Chapitre 6. Hiérarchie et changement social dans les villages khmou
p. 205-241
Texte intégral
1Les caractéristiques de l’organisation socio-économique des villages khmou montrent qu’il s’agit d’une société dans laquelle non seulement le système matrimonial (l’inégalité statutaire entre « preneurs » et « donneurs » d’épouses reste relative) mais également les règles en matière foncière (prêts gratuits, redistribution des droits fonciers en fonction des capacités et des besoins des maisons) favorisent un certain équilibre entre les foyers. De fait, les inégalités, lorsqu’elles sont vraiment perceptibles, semblent liées essentiellement à des facteurs démographiques, une série de décès ou de maladies pouvant durablement mettre en danger l’équilibre économique d’une maison, ou à des trajectoires individuelles particulièrement réussies (émigration temporaire) ayant bénéficié aux autres membres du lignage.
2L’absence de véritables « classes » sociales n’empêche pas cependant l’existence, du point de vue des villageois eux-mêmes, de différences hiérarchiques entre les maisons et donc de mécanismes participant à leur création ou leur perpétuation. Les rares données ethnographiques disponibles sur les Khmou à ce sujet soulignent la collusion fréquente du pouvoir politique et du pouvoir religieux (le prêtre villageois, et plus largement les membres de son lignage, occupent une position dominante sur les plans religieux, économique et politique) et attribuent ce phénomène principalement à l’influence taï. Cette idée est présente dans les écrits des premiers explorateurs de la région (Lefèvre-Pontalis, 1902) ainsi que dans ceux des ethnologues français ou américains ayant travaillé par la suite dans le nord du Laos, mais elle trouve son expression la plus achevée dans l’ethnographie marxiste des chercheurs vietnamiens du début des années 1970 (Dang Nghiem Van, 1973).
3L’analyse des documents disponibles montre pourtant que l’influence taï reste mal définie et que son évocation traduit souvent une conception figée et passive des populations môn-khmer (Evrard, 2006). Le thème a fait par contre l’objet de nombreux débats pour les populations du Sud-Est asiatique, débats nourris par plusieurs monographies devenues des « classiques » de l’ethnologie de cette région, notamment celles d’Edmund Leach sur les Kachin, de Francis K. Lehman sur les Chin ou encore de Karl Gustav Izikowitz sur les Lamet, proches voisins des Khmou. Mon objectif est d’identifier au cœur de ces débats les arguments concernant les mécanismes internes et externes auxquels répond le changement social et d’en éprouver la pertinence à partir des données recueillies dans les villages khmou du district de Nalae. Il s’agit de restituer à ces populations leur « autonomie », sur les plans conceptuel et historique, et de développer une approche véritablement interactionniste des identités ethniques dans cette région. Il s’agit aussi de contribuer à une ethno-histoire du Nord-Laos afin de mieux comprendre les transformations contemporaines du contexte interethnique depuis l’instauration de l’État communiste.
Débats autour des Kachin
4La publication des Political Systems of Highland Burma par Edmund Leach en 1954 (version française publiée en 1972) a généré de nombreux débats théoriques, parfois virulents, souvent fertiles, qui se sont poursuivis jusqu’à la fin des années 1980. Au travers de ces débats, la société kachin est devenue un « modèle », au sens wébérien du terme, c’est-à-dire un « type idéal » utilisé par les anthropologues notamment pour l’étude des systèmes de parenté et de leurs implications politiques, mais également pour établir des comparaisons avec d’autres sociétés et proposer des modèles politiques et historiques basés partiellement ou entièrement sur le cadre analytique d’Edmund Leach. Inversement, les travaux de certains ethnologues occidentaux (Izikowitz, 1969 ; Lehman, 1989 ; Cooper, 1978), birmans (Maran La Raw) ou chinois (Zhusheng Wang, 1997) ont souligné les limites de l’ethnographie de Leach et même rendu caduques certaines des discussions qu’elle avait générées, mais ils n’ont pas entièrement invalidé leurs résultats. De quoi s’agit-il ?
Gumsa et gumlao selon Leach
5Rompant avec les travaux monographiques antérieurs, Leach considère qu’il est illusoire de vouloir saisir les groupes sociaux comme des ensembles en équilibre et qu’il faut au contraire insister sur leur instabilité structurelle et sur les compétitions politiques internes. Il effectue une ethnographie de la société kachin, environ 300 000 personnes réparties sur 80 000 km2, dans la partie septentrionale de la Birmanie. Dans l’ensemble de la région kachin (catégorie culturelle, géographique mais non linguistique : les Kachin sur lesquels porte la monographie de Leach sont des locuteurs jingpaw), le degré d’unité politique varie considérablement. Les localités et les agglomérats de villages connaissent une instabilité chronique avec des phases de concentration de la population ou d’extension de domaines déjà constitués et des phases de dispersion. Pour les Kachin, ces cycles contraires correspondent à deux catégories linguistiques et deux modèles idéologiques distincts, l’un considéré par Leach (à tort, les travaux récents l’ont montré) comme « égalitaire » (Kachin dits gumlao), l’autre « inégalitaire » (Kachin dits gumsa). Cela ne signifie pas que la réalité observée doive être en tout point conforme à l’un ou l’autre de ces modèles, mais simplement que les Kachin, comme les Européens avec les termes de « république » et de « monarchie », perçoivent leur organisation sociale par l’intermédiaire de modèles élaborés comme si l’ensemble était en équilibre (Leach, 1972 : 229).
6Le modèle gumlao correspond à une société centrée sur le village, dans laquelle les localités sont rituellement indépendantes ; le modèle gumsa, lui, correspond à une société hiérarchisée où plusieurs localités sont rassemblées sous le contrôle d’un chef résidant dans l’une d’entre elles, l’ensemble formant un domaine duwa. Dans les deux cas, les localités sont constituées de lignages patrilinéaires localisés et la règle matrimoniale est celle du mariage préférentiel avec la cousine croisée matrilatérale avec une résidence en général patrilocale. Les relations entre lignages sont marquées par la distinction relative entre mayu (donneurs) et dama (preneurs). La différence essentielle entre les deux systèmes tient à la présence ou à l’absence de rangs lignagers : lignages de nobles, lignages de chefs de village, lignages roturiers et parfois lignages d’esclaves (captifs de guerre ou esclaves pour dette) composent la société gumsa, tandis que ces différences sont absentes dans la société gumlao. Les différentes catégories de lignages de la société gumsa peuvent entretenir des relations matrimoniales mais la circulation des femmes s’effectue alors seulement dans un sens « descendant » : les mayu appartiennent toujours à une classe supérieure à leurs dama et jamais l’inverse ; les hommes de lignage de chef se marient en général à l’extérieur de leur village pour ne pas être en contradiction avec ce principe. La relation donneurs-preneurs possède ainsi dans la société gumsa une valeur politique qu’elle n’a pas dans la société gumlao.
7Cette inégalité est également économique mais dans un sens particulier car, comme l’indique Leach lui-même, « il n’existe pas de différence substantielle de niveau de vie entre aristocrates et roturiers » (1972 : 192-193) et, d’autre part, la terre n’est jamais véritablement aliénée : si les lignages nobles détiennent les droits fonciers éminents sur le finage, on ne peut parler d’appropriation puisque les villageois « mangent » la terre et disposent librement des fruits de leur travail. Le droit éminent des lignages nobles leur donne droit à une cuisse de chaque animal sacrifié sur leur territoire et leur permet de réquisitionner de la main-d’œuvre pour certains travaux agricoles. Comme chez les Khmou, la source de l’inégalité économique réside dans la possession de biens de prestige hpaga qui constituent une part importante des prestations matrimoniales. Dans la société gumsa, le type et le nombre de hpaga constituant la prestation matrimoniale varient selon la classe d’appartenance, tandis que dans le système gumlao par contre, cette variabilité n’existe pas. Dans un système gumsa, les hpaga ont tendance à suivre un parcours ascendant, contrairement aux femmes qui peuvent être données aux hommes de lignages inférieurs. Mais les hpaga que les lignages de chefs et de nobles sont en mesure d’accumuler ne valent que par leur redistribution rituelle : « Bien que l’individu dont le statut est élevé soit défini comme quelqu’un qui reçoit des cadeaux, il se trouve par là même dans l’obligation de donner plus qu’il ne reçoit. Dans le cas contraire, il serait considéré comme mesquin et un individu mesquin risque de perdre son statut » (Leach, 1972 : 193).
8La forme gumsa représente selon Leach un décalque de l’influence shan (populations taï de Birmanie) sur une société gumlao ou, en d’autres termes, une évolution d’une société démocratique vers une société hiérarchisée. Mais il ne s’agit pas d’un état stable et un village gumsa peut soit se transformer en un véritable village shan, soit, lorsqu’une révolte éclate, revenir à un état gumlao. En d’autres termes, les villages shan représentent des unités politiquement et socialement stables tandis que les villages kachin, gumsa ou gumlao, oscillent en permanence entre ces deux états. Un système gumlao n’a pas les moyens de maintenir l’égalité de ses membres : Leach insiste sur la segmentation rapide des lignages gumlao et sur la différenciation inévitable selon lui qui l’accompagne. Il écrit que le système de mariages en cercle ne fonctionne pas bien dans les localités kachin gumlao qu’il a étudiées et que celles-ci en viennent à un système où prévaut une différence de rangs entre les lignages (1972 : 236). Inversement, un système gumsa développe certains traits qui conduisent à la rébellion, c’est-à-dire au retour vers un système gumlao : un chef de domaine qui réussit est tenté de donner la primauté au rang sur l’alliance, c’est-à-dire qu’il est tenté de pousser toujours plus loin le caractère asymétrique des relations que supposent les différences de rang. Cela est contradictoire dans une société où prévaut au contraire une symétrie des obligations, que ce soit dans les liens mayu/dama ou hpu/nau (alliés appartenant à la même unité exogame, par exemple un chef et un de ses partisans). Ainsi, les deux systèmes se génèrent l’un l’autre et constituent les deux pôles idéaux d’un « système global de flux » (1972 : 229). D’un point de vue historique et géographique, cette théorie explique l’existence de régions gumlao et de régions gumsa dont les contours et les polarités se sont modifiés dans le temps.
Le « modèle » kachin dans l’anthropologie structuraliste et marxiste
9Le modèle oscillatoire proposé par Leach a donné lieu à de nombreuses discussions, chaque commentateur privilégiant l’étude d’un thème ou d’un cadre théorique particulier pour prolonger l’analyse des faits relevés par l’auteur. Ainsi, Claude Lévi-Strauss a, le premier, approfondi l’étude des facteurs internes de hiérarchisation en se focalisant sur les structures de parenté. Alors que Leach affirmait que la relation mayu-dama était absente au sein des systèmes gumlao, Lévi-Strauss a montré que le type de mariage pratiqué par les Kachin supposait au contraire de façon incontournable une telle distinction. L’existence de donneurs et de preneurs ne résulte pas de l’établissement d’une organisation de type aristocratique, elle constitue au contraire un fait structural, c’est-à-dire commun aux deux formes d’organisation politique. Pour expliquer comment ces deux formes se génèrent l’une l’autre, il faut selon Lévi-Strauss prendre en compte les phénomènes de « distorsion des échanges matrimoniaux dans un système d’échange généralisé » (Lévi-Strauss, 1967 : 276). Ces distorsions proviennent de la multiplicité et de la longueur variable des cycles d’échange qui autorisent un « jeu », une spéculation. Lorsqu’une unité d’alliance se trouve localement en position de donner des femmes plus fréquemment que d’en recevoir (Lévi-Strauss reprend ici un argument de Leach pour qui les unités pertinentes chez les Kachin sont toujours des lignages localisés), elle capitalise des biens (par l’intermédiaire du montant versé par les preneurs) et du prestige (le bétail est sacrifié et sa viande redistribuée mais le prestige, lui, rejaillit exclusivement sur le sacrifiant). Elle est alors en mesure d’obtenir des femmes d’un statut supérieur à la moyenne. Le système social se hiérarchise et les unités d’alliance possédant le statut le plus élevé prennent des femmes dans des localités voisines, auprès d’unités d’alliance de statut comparable au leur. Cependant, la position ainsi acquise peut être rapidement perdue si le système matrimonial subit une inflation telle que les lignages ayant acquis un statut supérieur par l’intermédiaire de quelques mariages prestigieux ne parviennent pas à assurer sur une longue durée à leurs membres les moyens de se marier de façon équivalente. En d’autres termes, la spéculation qu’autorise la multiplicité des cycles d’alliance explique les dynamiques de différenciation, mais quels sont les mécanismes permettant d’entériner, de perpétuer les avantages acquis ?
10On doit à Luc De Heusch (1971) d’avoir montré que la distorsion du régime matrimonial dont parle Lévi-Strauss repose également sur les exceptions récurrentes faites à la règle patrilocale dans le cas des mariages hypogamiques, c’est-à-dire des mariages dans lesquels la femme se marie en dessous de son statut. De tels mariages impliquent pour le lignage « preneur » le versement d’une prestation matrimoniale supérieure à celle qu’il verserait si l’épouse appartenait à un lignage de même rang, mais cette différence peut être réduite si le jeune homme part vivre avec la famille de sa femme. Dans ce cas, sa maison constitue l’embryon d’un segment lignager en position de dépendance foncière vis-à-vis du lignage donneur. L’hypogamie représente à la fois un don de femme et un don de terre à un homme de statut inférieur : en quittant son lignage d’origine, le jeune homme ne peut plus prétendre à une part d’héritage mais il obtient des terres auprès de ses « donneurs ». Les droits fonciers ainsi obtenus seront toujours limités ou, pour reprendre une expression déjà utilisée, « emboîtés » dans ceux du lignage d’accueil. Celui-ci fera valoir l’antériorité de son occupation et de son usage des terres et de plus les droits fonciers obtenus lors de ce type de mariage devront être réactualisés à chaque génération par le mariage d’un des membres du lignage immigrant avec l’une des femmes du lignage d’accueil. Le mariage matrilocal permet donc d’entériner les statuts différenciés des participants au cycle d’échange et c’est par la mise en dépendance foncière que se réalise cette perpétuation. L’obligation de renouveler périodiquement l’alliance assure au lignage d’accueil un apport régulier en biens de prestige, qui constituent donc « une rente foncière indirecte, perçue au niveau du circuit matrimonial » (De Heusch, 1971 : 117).
11Il y a donc au sein de la structure matrimoniale des éléments expliquant la flexibilité de l’organisation sociale : l’exploitation économique de l’échange généralisé permet, d’une part, des stratégies de différenciation sociale et, d’autre part, la confirmation, l’enracinement dans le socle foncier des différences de statut ainsi créées. Cependant, plusieurs mécanismes parallèles doivent être pris en compte, et en premier lieu le fait qu’au sein des lignages kachin gumsa est établie une différence statutaire stricte entre les branches aînées et cadettes. La règle de l’ultimogéniture (héritage au fils cadet) explique qu’en théorie, seuls les lignages cadets pourront conserver un statut supérieur tandis que les lignages aînés devront soit s’exiler dans une autre localité, soit assumer un statut subordonné. En pratique, cette règle de l’ultimogéniture n’est pas appliquée de façon aussi stricte et de nombreux chefs gumsa ont recours à des manipulations de généalogies pour légitimer leur position sociale. Ces manipulations visent à insérer le lignage du chef au niveau supérieur de la structure généalogique de la communauté (l’esprit territoire mung nat est associé à l’ancêtre fondateur). Dans une société gumlao, il n’existe pas véritablement de formulation généalogique précise du lien entre cet esprit et les ancêtres du chef, et l’autel consacré à cet esprit est un autel communautaire : il s’agit en quelque sorte d’un lieu imaginaire dans lequel se rencontrent toutes les lignées ancestrales. En revanche, dans une société gumsa, cet autel est situé dans la maison du chef et le lignage de celui-ci occupe de façon beaucoup plus claire une position d’intermédiaire entre les puissances tutélaires et les villageois.
12Dans le cas des Kachin, une telle évolution reste toujours aléatoire et l’inscription généalogique des différences de statut ne permet pas l’émergence d’un pouvoir politique véritablement héréditaire. Cette incapacité des Kachin à transformer « définitivement », pourrait-on dire, leur organisation sociale a donné lieu à deux types d’interprétations, l’une se focalisant sur les relations entre les Kachin et leurs voisins shan, l’autre délaissant la question des relations interethniques et insistant sur les contradictions internes de l’économie kachin.
13La première de ces interprétations est celle de Leach lui-même : si le passage d’une société gumlao vers une société gumsa s’explique exclusivement par l’influence shan (argument « culturaliste » qui fut complété, plus que véritablement invalidé, par les structuralistes), le retour vers un modèle gumlao doit, lui, être considéré comme l’impossibilité structurelle pour les Kachin de copier véritablement les Shan sans être en contradiction avec leurs propres règles d’organisation sociale. Sur ce point au moins, il existe une identité de vue entre Leach et les auteurs structuralistes qui se sont attachés à interpréter ses données de terrain : les principes de l’alliance matrimoniale chez les Kachin, où les chefs locaux donnent des épouses pour se créer des dépendants, sont parfaitement contradictoires avec ceux des Shan, chez qui les princes obtiennent des épouses d’un rang inférieur, à titre de tribut et dans le cadre d’alliances politiques et territoriales. Si un chef kachin agit selon le modèle matrimonial à la fois hypergamique et polygamique des princes shan, il « devient shan » en quelque sorte, et son prestige peut s’en trouver temporairement rehaussé. Mais, dans le même temps, « il tend à s’isoler de la source même de son pouvoir, il enfreint les principes de la réciprocité mayu-dama et encourage l’apparition de tendances révolutionnaires gumlao » (Leach, 1972 : 258). Les exemples donnés par Leach de telles situations montrent que l’apparition de systèmes gumsa est liée en premier lieu au commerce du fer, qui a permis à certains chefs kachin de contrôler des domaines satellites de principautés shan, dont ils ont voulu imiter l’organisation et le mode de vie des dirigeants. D’autre part, les systèmes gumsa se sont également développés dans des régions où l’agriculture irriguée pratiquée par les Shan est devenue, au moins en partie, une des bases de l’économie kachin. Dans les deux cas, les chefs kachin gumsa n’ont pu maintenir leur pouvoir qu’en recourant à l’esclavage mais celui-ci, parce qu’il est étranger à une économie centrée sur l’agriculture sur brûlis et sur les échanges cérémoniels de femmes et de biens de prestige, n’a pu être le vecteur de l’instauration d’une véritable société à classes.
14À partir d’un cadre théorique marxiste accordant, un peu à la manière de celui d’Althusser, une large place aux superstructures, Jonathan Friedman a montré que les limites internes d’une société gumsa résidaient d’abord dans son incapacité à surmonter les contradictions économiques générées par l’expansion politique et territoriale. Dans une économie d’agriculture sur brûlis pratiquant une seule année de mise en culture, l’expansion démographique est corrélée selon un rapport de un à treize avec l’expansion territoriale. Lorsque celle-ci est bloquée, les rendements décroissent rapidement, de sorte que le comportement ostentatoire d’un chef devient de plus en plus difficile à assumer pour les lignages inférieurs et génère une inflation générale. La contradiction entre le processus d’accélération des dettes et celui de la décélération des moyens de paiements conduit à l’éclatement des rapports sociaux et à la dispersion de la population. La révolte gumlao annule toutes les dettes, ce qui s’apparente selon Friedman à une « dépression capitaliste » dans laquelle s’opère une dévalorisation générale du statut social. Le système social revient à une situation gumlao, mais sans que les mécanismes « internes, générateurs de hiérarchie » aient disparu (Friedman, 1975 : 81). Sur la base de cette interprétation, Jonathan Friedman entreprend d’étudier les effets à long terme de la succession de ce type de cycles croissance/récession sur les systèmes sociaux et s’efforce de répartir dans le temps un certain nombre de sociétés montagnardes distribuées dans l’espace.
15Les dynamiques d’essaimage et d’émigration provoquées par l’alternance de phases gumsa et de phases gumlao entraînent à terme une densité humaine croissante, de nouvelles contraintes de production et finalement une transformation des rapports sociaux. La scission des lignages ne s’opère plus aussi facilement que par le passé et les règles d’héritage se modifient en conséquence : l’ultimogéniture du système gumsa ne suffit plus à assurer à tous des terres cultivables et les droits fonciers s’individualisent. Cela a pour conséquence directe de faire de la terre une propriété lignagère négociable, alors qu’auparavant, même répartie entre les différents lignages, la terre restait indivise en dernière instance (Friedman, 1975 : 85). Sur ce point, Jonathan Friedman s’oppose à Luc De Heusch, car il considère que l’aliénation foncière ne peut véritablement s’établir qu’une fois le processus de hiérarchisation durablement instauré. Le mariage matrilocal (et la mise en dépendance foncière qu’il provoque) placé par De Heusch au centre de l’analyse est considéré par Friedman comme une résultante et non comme un facteur de hiérarchie : les droits fonciers ne préexistent pas à la société gumsa, ils constituent au contraire des productions idéologiques destinées à légitimer le contrôle religieux d’un territoire (Friedman, 1998 : 16).
16Une fois que la terre est devenue une propriété lignagère négociable, une aristocratie peut se développer et se reproduire sur la base d’une accumulation foncière. Pour Jonathan Friedman, la situation des différents groupes montagnards sur lesquels sont disponibles des données historiques et ethnographiques suggère une évolution multilinéaire avec deux orientations principales possibles, déterminées par la création ou l’absence d’un pouvoir politique véritablement héréditaire : soit celui-ci est absent et le système connaît une dévolution parallèle à la dégradation des conditions de vie, soit l’hérédité est véritablement instaurée et avec elle une dimension de verticalité conduisant à l’émergence d’une structure « étatique » : le chef n’est plus un intermédiaire auprès des dieux, mais le représentant de ceux-ci. La différenciation économique se trouve ainsi projetée dans la sphère religieuse et consolidée par cette projection, puisque celle-ci tend à instaurer de façon définitive des rapports hiérarchiques entre les lignages en fonction de leur degré de proximité avec l’esprit territorial.
Une « abstraction vide » ?
17En dépit de leur diversité, dans leur orientation théorique et dans leurs conclusions, toutes ces analyses ont au moins deux caractéristiques en commun. Premièrement, elles ne résultent pas d’enquêtes de terrain directes et s’appuient presque exclusivement sur les données recueillies par Edmund Leach et publiées soit dans les Political Systems of Highland Burma, soit dans sa thèse de doctorat soutenue en 1949. Deuxièmement, elles insistent principalement sur les mécanismes internes de hiérarchisation et de changement social, au détriment souvent des dynamiques interethniques, qui constituent pourtant dans le travail de Leach, mais également dans celui de Francis K. Lehman sur les Chin, le cœur de l’analyse (King et Wilder, 2003 : 143-149).
18Les travaux de terrain de Maran La Raw (1967) ou encore de Zhusheng Wang (1997) ont contribué à relativiser la qualité de l’ethnographie d’Edmund Leach. Ils ont notamment remis en question l’idée d’un état politique gumlao égalitaire et historiquement antérieur à l’état politique gumsa. On sait aujourd’hui qu’il n’y a pas seulement deux, mais au moins cinq systèmes politiques kachin et qu’aucun d’entre eux ne peut être considéré à proprement parler comme égalitaire. Au lieu d’une oscillation polarisée entre deux types d’organisation politique, les sociétés kachin connaissent en fait des trajectoires variées entre différents types de hiérarchies : gumchying gumsa (hiérarchie politique et rituelle bien établie et héréditaire), gumyu (hiérarchie politique non encore confirmée sur le plan rituel), gumsa (populations kachin peu nombreuses vivant en vallée et ayant intégré le système politique shan), gumrawng gumsa (littéralement « chefs prétentieux », hiérarchie non reconnue en dehors du village) et gumlao (littéralement « chefs rebelles ») (Zhusheng Wang, 1997 : 27).
19Le système gumlao constitue un développement historique depuis un état gumyu par lequel le chef rebelle abandonne seulement l’idée de valider rituellement son autorité politique : il peut par la suite se transformer de nouveau en un système hiérarchique du type gumchying gumsa ou bien évoluer jusqu’à perdre ses caractéristiques kachin (Zhusheng Wang, 1997 : 22-28). Contrairement à ce qu’affirme Edmund Leach, Zhusheng Wang soutient que les Kachin ne se sont jamais identifiés ni aux Shan, ni aux Han dans leur structure politique et sociale. Ses propres enquêtes montrent que la stabilité du système mayu-dama n’a jamais été menacée par l’influence culturelle des populations des vallées et très peu de chefs kachin « deviennent » shan à proprement parler. En conséquence, il considère l’oscillation binaire dont parle Edmund Leach comme une « abstraction vide » (1987 : 32) coupée de sa base empirique et appelle à une ethnographie plus rigoureuse et plus contemporaine de ces populations.
20À cette critique des travaux de Leach depuis le terrain kachin s’ajoutent les commentaires d’ethnologues travaillant sur des groupes voisins, notamment Francis K. Lehman qui n’identifie nulle part un système « égalitaire » chez les Chin de Birmanie. Une critique similaire est effectuée par les spécialistes des groupes Naga de la frontière indobirmane. Pascal Bouchery notamment montre que les différents états politiques des groupes naga doivent être tous considérés comme des variantes autour d’une même notion de « société lignagère stratifiée » (Bouchery, 1988 : 330). Il souligne aussi la présence de strates sociales partout où des groupes à organisation segmentaire, quel que soit leur système matrimonial, sont en situation de dépendance politique vis-à-vis des müang taï.
21Pour les groupes môn-khmer du nord de la Péninsule comme les Khmou, les Lawa ou les Lamet, rares sont les auteurs à avoir tenté une analyse comparative d’anthropologie politique.
22Karl Gustav Izikowitz (1969) et Robert G. Cooper (1978) ont brièvement évoqué la question de la validité du cadre conceptuel proposé par Leach. Le premier remarque que ni les Lamet, ni les Khmou ne disposent de catégories verbales désignant des états politiques différenciés. Il reconnaît qu’il existe une grande instabilité des localités, mais il souligne qu’elle concerne également les populations des vallées. Sa critique du modèle kachin reste modérée et insiste d’abord sur la spécificité du contexte relationnel local. L’analyse de Robert G. Cooper, par contraste, apparaît plus radicale mais ne s’appuie sur aucune donnée de terrain de première main. Pour lui, toutes les tentatives pour appliquer le modèle kachin hors de son contexte ont échoué à proposer un cadre méthodologique utile, essentiellement en raison de l’absence d’analyses suffisamment précises des catégories ethniques d’une part et des relations réellement observables entre les groupes montagnards et les populations des vallées d’autre part (Cooper, 1978 : 60-63). De façon générale, l’anthropologie politique des groupes môn-khmer du Nord met surtout l’accent sur un processus historique d’involution et de « dépossession » (Choltira Satyawadhna, 1991). La présence de strates sociales est attestée pour les Lawa et les Lamet notamment, mais nulle part elle n’est associée à un « concept » politique particulier ni opposée à un modèle « égalitaire » alternatif. Dans les régimes communistes, il est fréquemment fait référence au modèle « pré-révolutionnaire » marqué par des inégalités sociales fortes par opposition à la société actuelle, plus démocratique et égalitaire. Il ne s’agit pas dans ce cas d’une « oscillation », mais d’une rupture historique et surtout d’un paradigme utilisé de façon récurrente pour légitimer les nouvelles instances de pouvoir.
Différenciation et perpétuation chez les Khmou : l’exemple de Konkoud
23Dans quelle mesure les interprétations et les débats auxquels ont donné lieu l’ethnographie des Kachin peuvent-ils être utilisés dans le cas des Khmou ? Il ne s’agit pas d’appliquer à tout prix un « modèle kachin » aux populations de la vallée de la Nam Tha, mais de l’utiliser comme référence critique pour l’analyse des relations sociales et de l’histoire des villages de cette région. Les discussions autour de l’exemple kachin conservent en effet une certaine pertinence à l’échelle micro-locale, même si d’un point de vue plus général, les dynamiques du changement social opèrent dans un contexte interethnique très différent.
Relations matrimoniales et statut
24Plusieurs indices montrent que, dans les villages khmou comme dans les villages kachin, deux mécanismes identiques facilitent l’apparition et la confirmation de différences de statuts entre les membres d’une même localité : l’un concerne les relations matrimoniales, le second les relations foncières. Sur le premier point, les données recueillies à Konkoud montrent que les hommes appartenant à l’unité d’alliance constituée par les lignages fondateurs (A et B) ont plus tendance que les autres à se marier avec des femmes originaires d’autres localités. Cela par contre n’arrive pas, ou très rarement, dans le cas des hommes appartenant aux lignages immigrants (E et F). En conséquence, les lignages anciens se retrouvent, au sein du village, moins souvent en position de « preneurs » d’épouse que les lignages immigrants (fig. 17).
25Le mariage qui eut lieu juste avant mon premier passage en 1995 entre le fils cadet de Ta Tchoï, l’un des hommes les plus respectés du village, et une femme du village de Sakèn était considéré par tous comme un mariage prestigieux, car Ta Louan avait dû verser quatre buffles au lignage de son épouse comme compensation matrimoniale. Le fait que la jeune femme soit originaire du village « centre » du tasèng est un élément intéressant car les villageois ont souvent affirmé que les filles de Sakèn étaient les plus prisées et les plus difficiles à obtenir, le montant du yeuam versé au lignage donneur étant en général dans ce cas plus élevé que dans les autres villages du tasèng.
26Cependant, seule une étude approfondie des cycles d’alliance à l’échelle des sept villages que compte le tasèng pourrait véritablement prouver que l’on se trouve face à une hiérarchisation des prestations matrimoniales recoupant une hiérarchie politique entre les différents lignages localisés selon des modalités similaires à celles observées par Leach au sein des « domaines » kachin gumsa. Faute d’avoir pu mener une telle enquête, on peut simplement noter qu’à l’échelle d’un seul village, celui de Konkoud, les cas de mariages patrilocaux avec des femmes nées en dehors du village concernent plus fréquemment le lignage considéré par tous comme le plus « riche »
27D’autre part, si le système de parenté khmou est a priori harmonique, c’est-à-dire à la fois patrilinéaire et patrilocal, certains hommes viennent habiter définitivement dans la maison de leur femme. Ils quittent alors leur lignage d’origine et abandonnent leur droit à l’héritage de leurs parents. Il s’agit ici d’une dysharmonie rare mais récurrente, identifiée à quatre reprises (maisons IX, XIII, XIX, XXIII). Cette situation est désignée par l’expression véc koud, par opposition à une période de « service temporaire » à la suite du mariage, nommée elle véc tol. Elle est dévalorisée socialement et assimilée à un statut d’esclave, de dépendant.
28Il semble donc y avoir, au moins sur ces deux points, une connexion entre les dynamiques d’alliance, la résidence et le statut : d’une part, les hommes des lignages donnant au village son lkoun (prééminence rituelle sur le foncier) ont tendance à se marier en dehors du village et donc se retrouvent moins souvent, à l’intérieur du village, en position de « preneurs » d’épouse que les individus des lignages immigrants. D’autre part, les hommes habitant après leur mariage dans la maison des parents de leur femme sont considérés comme relevant d’un statut inférieur à celui des hommes suivant la règle de patrilocalité. Donc, si le schéma d’alliance implique a priori une égalité entre toutes les unités d’alliance (circulation unilatérale des femmes), son fonctionnement autorise cependant l’apparition de certaines dynamiques de différenciation sociale, à l’échelle des individus comme à celle des lignages.
Accès à la terre et hiérarchies lignagères
29Pour montrer concrètement comment structures de parenté, statuts et droits fonciers s’articulent à l’échelon d’un village, j’ai tenté d’évaluer la quantité de terres cultivables dont disposait de façon permanente chacune des maisons de Konkoud. Les difficultés auxquelles je me suis trouvé d’abord confronté dans cette tentative provenaient moins de la méfiance des villageois – qui, bien que réelle, s’estompait progressivement – que de la manière dont fut initiée l’enquête de terrain. En effet, lors des premiers mois, j’étais accompagné par plusieurs fonctionnaires lao et il était délicat d’obtenir des données précises pour chaque maison, car les villageois avaient tendance à considérer qu’il s’agissait de relevés statistiques destinés aux services de l’administration provinciale. Par la suite, j’étais plus libre et l’on me faisait davantage confiance, mais je devais promettre de ne pas faire état des informations recueillies aux fonctionnaires locaux chargés de l’application de la réforme foncière.
30Finalement, le résultat obtenu et présenté ci-dessous sous forme de tableau (tabl. 13, on trouvera également les données équivalentes pour les villages de Mokkoud et de Vat dans les tabl. 14 et 15) pose un certain nombre de questions auxquelles je ne suis pas toujours en mesure d’apporter une réponse, faute de données généalogiques suffisamment précises, faute également d’avoir pu vérifier systématiquement dans les essarts les chiffres donnés par le comité villageois pour l’ensemble du cycle, une tâche difficile sur une aussi grande superficie et dans une végétation parfois très dense. Une autre limite majeure du tableau réside dans le manque de données qualitatives. Idéalement, l’analyse devrait aussi prendre en compte l’orientation des parcelles (à Konkoud, le paddy est généralement plus abondant en bas des pentes sur les essarts orientés vers l’ouest et à proximité des crêtes sur les essarts orientés vers l’est), la proximité d’une forêt ancienne (les épis les plus proches des arbres pousseront en touffes dispersées et pauvres en grains, mais les épis situés entre 10 et 50 mètres sont souvent exceptionnellement beaux), le degré de pente (sur les essarts aux pentes douces, les cendres, unique fertilisant du sol, sont mieux réparties) ou bien encore la distance par rapport au village. Tous ces facteurs conditionnent la qualité et donc la « valeur », pour les villageois, d’une parcelle.
31La surface totale des terres cultivées par les habitants de Konkoud sur les différents emplacements équivaut à au moins 1 488 kalon de semences, soit environ 300 hectares, sans doute un peu plus (une quinzaine d’hectares supplémentaires peut-être) en considérant que les données n’ont pas été obtenues pour deux maisons. Si l’on rapporte ce chiffre au nombre d’habitants, on obtient une moyenne de 1,8 hectare par habitant et de 4,7 hectares par habitant actif (selon les critères en usage dans l’administration lao, les personnes actives ont entre 15 et 45 ans). Une maison de 6 personnes dispose ainsi en moyenne de 10,8 hectares sur l’ensemble des terres cultivables. La superficie totale dont disposent les habitants pour établir leurs essarts est inférieure à celle des villages khmou plus peuplés et situés plus haut en altitude, comme celui de Mokkoud par exemple, où les forêts utilisées pour l’agriculture représentent environ 370 hectares selon les relevés effectués avec les villageois (tabl. 14). Par contre, dans ce dernier village, le rapport entre les surfaces disponibles et le nombre d’habitants est moins bon qu’à Konkoud puisqu’il n’est que de 1,56 hectare en moyenne. Cela confirme les observations de Karl Gustav Izikowitz (1951 : 44) qui remarquait qu’en territoire lamet, plus on gagnait en altitude, plus les finages étaient densément occupés et précisément délimités.
32On ne se trouve pas dans une situation d’inégalité absolue, avec d’un côté des métayers qui travailleraient la terre sans disposer d’un droit sur elle et de l’autre une classe supérieure qui disposerait de droits éminents sur des terres qu’elle ne cultive pas. Les emplacements sont de taille variable (de 24 à 40 hectares) mais seul un emplacement de 40 hectares comme le n° 9 permet à toutes les maisons de disposer chacune de terres en quantité suffisante. Toutes les maisons se retrouvent donc sans terre à un moment ou à un autre du cycle et, même sur les emplacements de taille réduite, il n’y a pas plus de huit maisons sans terre une année donnée. De plus, à l’exception des maisons dans une situation critique, comme celles de Ta Yeum et de sa sœur (les deux orphelins de la maison XV) ou de la vieille Nang Mèo (maison VIII), toutes les autres possèdent des droits sur un emplacement au moins sept années sur les onze que compte le cycle.
33Troisième enseignement, l’ancienneté de la résidence constitue le facteur principal d’inégalité entre les six lignages composant la localité. Cela est démontré par la répartition des chiffres minimaux (nuls et jusqu’à 3 kallons, soit un demi-hectare) et maximaux (à partir de 10 kallons). La répartition des premiers est très claire : les lignages E et les lignages F, les plus récents, ont également le plus grand déficit de terres, celui-ci étant particulièrement marqué pour les emplacements 1, 2, 10 et 11. La répartition des chiffres élevés est un peu moins claire, car chaque lignage est en position favorable sur plusieurs emplacements : l’emplacement 9 tout d’abord, car il est suffisamment vaste pour accueillir toutes les maisons puis d’autres emplacements, différents cette fois pour chaque lignage. D’un point de vue global cependant, les droits fonciers des lignages immigrants E et F sont moins bien répartis sur l’ensemble du cycle. Les années d’excédent foncier sont concentrées principalement sur les emplacements 5 et 9 mais les autres années, beaucoup de maisons de ces lignages doivent emprunter de la terre. Les lignages A, B, et C de leur côté peuvent être temporairement en situation d’excédent – surtout B et C car le lignage A est né d’une scission récente avec B – mais c’est l’absence d’années vraiment difficiles qui fait la différence, et non la surface totale des terres : sur chaque emplacement, ces trois lignages n’occupent jamais plus de 55 % de la surface totale et parfois juste 40 %.
34Le degré d’intégration d’un lignage au sein d’une localité semble donc devoir être mesuré d’abord par le taux de répartition de ses droits fonciers sur l’ensemble des emplacements que compte le finage villageois : le tiers des terres sur lesquelles le lignage E détient des droits est concentré sur deux emplacements ; ce rapport est de 42 % sur trois emplacements pour le lignage F mais il est beaucoup plus favorable dans la majorité des maisons des lignages anciens. Ce critère de la répartition spatiale (et donc temporelle) des droits fonciers ne peut être corrélé ici, faute d’informations suffisamment précises, avec les facteurs qualitatifs évoqués précédemment, mais lors de chacun des trois cycles agricoles auxquels j’ai eu l’occasion d’assister (par bribes et à des époques différentes), j’ai observé que plusieurs des maisons des lignages anciens A, B et C (celle de Ta Môm, de Ta Keut et de Ta Tchoï notamment) disposaient également à chaque fois de parcelles proches du village.
35Ce rôle de l’ancienneté de la résidence s’applique également à l’intérieur même de chaque lignage : la maison du père de lignage yong klork dispose dans la grande majorité des cas de plus de terres que les autres maisons du même lignage. Dans les deux lignages E et D, le premier ancien puisqu’il était représenté dès la fondation du village, le second plus récent, cette différence est accentuée par rapport aux autres lignages. Dans les deux cas, il s’agit de lignages dont le yong klork a effectué un mariage matrilocal (Ta Njat) ou dont l’ancêtre du yong klork s’est marié de cette façon. Un tel mariage assure visiblement des droits fonciers suffisants pour une maison mais non des droits éminents sur des portions de finage villageois puisque les autres maisons du lignage (collatéraux, descendants ou maisons rattachées), elles, se trouvent dans une situation plus difficile que la moyenne. Comme le fait remarquer justement De Heusch (1971) à propos des Kachin, la situation du yong klork s’étant marié matrilocalement (lui-même ou un ancêtre) est plus difficile non parce qu’il n’a pas accès à suffisamment de terres cultivables, mais parce qu’il ne peut garantir à ceux qui sont placés sous sa protection une situation équivalente à la sienne. Le mariage matrilocal constitue bien une stratégie d’accès au foncier mais une stratégie limitée dans sa portée politique. La situation des lignages E et F apparaît comme une illustration claire de cette inégalité structurelle entre les lignages.
Cas particuliers d’accumulation foncière
36Les trois maisons ayant réussi à disposer de terres sur dix des onze emplacements appartiennent toutes soit au lignage A, soit au lignage C : il s’agit de celles de Nang Plao, de Ta Môm et de Ta Long.
37Dans le cas de la maison de Nang Plao, la répartition des droits sur l’ensemble des emplacements collectifs assure l’effectivité du droit de ban du lkoun, fonction tenue jusqu’en 1997 par Nang Tchoï, la fille de la veuve Nang Plao. Les droits fonciers portent sur des surfaces minimes chaque année car cette maison connaît une phase de récession démographique et l’absence à la fois de descendants masculins et de prétendants pour Nang Tchoï fait s’interroger sur son devenir. Cette situation souligne premièrement le caractère plus rituel que véritablement économique du prêtre villageois. Celui-ci dispose en théorie d’un pouvoir de réallocation des terres en cas de conflit mais dans le contexte contemporain ce type d’attribution est désormais l’apanage du comité villageois constitué par le responsable administratif naïban et ses deux adjoints hong naïban. Deuxièmement, la situation économique de la maison de Nang Plao montre comment des facteurs aléatoires, tels que les maladies ou les décès, peuvent aboutir à l’appauvrissement rapide d’une maison, indépendamment de son statut ou de sa richesse à l’origine.
38Contrairement à Nang Plao, Ta Môm se trouve réellement en position favorable sur le plan foncier. Il est le « père » du lignage A et l’un des hommes les plus respectés du village. Les droits fonciers qu’il détient furent acquis soit par premier défrichage sur le site actuel, soit par premier défrichage sur le site aujourd’hui abandonné du village né d’une scission temporaire avec celui de Konkoud (le site est abandonné depuis le retour des habitants vers le site originel, mais les essarts sont encore cultivés). Ta Môm a également indiqué qu’il avait été en mesure, au retour de ses années passées en Birmanie, d’acheter quelques-uns de ses droits fonciers, tout comme Ta Tchoï (maison XII). Ses deux fils se sont mariés et vivent dans le village. Ils cultivent généralement des parcelles proches de celles de leur père, ce qui facilite l’entraide entre les membres de ces trois maisons et leur assure une bonne position économique. On se trouve donc en présence ici de maisons en position favorable sur le plan foncier en raison à la fois de leur appartenance lignagère, d’une croissance démographique et d’une accumulation réalisée en dehors du village.
39Le troisième cas, celui de Ta Long, est différent des deux premiers : il s’agit là de la maison qui, pour l’ensemble des emplacements, détient des droits sur les plus grandes superficies cultivables. Un emplacement collectif entier est même considéré comme « appartenant » à Ta Long. Là encore, l’ancienneté de la résidence semble jouer un rôle important, mais un autre facteur est également mentionné par les villageois : les ancêtres de Ta Long sont à l’origine des villageois de Moktchouk, petit village autrefois proche de Konkoud mais aujourd’hui disparu et dont les habitants semblent avoir été pour moitié khmou et pour moitié lamet. Au moment de la disparition de cette localité, certains habitants se seraient déplacés dans la vallée, d’autres, dont les ancêtres de Ta Long, auraient rejoint des villages déjà constitués ou, comme dans le cas de Konkoud, en voie de constitution. En s’installant avec les fondateurs de Konkoud, Ta Long aurait ainsi en quelque sorte « apporté » avec lui les droits fonciers qu’il détenait au sein de son ancien village. Le finage de ce dernier n’étant plus exploité, et la plupart des maisons étant définitivement parties, il a sûrement été en mesure de revendiquer des superficies importantes, et d’obtenir par échange des droits au sein de son nouveau village.
40Il s’agit d’un exemple similaire à celui de Ban Toup mentionné précédemment : un village récupère une partie du finage d’un autre village disparu par l’intermédiaire d’une maison isolée qu’il intègre au sein de sa population. Cependant, dans le cas de Ban Toup, le droit de la maison lamet intégrée au sein d’un village hmong n’était sensible qu’au niveau rituel ; la maison de Ta Long détient elle un droit effectif sur l’ensemble d’un emplacement et prête des portions de celui-ci aux autres maisons de Konkoud. De tels arrangements territoriaux sont relativement fréquents dans la vallée de la Nam Tha, où les migrations de villages ou de portions d’entre eux constituent un phénomène récurrent. Généralement, les migrants vendent leurs terres et une partie de leurs biens (buffles, bœufs) afin de pouvoir assumer le coût de la migration. Parmi ceux restant sur le site, les plus favorisés sur le plan économique en profitent pour accroître leur capital foncier, lequel facilite en retour leur intégration dans une nouvelle localité ou bien renforce leur position privilégiée parmi les familles restantes.
41Finalement, on observe que le foncier ne possède pas véritablement d’autonomie par rapport aux relations sociales, il en constitue à la fois un produit et un enjeu. Il apparaît en quelque sorte comme une « boîte noire » des stratégies de différenciation et de pérennisation des hiérarchies. La position au sein du système lignager et la flexibilité de la structure sociale (exceptions récurrentes faites à la règle de patrilocalité, scission ou fusion des segments lignagers) combinées à des facteurs aléatoires (évolution démographique d’une maison par exemple) ou à des trajectoires individuelles (migrations temporaires) permettent, ou non, l’émergence de différences de statut se reflétant dans le rapport lignager à la terre. L’actualité de ces mécanismes montre que certains des développements théoriques s’appuyant (en partie) sur l’ouvrage de Leach, notamment ceux de Claude Lévi Strauss et de Luc De Heusch, restent précieux pour l’enquête de terrain et l’analyse des données recueillies. Pour autant, l’exemple kachin conserve-t-il la même pertinence dès lors qu’il s’agit non plus d’un village comme celui de Konkoud, mais du bassin de la Nam Tha dans son ensemble ?
Influences taï et hiérarchies montagnardes dans le bassin de la Nam Tha
42On peut tout d’abord constater que les inégalités sociales ne se « cristallisent » pas au sein de la société khmou comme au sein de la société kachin. Il n’existe pas chez les populations montagnardes môn-khmer du Nord-Laos de catégories particulières désignant le type de modèle politique localisé adopté par un village ou un ensemble de villages (Izikowitz, 1969 : 148). Il n’existe pas non plus de termes pour désigner un domaine ou un chef de domaine : le terme tasèng est un emprunt à la langue et au système politique taï et, bien que les responsables de tasèng aient pu parfois tirer avantage de leur position, notamment durant la période coloniale, il n’existe aucune évidence ethnographiquement fondée d’une stratification des lignages telle qu’a pu l’observer Leach chez les Kachin. La même remarque vaut pour la fonction de chef de village, naïban, qui, de plus, est une création récente.
43Ensuite, on ne peut parler à propos des Khmou, comme Leach à propos des Kachin, de concurrences « acharnées et vicieuses » (1972 : 226), qu’elles soient économiques ou politiques. Sur le plan économique et religieux, et dans le contexte contemporain, la notion d’abondance prime sur celle de surplus et on ne peut parler véritablement d’une compétition entre maisons, d’un calcul faisant intervenir des logiques de maximisation des rendements. Il s’agit d’une des limites communes aux modèles proposés par des auteurs comme Thomas Kirsch ou Jonathan Friedman, qui ne prennent pas assez en compte le caractère aléatoire de l’accumulation et les possibilités de retournement rapide d’une situation économique favorable (taux de mortalité, épizooties, cataclysmes naturels etc.). Sur le plan politique, la différence est encore plus nette : les contacts violents entre les populations mon-khmer de cette région étaient vraisemblablement très rares, car ni les récits des villageois les plus âgés, ni aucun document écrit ne mentionnent au niveau local de compétitions exacerbées entre des chefs entourés de partisans et se livrant à des actions de vendetta comme chez les Kachin. Seul Lefèvre-Pontalis (1902 : 140) rapporte des querelles entre populations khmou du bassin de la Nam Tha à propos de l’usage de certaines terres mais cela concerne des populations issues de tmoï différents, c’est-à-dire portant allégeance à des princes taï rivaux.
44Troisièmement, le contexte interethnique qui prévaut entre les Khmou et leurs voisins taï apparaît très différent de la région kachin. En premier lieu, les Khmou ne sont pas en relation avec un seul groupe taï (les Shan dans l’exemple kachin), mais avec différents sous-groupes (youan, lü, lao notamment) dont les stratégies politiques ont pu être antagonistes au cours de l’histoire. Par ailleurs, en Birmanie, les Kachin ont joué le rôle d’alliés turbulents et même de « parasites politiques » des Shan (Leach, 1972 : 293). Dans certaines régions, ils les ont même chassés des basses terres et utilisé leurs esclaves pour travailler dans les rizières des vallées. Les Khmou quant à eux ont été chassés des basses terres (où ils avaient probablement déjà constitué des pouvoirs politiques centralisés) au xive siècle après que les Lao (vraisemblablement présents dans la région depuis plusieurs siècles) eurent conquis par la force le pouvoir politique. Cette spoliation originelle a donné lieu à un type de formalisation rituelle des relations inter-ethniques (Archaimbault, 1973 ; Ajmer, 1979) absent dans les régions shan et kachin. De plus, contrairement à l’exemple kachin, les relations hiérarchiques n’ont jamais été fondamentalement remises en question depuis la fondation du royaume lao du Lan Xang au xve siècle.
45D’un point de vue économique enfin, et alors que les Kachin sont, dans plusieurs régions visitées par Edmund Leach, dépendants des Shan pour leur approvisionnement en paddy (Leach, 1972 : 272), c’est la situation inverse qui prévaut bien souvent entre Lao et Khmou. En raison de la configuration du relief, la domination politique lao n’a pu être partout et toujours confirmée et garantie par la mise en valeur de rizières inondées ou irriguées. Les populations khmou de leur côté ont, au moins dans les régions du Nord-Ouest, conservé la maîtrise de vastes territoires montagneux où l’agriculture sur brûlis permet de bons rendements. Cela vaut notamment pour la vallée de la Nam Tha qui devint très tôt, comme l’écrit Pierre Lefèvre-Pontalis, « le grenier à riz de Luangphrabang » (1902 : 140). Les bateliers lao venaient à l’embouchure de la Nam Tha à la fin de la mousson, échangeaient des barres de fer, du sel, du tissu ou des jarres contre du paddy, du coton et divers produits de la forêt (benjoin, cire notamment), puis repartaient vers la capitale royale après quelques mois. Cette tradition s’est maintenue et de multiples marchés fluviaux jalonnent encore le cours de la rivière jusque dans sa partie amont.
Influences taï et cohésion villageoise
46Ces limites posées, des tendances à la hiérarchisation ont marqué l’organisation sociale des populations môn-khmer de la Nam Tha selon des modalités similaires à celles observables dans d’autres régions du nord de la péninsule, c’est-à-dire principalement par l’organisation économique et politique de l’interdépendance entre les plaines et les vallées et par une certaine forme de collusion, toujours instable, entre les sphères politiques et religieuses. Deux éléments peuvent d’ores et déjà être soulignés, et en premier lieu le rôle joué par le commerce du fer dans l’organisation des systèmes sociaux localisés. Les Khmou du bassin de la Nam Tha indiquent avoir toujours été dépendants d’autres populations pour l’obtention des barres de fer qui sont chauffées et travaillées au sein du village. Ces dernières étaient obtenues en commerçant soit avec des bateliers lao, soit auprès d’autres groupes montagnards, notamment les populations môn-khmer de langue palaung connues localement sous le nom de Samtao. Au sein des populations Khmou dépendantes de ces spécialistes régionaux ou de commerçants caravaniers pour leur approvisionnement en métal, une tendance à la hiérarchisation était observable sous une forme embryonnaire. Les villageois de Konkoud affirment en effet qu’autrefois, le prêtre lkoun était le seul forgeron du village. Par cette maîtrise rituelle d’une activité indispensable à l’agriculture, associée au droit de ban sur le cycle agricole, il était probablement en mesure d’exercer un contrôle effectif de l’économie villageoise. Le lignage fondateur cumulait ainsi à la fois des prérogatives rituelles et des prérogatives économiques.
47Plus important encore apparaît le rôle des migrations de longue durée des jeunes hommes montagnards vers le Siam et la Birmanie. Par l’enrichissement qu’elles permettaient et par les idées nouvelles dont elles facilitaient la diffusion, ces migrations ont eu une influence profonde sur les dynamiques de changement social. Izikowitz observait dans les années trente que les hommes lamet ayant acquis suffisamment de biens de prestige au cours de leur vie devenaient lem lors d’une cérémonie nommée toukti organisée à leur honneur par les autres lem de la localité. Les prérogatives des lem concernaient surtout le domaine foncier (ils obtenaient facilement des terres proches du village lors de l’allocation annuelle des parcelles) et juridiques (ils statuaient sur les disputes et percevaient parfois, à titre d’intermédiaires, une partie des amendes infligées à l’une ou l’autre des parties en conflit). Ils constituaient en quelque sorte un groupe de notables villageois, par opposition aux gens du commun to, mais leur statut n’était pas héréditaire et à chaque génération, une certaine mobilité ascendante et descendante était observable. Les lem signalaient leur statut par l’emprunt de certains symboles de pouvoir, notamment des symboles vestimentaires (turban, parures d’argent), aux chefs d’origine taï. Dans les villages fortement concernés par l’émigration vers le Siam, les lem étaient plus nombreux et l’autorité du prêtre remia (l’équivalent du lkoun chez les Khmou) était amoindrie (à moins qu’il n’ait lui-même acquis le titre de lem) (Izikowitz, 1951 : 347-348).
48Les photos prises par la mission Pavie dans les villages khouèn à l’ouest de la Nam Tha, et même quelques détails des notes de Raquez, laissent penser que des logiques similaires étaient en œuvre au sein des localités khmou, mais il n’existe pas cependant à notre connaissance de termes spécifiquement khmou désignant deux classes sociales distinctes au sein d’un village, comme cela semble le cas dans les villages lamet. Les anciens du village de Konkoud ont confirmé que les hiérarchies lignagères étaient plus prégnantes avant le conflit militaire et qu’elles s’accompagnaient de l’emprunt de certains traits distinctifs (turbans, polygamie) identiques à ceux de la noblesse taï. Ces hiérarchies lignagères se traduisaient par des inégalités foncières plus marquées qu’aujourd’hui, car les maisons manquant de terres étaient obligées de travailler sur les essarts des lignages dominants, de leur verser des barres d’argent pour acheter des droits fonciers, ou bien encore de leur redonner une partie de leur récolte de paddy en échange de la parcelle temporairement prêtée.
49La création d’une classe d’hommes riches dont le pouvoir contrebalançait celui du prêtre villageois a pu entraîner deux types de configurations politiques. Première possibilité, le prêtre parvenait à maintenir son statut et son poids politique et l’on se trouvait alors dans une situation où une hiérarchie relativement stable était établie entre, d’une part, les notables villageois alliés au prêtre et, de l’autre, les gens du commun. Le développement de tendances hiérarchiques pouvait alors s’effectuer parallèlement à un essaimage régulier pour compenser la croissance démographique et donner lieu à la naissance de plusieurs localités satellites regroupées autour d’un centre rituel. Seconde possibilité, le pouvoir du prêtre entrait en conflit avec celui d’hommes appartenant à une classe d’âge inférieure mais disposant d’un prestige suffisant pour contester sa légitimité politique.
50L’histoire de Konkoud offre un exemple de cette seconde possibilité. Deux des hommes les plus « riches » du village appartiennent au lignage A : Ta Môm possède plusieurs gongs et un tambour de bronze, acquis lors d’un exil temporaire au Siam ; de même pour Ta Tchoï qui a lui travaillé pendant sept ans dans des exploitations forestières à la fois au Siam et en Birmanie. Le retour de ces deux hommes dans leur village a coïncidé avec la scission de l’ancien lignage fondateur en deux segments (les actuels lignages A et B) à la suite d’un conflit de succession pour le titre de prêtre villageois. La branche cadette (lignage A) est partie fonder une nouvelle localité un peu plus au nord avant de revenir sur l’ancien site. Dans ce cas, il semble donc que quelques hommes jeunes s’étant enrichis à l’extérieur du village aient contesté le pouvoir du prêtre et aient cherché, en fondant une nouvelle localité avec quelques autres maisons, à acquérir un titre qu’on leur refusait à l’intérieur de leur village d’origine.
Une visite effectuée dans un village lamet du district de Nalae, Ban Chômsy, a montré que ces relations potentiellement conflictuelles entre anciens migrants et autorités religieuses étaient toujours d’actualité dans le contexte contemporain. L’un des villageois, un homme de 35 ans, avait travaillé clandestinement en Thaïlande pendant cinq ans et, à son retour, avait incité les autres villageois à changer de style de vie, notamment en arrêtant l’agriculture sur brûlis et en se spécialisant dans des productions commerciales. Cet homme, l’un des plus riches du village, était aussi le seul à posséder un verger et une piscine à poissons qu’il alimentait par un ingénieux système d’adduction d’eau. Il tentait de convaincre les villageois de quitter les hauteurs et de s’installer près de la rivière, conformément aux souhaits formulés par l’administration du müang, mais il s’opposait dans ce projet à l’ancien chef du village, qui possédait également le titre de prêtre. Finalement, le jeune « moderniste » emmena sa famille dans la vallée et s’installa seul près de la Nam Tha quelques mois après ma visite. Aujourd’hui, une partie des familles de Ban Chômsy l’ont rejoint et ont fondé un nouveau village dont il est devenu le responsable administratif.
Les variations géographiques des formes de l’organisation sociale…
51À l’échelle du bassin de la Nam Tha dans son ensemble, l’influence taï a généré deux types de phénomènes. En premier lieu, des différences d’organisation sociale sont apparues entre les régions reculées, généralement les plus hautes en altitude, et les régions plus proches des circuits commerciaux. De telles dynamiques sont attestées chez les Chin (Lehman, 1963), les Lamet (Izikowitz, 1951), les Wa (Scott et Hardiman, 1900), et Leach (1961) a considéré qu’elles s’appliquaient à l’ensemble des régions de l’Asie du Sud-Est. Francis K. Lehman montre par exemple que les groupes chin du Sud, les plus proches des populations birmanes, ont depuis longtemps entretenu des relations commerciales pacifiques avec celles-ci et n’ont pas eu besoin, contrairement aux Chin du Nord, d’une organisation sociale plus complexe, ou d’un système politique plus hiérarchisé, pour sécuriser leur accès aux biens et aux technologies des basses terres (Lehman, 1963 : 44-46). Il insiste cependant sur le fait qu’un tel principe n’implique aucun jugement de valeur : la culture des villages éloignés n’est pas nécessairement plus « élaborée », comme le formule maladroitement Edmund Leach (1961, cité dans Lehman, 1963 : 45), car la proximité avec les vallées peut également permettre une influence culturelle très positive et surtout elle n’implique pas nécessairement un appauvrissement de la culture des villages montagnards.
52Au nord-ouest du Laos, les villages lamet connaissaient, avant qu’ils ne soient presque tous déplacés en bord de route, des états d’autant plus hiérarchisés qu’ils étaient davantage éloignés du réseau de pistes caravanières qui traverse le plateau de Viengphoukha. Dans les villages les plus reculés (au nord-est du territoire lamet, à proximité de la Nam Tha), les migrations temporaires des jeunes hommes étaient plus fréquentes et le nombre d’individus ayant acquis le titre de lem était en conséquence plus important (Izikowitz, 1951 : 99, 114, 347-348). Un principe similaire était à l’œuvre dans les localités khmou du bassin de la Nam Tha : les différences statutaires y étaient plus sensibles dans les localités plus reculées (c’est-à-dire situées à plus de trois heures de marche des berges). Cela coïncidait également souvent avec une population plus nombreuse et des finages plus densément occupés et plus précisément délimités. Dans ces villages, de façon paradoxale, l’influence culturelle des populations des vallées est encore aujourd’hui parfois plus prégnante que dans les villages plus proches de la rivière (ou des anciennes pistes caravanières), qui ont conservé des caractéristiques plus traditionnelles.
53Le second phénomène apparaît plus spécifique aux populations khmou, mais il n’est pas totalement indépendant du premier. Les contacts économiques avec les basses terres ont contribué à certaines variations culturelles au sein des populations khmou et donné naissance à des zones géographiques et identitaires plus ou moins nettement délimitées et nommées tmoï en langue khmou (voir fig. 9, partie 2, chapitre 3). Ce mot n’a pas toujours un sens géographique en dehors de la vallée de la Nam Tha, mais, dans cette région au moins, il est possible de démontrer que les tmoï constituent bien un système territorial ou, plus précisément, une sorte de continuum relationnel (Evrard, 2003). Il semble que les tmoï de l’ouest de la Nam Tha (Khmou youan et Khmou khouèn), placés dans l’orbite des principautés de Nan et de Sing, ont acquis avant la colonisation une organisation sociale et territoriale plus hiérarchisée que ceux de l’est, rattachés à Luangphrabang. Le fait est attesté notamment par les écrits des premiers explorateurs et voyageurs qui soulignent l’existence de chefs anoblis parmi les Khmou de la rive droite (khouèn notamment) et leur absence totale sur la rive gauche, en pays rok. Les villageois de Konkoud m’ont confirmé ce contraste entre les deux rives et expliqué qu’il n’y avait jamais eu, à l’est de la Nam Tha, de chefs khmou ayant porté un titre donné par l’aristocratie tai.
54Par ailleurs, toutes les listes de villages disponibles (enquête Irap 1997 ; Damrong, 1994 : 45-48) montrent que le maintien d’une continuité toponymique entre vieux et nouveaux villages semble plus fréquent sur la rive droite que sur la rive gauche, où l’essaimage entraîne une distinction toponymique radicale. D’un point de vue khmou, conserver le nom du village d’origine signifie soit que la nouvelle localité ne possède pas d’autel indépendant pour l’esprit du village (rôï koung), soit que cet esprit reste lié, subordonné, à celui du « village mère ». Le prêtre de ce dernier conserve une prééminence rituelle et effectue la cérémonie pour l’esprit du village à la fois pour la localité la plus ancienne, dans laquelle il réside, et pour ses satellites. Il est donc probable que l’on se trouve en présence de hiérarchies rituelles plus affirmées au sein du tmoï youan que dans les villages khmou rok. Cette situation correspond historiquement à une plus grande imprégnation du modèle politique taï et à des relations économiques plus denses avec les régions périphériques. La même remarque vaut pour le tmoï khouèn (sur lequel aucune donnée n’est malheureusement disponible et dont l’aire d’implantation a été entièrement vidée de ses habitants), où l’influence taï a concerné à la fois la hiérarchisation de l’organisation territoriale et la diffusion du bouddhisme auprès des notables locaux (Lefèvre-Pontalis, 1902 : 147 ; Raquez, 1902 : 241).
55Dans les régions les moins concernées par l’influence taï, comme dans l’exemple du tmoï rok notamment, des ensembles territoriaux rassemblant plusieurs villages pouvaient également se constituer, mais la notion de hiérarchies inter villageoises était absente. Dans le cas du tasèng de Sakène par exemple, les sept villages qu’il rassemble partagent le même mythe d’origine (recueilli à Konkoud), mais celui-ci met davantage en avant l’idée d’une révolte contre le pouvoir taï qu’une volonté de s’organiser territorialement sur le modèle des villages des basses terres.
« Avant de construire leurs villages, tous les habitants du tasèng se regroupèrent en haut de la « montagne tête de taureau sauvage » mok kmpong kathin pour sacrifier un buffle. Le sang du buffle se répandit sur les pentes des montagnes et sa viande fut partagée entre tous les participants. Les villageois utilisèrent une côte du buffle pour y inscrire un serment par lequel ils juraient de toujours s’opposer au régime du lam. Ce fut un ancêtre féminin, Ya Phan Pheng, qui grava le serment sur l’os. Après quoi, elle l’enterra. Les villageois partirent fonder leurs villages et chacun marqua son territoire en utilisant des talè. Un jour cependant, l’os fut déterré et volé. Ce jour marqua pour nous le retour du lam et la perte de l’écriture. »
56Le terme lam désigne une fonction politico-administrative – souvent héréditaire – que l’on retrouve au sein des principautés taï, chez les Lü des Sip Song Panna, chez les Lao du Lan Xang comme chez les Taï de la frontière vietnamienne. Dans ces systèmes complexes et très hiérarchisés, les lam, aussi appelés pho lam (pho « père, protecteur, parrain, patron » ; lam « licou, intermédiaire, interprète ») étaient des agents de la Cour ou du cao müang chargés de maintenir le contrôle sur les territoires et les populations relevant de la juridiction du müang. Ils constituaient une sorte de système parallèle de contrôle venant recouper celui des titres officiels accordés aux vassaux. Ils possédaient un réel pouvoir de gouvernement, rendant la justice, faisant la police et percevant les impôts parmi les populations dont ils avaient la charge. Ces dernières en retour, ne pouvaient adresser des requêtes au conseil du müang qu’en s’adressant au préalable à leur pho lam (Lemoine, 1997 : 180). Les pho lam étaient considérés notamment comme les « interprètes » ou les « chargés des relations extérieures » (Reinhorn, 1970 : 1780) auprès des populations montagnardes vivant à la périphérie des müang.
57Le mythe d’origine du tasèng Sakène fait référence aux lam de Müang Beng et Müang Houn, à l’est de la Nam Tha, où vivent de nombreuses populations lü et phouan. C’est en effet depuis ces deux müang,davantage que depuis les rives de la Nam Tha, que semble s’être exercé historiquement un contrôle (ou des tentatives de contrôle) durement ressenti par les Khmou rok. Cette volonté de lutter contre le pouvoir des lam trouve un écho intéressant dans certains passages du Nithan Khun Borom où il est dit que Fa Ngum s’appuya sur des populations kha kao pour combattre les lam de Müang Houn (Hoshino, 1986 : 110-111 et Pavie, 1898). La fin du récit fait peut-être allusion à la période coloniale (durant laquelle le pouvoir des notables taï locaux fut conforté), mais on peut également y voir l’influence de la lecture marxiste de l’histoire interethnique diffusée par le Pathet Lao dès les années cinquante (sur ce thème, voir Halpern, 1964 : 93-95 et 156-157). Il s’agit aussi à l’évidence d’une rencontre avec une trame mythique très ancienne (dans d’autres versions, un chien mange la peau de buffle sur laquelle était gravée la Loi et provoque la perte de l’écriture), reprenant le thème de la déchéance qu’ont connu les Khmou depuis leur éviction du pouvoir par les Lao. L’exemple montre que l’influence taï ne s’est pas nécessairement exercée de façon univoque. Elle n’a pas toujours entraîné la diffusion du modèle hiérarchique, mais également parfois son rejet et des constructions identitaires et territoriales localisées basées justement sur sa négation. De telles variations ont joué un rôle tout à fait crucial au cours de l’histoire récente.
… Leur rôle historique et leur actualité
58L’opposition relative entre tmoï a été perpétuée et même amplifiée par l’histoire récente. L’appartenance aux tmoï a influencé, mais à des degrés divers selon les régions et les périodes, le déroulement du conflit d’indépendance dans la vallée de la Nam Tha, et notamment le sens de l’engagement militaire des populations khmou. La position adoptée durant le conflit a déterminé par la suite les relations des villageois avec les nouvelles structures politiques et la marge de manœuvre qu’ils ont pu conserver face aux politiques volontaristes de développement rural initiées par l’État : les membres de certains tmoï ont davantage subi les contraintes du nouvel ordre social, les autres ont pu au contraire utiliser à leur profit les dynamiques de sa transformation.
59Entre 1945 et 1975, le Laos a connu presque trente années d’une guerre à la fois civile et internationale. Bien que le nord-ouest du pays n’ait pas été touché par ce conflit aussi durement que les régions frontalières du Vietnam, des combats s’y sont également déroulés et des bombardements aériens furent menés par les Américains dans les dernières années de la guerre (fig. 18). Entre 1946 et 1954, les bataillons de chasseurs laotiens, sous commandement français, patrouillent un peu partout dans le Haut-Mékong pour tenter d’accrocher et de réduire les petits groupes « lao issara-vietminh » (ou LIV dans les rapports militaires de l’époque), souvent très mobiles qui effectuent de leur côté régulièrement des coups de main près des pistes muletières (en s’emparant des cargaisons d’opium) ou des postes militaires sous commandement français. Ces groupes de guérilla trouvent parfois un certain soutien, le plus souvent logistique, auprès des populations montagnardes, akha et khmou essentiellement, chez lesquelles ils commencent à diffuser les idées nationalistes. Un point intéressant relevé dans plusieurs rapports de mission concerne la méthode employée par les troupes coloniales sur le terrain : elles progressaient dans les zones montagneuses et encerclaient les groupes de guérilla en s’appuyant sur les hiérarchies locales et notamment sur l’attitude francophile de la plupart des chefs montagnards anoblis. Inversement, certaines régions restaient presque impossibles à contrôler ou même simplement à traverser en raison de l’absence de coopération des populations locales : c’est le cas notamment des Khmou rok de la région de Müang Houn, mentionnés dans plusieurs documents sous l’appellation kha khat et réputés refuser toute collaboration avec les autorités coloniales.
60C’est au cours des années 1950 et 1960 qu’une ligne de front se constitue progressivement de part et d’autre de la Nam Tha avec pour limite septentrionale la vallée de la Nam Ha. Le 13 août 1950, la création d’un gouvernement de résistance (Pathet lao) – dont les membres occuperont tous les plus hautes fonctions après 1975 – se double de celle d’un front de résistance Nèo lao issara, qui deviendra Nèo lao hak sat (NLHS) en 1955, et de l’élaboration d’un programme politique en douze points. À partir de cette date, on peut dire que l’action militaire des groupes armés lao issara puis des troupes NLHS s’accompagne d’une action directe sur la vie des villages (premières tentatives de réformes de l’organisation du travail agricole) et de la diffusion systématique de l’idéologie marxiste-léniniste au sein des populations montagnardes, notamment par la construction d’une école dans chaque village contrôlé. En 1953, sous l’action conjointe des mouvements vietminh et nèo lao issara, « vingt-sept zones d’opérations avaient été établies au Laos, principalement dans les régions frontières habitées par les minorités ethniques, au sein desquelles le recrutement du Pathet lao était particulièrement efficace » (Stuart Fox, 1986 : 20). Dans le nord-ouest du pays, trois zones d’opération couvraient une partie du plateau de Viengphoukha, le centre de la vallée de la Nam Beng et surtout la région de Namorr (Deuve, 1984 : 35). Par la suite, les forces royalistes reprennent le contrôle du plateau de Viengphoukha (à l’exception de sa partie nord, notamment la vallée de la Nam Ha), mais les zones de la Nam Beng et de Namor s’étendent vers le sud jusqu’à former une région entièrement sous le contrôle des troupes du NLHS et couvrant toute l’aire d’implantation des tmoï lü et rok (Deuve, 1984 : 96, 166 et 210).
61Le succès des communistes lao à contrôler durablement cette zone montagneuse et à y recruter nombre de leurs soldats s’explique par l’existence de relations particulièrement conflictuelles entre les montagnards khmou lü et rok (auxquels il faut ajouter quelques villages hmong de la région de Namor) et les représentants taï de l’administration royale, pour la plupart des Lü et des Phouan. La mise en place durant le protectorat français d’un nouveau découpage territorial et d’un système de perception de l’impôt qui se voulait plus efficace avait donné un surcroît de pouvoir aux chefs taï, pourtant minoritaires dans ces régions. Le mécontentement profond généré par ces réformes provoqua d’abord un peu partout une résistance passive, sous la forme d’une sous-estimation systématique du nombre d’habitants lors des recensements. Après les événements de 1945, puis au fur et à mesure de l’implantation des groupes lao issara, les tensions devinrent plus importantes. En 1953, un des responsables taï de Müang Beng fut tué dans une embuscade alors qu’il tentait de se rendre dans les villages khmou malgré l’avertissement lancé par les principaux leaders locaux, qui lui avaient fait savoir qu’ils n’accepteraient désormais plus aucune collecte de taxes ni recherche de prisonniers enfuis sur leur territoire. En juillet 1954, un télégramme envoyé par le gouverneur de Nam Tha aux autorités militaires de Luangphrabang indique que le massif montagneux qui sépare la Nam Beng de la Nam Tha, habité exclusivement par des Khmou lü et rok, « est viet à 100 % » et que « l’accès des villages montagnards est interdit aux gens des plaines » jusqu’aux rives du Mékong (Archives militaires de Vincennes, dossier 10H5650).
62L’opposition politique et militaire entre les régions de l’ouest de la Nam Tha, sous contrôle majoritairement royaliste, et celles de l’est, sous contrôle communiste, devient de plus en plus nette au cours des années 1960. Les forces royalistes installent plusieurs camps militaires sur la rive droite et, suite à la prise de Luangnamtha en 1962 par les troupes du nlhs, bénéficient d’un soutien militaire renforcé de la part des Américains. Bien sûr, il serait exagéré de considérer que dans tous les villages khmou et lamet de la rive droite de la Nam Tha, les hommes soutiennent massivement l’action des militaires anticommunistes. Ceux-ci ne rallient que quelques jeunes hommes dans chaque village et il s’agit plus d’un engagement de circonstance, guidé par la réalité des forces en présence sur le terrain et éventuellement par un intérêt financier, que de l’adhésion à un vrai projet politique, comme cela fut le cas pour les populations khmou de la rive gauche où le ralliement fut plus massif (11 hommes à Konkoud, 13 à Kanha, plus de 20 à Mokkoud par exemple). Il n’en reste pas moins que les anciennes oppositions politiques entre les tmoï de l’Est et ceux de l’Ouest se trouvent réactualisées et transformées par le conflit : un grand partage est opéré entre « héros » (vilassôn) et « ennemis » (satou) de la révolution qui conditionne désormais l’attitude de l’État vis-à-vis des populations locales.
63Le résultat en est une permutation des « valeurs » attachées aux différents tmoï : les identités les plus « honorables » – car les plus imprégnées de la culture taï –, les tmoï khouèn et youan notamment, subissent directement la politique de sécurisation menée dans l’immédiat après-guerre. Inversement, le tmoï le plus isolé et le moins imprégné de la culture taï, le tmoï rok, celui dont le nom même marquait le mépris dans lequel ses membres étaient tenus, et aussi la crainte relative qu’ils inspiraient, devient étroitement associé, dans le Nord-Laos, à la victoire des troupes communistes et au nouveau régime. Relativement peu évoquée dans les discours des villageois, cette inversion hiérarchique s’inscrit par contre de façon tangible dans l’organisation politique locale mise en place par le nouveau régime. Si, durant la période précoloniale, les populations khmou khouèn et youan bénéficiaient d’une certaine reconnaissance politique en tant que « gardiennes des frontières », les nouveaux responsables locaux sont désormais majoritairement issus des tmoï rok et lü. À Nalae, tous les cao müang nommés entre 1976 et 2001 étaient originaires du tmoï lü. À l’échelon immédiatement supérieur, celui de l’administration provinciale, les Khmou rok sont majoritaires. Entre 1975 et 1998, les deux gouverneurs qui se sont succédé à la tête de la province de Luangnamtha étaient tous les deux originaires du même village, Ban Mokkoud, situé dans la zone rok au sein du district de Nalae. Un phénomène identique s’observe dans les provinces d’Oudomxay et de Bokeo : de nombreux membres de l’administration provinciale, et parfois ses plus hauts dirigeants, sont originaires de villages khmou rok situés dans les districts de Houn pour la province d’Oudomxay et de Pha Oudom pour la province de Bokeo. Inversement, il était extrêmement rare, jusqu’à une date récente, de trouver, au-delà d’un certain niveau hiérarchique, des hommes issus de localités khmou youan, khouèn ou même de villages lamet.
64Cette réorganisation politique engagée à l’échelle des districts et des provinces trouve un prolongement logique dans la façon dont furent menés les déplacements de populations montagnardes (voir également Partie 4, chapitre 10). Dès la fin des années 1960, les dirigeants communistes offrent un soutien logistique aux populations qui leur sont fidèles pour venir s’installer en plaine et prendre possession des rizières abandonnées par leurs occupants taï, essentiellement des Youan et des Lü. Dans le même temps, le maintien d’une guérilla anticommuniste sur le plateau de Viengphoukha entraîne la relocalisation beaucoup plus autoritaire et massive de nombreux villages khmou youan et khouèn, mais également lamet, yao et hmong. Les villages khmou youan et khouèn que l’on trouve aujourd’hui le long des berges de la Nam Tha, au nord du district de Nalae, ont été déplacés dans ces conditions. Installés dans des zones souvent inhospitalières, ils ne bénéficièrent d’aucune aide extérieure lors des premières années et nombre d’entre eux connaissent encore aujourd’hui des conditions sanitaires et économiques fort difficiles (Evrard, 1997). Le grand partage effectué par le nouvel État entre « héros » et « ennemis » de la révolution s’est donc traduit dans un cas par une déterritorialisation massive et brutale (tmoï youan et khouèn), dans l’autre par le maintien de territoires montagnards homogènes et par la création de réseaux familiaux et institutionnels les reliant aux zones de plaine (tmoï rok et lü). De tels contrastes ont contribué à renouveler, tout en les transformant, les oppositions entre les tmoï de l’est et ceux de l’ouest de la Nam Tha.
Conclusion
65L’exemple des Khmou montre qu’il existe des mécanismes de différenciation entre villages en fonction de leur degré de proximité avec les réseaux commerciaux et du type d’influence politique des principautés taï. En d’autres termes, une série de mécanismes internes, propres à la plupart des groupes montagnards du Sud-Est asiatique, entrent en « résonance » avec des influences économiques et culturelles extérieures, notamment et principalement celles des groupes taï et entraînent des transformations politiques localisées. Des régions de taille et de « polarité » variables au cours de l’histoire ont ainsi pu prendre corps en formalisant de façon spécifique leurs relations avec les basses terres. Ces contrastes locaux se sont davantage cristallisés en temps de guerre mais ils n’ont pas disparu aujourd’hui et ils conditionnent même encore très directement l’évolution contemporaine des relations sociales dans cette région. Cependant, un autre aspect de l’influence tai n’a pas été évoqué pour l’instant. Il s’agit des migrations traditionnelles (antérieures aux déplacements de la période contemporaine) de fractions de villages montagnards khmou vers les basses terres. Très peu documenté, ce phénomène apparaît crucial pour comprendre concrètement comment s’articulent les relations entre les populations des müang et celles des marges montagneuses.
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