mais également les Lamet, les Hmong et les Khmou) et ont conditionné le devenir de chacune de ses composantes. Le critère historique ne permet pas non plus d’établir une classification satisfaisante : certains déplacements décidés autoritairement par l’administration provinciale et officiellement effectués entre 1975 et 1977 seulement sont encore d’actualité. Les moyens de pression diffèrent (l’armée n’intervient plus directement), les arguments justifiant la décision également (il ne s’agit plus de sécuriser un territoire mais de faciliter l’accès des villages dans un but de développement, ou de lutter contre la déforestation), mais le résultat est parfois identique : la majorité des habitants ne quittent l’ancien site que contraints par les pressions des administrateurs locaux. Inversement, les déplacements volontaires les plus visibles aujourd’hui, ceux des villages cherchant à se rapprocher des réseaux commerciaux, n’ont pas commencé brusquement à partir des années 1990. Dès le milieu des années 1960, certains leaders villageois progressistes impliqués politiquement aux côtés du Pathet Lao avaient décidé de changer de lieu et de style de vie.
4La distinction implicitement effectuée ici entre des déplacements volontaires et des déplacements involontaires possède elle-même une valeur très limitée. À l’échelle locale, un déplacement est presque toujours associé à une scission du village : soit une partie de la population reste sur le site, soit les villageois se scindent en plusieurs groupes et s’installent dans des localités différentes, soit encore les deux phénomènes se superposent dans le temps. Le déplacement donne lieu à une interprétation stratégique à l’issue de laquelle des groupes d’intérêts différents peuvent se constituer. Plusieurs types d’arguments (sécuritaires, économiques et culturels) sont fréquemment avancés par les villageois et les autorités pour expliquer le déménagement (ou les déménagements successifs) vers les plaines et les vallées. Ils permettent de comprendre le cadre général dans lequel s’effectuent les déplacements au Nord-Laos. Une analyse plus localisée (chapitre 10) mesurera ensuite l’ampleur et la complexité des mouvements de populations survenus depuis 1975 et montrera leurs implications pour la gestion pluriethnique du foncier.
La sécurisation des territoires
5Malgré les retours dès 1976 d’au moins la moitié des villageois chassés de leurs régions d’origine par les bombardements, un exil continu vers l’étranger marque la fin des années 1970. Il concerne en majorité des populations lao, urbaines et appartenant aux catégories socioprofessionnelles les plus privilégiées. Cet exil a pour conséquence majeure d’un point de vue territorial de vider à la fois les centres de production et les centres administratifs, donc les nœuds majeurs des voies de communication, de leurs populations. Des déplacements d’urgence sont donc effectués pour repeupler ces zones avec des populations ayant soutenu le Pathet Lao durant la guerre. Ce type de déplacement a donné lieu parfois à une mise à disposition des moyens logistiques de l’armée.
Le repeuplement des basses terres par des migrants montagnards
6Dans la province de Luangnamtha, les habitants avaient moins souffert des bombardements que ceux des provinces frontalières avec le Vietnam. Néanmoins, trois zones avaient été bombardées à plusieurs reprises : le district de Nalae (sur la rive gauche de la Nam Tha mais aussi sur certaines positions de la rive droite lorsque celles-ci furent perdues par les troupes royalistes), le nord du plateau de Viengphoukha et le long de la piste reliant Müang Sing à Müang Long (fig. 24, hors-texte). Dans la majeure partie des cas, ces bombardements suivirent plutôt qu’ils ne provoquèrent le départ des habitants des basses terres. Dans les montagnes, les villageois se cachaient temporairement dans les forêts et revenaient dès le bombardement terminé. Le village de Konkoud fut épargné mais un peu plus en hauteur, à Ban Mokkoud, trois bombardements successifs à quelques mois d’intervalle au début des années 1970 obligèrent les villageois à abandonner temporairement leurs maisons. Lors du troisième bombardement, le village fut largement détruit. Dans les plaines et les vallées par contre eurent lieu des déplacements de plus grande ampleur concernant essentiellement les populations youan et lü. Une partie de ces migrants partirent en 1962, lors de la conquête de la plaine par les troupes du Pathet Lao, dans un vent de panique provoqué par les rumeurs précédant l’avance des troupes communistes. D’autres partirent au plus fort de la guerre, à la fin des années 1960 (cf. fig. 18).
7À partir du début des années soixante-dix, de nombreux Khmou rok habitant les districts de Nalae, Houn et Beng furent invités à s’installer en plaine, soit dans leur propre district, soit dans ceux de Luangnamtha et de Müang Sing. Dans ce dernier district, des villages akha vinrent également s’installer sur les basses terres. Dans tous les cas, des leaders locaux s’implantaient avec quelques-unes des maisonnées de leur village d’origine, les autres maisonnées se déplaçant progressivement ou bien restant sur leur site originel. Dans la vallée de la Nam Ma (actuel district de Long), des villageois taï-khao, venant de Luangphrabang, furent installés par l’armée du Pathet Lao dans les rizières désertées appartenant précédemment à des Lü. Les villageois furent incités à se déplacer non seulement vers les grandes plaines, mais aussi vers des points stratégiques, par exemple à des carrefours routiers ou fluviaux importants, ou en périphérie de zones encore instables. Le village de Hatjalla, dans le district de Nalae, fut par exemple créé en 1978 pour initier une dynamique de peuplement dans une zone imparfaitement sécurisée (activité de la guérilla) où la vallée est très étroite et les rapides nombreux, mais où deux affluents importants de la Nam Tha donnent accès l’un au plateau de Viengphoukha, l’autre au district de Namor. Dans ce cas, des populations khmou vinrent habiter avec un noyau de populations lao et lü. Des exemples similaires peuvent être trouvés dans l’ensemble des provinces du Nord, par exemple à Xiengkhuang, où, dès 1975, des militaires originaires des zones frontalières avec le Vietnam (Taï-Dam de Houaphan, Hmong des districts de Mok et de Nong Het) vinrent s’installer à proximité de la nouvelle capitale provinciale, Phonsavan.
Le dépeuplement des zones sensibles
8À cette sécurisation par repeuplement rapide des basses terres s’est superposé le dépeuplement de zones montagneuses incontrôlées ou constituant un enjeu militaire pour la sécurité intérieure du pays. Au cours de ses premières années d’existence, le nouveau régime a développé une certaine paranoïa et a souvent utilisé l’argument des « ennemis de l’intérieur » pour justifier la ligne idéologique dure adoptée à cette époque. Il faut cependant reconnaître que dans quelques-unes des provinces du Nord, l’incapacité des militaires lao à contrôler l’ensemble du territoire était bien réelle à la fin des années 1970. Tel était par exemple le cas dans les régions de Xayabury, Paktha et Viengphoukha, que la Thaïlande aurait bien voulu reprendre à son voisin, et qui étaient régulièrement traversées par deux groupes armés comptant au total un millier d’hommes (Stone, 1980 : 272-273). L’un, dans la province de Xayabury, était exclusivement composé de Lao mais l’autre, à proximité de la Nam Tha et sur le plateau de Viengphoukha, était formé de montagnards yao, lamet, khmou, lahou et hmong, ayant participé au conflit aux côtés des forces spéciales américaines.
9Les groupes armés de ce type infiltraient les milices villageoises par des contacts amicaux et des promesses, et trouvaient un certain soutien parmi les populations locales. Ils tentaient d’autre part de provoquer des soulèvements et de faire basculer les petites garnisons de l’armée régulière de leur côté. Leur activité semble avoir été assez efficace entre 1975 et 1977 et la plupart des villages de l’axe routier Huoixai/Namtha étaient infiltrés par cette guérilla. À la suite du soulèvement d’une garnison à Viengphoukha et de l’assassinat du cao müang en 1977, l’armée lao, aidée par des unités vietnamiennes, vint pacifier la région. Les troupes régulières obligèrent alors un grand nombre de villages khmou, hmong et yao situés entre la Nam Tha et le plateau de Viengphoukha à quitter les régions montagneuses dans lesquelles se déplaçaient les groupes paramilitaires et à s’installer dans des zones plus facilement contrôlables.
10Les actions militaires de grande envergure menées par les troupes régulières lao et vietnamiennes ne parvinrent pas tout de suite à faire complètement disparaître les groupes de guérilla, mais elles les empêchèrent de se développer et d’entrer facilement en contact avec les populations locales. Quelques actions isolées sont mentionnées au début des années 1980, à Paktha notamment, mais les maquisards se contentent alors de tirer des coups de feu contre les postes militaires puis se replient aussitôt. Depuis le début des années 1990, tout le plateau de Viengphoukha et les vallées proches ont été pacifiés mais il demeure toujours difficile pour un Occidental de traverser à pied cette région, les autorités continuant à affirmer que certains villages peuvent parfois recevoir à coups de fusil les militaires ou les officiels accompagnant les experts étrangers. Une situation similaire prévaut encore dans certaines provinces, Xiengkhuang et Xaysomboun notamment. Au cours des dix dernières années, des attaques furent perpétrées contre des véhicules des Nations unies, des bus effectuant la liaison entre Luangphrabang et Vientiane furent mitraillés et des citoyens lao ou parfois des touristes étrangers tués ou blessés.
11Outre ces problèmes récurrents dans certaines régions incomplètement pacifiées, des évènements liés cette fois exclusivement au contexte international furent également à l’origine de déplacements sécuritaires. La dégradation des relations avec la Chine et avec le Cambodge en 1979, suite à l’invasion de ce pays par les troupes vietnamiennes, eut pour conséquence d’obliger les autorités à procéder à une dépopulation de certaines régions frontalières. Dans le Nord, les conséquences de cette période de tension internationale furent particulièrement ressenties dans la province d’Oudomxay. Les Chinois, très nombreux dans la préfecture, furent renvoyés dans leur pays et les bâtiments qu’ils avaient construits furent récupérés par l’État lao. Au moment où s’engagèrent les hostilités entre la Chine et le Vietnam, la plupart des villes importantes du Nord-Laos, Luangnamtha, Phongsaly, Oudomxay, Viengxay notamment restèrent presque vides d’habitants pendant presque une année : les femmes et les enfants s’installèrent en forêt tandis que les hommes en âge de combattre se préparèrent à une éventuelle attaque des troupes chinoises. Le commandement lao pensait que les Chinois essaieraient d’utiliser le réseau routier traversant tout le nord du pays (qu’ils avaient eux-mêmes construit à la fin des années 1960) pour attaquer le Vietnam par l’ouest, mais ce ne fut pas le cas. Suite à ce conflit, la frontière chinoise fut fermée pendant plus de dix ans. Le commerce frontalier et une immigration d’ouvriers ou d’hommes d’affaires chinois ont repris depuis le début des années 1990, doucement d’abord puis à un rythme plus rapide au cours des dix dernières années (cf. annexe 4).
12Si de telles situations ont surtout concerné l’immédiat après-guerre, la sécurisation encore imparfaite de certains confins montagneux leur donne encore une relative actualité. Malgré l’extrême diversité des conditions dans lesquelles s’opèrent ces déplacements, il s’est toujours agi d’une mobilité forcée. Cela est particulièrement clair dans le cas des villages situés dans des zones éloignées des positions Pathet Lao et régulièrement visités par des éléments armés de groupes antigouvernementaux. Si les milices villageoises pouvaient parfois être infiltrées par des membres de la guérilla, il s’agissait bien souvent d’une situation ambiguë pour les villageois, qui devaient fournir du riz aux deux camps, tout en cherchant à éviter les représailles des uns et des autres. Plusieurs villageois khmou khouèn vivant encore aujourd’hui dans le district de Nalae en bord de rivière disent que leur premier déplacement a été décidé non parce que les leaders du village avaient clairement pris parti pour l’un des deux camps, mais parce que leur situation entre pressions des troupes régulières et infiltration de la guérilla était devenue intenable.
13Dans le cas des chefs « progressistes » descendant dans les plaines avec quelques familles de leur village d’origine, le changement d’habitat ne constituait pas véritablement une option mais un impératif, au regard à la fois de la situation désastreuse du pays à la fin du conflit et de la nécessité de démontrer leur implication dans le processus d’édification nationale. Un vieil homme d’un village khmou rok du district de Nalae me disait un jour en parlant de cette période qu’il était impossible de refuser l’offre faite par le nouveau régime, et que lorsque des militaires d’origine khmou venaient dans leurs villages et leur demandaient d’aller habiter en plaine, refuser d’agir ainsi revenait à être considéré comme un « traditionaliste » et donc à perdre son influence au sein des réseaux politiques qui commençaient à se mettre en place au niveau provincial. Enfin, pour les « repentis », c’est-à-dire les groupes locaux ayant activement participé au conflit contre le Pathet Lao, ce caractère obligatoire est encore plus évident : seul le déplacement vers les basses terres leur permet de prouver leur volonté d’intégration aux dirigeants. Ainsi, les Yao du plateau de Viengphoukha qui n’avaient pas fui vers la Thaïlande durent accepter d’être rassemblés au nord de la plaine de Müang Sing, non pas sur des rizières abandonnées, mais en périphérie de la plaine, où ils durent défricher et aménager des terres de piémonts pour la riziculture inondée.
L’intégration économique
14Le programme en douze points adopté par les leaders du Néo Lao Hak Sat en 1968 comprenait la promesse faite aux minorités, largement représentées au sein des troupes révolutionnaires, de les aider à améliorer leurs conditions de vie, notamment par une obtention plus facile de produits de première nécessité (sel, outils, vêtements), par l’abolition des régimes de servage auxquels certains groupes montagnards, et notamment les Khmou, avaient été soumis par le passé, et par un accroissement des rendements agricoles. À partir de 1975, le nouveau régime insiste sur la nécessité « d’employer tous les moyens, modernes ou traditionnels, pour apporter le développement dans les montagnes » (Stuart-Fox, 1982 : 189), préoccupation qui n’avait alors jamais été exprimée par les régimes précédents. En fait, en raison des moyens techniques et financiers limités de l’État, ce sont les villages montagnards qui vont le plus souvent être priés de se rapprocher des grands axes commerciaux et de changer, en grande partie par eux-mêmes et sous la pression des administrateurs locaux, leurs pratiques agricoles.
Déplacer pour développer : généalogie d’une méthode
15Dans les premières années du nouveau régime, cette intégration économique « à marche forcée » concerne essentiellement les populations montagnardes acceptant de venir s’installer dans les plaines pour participer au programme de collectivisation des terres. La plupart des provinces du Nord sont concernées par ce type de déplacements dont le caractère économique n’est pas toujours clairement dissociable d’impératifs sécuritaires. Pour les populations restées sur leur site d’origine, les conditions de vie évoluent peu et l’agriculture sur brûlis, officiellement condamnée pour son archaïsme, est en réalité souvent encouragée sur le terrain afin d’augmenter la production de paddy et de faciliter l’approvisionnement des centres urbains. Un villageois khmou rok de Nalae souligne ainsi que « le brûlis, le gouvernement ne nous a jamais vraiment obligé à l’arrêter parce qu’à l’époque, ils en avaient trop besoin dans les müang ».
16Dans plusieurs régions isolées, des villages « marchés » furent créés sur les basses terres, souvent par rassemblement de fragments de villages montagnards déplacés. Cette politique avait plusieurs objectifs : d’une part, moderniser, c’est-à-dire monétiser et ouvrir sur l’extérieur, l’économie jugée « autarcique » des villages montagnards ; d’autre part, éviter la spéculation sur le riz, par fixation d’un prix maximum par kalon, et faciliter l’approvisionnement des fonctionnaires des différents services. Certains « villages-marchés » sont également devenus des postes de surveillance où les douaniers, chargés de lutter contre le commerce illégal, interceptent les embarcations ou les groupes suspects.
17À partir du milieu des années 1980 cependant, la politique de lutte contre le brûlis va être de plus en plus étroitement associée aux déplacements des montagnards vers les basses terres. Il est difficile de dater précisément cette évolution de la politique du nouveau régime, d’autant que le seul critère chronologique est rarement pertinent à l’échelle locale pour dresser une typologie des déplacements. L’abandon du modèle socialiste de développement dans les années 1980, la sous-population relative des basses terres, les moyens humains et techniques limités de l’État, tous ces facteurs ont contribué à faire des déplacements un axe central de la nouvelle politique de développement rural. La prise de conscience du rythme accru auquel s’opère la déforestation dans les provinces, combinée avec l’accélération de la croissance démographique, ont également encouragé les responsables politiques à chercher des moyens plus radicaux pour stopper l’accroissement des surfaces agricoles affectées par l’essartage. Il n’est pas sûr que le déplacement systématique des villages montagnards soit, de ce point de vue, une bonne solution, car c’est surtout sur les piémonts, et à proximité des grandes plaines, que la déforestation est la plus préoccupante. D’autre part, l’accusation portée contre les essarteurs dans leur ensemble dissimule mal les coupes de bois effectuées par les compagnies forestières… Mais ce type d’objections ne semble pas avoir été formulé à l’époque par les bailleurs de fonds de l’aide internationale.
18En mai 1989, lors de la première conférence sur la gestion des forêts à Vientiane, la RDPL annonce un vaste programme de réinstallation vers les basses terres de villages montagnards. Ce programme, vis-à-vis duquel les principaux financeurs – FAO et Banque mondiale notamment – n’émettent alors aucune critique, doit aboutir avant l’année 2000 à la « sédentarisation » de 60 % du million et demi d’agriculteurs vivant en 1989 de l’agriculture sur brûlis, soit environ 900 000 personnes dans un pays qui comptait à cette date environ quatre millions d’habitants. Officiellement, cela ne signifiait pas que l’ensemble de ces populations devaient être déplacées, mais quinze ans plus tard, il apparaît que pour une grande majorité d’entre eux, le déplacement vers les basses terres a constitué le seul moyen d’accès aux services publics et de sécurisation de leurs droits fonciers.
19Cette situation souligne un aspect essentiel des déplacements de populations au Laos. Officiellement, il ne s’agit pas d’une politique à proprement parler (aucun texte officiel ne les mentionne) mais d’une stratégie utilisée lorsque cela est nécessaire pour régler des problèmes d’ordre plus général, comme la pauvreté rurale ou la sédentarisation de l’agriculture. Dans le document préparé pour la Conférence des Pays les moins avancés en 2001 à Bruxelles, le gouvernement lao insiste sur le fait que « l’expression « déplacements de populations » [en anglais resettlement] ne correspond pas au sens de l’expression lao chatsan asib khong ti [mettre en place des activités sédentaires et durables]. L’intention du gouvernement n’est pas de déplacer les villages au sens strict, mais de créer les conditions nécessaires à l’établissement d’activités sédentaires et durables pour tous les foyers non sédentarisés » (GoL, 2001 : 33). Dans les faits pourtant, les déplacements de populations ne constituent pas seulement un « outil » de la politique de développement rural mais bien un de ses aspects les plus cruciaux et ils influencent directement la conception des initiatives publiques en matière de développement rural (Evrard et Goudineau, 2004 : 945).
20En 1990 et 1995, le programme de déplacements de populations démarre lentement et avec des moyens limités : seulement six milliards de kips (environ six millions de dollars) sont dépensés à titre d’investissements publics pour le développement rural entre 1990 et 1995. Mais entre 1996 et 2000, ce budget va être multiplié par dix (en monnaie constante) (Vientiane Times, 14-17/07/1997). Chaque district doit analyser et cartographier sa capacité à développer certaines activités économiques (rizières, élevage, plantations, artisanat) et évaluer le nombre de personnes qui pourront vivre de façon sédentaire de ces activités. Les districts considérés comme surpeuplés par rapport à leurs potentialités doivent organiser la migration de leur surplus de population vers d’autres districts pouvant les accueillir.
Les Zones Prioritaires de Développement :ambitions et illusions
21Parallèlement, les administrations locales ont en charge l’identification de Zones Prioritaires de Développement (ZPD), appelées aussi Zones Focales, sur lesquelles sera installée une partie des villages déplacés. Cette idée n’est pas nouvelle, puisqu’elle était déjà évoquée, sous une forme embryonnaire, par les hauts responsables lao dès le début des années 1960 (Kaufman, 1963 : 170-174). Néanmoins, elle n’est véritablement planifiée et mise en application pour la première fois qu’au milieu des années 1990. En 1998, le gouvernement lao annonce la création de 87 ZPD pour 2002, rassemblant au total 1 200 villages et 450 000 personnes (12 % de la population rurale du pays), la moitié d’entre elles venant de villages montagnards déplacés (GoL, 1998 : 26). Les ZPD doivent permettre de rationaliser l’aide au développement (dont elles concentrent la majeure partie) et de mettre en place des programmes « intégrés », c’est-à-dire rassemblant sur un même site à la fois des projets de construction d’infrastructures routières, hydrauliques ou sanitaires. Elles doivent également servir à tester les innovations techniques ou juridiques, et en premier lieu la réforme foncière, avant de les étendre à de nouveaux sites.
22La création des ZPD est étroitement dépendante du soutien de l’aide internationale : sur les 154 milliards de kips (environ 115 millions de dollars en janvier 1998) d’investissements publics prévus en 1998, 83 % doivent être financés par les institutions de l’aide internationale (principalement la Banque mondiale et la Banque asiatique de développement). Ainsi, pour prendre un exemple local, la province d’Oudomxay prévoyait en 1996 de créer huit ZPD (rassemblant au total 157 villages) sur son territoire, mais pour quatre d’entre elles, la décision finale ne devait intervenir qu’après que le Pnud ait donné au gouverneur la garantie qu’il soutiendrait financièrement ce projet (Zijlstra, 1996 : 30).
23Suite à l’enquête menée dans plusieurs provinces du Laos pour le Pnud et l’Unesco par une équipe de l’IRD (Goudineau, 1997) sur l’impact social des déplacements des villages montagnards, les financeurs de l’aide internationale ont fait part au gouvernement de leurs inquiétudes concernant le caractère « forcé » de ces déplacements et leurs effets négatifs pour les populations. Le gouvernement oppose à ces critiques des arguments dont certains semblent difficilement contestables, notamment celui de la rentabilité des dépenses d’infrastructures routières, sanitaires ou scolaires – qui impose que les localités atteignent une certaine taille –, et des moyens humains réduits dont il dispose. Il insiste également sur le fait que, parmi les villages déplacés, il s’agit dans une majorité de cas de rassemblements de localités de petites tailles, implantées dans des zones très reculées et avec un accès difficile aux marchés locaux.
24Face à ces arguments, il est cependant nécessaire de rappeler qu’au moins la moitié des populations déplacées dans l’ensemble des provinces du pays ne sont pas réinstallées sur des Zones Focales et en conséquence ne bénéficient pas des moyens financiers importants qui accompagnent leur création. D’autre part, la politique de déplacements des populations montagnardes menée depuis 1975 a des effets à long terme que les autorités locales ne sont pas toujours en mesure de prévoir, ni d’assumer (paupérisation durable des populations déplacées, déplacements spontanés et imprévus de villages restés en altitude, instabilité des nouvelles localités, etc., cf. partie 4, chapitre 10). Enfin, si l’argument d’une nécessaire intégration économique de populations souvent isolées des voies de communication ne semble pas pouvoir être remis en question, il cache souvent une volonté d’assimiler les différents groupes ethniques et de faire disparaître des pans entiers de leur patrimoine culturel.
L’assimilation culturelle : des identités hiérarchisées et « formatées »
25La pression exercée dans le domaine culturel par le nouveau régime concerne l’ensemble des villages, indépendamment de leur déplacement ou de leur maintien sur leur site originel mais, de façon évidente, la réinstallation en vallée, en facilitant la venue régulière d’administrateurs locaux, la rend plus effective, ce qui en fait un argument central permettant de justifier la politique de relocalisations. On peut également rappeler que, en termes culturels, les dynamiques d’intégration associées aux déplacements apparaissent parfois moins brutales et moins déstructurantes pour les populations du nord du pays que pour celles du sud, et cela pour deux raisons majeures : d’une part, leurs contacts avec les civilisations des plaines sont plus anciens et plus fréquents, de sorte que nombre de montagnards ont déjà adopté avant leur déplacement certains attributs de la culture taï, parfois en les réinterprétant pour les intégrer à leur propre identité ; d’autre part, leur éloignement géographique des centres administratifs est moindre, et la majorité des villages déplacés vers les basses terres sont réinstallés à moins de deux jours de marche de leur ancien site. Dans les régions méridionales par contre, les populations montagnardes n’arrivent sur l’emplacement donné par l’administration qu’après une marche épuisante, longue parfois d’une semaine, à laquelle les plus faibles (enfants et vieillards) ne survivent pas toujours. Si, dans les deux cas, la relocalisation (resettlement) consiste bien en une déterritorialisation, c’est-à-dire en une perte du cadre territorial de référence, celle-ci apparaît donc moins brutale et radicale dans le Nord que dans le Sud.
Culture nationale et minorités ethniques
26La RDPL reconnaît l’égalité de tous les citoyens, quelle que soit leur appartenance ethnique, et leur droit de conserver leurs coutumes mais, dans le même temps, l’idéologie nationaliste « implique une globalisation des valeurs dans les limites du territoire national et exige que toutes les populations intériorisent ces valeurs » (Goudineau, 2000 a : 24). On peut remarquer que ce processus apparaît plus net au Laos que dans les autres pays de la Péninsule, dans la mesure où le gouvernement a toujours refusé de reconnaître le plurilinguisme et a, au contraire, constamment affirmé la nécessité d’une scolarisation en langue lao dès les premières années de primaire. À cette différence près, l’édification nationale s’effectue, comme dans les autres pays de la Péninsule, sur la base de la promotion d’une culture commune dite « nationale » dont les caractéristiques sont étroitement calquées sur celles de la majorité lao, censée représenter, selon les termes mêmes de Kaysone Pomvihane, « le plus haut degré de développement culturel ». Les dirigeants lao, tout comme les dirigeants vietnamiens et chinois, ont en effet repris à leur compte, sous une forme simplifiée, les schémas « d’évolution sociale » inspirés d’auteurs comme Morgan ou Engels (Evans, 1999 : 175). Les différentes « nationalités et tribus » (Phoumi, 1988 : 127) sont classées sur une échelle d’évolution, depuis les plus « arriérées » jusqu’aux plus « modernes », sur la base de différents critères comme le type d’habitat, les pratiques religieuses ou l’organisation économique. Ces critères permettent de distinguer différents types de « formations socio-économiques » que l’on positionne ensuite sur l’échelle de l’évolution vers le socialisme.
27Ce cadre idéologique a pour corollaire une stigmatisation systématique des cultures dites « ethniques », que l’on oppose à la « culture nationale », créant par là même tout un système d’oppositions résonnant les unes sur les autres : la culture nationale s’oppose aux cultures ethniques comme la modernité à l’arriération, les civilisés aux sauvages, la coopération à l’autarcie et à l’individualisme, la riziculture inondée à l’essartage, la salubrité à la saleté, l’éducation aux croyances, le bouddhisme aux pratiques sacrificielles… Le Front d’Édification Nationale fonde toute sa politique à l’égard des « minoritaires » sur ce type de classifications et s’attache à distinguer, pour chaque groupe, les traditions faisant obstacle à l’intégration dans l’ensemble national et celles que les habitants peuvent conserver. En d’autres termes, il opère une ligne de partage entre de « bonnes » et de « mauvaises » traditions. Les marqueurs acceptés, en général des attributs assez superficiels (et réinventés) comme les costumes, les chants ou les danses, peuvent dès lors, une fois dissociés de leur contexte religieux, être « retravaillés et folklorisés en vertu d’une esthétique dite nationale » (Goudineau, 2000 a : 23) sur laquelle s’appuie la mise en scène de la pluralité ethnique lors des rituels ou des réunions officielles. On retrouve par exemple systématiquement le thème de la trilogie ethnique (Lao Loum, Lao Theung et Lao Soung) présenté sous la forme d’une danse à laquelle participent trois jeunes filles habillées chacune d’un costume différent. Toutes les trois dansent d’une façon typiquement lao, et la jeune fille représentant le groupe des Lao Loum évolue toujours au centre, légèrement en avant des deux autres. Associée aux déplacements vers les basses terres, cette folklorisation des identités conduit les responsables à promouvoir la création de « galeries ethniques » le long des routes les plus fréquentées par les touristes, à la manière de ce que l’on peut observer en Thaïlande du Nord ou dans les massifs montagneux du Vietnam.
28À une échelle plus locale, la pression exercée par le pouvoir central sur le plan culturel se traduit principalement par l’uniformisation de l’habitat, l’interdiction de sacrifices d’animaux et par la promotion du bouddhisme. Dans le domaine de l’habitat, les minorités sont invitées, lorsqu’elles ne possèdent pas déjà une architecture proche de celle des Lao, à construire des maisons sur pilotis, jugées plus « propres », et alignées les unes derrière les autres. Ce type de mesure est ressenti durement par les minorités môn-khmer du Sud-Laos, habituées à vivre dans de grandes maisons plurifamiliales agencées en cercle tout autour d’une maison commune où s’effectuent les principaux rituels villageois (Goudineau, 2000 b). Dans le nord du pays, et notamment en région khmou rok, l’une des sources de tension entre les villageois et les représentants locaux du Parti réside dans l’obligation de construire une clôture tout autour des habitations, afin d’éviter que les animaux ne pénètrent dans le village, ce qui, selon les habitants, ne peut que provoquer la colère de l’esprit du village. À Konkoud, une barrière de ce type fut construite après de multiples visites des administrateurs, puis entièrement détruite quelques mois plus tard après qu’une épizootie ait décimé une bonne partie du cheptel porcin. L’épisode fut l’occasion pour les administrateurs locaux de dénoncer l’arriération des habitants et le maintien d’obscures superstitions.
L’interdiction des sacrifices animaux
29La politique consistant à interdire, ou au moins à décourager, les sacrifices animaux, et en premier lieu ceux des buffles, utilise des arguments tenant à la fois de la prévention sanitaire (santé publique) et du développement agricole (intensification de l’agriculture). Un sacrifice de buffle, disent les fonctionnaires locaux, donne lieu à une consommation de viande crue, et parfois de sang, dans des conditions d’hygiène dangereuses pour la santé des habitants. D’autre part, il s’agit d’un « gaspillage », car les buffles devraient plutôt être utilisés comme force de traction animale. La généralisation de celle-ci permettrait de cultiver plusieurs années de suite la même parcelle (terre retournée sous l’action de la charrue) et de développer progressivement une agriculture de montagne sédentaire, avec aménagement de rizières en terrasses. Par un retournement de l’argumentation, le maintien des pratiques d’essartage est donc attribué, entre autres facteurs, à la survivance de croyances archaïques comme celle selon laquelle le buffle doit être élevé en liberté et considéré non comme un animal de trait, mais comme un intermédiaire avec le surnaturel. Une telle argumentation, juste si l’on s’en tient à ce seul exemple – le buffle occupe une place centrale dans la cosmogonie des montagnards – mais complètement sortie du contexte social dans lequel elle s’inscrit, permet de stigmatiser un trait culturel isolé, c’est-à-dire de le considérer comme une entité abstraite, irrationnelle et contraire au progrès. Comprendre l’organisation sociale ou économique des montagnards ne suppose pas pourtant d’attribuer une « fonction » – et de la qualifier négativement – à une croyance religieuse, mais de s’interroger sur le fait que celle-ci puisse, dans une société où règne encore un ordre généralisé, posséder véritablement une fonction séparée.
30En fait, une telle rhétorique constitue souvent un moyen de cacher un enjeu plus crucial, ce dont les administrateurs sont parfaitement conscients, celui du contrôle politique des villages. Le sacrifice de buffle peut être considéré comme un des « traits saillants » des dynamiques de différenciation sociale au sein des villages montagnards, et en premier lieu môn-khmer, dans la mesure où il contribue à générer ou à entériner des différences de statut entre leurs membres, différences statutaires se reflétant ensuite dans la prise de parole, donc dans la légitimité politique. Le sacrifice est aussi un acte politique empruntant aux domaines du religieux ou de l’économique des signes qu’il met en forme à l’occasion des discours que constituent les rituels matrimoniaux, agraires ou funéraires. Cela est encore plus évident lorsque le sacrifice a lieu lors d’un rituel de fondation, puisqu’il s’agit d’un moment où l’existence politique du village est directement reliée à la nomination d’un prêtre sacrifiant. Interdire le sacrifice de buffle, c’est donc en quelque sorte laïciser le politique, faire de l’appartenance au Parti la seule voie d’acquisition d’une légitimité politique, et de la loi la seule garante de la reconnaissance ou de la non-reconnaissance d’une localité comme village à part entière.
Lorsqu’ils sont interrogés sur les spécialistes religieux, et notamment des prêtres villageois issus du lignage fondateur de la localité, les administrateurs locaux nient leur existence ou bien, lorsqu’ils la concèdent, leur dénient tout rôle effectif dans la vie locale. Évoquer cet aspect de l’organisation traditionnelle des villages dans un rapport officiel peut même provoquer la colère des autorités, comme j’en ai fait l’expérience en 1998 dans la province de Phongsaly. Voyant que je mentionnais le rôle du cao cam (l’officiant rituel chargé des cultes à l’esprit du village) dans certaines localités phou noï, le gouverneur de la province, lui-même d’origine phou noï, s’est assez violemment emporté et m’a demandé les noms des personnes qui m’avaient donné cette information. Devant mon refus de répondre, il a réitéré sa question à plusieurs reprises, avant finalement d’exiger « seulement » que cette information soit effacée du rapport car, officiellement, de tels personnages n’existent pas (plus) en République Démocratique Populaire du Laos.
L’instrumentalisation du bouddhisme par l’État
31La propagation du bouddhisme comme instrument d’intégration culturelle des villages de minorités peut, quant à elle, apparaître paradoxale pour un régime communiste qui adopta, lors de ses premières années (de 1976 à 1979), une ligne idéologique dure à l’encontre de la communauté des moines bouddhistes (sangha). En fait, comme dans d’autres domaines, les dirigeants du Parti effectuèrent un grand partage entre les aspects du bouddhisme compatibles avec l’idéologie marxiste-léniniste, et ceux qu’ils considéraient comme des obstacles. Tout en reconnaissant officiellement la liberté de culte de l’ensemble des citoyens, ils menèrent une politique faite à la fois de sanctions à l’encontre des bonzes, de minimisation (voire parfois d’interdiction) de certaines manifestations religieuses, de récupération du message du Bouddha et de contrôle de la sangha, placée directement sous la tutelle du Parti. Cet encadrement strict donna naissance à un bouddhisme « officiel », dont le contenu – expurgé notamment de toute référence à la notion trop individualiste de karma ou à celle, trop antimatérialiste, de anica (l’impermanence de toute chose), ainsi que des anciens rites sur lesquels le régime royal appuyait sa légitimité – et les représentants furent utilisés comme des vecteurs de propagation à la fois du socialisme et d’une culture nationale lao (Stuart-Fox, 1996 : 78-100).
32Le plus souvent, la promotion de ce bouddhisme « officiel » dans les villages de minorités prend la forme d’une lutte contre les esprits phi. De nombreux villages déplacés ou bien, dans les centres urbains, des quartiers reçurent la visite de fonctionnaires accompagnés de bonzes, ceux-ci procédant à des cérémonies d’exorcisme pour « rejeter les phi dans la forêt ». De telles conversions, encore d’actualité aujourd’hui, ne se traduisent ni systématiquement ni immédiatement par la construction d’une pagode, le but des autorités n’étant pas de contribuer à la création d’un groupe de religieux entretenus par les villageois. Il s’agit avant tout de faire disparaître les sacrifices animaux, à la fois contraires à la morale bouddhiste et inutiles une fois que celle-ci est devenue le cadre religieux de référence, et d’amoindrir le rôle des spécialistes religieux traditionnels, notamment les prêtres villageois et les shaman.
33Les responsables locaux peuvent dès lors tenir un discours dualiste similaire à celui qu’ils emploient pour parler d’autres aspects de la vie villageoise (éducation, organisation foncière et politique notamment). Ils commencent par nier toute pratique religieuse en relation avec les esprits au sein de leur village et affirment que ces croyances ont été abandonnées au profit de la religion bouddhiste. Dans le même temps, ils expliquent qu’autrefois (avant la révolution), chaque lieu, chaque aspect de la vie villageoise était en relation avec le culte des esprits (lorsqu’il s’agit d’un idéologue particulièrement convaincu, il peut rajouter que ces cultes empêchaient les gens de parvenir au développement). Que ce soit dans le premier ou dans le deuxième temps de la réponse, le but recherché est le même : nier la cohérence de l’ancien système religieux, soit en ne lui accordant plus aucun rôle dans le temps présent, soit en l’assimilant à un foisonnement de superstitions absurdes car sans rapport les unes avec les autres et contraires au progrès.
34Dans le nord du pays, ce type de conversions contemporaines contraste nettement avec le processus ancien de bouddhisation des minorités montagnardes. Il s’agit tout d’abord de conversions « radicales » et souvent associées à un déplacement vers les basses terres, là où prévalaient autrefois une inclusion et un recouvrement progressifs des croyances villageoises par le cadre idéologique bouddhiste, indépendamment de la localisation du village. Deuxièmement, ces conversions sont collectives et associées à la progression vers le socialisme, tandis qu’elles concernaient essentiellement durant la période pré-révolutionnaire des notables locaux anoblis par un prince taï. L’exemple déjà mentionné des Khmou khouèn est assez clair sur ce point, tout comme l’est celui des villages phou noï, au centre de la province de Phongsaly (Evrard, 1998 ; Bouté, 2005). L’adoption de la religion bouddhiste était autrefois associée à une certaine forme de sophistication sociale et participait à la création ou la consolidation de hiérarchies au sein de sociétés montagnardes aux confins de l’espace politique lao.
35Troisièmement, et il s’agit sans doute du point le plus important, ces conversions sont désormais associées non à la création d’un particularisme identitaire, mais bel et bien à un changement d’identité, à un « passage » vers une identité « nationale » lao. Au nord du pays, elles concernent en priorité les villages installés en bord de route, dans lesquels vivent des populations de langue môn-khmer issues de localités distinctes au milieu de quelques familles d’origine tai. Dans ces villages, désignés par l’expression ban passom (littéralement « villages mélangés » ou « villages fusions »), les villageois khmou ne font plus référence à leur identité originelle qu’avec réticence. Il arrive également parfois que la conversion s’appuie sur une mythologie qui met en scène la solidarité interethnique et mêle des fragments de légendes bouddhiques avec des éléments particuliers à la culture du groupe concerné (Evrard, 2006 ; Guégan, 1998).
36Aux conversions anciennes, s’opérant sur site, de manière progressive, conçues comme symboles de différenciation sociale et générant parfois des particularismes identitaires au sein d’un même groupe s’opposent donc les conversions contemporaines, généralement liées au déplacement vers les vallées, concernant un bouddhisme « officiel » symbole de progressisme et d’adoption d’une culture nationale lao. On peut cependant remarquer que les conversions contemporaines au sein des groupes môn-khmer peuvent conserver les attributs des conversions anciennes. Des chefs ou notables montagnards intégrés dans les organigrammes mis en place après la révolution sont en effet tentés de légitimer leur nouvelle position sociale en adoptant certains signes extérieurs de la culture bouddhiste.
Le responsable du district de Nalae, Bounthavone, originaire d’un village khmou lü décida, après sa nomination en 1997, d’ajouter à son nom le préfixe thit, réservé normalement aux hommes ayant été ordonnés bonzes. À cette époque, plusieurs autres responsables d’origine khmou considéraient son attitude « surfaite », car il n’était en réalité jamais allé au temple, et en agissant ainsi, il semblait chercher à tout prix à dissimuler ses origines ethniques.
37Au-delà de la création d’un bouddhisme « officiel » par le nouveau régime, il existe donc une certaine permanence dans la façon dont l’identité bouddhiste continue d’être associée à des stratégies individuelles de promotion sociale ou de légitimation du statut.
Conclusion : permanences et transformations du müang
38Encadrement de la vie politique locale, classification des espaces forestiers et rédaction de lois foncières, sédentarisation des populations montagnardes par déplacements dans les vallées… l’émergence de la territorialité étatique au Laos s’est appuyée sur une intégration volontariste des populations des confins et sur l’extension de l’emprise territoriale des müang qui, malgré la réforme des institutions et la nouvelle cartographie administrative, continuent de constituer les unités territoriales de base du nouvel État. Ce dernier aspect, associé à l’autonomie croissante dont bénéficient les provinces sur le plan économique depuis le milieu des années 1980, est interprété par certains auteurs comme le signe d’une résurgence du modèle politique à emboîtements hérité de la période précoloniale. Christian Taillard (1992 : 341) souligne notamment qu’après une (brève) période de gestion centralisée que la RDPL n’avait pas les moyens d’assumer, « la décentralisation s’est tout logiquement opérée en faveur des échelles, héritées des systèmes politiques thaï [tai], auxquelles le pays avait toujours été effectivement administré ». Sans remettre en question le fait que d’anciennes modalités d’organisation sociale et territoriale se perpétuent encore aujourd’hui dans l’ensemble des régions taï, indépendamment du cadre politique et territorial imposé par l’État-nation dont elles dépendent, doit-on pour autant considérer les changements intervenus dans l’organisation territoriale du Laos après 1975 comme une simple parenthèse rapidement refermée ? En d’autres termes, si la continuité des modes d’organisation de l’espace, dominés par le modèle du müang, est clairement attestée au Laos, quelle portée attribuer à la tentative de reformulation de son contenu par le nouveau régime ?
39Tout processus d’édification nationale est indissociable de dynamiques simultanées de déterritorialisation et de reterritorialisations multiples (Deleuze et Guattari, 1980). Dans le cas du Laos, ces dynamiques sont organisées autour de deux principes majeurs. D’une part, la négation de la dimension rituelle de la territorialité est associée à l’invention de nouvelles figures, de nouveaux lieux et de nouveaux rituels. D’autre part, la pluralité des identités est dissociée de toute correspondance territoriale ou, plus précisément, le modèle du müang est universalisé jusqu’à intégrer ceux qui en constituaient autrefois l’horizon, en occupaient les confins, à la fois physiques et symboliques.
40La négation de la dimension rituelle de la territorialité provient essentiellement de la volonté obsessionnelle des nouveaux dirigeants de faire disparaître physiquement tous les symboles de l’ancien régime : le régicide en constitue en quelque sorte la manifestation paroxysmique. De façon moins dramatique mais tout aussi révélatrice, on peut mentionner le réaménagement systématique des centres de müang, à Luangnamtha, Müang Long, Müang Xaï, ou encore à Müang Nalae. À chaque fois, une ville nouvelle est construite, parfois très éloignée de l’ancien centre administratif. À Nalae, le nouveau centre administratif samnack müang fut construit sur le site d’un ancien cimetière khmou à une heure de pirogue de Ban Nalae ; à Luangnamtha, la nouvelle préfecture est située à cinq kilomètres de l’ancien centre et sa construction a donné lieu au défrichage d’une forêt ancienne qui bordait autrefois le nord de la grande plaine.
41Presque immédiatement cependant, et dans le but de compenser la mutilation de la symbolique du pouvoir, le nouveau régime opéra une reterritorialisation par l’invention de nouvelles figures, de nouveaux mythes (Evans, 1998). La construction, dans chaque préfecture, d’un mémorial autour d’un buste à l’effigie de Kaysone Phomvihane fut par exemple l’occasion pour les entrepreneurs locaux de démontrer leur patriotisme en effectuant des dons à l’administration. À Luangnamtha, ce mémorial fut construit au centre de la grande place sur laquelle se déroulent les concerts et les représentations théâtrales. La répartition des bustes à travers le pays (les plus grands dans les préfectures, les plus petits dans les centres de müang) traduit de façon claire comment le nouveau régime entend se réapproprier l’ancienne structure territoriale « à emboîtement » (Evans, 1998 : 35-36 et 2002 : 163) en lui associant de nouvelles figures mythiques.
42La pluralité des identités devient quant à elle un faire-valoir sur le plan politique (solidarité interethnique) ou économique (tourisme), mais, dans le même temps, le régime marque clairement son refus de toute reconnaissance de droits territoriaux spécifiques accordés aux minorités, par exemple dans la gestion des ressources naturelles. On reconnaît les minorités, mais on évacue toute référence à l’autochtonie (Goudineau, 2000 a). La loi ne reconnaît l’utilisation coutumière des forêts que sur certains aspects mineurs (collecte de bois mort, cueillette et chasse) et elle ne prévoit l’officialisation de droits d’usage transférables à un tiers que dans le cadre des villages déplacés sur les basses terres.
43Elle justifie la déterritorialisation complète des minorités et, dans le même temps, facilite l’application uniforme d’une politique de reterritorialisation standardisée dont les Zones Prioritaires de Développement constituent tout à la fois le modèle et le principal instrument.
44Dans ce contexte, comment penser les stratégies des acteurs locaux, notamment montagnards, et quelle autonomie leur reconnaître ? Il n’existe pas, à une échelle nationale, de véritable espace démocratique, mais inversement l’État ne peut contrôler entièrement la reterritorialisation qu’il tente d’opérer, ne serait-ce qu’en raison des conséquences imprévues et souvent mal assumées de sa politique autoritaire de déterritorialisation des populations montagnardes. L’organisation foncière constitue précisément l’un des lieux dans lequel peut être observée la marge de manœuvre des acteurs locaux : sédentarisation imparfaite de certains villages déplacés, migrations spontanées – non anticipées par les fonctionnaires – depuis les marges montagneuses ou encore conflits localisés dans quelques zones de plaine particulièrement touchées par les déplacements de populations montagnardes.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Chroniques des cendres
Anthropologie des sociétés khmou et dynamiques interethniques du Nord-Laos
Olivier Évrard
2006
Biodiversités en partage
Reconfigurations de ruralités dans le corridor forestier betsileo tanàla (Madagascar)
Hervé Rakoto Ramiarantsoa et Chantal Blanc-Pamard
2014
Genre et savoirs
Pratiques et innovations rurales au Sud
Hélène Guétat-Bernard et Magalie Saussey (dir.)
2014
Partir et cultiver
Essor de la quinoa, mobilités et recompositions rurales en Bolivie
Anaïs Vassas Toral
2014
À la croisée des pouvoirs
Une organisation paysanne face à la gestion des ressources (Basse Casamance, Sénégal)
Pierre-Marie Bosc
2005
Apprivoiser la montagne
Portrait d'une société paysanne dans les Andes (Venezuela)
Pascale de Robert
2001
Les deux visages du Sertão
Stratégies paysannes face aux sécheresses (Nordeste, Brésil)
Marianne Cohen et Ghislaine Duqué
2001
Les orphelins de la forêt
Pratiques paysannes et écologie forestière (Les Ntumu du Sud-Cameroun)
Stéphanie Carrière
2003