Peur, honneur, mort
Guerriers d’Amazonie, guerriers de cité, guerriers d’Allah
p. 125-136
Texte intégral
1Ce texte à propos de l’œuvre de Christian Geffray est un gage d’amitié, il aurait été le même de son vivant. La critique, c’est la liberté dans l’honneur (pour une pensée), l’éloge funèbre un carcan. Christian Geffray avait une relation à la vérité et un goût du débat qui m’a incitée à ne pas me cacher derrière des faux-semblants. Nous étions très peu d’accord sur le rôle des concepts analytiques en anthropologie, ce qui ne nous empêchait pas d’être proches dans la vie. Heureusement ! J’ai choisi d’aborder un seul chapitre de son livre Trésors parce qu’il me permettait, plus que les autres, d’engager une analyse comparative, notamment avec mes terrains.
2Dans son livre Trésors, Christian Geffray distingue trois types de sociétés. Celles qui sont fondées sur l’honneur où la parole construit le lien social parce que le sujet peut s’y engager jusqu’à la mort, preuve de sa « vaillance » et sa « rectitude ». Celles qui établissent la confiance entre les hommes par le don, comme les Trobriandais avec la kula. Enfin, les sociétés marchandes régies par la course aux richesses, l’accumulation de biens, qui amènent à fuir la mort. La parole soumise à l’intérêt n’y est plus libre, engageant par là même ses membres dans des relations contractuelles.
3D’un côté, la valeur du sujet se détermine par le serment ou par le don ; de l’autre, la prégnance du calcul rend la valeur du sujet relative. Christian Geffray opère une distinction entre les groupes humains qui ont ou n’ont pas d’institution pour en inférer des différences importantes dans le rapport à la loi et au pouvoir. Chez les guerriers yanomami :
« Aucune institution séparée ne semblait en mesure d’habiliter statutairement qui que ce soit à dire où se trouvait le juste ou le vrai dans le litige, ni à parler au nom d’une loi quelconque […] qui avalisât ou invalidât la pensée et le jugement du On. » (Trésors : 18, tous les soulignés dans les citations sont de Geffray)
4Dans ce cas, la loi est celle du « meneur » :
« La population d’un chapouno dont le meneur serait faible (supposé avoir peur) s’exposerait à la dispersion de ses membres ; ceux-ci rejoindraient tôt ou tard d’autres groupes pourvus d’un meneur mieux apte à garantir leur communauté par son existence de chef reconnu sans peur, waïtéri, à la tête des autres hommes. » (ibid. : 25)
5En l’absence d’institution, seule la mort peut étayer la valeur d’un waïtéri aux yeux des autres. À l’inverse, dans les sociétés avec institution, le lieu d’énonciation de la loi est au-delà du meneur, il met en jeu des structures ou des coutumes.
6Je ne m’attacherai ici qu’au premier chapitre sur les Yanomami1, qui concerne l’honneur des guerriers prêts au sacrifice de leur vie pour que l’ » On » ne croit pas qu’ils aient peur. Pour cela, la mort « est mise en circulation au titre de signifiant de la valeur du sujet » (ibid. : 48). Le lien social, institué par « le refoulement du doute », passe par l’ » identification commune au meneur », ainsi naît :
« Un Nous qui proteste de la croyance commune, de la foi en la parole du sujet capable de donner/recevoir la mort. Les autres, par la bouche de qui On verbalisait ses injonctions, s’identifient les uns avec les autres en raison de leur indentification commune au meneur, et c’est de cette procédure identificatoire que surgit la formation d’un Nous, c’est-à-dire d’une instance subjective définissable comme “communauté de croyants” ou “communauté de dupes” au demeurant, puisque l’identification collective à l’œuvre ici ne procède jamais que d’une illusion. En l’occurrence, l’illusion de la preuve de la mort. » (ibid. : 46-47)
7Dans cette illusion réside la libération de la parole, qui sinon serait contrainte et rendrait la « foi » impossible. Les Yanomami sont tués en martyrs pour une « cause supérieure au nom de quoi la mort est donnée ou reçue » (ibid. : 26).
8Cette question et les termes qui l’accompagnent – honneur, nom, martyr, sacrifice, cause supérieure –, m’a renvoyée à mon propre terrain, celui des ghettos des villes de Côte d’Ivoire, et à partir de là, je me suis permis de faire une incursion vers les kamikazes musulmans tels que j’ai pu les appréhender à travers le remarquable livre de Farhad Khosrokhavar2 et tels que j’ai pu les voir dans les « cassettes testaments » en circulation dans les boutiques spécialisées. Les martyrs y expliquent leur acte et invoquent leurs dernières volontés spirituelles.
Ghettomen ivoiriens
9En partant de la distinction de Christian Geffray entre les sociétés avec ou sans institution, on peut ranger les ghettos ivoiriens dans la deuxième catégorie. Le ghetto se matérialise par des points de rencontre entre les jeunes en rupture, qui s’organisent en réseau plus qu’en territoire hiérarchisé. Les positions sociales y sont constamment renégociées entre individus malgré une loi souvent invoquée qui répartirait les places et sanctionnerait les actes. En réalité c’est le « meneur » qui « met loi » selon l’expression consacrée. Comme les Yanomami, les ghettomen se disent aussi « guerriers », ils doivent défendre leur nom (honneur) et n’ont de cesse de prouver leur « cœur » (courage) en affrontant eux-mêmes la mort et en montrant qu’ils sont des dangers potentiels pour les autres parce qu’ils peuvent aller jusqu’à l’agression fatale. Il arrive parfois que lois et pouvoirs s’établissent plus longtemps parce qu’ils sont incarnés par ceux que l’on appelle des « rois » ou les « sacrifices du ghetto », des hommes qui arrivent à prendre la tête d’un ghetto par la terreur. Le ghetto, d’une grande plasticité, se remplissant de peur en devient rigide, monocéphale.
10« Lui, il est le sacrifice du ghetto. Ce que lui veut aujourd’hui, il va faire ça. Gare à celui qui va s’interposer, c’est la mort qui va les séparer. On dit “sacrifice” parce qu’on sait qu’il est prêt à aller jusqu’à sa mort pour dominer, il est toujours prêt, sa vie est dans sa paume. » (Ramsès le Pharaon, Sassandra le 23 décembre 1997)
11Le roi sait qu’il va recevoir la mort en retour. « Les règnes ne durent jamais, on attend […] Ce sont toujours des sales morts [tortures, vengeances]. » (Empereur, Sassandra le 23 décembre 1997) Le « roi » renverse le sens premier du ghetto fondé sur la conquête de liberté et sur la course de reconnaissance au prix de risques mortels, mais sans qu’il n’y ait perte de jeu et du « je ».
12S’il est vrai que la question de la confrontation à la mort comme signification de la loi et de la valeur personnelle est intéressante, elle ne peut être suivie longtemps dans le cas ivoirien. Les codes d’honneur peuvent faire « loi » au sens où quelqu’un qui subit la honte (envers de l’honneur) peut ne pas s’en relever, mais cette « loi » ne domine pas ceux qui la mettent en œuvre au point d’avoir ni à l’interpréter (avec la latitude qui en découle), ni à la négocier, ni à la contourner. Rien ne s’impose à tous au point d’aller systématiquement à la mort lorsque la parole est engagée. Cela peut se faire, cela peut ne pas se faire. L’état profondément labile du ghetto rend tout négociable ; tout peut se muer en feinte parce qu’il y a recherche de « bénéfices personnels » auxquels les Yanomami semblent indifférents d’après Christian Geffray. L’auteur nous dit qu’il n’y a pas d’adoration des guerriers, pas de culte à leur mémoire, pas de sacralisation après leur mort et un mépris pour l’attachement aux biens terrestres.
13Dans les ghettos abidjanais, les « rois » ou les « vieux pères » (aînés dans l’expérience) veulent que leur nom reste dans les mémoires, laisse une trace. Sinon c’est la « male » mort. Si les vieux pères peuvent prouver leur valeur par des actes réellement violents et fatals, ils peuvent aussi jouer avec la croyance des autres. Des hauts faits non avérés ou invraisemblables n’entacheront jamais un récit qui emporte les convictions. La parole étant largement fantasmatique, il est difficile d’en exhumer la « vérité » dont parle Christian Geffray pour que le « Nous » accorde sa confiance. Ce qui est dit existe. Il y a toujours un témoin qui a vu la chimère ou on sait le guerrier capable du fait. Ils cherchent tous à asseoir une domination sur les autres, réelle, physique, mais aussi par l’emphase verbale. Butins amplifiés, réputation au-delà de la mer, pouvoirs surhumains : les balles ne sont pas entrées dans son corps, il a résisté à un gaz asphyxiant dans un trou, il a tué dix gendarmes qui l’attendaient en armes à un barrage… Cette relation flexible au réel autorise les justifications de toutes sortes pour ne pas aller à la mort tout en gardant l’honneur ou pour refuser de la donner en déplaçant la faute sur un autre, etc.
14La parole est, au contraire de celle des Yanomami analysée par Christian Geffray, un lieu de vie où tout est possible. Il y a bien une « communauté de croyants » mais autour du mensonge. La mystification fait la légende et le nom. La transmission ne s’opère pas avec des procès-verbaux mais avec des récits qui enchantent parce qu’ils sont faux, enjolivés, porteurs d’espoir. Nous sommes loin de la pensée du guerrier amazonien :
« Si je ne suis pas capable de donner/recevoir la mort, On ne croira pas en moi. » Ma parole n’aura plus de valeur et, par là, mon être subjectif lui-même [honneur] sera déchu. (Trésors : 41)
15Dans ce cas, non seulement l’acte est inéluctable mais, une fois le waïtéri mort, plus personne ne le considère. La « vérité », c’est une triple mort : sociale, réelle, rétrospective. Dans les ghettos, le sel de la vie c’est la fiction. La mort d’un guerrier, qu’on a ou non aimé, va être magnifiée. Le « On » cherche à éviter la « vérité ». « On » est dans un ghetto pour se raconter autrement dans un monde rêvé, se construire individuellement avec un nom qui doit provoquer le désir, l’envie.
16Il reste évidemment une question, celle des conditions pour que ces récits prennent. Dans ces milieux de rue, il y a nécessité de faire « reculer le doute », défendre « l’honneur » à travers son nom, aller au « sacrifice » pour que la communauté, synonyme de renommée et de médisance, soit acquise à la parole et aux gestes des guerriers… Mais dans les ghettos ivoiriens, la capacité de faire croire est l’enjeu principal. Un courageux besogneux qui ne sait pas se placer dans la lumière des illusions sera considéré comme un « mouton ». La « vaillance » (dont parle Christian Geffray à propos des waïtéri), c’est le vrai courage autant que sa légende ; la « rectitude », c’est de pouvoir tenir tous les discours et que cela marche sans hésitation. La position du meneur est variable. Elle peut aller à la mort, mais aussi rester intacte s’il a su faire croire qu’il était invincible ou prêt à tuer ; ou encore être rabaissée, s’il laisse des incertitudes mêlées à des attitudes approximatives. Un autre, des autres, se lèveront plus forts que lui. Il reste reconnu comme « vieux père », mais ses moments de pouvoir alterneront dans la plus grande réversibilité. La mort n’est pas mécaniquement au bout de son voyage.
Kamikazes musulmans
17Les notions de « sacrifice » et de « cause supérieure » de « recul du doute » font penser aussi à d’autres hommes qui donnent et reçoivent la mort en défendant leur honneur et celui de leur famille dans la foi : les guerriers d’Allah. Le rapprochement entre ce cas et celui des Yanomami, sans doute un peu forcé, est intéressant pour questionner les outils conceptuels de Christian Geffray. Un chapouno est difficilement comparable à la communauté musulmane, même si la communauté qui est concrètement en jeu autour d’un martyr se limite pour l’essentiel à sa famille, ses amis combattants et à ses fréquentations autour des mosquées. Une religion comme l’Islam, universaliste, paraît très loin du système de référence yanomami qui semble ne s’adresser qu’au groupe présent, vivant. Les martyrs meurent pour se grandir spirituellement et changer le monde. L’accession au paradis prodigieux, et la destruction des ennemis de l’Islam qui lui est liée, vont permettre que le règne d’Allah soit « sur la terre comme au ciel ». On est loin du guerrier yanomami qui doit pour l’essentiel montrer qu’il n’a pas peur, sans privilège présent ou ultérieur. Mais pour Christian Geffray, ce qui séparerait encore plus les deux cas, c’est leur appartenance à des catégories opposées : sociétés avec ou sans institution. D’un côté, une société musulmane nantie d’institutions habilitées à dire « où se trouve le juste ou le vrai et à parler au nom d’une loi ». De l’autre, les registres de l’honneur qui mettent en relation les individus. Pourtant, la mort en martyr est d’abord et avant tout une question d’honneur.
18C’est d’ailleurs pour cela que les nouveaux penseurs de l’Islam ont, dans leurs écrits, démocratisé l’accès au paradis autrefois réservé à quelques Grands martyrs. Ils jouent sur le sentiment d’insignifiance de jeunes musulmans, leur envie de participer au monde moderne3 en tant que personne nommée, leur défiance à l’égard des vieilles communautés musulmanes incapables à leurs yeux d’être des boucliers contre l’ennemi. Ils les incitent à trouver leur destin dans l’héroïsme personnel qui amène la gloire dans la mort. Cette minorité manipulée est mise en valeur à travers les médias, la télévision. Ils deviennent des stars, on les exalte morts ou vivants à travers la propagande islamiste. L’appel au subjectivisme de ces jeunes « individus avides » soustrait l’identité musulmane du doute dans un combat entre le Bien et la Mal revigoré par Allah. L’engagement dans la mort pour défendre l’honneur existe dans les sociétés avec et sans institution, contrairement à la distinction faite par Christian Geffray. Cela n’empêche pas de solliciter ses concepts comme : « le recul du doute », « l’honneur », « le sacrifice » pour essayer de comprendre ce qui amène un jeune musulman à faire sien cet adage « faire mourir sinon mourir ».
19La mort semble être pour certains combattants la seule manière de prouver sa « valeur ». Farhad Khosrokhavar dit que le martyr est « la manifestation d’un désir d’être soi » et qu’il « renvoie à la volonté de constituer une nouvelle communauté au contenu différent de celle qui existe et qui n’est pas conforme à “l’islam authentique”4 ». Cet acte fatal pour les autres et pour soi relève d’une « cause supérieure » dont parle Christian Geffray, « au nom de quoi la mort est donnée ou reçue » (Trésors : 26). Le sacrifice est lié « à la sauvegarde de la valeur de cette parole même » car la « valeur du sujet » est définie par un lien structural « entre tuer ou s’exposer à la mort d’une part, et inspirer la foi de l’autre » (ibid. : 33). Ce qui veut dire une parole sans appel ; l’honneur étant plus fort que la vie. Si on s’attache au passage à la mort, il est un moment où le guerrier d’Allah ne peut plus reculer, déterminé par son testament écrit et dit devant une caméra. Dans ces « cassettes-testaments » dont la mise en scène semble être consignée5, le martyr invoque Dieu, la communauté islamique, la famille dont il recherche la fierté et à qui il demande la piété… Une fois pris l’engagement de quitter cette terre, il est considéré comme « martyr déclaré », donc mort. La cassette devient une première sépulture. Le martyr accédant au plus haut rang le l’Islam, il ne peut se soustraire de son serment sans infamie pour lui et les siens : Dieu l’a choisi, mais surtout, son entourage immédiat devient témoin de son engagement, donc de son courage, de sa grande vertu limitant ainsi le choix à la mort dans l’honneur ou la vie dans l’indignité.
20Mais le recours aux outils théoriques de Christian Geffray s’arrête là. En premier lieu, la « cause supérieure » évolue historiquement comme le montre parfaitement Farhad Khosrokhavar. Elle ne s’abat pas sur les individus indépendamment de leurs désirs, de leurs actes. Ils l’ont choisie, négociée avec leurs propres croyances et celles des penseurs radicaux qui la modernisent en l’articulant à de nouveaux affects pour arriver, au sacrifice de soi à l’aide de techniques d’endoctrinement. Même s’il y a « cause supérieure », codes d’honneur, engagement inexpugnable qui appelle la mort… le dogme évolue. En second lieu, la communauté au nom de laquelle la mort est donnée a des contours variables, ce n’est pas un grand tout en relation réflexe avec les actes de chacun de ses membres. L’individu invente sa communauté en fonction de ses besoins spirituels. Des martyrs se placent directement au sein de la « communauté sacrificielle », la « communauté d’élus », la « communauté glorieuse » qui rétablira un jour le règne de Dieu. Autrement dit, la mise en rapport de la parole, de l’engagement, de l’honneur et de la gloire, se fait là plutôt à l’égard des morts. Qutb, un des penseurs de l’Islam contemporain, parle de umma idéale, utopique où les droits sont respectés et qui est unie contre les ennemis du Prophète, joignant ainsi le religieux et le politique. Mais les vraies familles, censées se retrouver dans ces actes doublement meurtriers, ne se sentent pas forcément concernées, l’injonction ne remplace pas l’adhésion. Les parents des pilotes qui ont fait sauter le World Trade Center, par exemple, ont opposé un déni jusqu’à ce que les preuves arrivent : il était impossible que leurs fils aient commis de tels crimes. Elles ne se reconnaissaient nullement dans le carnage sacré. Avec cet Islam morbide, la légitimité à vouloir exister dans le monde est canalisée vers un héroïsme purificateur qui tourne le dos à la relativité, l’hybridation, au brouillon de la vie.
21L’inversion de la vie et de la mort, prônée par ces nouveaux penseurs de l’Islam, rend possible une affirmation de soi dans une transposition fantasmatique. Le jeune musulman endoctriné trouve une légitimation à s’inscrire dans le monde à la manière occidentale mais avec un but qui, de la quête de bien-être personnel, se transforme en désir ardent de rejoindre les grands défunts de l’Islam. Il invente une communauté fictive autour de la « mort sacrée », un « Nous » aussi irréel qu’il paraît l’être chez les Yanomami car fondé sur l’aplanissement de toute controverse, laissant l’univocité faire son œuvre. Certes, le martyr y associe des relations construites au fil du temps qui donnent un sens à cette fin, mais de manière ultime il doit être en « huis clos avec la mort6 », s’éloigner de sa famille, de tout ce qui lui rappelle son attachement terrestre. Ce que montrent ces « cassettes-sépultures ».
Interrogations sur l’œuvre de Christian Geffray
22« Pour surmonter la peur de notre faiblesse, il faut avoir recours à une prise de décision héroïque7. »
23Il est un point central qui rassemble les trois catégories de guerriers dans la théorie de Christian Geffray : pour sauver leur honneur, ils sont amenés à se tuer en tuant. Cet acte est inéluctable, il est commis devant certains regards qui rendent impossible la fuite sans disgrâce. Le ghettoman ivoirien doit montrer sa vaillance ou y faire croire par des hauts faits pour « garder son nom » (son honneur) et son entourage ne doit pas douter de ses actes et de sa capacité à aller jusqu’à la mort. Le guerrier d’Allah, une fois son geste kamikaze déclaré, ne peut plus se soustraire à son engagement. Mais ce socle commun n’empêche pas les différences qui amènent à questionner l’analyse faite par Christian Geffray sur les Yanomami.
Une loi inéluctable qui fait sens pour tous ?
24Les histoires relatées par Helena Valero montrent des affrontements, des divergences entre les parties. Le « Nous » et le « Je » posent question : comment un « Nous » peut-il émerger indépendamment des individus qui s’expriment par leur absence d’adhésion et leurs réactions brutales (fléchage, scission, invectives) ? Pourquoi Christian Geffray ne tient pas compte de ces dissensions, de ces avis contradictoires ? Pourquoi ne valorise-t-il qu’un seul « discours » en le sortant de son contexte ? Pourquoi choisit-il ce qui confirme « la règle » plutôt que ce qui l’infirme ? Comment décide-t-on de ce qui relève d’une loi structurale prévalant, de ce qui n’est pas digne d’analyse ? Cette question est d’autant plus cruciale que certaines histoires révèlent des dénouements inverses aux présupposés de départ. Certains meurtres n’amènent aucun renforcement de la foi dans le meneur, mais au contraire le laisse seul, « affaibli et menacé » (Trésors : 26).
25Et le doute loin de reculer, cède à la colère et à la peur des représailles. On peut citer en exemple l’histoire qui amène Fousiwé à tuer son jeune ami.
26Fousiwé décide d’aller donner la mort chez les Pichaansétéri avec lesquels il y avait des problèmes. Il y a dans le chapouno des Pichaansétéri un jeune homme (frère d’un ami de Fousiwé) qui avait été élevé dans le chapouno de Fousiwé, lequel considérait ce garçon comme son fils. Tout le monde lui demande de l’épargner. Fousiwé y va et dit qu’il tuera le premier qui sortira du chapouno. Ce fut le garçon qui le supplie de ne pas l’abattre, mais il reçoit quand même une flèche dans l’estomac, meurt plus tard dans des douleurs atroces. Christian Geffray précise que le garçon ne paraissait pas « excessivement surpris par le fait qu’un être aimé la [mort] lui administrait » (ibid. : 31). Ce meurtre provoque une hostilité générale : « tous s’en affligèrent » (idem). Même le meurtrier va pleurer dans un arbre. Christian Geffray conclut que Fousiwé a agi au nom « d’une exigence qui les dépassait tous les deux » (idem). « La mort du jeune homme n’était pas insensée. Elle n’était dépourvue de signification pour personne » (idem). La loi inéluctable de la pratique de la mort semble se perpétuer malgré les guerriers. « Le refoulement du doute d’autrui présente un caractère si impérieux que le sujet est prêt, pour la mériter et la conserver, à lui sacrifier la vie… » (ibid. : 49)
27Où est la foi en Fousiwé après ce meurtre ? Sur quoi se base-t-on pour dire que le doute a reculé ? Qu’est-ce qui fait la valeur d’un argument ? Pourquoi ne pas tenir compte de l’hostilité à l’acte ou de la supplique du jeune garçon pour ne privilégier que son absence de surprise de recevoir la mort, dont on se demande comment elle est évaluée avec une flèche dans le ventre ? Ce meurtre ne résout rien en termes de conflit entre les deux chapouno, accable l’entourage, désespère le meurtrier. Rien n’est rapporté sur la croyance de la communauté en la vaillance de Fousiwé, mais Christian Geffray nous dit : « Ce fut une réponse […] au doute émis dans son entourage sur son courage et sa peur : il ne devait pas laisser courir l’idée qu’il puisse avoir peur. » (ibid. : 30)
28De même dans l’histoire où Helena a donné à manger un crapaud venimeux à une petite fille qui en est morte. Helena ne savait pas, elle était encore très jeune. La mère de la petite veut la mort d’Helena, elle invoque la peur : « “On pensera que vous avez peur” » de la tuer (ibid. : 18). Les autres soutiennent Helena : « “Si vous ne la tuez pas, On ne pensera pas que vous avez peur” » (idem). Mais à l’enterrement, la douleur remonte et le chef demande à Helena de quitter le chapouno. L’argument des défenseurs d’Helena avait été suffisant pour qu’elle reste jusqu’aux funérailles, moment où la douleur fait remonter la vengeance : il faut qu’Helena meure comme est morte cette petite fille. On voit cela partout ! Finalement personne ne tue Helena. Alors qu’est devenu ce besoin de montrer qu’ils n’avaient pas peur ?
Complexité des modes de légitimation
29Pour Christian Geffray, seule compte la référence à l’honneur. Mais les discussions rapportées entre les Yanomami révèlent d’autres modes de légitimation, celui de la compassion, celui de la justice. Un des témoignages met en scène une assemblée au cours de laquelle un vieux demande la mort des enfants d’Helena Valero parce que son mari a tué un des leurs et pour qu’on ne dise pas qu’ils aient peur. Il lui est répondu (Trésors : 36) : « quelle faute ont-ils commise ? » (justice), « je n’ai pas peur ; j’ai pitié » (compassion). Pourquoi la pitié ne pourrait-elle légitimer une décision plus que la preuve de la « non-peur » ? Christian Geffray dit que ces contre-arguments ne sont guère convaincants, ils risquent de faire prendre ceux qui les énoncent pour des femmes. Pourtant l’assemblée calme le vieux. Helena est admise avec ses enfants : justice leur a été rendue. Une nouvelle forme d’argumentation, suivie d’une approbation générale et d’une mise en pratique, ne suffit pas à infléchir la soit-disant règle d’airain construite autour du signifiant de la mort. Comment peut-on aller à ce point contre la parole sociale pour n’attribuer le sens de cette discussion qu’à un seul acteur qui dirait le « tout », alors que quelques minutes après il se laisse convaincre et peut oublier ? Pourquoi n’y aurait-il qu’une seule manière d’emporter l’approbation ? Pourquoi le compromis entre plusieurs formes de recours à la légitimité n’existerait pas : compassion, justice, honneur ?
Rapport entre la modélisation, le temps, l’espace
« Il n’existe pas à proprement parler de “société marchande” ni de “sociétés de l’honneur”, mais il existe des compositions historiques singulières de ces deux structures discursives, par elles-mêmes anhistoriques et universelles. » (Trésors : 12)
30Christian Geffray se situe au-dessus de la parole, de l’action des individus pour les placer dans un modèle où sont retenus certains actes isolés ramenés à un « tout », pensé par Lacan sur la valeur du sujet et son engagement dans sa parole. Ce modèle est déclaré « anhistorique ». De la même façon que le choix des actes qui y sont rapportés pose question, celui de la durée et de l’extensivité des ces actes, restent énigmatiques.
31Un guerrier peut tuer de nombreuses personnes sur une longue période sans se faire tuer en retour. Que se passe-t-il alors pendant cette période pour montrer sa vaillance, puisque seule la symbolique de la réception de la mort est génératrice du « Nous » ? Et ces cycles meurtriers sont-ils vrais sur toutes les périodes, dans tous les chapouno… ? Quand le guerrier tue cela « engendr[e] la “colère des femmes et des vieilles femmes” » (ibid. : 22). Que devient le guerrier, s’il est en but à l’hostilité de l’entourage qu’il est censé « mener » ?
La peur comme seuil unique entre la vie et la mort ?
32L’honneur met en présence des individus « égaux » capables de régler leurs différents sans recours à une instance supérieure. Pour Christian Geffray, il ne peut y avoir d’astreinte sur la parole échangée, elle doit être libre, c’est-à-dire vraie. La mort réelle en est le signe. Les Yanomami meurent pour garantir leur parole, donc leur honneur qui n’est pas négociable.
33Pourquoi seule la peur pourrait « inhiber » la parole et comment la « non-peur » la rendrait automatiquement libre ? N’y a-t-il pas d’autres recours pour conforter ou infirmer la parole ? Et cette peur de quoi est-elle faite ou, plutôt, que ne doit-on pas montrer ? Qu’on a peur de mourir ? De voir ses enfants ou ses amis mourir ? De déclencher un cycle infernal qui met le groupe en danger ? Cela ne met pas les mêmes principes, ni les mêmes relations en jeu. Lors du récit de la mort de Rohawiré, ami de Fousiwé, le rôle de la « vaillance » ne paraît pas si évident. Rohawiré, invité par Fousiwé, va au devant de sa fin parce qu’il est accusé d’avoir empoisonné le frère de Fousiwé. En tuant Rohawiré, Fousiwé engendre le mécontentement. Helena, son épouse, a pour lui des sentiments « d’admiration et de répulsion » (Trésors : 22). Pris de peur, son chapouno s’en va vers un autre chapouno, car ils ont été mis devant le fait accompli des représailles possibles du groupe de Rohawiré. Ils sont dans la crainte alors qu’ils devraient se sentir protégés par un guerrier meurtrier qui a montré qu’il n’avait pas peur. Une fois de plus, le jusqu’au-boutisme de ces hommes ne calme pas le doute de l’entourage, ne renforce pas la foi en eux, mais au contraire les laisse désemparés, et leurs actes font peur à tout le monde.
34Pour Christian Geffray, le guerrier donne ce qu’il n’a pas « – la preuve de l’absence de peur – tout en payant le prix pour faire croire qu’il l’avait » (ibid. : 48). La mort est la preuve qu’il n’y a pas de limite à son engagement. Rien n’est plus précieux que la parole : « pas même la vie, pas même la sienne » (idem). On peut se demander alors le sens de l’histoire qui relate la contestation à propos des dégâts dans les champs entre le chapouno de Fousiwé et le chapouno de Rachawé, grand ami de Fousiwé. Tokoma, la deuxième femme de Fousiwé, dit à son mari qu’il doit répondre sinon on dira qu’il a peur. Fousiwé, qui veut se soustraire à l’injonction de Tokoma, commence par flécher sa femme dans la jambe, puis il argumente. Il dit que les femmes vont souffrir et que son père lui a conseillé avant de mourir de cesser de tuer. Le reste du chapouno ne veut pas que Fousiwé intervienne. Mais peu à peu, Fousiwé se laisse gagner par les arguments de Tokoma : « Je les tuerai rien que pour ça [ne pas avoir peur de donner la mort et de la recevoir] et c’est elle [Tokoma] qui en aura la faute. » (ibid. : 27) Elle va souffrir de ne plus avoir de mari, car il s’expose à des représailles, et : « Nous verrons si tu trouveras un homme bon, qui te traite comme je te traitais ! » (ibid. : 28) Dans cette histoire, le guerrier lui-même ne veut pas aller à la mort et va jusqu’à flécher l’instigatrice du meurtre. Il invoque son père, les femmes, sa vie de famille pour montrer l’absurdité de cette violence destructive. Cette « parole précieuse » n’est manifestement pas toujours audible.
35Si l’interprétation de Christian Geffray est juste, les Yanomami donnent l’impression d’une société abstraite qui meurt réellement. La distance entre la pratique et la loi est telle, qu’on pense à un cénacle de philosophes qui tenteraient de sortir de toute controverse par la mort, laissant peu de place à la vie, au corps, aux échanges…
36Ou alors c’est le matériau yanomami qui est tiré vers Lacan : « la mort comme gage symbolique », le « signifiant de la valeur du sujet », le « refoulement du doute »… Le problème devient alors moins la croyance des Yanomami en leur meneur que celle de Christian Geffray en Lacan, une croyance qui ne fait qu’accroître le doute. Surtout si on se contente d’appliquer Lacan aux Yanomami sans les médiations nécessaires qui, elles, devraient relever du vivant de ces groupes de la forêt amazonienne.
37Mais la proposition de Christian Geffray est suffisamment intéressante pour s’y confronter, en tirer une réflexion critique sur nos propres objets. L’originalité de Christian Geffray est d’avoir été marxiste quand plus personne ne l’était, structuraliste à l’ère du post-modernisme. C’est cette absence de relation au temps – dans ses travaux comme pour lui-même –, qui fait ses limites et sa grandeur. Peut-être aussi son éternité ?
Notes de bas de page
1Ce chapitre est basé sur le témoignage d’Helena Valero, une Blanche qui en 1939 a été enlevée par les Yanomami, a vécu avec eux jusqu’à l’âge de vingt-deux ans et fut mariée au chef Fousiwé.
2Farhad Khosrokhavar, Les nouveaux martyrs d’Allah, Paris, Flammarion, 2002.
3Les pilotes du 11septembre 2001 étaient des fils de familles relativement aisées, bien insérés dans le monde occidental à des postes d’architectes, d’ingénieurs, d’informaticiens…
4Farhad Khosrokhavar, op. cit. : 110.
5Le martyr parle face à la caméra en gros plan. Il a un bandeau calligraphié sur le front, il est entouré en haut et en bas par d’autres versets du Coran. Toute référence au lieu est gommée. Aucun objet n’est visible en dehors de ce visage et des écritures sacrées.
6Farhad Khosrokhavar, op. cit. : 108.
7Khomeiny cité dans Farhad Khosrokhavar, op. cit. : 58.
Auteur
Anthropologue et cinéaste, directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Elle a travaillé en Afrique de l’Ouest sur les sociétés hawsa autour des thèmes de la guerre, de l’État et des pouvoirs dits « traditionnels ». Eliane.De-Latour@ehess.fr
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