Impact des chocs économiques et démographiques sur la scolarisation en milieu rural
p. 157-185
Remerciements
Les auteurs remercient Nelly Rakoto-Tiana pour l’assistance de recherche qu’elle a apportée dans la rédaction de la section de ce chapitre intitulée « Décès et décision de scolarisation en milieu rural malgache ».
Texte intégral
1Au regard des performances récentes du système éducatif, et notamment de la forte progression des taux de scolarisation primaire, il paraît raisonnable de penser que Madagascar pourrait atteindre en 2015 la scolarisation primaire universelle (SPU). Grâce à un formidable effort de scolarisation réalisé après l’indépendance, la Grande île a longtemps fait figure d’exception en matière éducative parmi les pays d’Afrique subsaharienne avec, d’une part, des taux de scolarisation élevés et, d’autre part, un faible écart des taux de scolarisation par genre. Les taux bruts de scolarisation aux niveaux primaire et secondaire ont néanmoins fortement décliné au cours des années 1980 pour atteindre des niveaux comparables à ceux de l’Afrique subsaharienne. Comme le montre le chapitre précédent, ce déclin a depuis été enrayé. Les taux bruts de scolarisation ont retrouvé une tendance à la hausse à partir du milieu des années 1990 – le seuil de 100 % a été franchi entre 1996 et 1997 – et cette hausse s’est accélérée à la suite de la suppression des frais de scolarité fin 2002 et de la distribution de kits scolaires aux nouveaux entrants à partir de 2004. De fortes disparités subsistent néanmoins entre zones urbaines et rurales. L’accès à l’éducation et notamment l’achèvement du cycle primaire sont des domaines dans lesquels ces disparités sont particulièrement criantes. Ainsi, d’après les données de 1ΈΡΜ 2005, près de 60 % des enfants âgés de 15 ans et vivant en ville ont une scolarité primaire complète contre seulement 35 % pour ceux résidant dans les campagnes2. Si les défaillances de l’offre éducative constituent sans aucun doute l’un des facteurs à l’origine de cette inégalité, d’autres sont à chercher du côté de la demande d’éducation des ménages.
2La littérature économique compte de nombreux travaux théoriques et appliqués sur les choix d’allocation du temps des enfants dans les pays en développement. Ces derniers mettent en lumière divers déterminants de la demande d’éducation ou, a contrario, de l’offre de travail enfantine qui peuvent être regroupés selon deux principaux courants de pensée. Le premier s’inscrit dans la veine de la théorie de la demande d’éducation initiée par Becker (1967). Pour Becker, le choix des parents de scolariser ou non leur enfant est le résultat d’un arbitrage entre les rendements attendus de l’éducation et son coût. Si les rendements de l’éducation sont trop faibles par rapport à son coût et notamment par rapport à sa principale composante, à savoir le coût d’opportunité (le salaire ou la rémunération non perçue par l’enfant pendant les heures où il étudie), alors les parents feront le choix de ne pas scolariser l’enfant mais de le faire travailler. Le travail des enfants peut également être optimal lorsque des connaissances spécifiques ou « apprises sur le tas » sont plus rentables que l’éducation (Rosenzweig et Wolpin, 1985 ; De Vreyer et al., 1999). Le second courant de pensée met en avant l’impact de diverses contraintes affectant l’offre de travail enfantine et/ou la demande d’éducation. Un premier ensemble de contraintes résulte du fonctionnement imparfait des marchés du travail et de la terre (Bhalotra et Heady, 2003). Lorsque la force de travail des membres d’âge actif d’un ménage ne suffit pas à exploiter l’ensemble des terres dont ce ménage dispose, deux possibilités s’offrent à lui : soit il recourt à de la main-d’œuvre extérieure (salariés agricoles), soit il loue ses terres ou en met une partie en métayage. Mais si l’accès à de la main-d’œuvre extérieure est difficile du fait d’imperfections sur le marché du travail (fréquentes en milieu rural), ou si le marché de la terre est absent ou défaillant, alors le ménage pourra être incité à recourir à la force de travail des enfants qui le composent. Ainsi, tout facteur concourant à augmenter le coût d’opportunité du temps des enfants tend à augmenter leur participation au travail et à réduire leur présence à l’école. D’autres articles mettent en avant les contraintes liées à la pauvreté (Basu et Van, 1998) ou aux imperfections du marché du crédit (Jacoby et Skoufias, 1997 ; Ranjan, 1999 ; Parker et Skoufias, 2002 ; Baland et Robinson, 2000) pour expliquer l’émergence du travail des enfants et, concomitamment, leur non ou leur dé-scolarisation.
3Ce chapitre s’organise en trois parties. Il présente d’abord quelques faits stylisés sur la demande d’éducation à Madagascar, à partir de données issues des enquêtes statistiques les plus récentes menées auprès des ménages. Afin d’approfondir la question de la demande scolaire en milieu rural, il propose ensuite une synthèse des résultats de deux travaux de recherche portant sur l’impact des chocs économiques et démographiques sur la scolarisation des enfants à Madagascar. L’un et l’autre mobilisent les données collectées dans le cadre du Réseau des observatoires ruraux auprès d’un panel de ménages depuis 1995.
Quelques faits stylisés sur la demande d’éducation à Madagascar
4Le niveau d’éducation atteint par un individu résulte d’au moins deux décisions : celle d’entrer à l’école et celle d’en sortir. La première décision se pose en théorie dès l’âge de la scolarisation obligatoire qui, à Madagascar, est de 6 ans. La seconde se pose à différents âges mais plus particulièrement au moment du changement de cycle. Dans cette section, les données disponibles sur l’entrée et la sortie de l’école sont examinées au regard des caractéristiques des enfants et de celles de leurs familles.
5L’analyse de la demande d’éducation s’appuie généralement sur des données issues d’enquêtes de ménages. Ces données informent en effet sur le niveau d’éducation et le statut de scolarisation des membres du ménage et collectent parfois de surcroît des informations sur les trajectoires scolaires ainsi que sur les décisions de scolarisation. Grâce au caractère multithématique des enquêtes de ménages, les informations sur le statut de scolarisation et sur les trajectoires scolaires peuvent être analysées au regard des caractéristiques des individus, de la structure démographique des ménages et de leurs conditions de vie. Malgré cette richesse, les données typiquement disponibles dans les enquêtes représentatives au niveau national ne permettent généralement pas d’identifier de relation de causalité entre les caractéristiques des ménages et des individus et les choix éducatifs du passé ou du présent. L’identification de liens de causalité soulève en effet de nombreux problèmes méthodologiques qui ne peuvent être résolus qu’avec des données de format particulier, notamment avec des données de panel. Dans cette section sont néanmoins examinées les relations qui existent entre les caractéristiques des ménages et les choix de scolarisation à partir de l’Enquête périodique auprès des ménages (EPM) effectuée en 2005 et représentative au niveau national. À cet effet, des analyses descriptives ainsi que l’estimation de modèles économétriques sont mobilisées. Dans ce dernier cas, il convient de souligner que l’objectif est d’établir des corrélations « toutes choses égales par ailleurs ».
6Dans un premier temps, la distribution des enfants en âge d’être scolarisés est examinée à partir d’un échantillon issu de 1ΈΡΜ. On considère cinq statuts différents vis-à-vis de l’école :
enfants en cours de scolarisation primaire ;
enfants en cours de scolarisation secondaire (dont le cycle primaire est achevé) ;
enfants ayant quitté l’école après avoir achevé le cycle primaire ;
enfants ayant quitté l’école sans avoir achevé le cycle primaire ;
enfant n’ayant jamais été à l’école.
7Les quatre graphiques de la figure 35 présentent la répartition des enfants âgés de 6 à 17 ans3 selon ces statuts, par âge, par sexe et par milieu. A première vue, les profils représentés dans ces graphiques sont relativement similaires et permettent de distinguer deux phases. La première correspond au profil des enfants âgés de 6 à 10 ans. Quels que soient leur milieu de résidence et leur genre, les enfants de cette classe d’âges se répartissent entre des enfants qui n’ont jamais été à l’école et des enfants qui sont en train de suivre le cycle primaire.
8À mesure que l’âge augmente, la proportion d’enfants de la première catégorie diminue au profit de la seconde. Une seconde phase peut être observée à partir de l’âge de 11 ans. A cet âge, certains enfants ont en effet achevé le cycle primaire et cette proportion augmente régulièrement tandis que celle des enfants scolarisés en primaire diminue. Parmi les enfants qui ont achevé le cycle primaire, certains poursuivent leur scolarité tandis que d’autres ne vont plus à l’école. Enfin, d’autres enfants quittent l’école avant d’avoir achevé le cycle primaire.
9Au-delà de cette description générale, les profils diffèrent quelque peu tant entre milieux de résidence qu’entre filles et garçons. En milieu urbain, les garçons sont scolarisés à 48 % à l’âge de 6 ans contre 39 % pour les filles. Ces proportions en milieu rural sont de l’ordre de 33 % aussi bien pour les filles que pour les garçons. Comme indiqué plus haut, la proportion d’enfants scolarisés en primaire augmente régulièrement pour toutes les catégories d’enfants pour atteindre des maxima de 90 % de la cohorte des enfants de 10 ans en milieu urbain et de 87 % des enfants de 11 ans en milieu rural.
10Le retard pris à l’entrée à l’école en milieu rural – qui se traduit par de faibles taux de scolarisation pour les enfants de 6 ans y résidant – se retrouve dans la plus faible proportion d’enfants de 12 ans ayant achevé le cycle primaire : tandis que 19 % des garçons et 13 % des filles de 12 ans résidant en milieu urbain l’ont achevé, ils ne sont que 8 % des garçons et 6 % des filles en milieu rural.
11Enfin, la différenciation des parcours entre milieux de résidence s’accentue pour les cohortes les plus âgées. Ainsi, en milieu urbain on trouve environ 30 % d’adolescents âgés de 17 ans qui n’ont pas achevé de cycle primaire (en incluant ceux qui ne sont jamais allés à l’école) alors que cette proportion atteint plus de 55 % en milieu rural. Inversement, 67 % des garçons et 60 % des filles de 17 ans résidant en milieu urbain ont achevé le cycle primaire, alors qu’ils ne sont que 36 % et 35 % respectivement en milieu rural. L’écart entre milieux de résidence domine largement l’écart entre les sexes.
12Les enfants ayant achevé le cycle primaire se répartissent entre ceux qui ont quitté l’école et ceux qui poursuivent l’école au niveau secondaire. C’est la proportion de ces derniers qui diffère le plus entre les deux milieux : ils sont 52 % des garçons et 44 % des filles à poursuivre leurs études au-delà du primaire en milieu urbain alors qu’ils ne sont que 22 % et 18 % respectivement en milieu rural.
13L’objectif de scolarisation primaire universelle appelle à résoudre plusieurs problèmes dont les déterminants diffèrent potentiellement. L’analyse des profils présentés ci-dessus indique en effet que l’achèvement du cycle primaire tient au moins à deux décisions-clés : celle d’entrer à l’école et celle de poursuivre un cycle primaire complet. Ces deux décisions sont ici examinées à travers l’estimation de deux modèles : le premier analyse le choix de scolarisation et le second celui de l’achèvement du cycle primaire. Ces deux choix sont mis en regard avec plusieurs variables explicatives qui peuvent être classées en deux groupes : un groupe de variables qui décrivent l’enfant et son ménage (variables de demande) et un groupe de variables qui rendent compte de son milieu de résidence et de l’offre scolaire existante au niveau local (variables d’offre). On examinera ici plus particulièrement les variables qui se rapportent à la demande d’éducation.
14À l’exception des variables d’offre scolaire, on peut trouver dans les données collectées dans le cadre d’EPM 2005 un certain nombre de variables explicatives. Dans ce qui suit, les résultats des estimations économétriques des deux modèles de choix sont présentés sous forme graphique (fig. 36 et 37)4. Les modèles sont estimés séparément pour les garçons et les filles et par milieu de résidence en utilisant une forme fonctionnelle de type probit. Le même ensemble de variables explicatives est inclus dans toutes les estimations :
caractéristiques de l’enfant : âge, variable indiquant si l’enfant est enfant du chef de ménage, rang dans la fratrie, possession d’un acte de naissance ;
caractéristiques du ménage : sexe du chef de ménage, éducation du chef de ménage et de son épouse, variables indicatrices de la présence dans le ménage du père et de la mère de l’enfant, variable indicatrice du statut indépendant du chef de ménage, taille du ménage, variable indicatrice de la position du ménage en termes de richesse (quintiles) ;
variables d’offre au niveau du fivondronana : nombre de classes et ratio élèves/enseignant pour chaque niveau, indicatrices régionales5.
15Le premier modèle estimé porte sur la probabilité d’être scolarisé en 2005 pour tous les enfants âgés de 6 à 14 ans. Les résultats reportés dans les figures 36 et 37 mettent en évidence l’importance de la richesse du ménage quel que soit le milieu de résidence : en milieu urbain, les filles appartenant au quintile le plus riche ont une probabilité supérieure de 21 % d’être scolarisées par rapport aux filles du quintile le plus pauvre. L’écart entre filles et garçons est relativement faible. L’importance de la richesse apparaît en revanche légèrement moindre en milieu rural, ce qui pourrait s’expliquer soit par la plus grande importance des facteurs d’offre dans les zones rurales, soit par « le paradoxe de richesse » mis en évidence dans le cas du Pakistan et du Ghana par Bhalotra et Heady (2003). Selon les résultats de leur étude, les enfants travaillent plus dans les familles qui disposent de plus de terres en raison du fonctionnement imparfait des marchés de la terre et du travail. Cet effet est susceptible d’atténuer la corrélation de la richesse et de la scolarisation. Dans le cas des résultats présentés ici, cela pourrait également expliquer le fait qu’en milieu rural les garçons appartenant à un ménage dont le chef exerce une activité indépendante ont une probabilité moindre d’être scolarisés.
16Concernant les autres variables caractérisant les ménages, les résultats montrent que le sexe du chef de ménage exerce un impact significatif sur la probabilité d’être scolarisé, notamment pour les filles : celles-ci ont une probabilité d’être scolarisées inférieure de 9,5 % en milieu rural et de 15,3 % en milieu urbain lorsque le chef de leur ménage est un homme. Les niveaux d’éducation du chef et de son épouse - mesurés par leurs années de scolarisation - ont également un impact positif sur la probabilité d’être scolarisé : celui-ci est de l’ordre de 1 % pour chaque année d’étude supplémentaire. Les autres variables n’apparaissent pas affecter significativement la probabilité d’être scolarisé.
17Du côté des caractéristiques de l’enfant, c’est la possession d’un acte de naissance qui semble être la variable la plus fortement associée à la scolarisation. Cette corrélation est particulièrement forte en milieu rural où le fait de détenir un acte de naissance augmente de plus de 15 % la probabilité d’être scolarisé. Cette corrélation pourrait s’expliquer par le fait que les parents qui font la démarche d’enregistrement de la naissance de leur enfant sont également ceux qui sont plus sensibles aux avantages de la scolarisation. Le rang dans la fratrie exerce également un impact négatif - quoique assez faible - dans le sens où les aînés ont une probabilité d’être scolarisés plus élevée que leurs cadets.
18L’examen des résultats du second modèle met en évidence des associations entre l’achèvement du cycle primaire et les variables de demande relativement similaires à celles trouvées pour le premier modèle. Ce modèle est estimé sur l’échantillon des enfants âgés de 11 à 17 ans. Les ordres de grandeurs des coefficients sont néanmoins plus élevés que dans le modèle de scolarisation, notamment pour les variables de richesse. On trouve par exemple que le fait d’appartenir à un ménage du quintile le plus riche augmente de plus de 40 % la probabilité d’achever le cycle primaire. Cela pourrait s’expliquer par le fait que le coût d’opportunité du temps des enfants augmente avec leur âge et que seuls les ménages les plus riches parviennent à maintenir leurs enfants à l’école jusqu’à l’âge d’achèvement du cycle primaire. Là encore, l’impact des variables de richesse est moindre en milieu rural mais reste relativement élevé. Les niveaux d’éducation du chef de ménage et de son épouse sont également associés positivement avec la probabilité d’achever le cycle primaire alors que les filles résidant en milieu rural et appartenant à un ménage dont le chef est un homme ont une probabilité plus faible d’y parvenir.
19L’analyse présentée ci-dessus met en évidence plusieurs résultats intéressants concernant la demande d’éducation primaire des ménages malgaches. Parmi les caractéristiques des ménages fortement et positivement associées à la probabilité d’être scolarisé d’une part et de compléter le cycle primaire d’autre part figurent, de manière peu surprenante, le niveau de richesse du ménage et les niveaux d’éducation du chef de ménage et de son épouse. On retiendra par exemple qu’en milieu urbain, un enfant du quintile le plus riche a une probabilité d’achever le cycle primaire supérieure de 40 %, ceteris paribus, par rapport à celle d’un enfant du quintile le plus pauvre.
Chocs agricoles et décision de scolarisation en milieu rural malgache6
20La présente section vise à analyser les déterminants de la scolarisation en cycle primaire d’un échantillon d’enfants issus de ménages ruraux. L’attention est plus particulièrement portée sur l’impact des chocs économiques subis par les ménages sur les décisions de scolarisation des enfants en âge d’être scolarisés. L’hypothèse de travail est qu’en l’absence de marché formel d’assurance, les chocs induits par la volatilité des revenus agricoles peuvent être néfastes à l’investissement dans l’éducation si la mise au travail des enfants constitue un mécanisme de lissage de la consommation familiale et si cette mise au travail conduit à la déscolarisation.
21Les données mobilisées pour cette analyse proviennent des observatoires ruraux, un dispositif original d’enquêtes auprès de ménages agricoles conçu et mis en œuvre, à partir de 1995, par le projet Madio (Madagascar-Dial-Instat-Orstom)7, puis repris depuis 2003 par le Réseau des observatoires ruraux (ROR). Ce dispositif consiste en des enquêtes annuelles auprès d’un panel de ménages répartis dans 25 villages situés dans quatre régions agro-écologiques différentes. Les données permettent de suivre les individus dans le temps et ainsi de reconstituer les trajectoires scolaires des enfants.
22La plupart des ménages ruraux malgaches tirent l’essentiel de leurs revenus de l’agriculture et sont exposés à un fort degré d’incertitude en raison de la fréquence et de l’intensité des aléas frappant les champs de culture ou les troupeaux. En l’absence de marchés du crédit ou de l’assurance, des moyens alternatifs pour éliminer ou atténuer les conséquences défavorables de ces aléas doivent être trouvés par les ménages. Ces moyens incluent par exemple la vente d’actifs, les emprunts auprès d’institutions formelles ou informelles, ou l’augmentation des heures travaillées. La mise au travail des enfants peut également constituer l’un de ces moyens. Les données collectées dans le cadre des observatoires ruraux et mobilisées pour cette étude ne permettent cependant pas d’étudier directement l’impact de chocs sur le travail des enfants car celui-ci n’est pas renseigné dans les enquêtes. La mise au travail des enfants est néanmoins susceptible d’avoir un impact sur leur scolarisation. On analyse donc ici l’impact des chocs de revenu sur la scolarisation. Cette analyse est conduite à travers celle des déterminants de la scolarisation en cycle primaire d’un échantillon d’enfants issus de ménages ruraux. Plus précisément, on examine le rôle des chocs de revenu subis par les ménages sur les probabilités d’entrée (dans) et de sortie hors de l’école de leurs membres en âge d’être scolarisés, en portant une attention particulière aux questions de genre et d’allocation intra-ménage des ressources.
23Avant de passer à l’étude des déterminants de la scolarisation, quelques éléments descriptifs méritent d’être présentés. Bien que généralement absentes des données collectées par le dispositif des observatoires ruraux, les informations relatives au travail des enfants ont été collectées en 2002 et permettent de tracer des profils d’activité selon l’âge. Ces profils sont présentés dans la figure 38. Ils font état d’une participation croissante avec l’âge, tant aux tâches domestiques qu’aux travaux des champs. Cette participation est nulle jusqu’à l’âge de 4 ans, puis augmente régulièrement jusqu’à l’âge de 14 ans pour atteindre 90 % de participation aux travaux domestiques et 60 % de participation aux travaux des champs. Les courbes indiquent également une participation légèrement supérieure des filles aux travaux domestiques qui n’apparaît pas compensée par une participation significativement plus élevée des garçons aux travaux des champs.
24L’autre information descriptive d’intérêt porte sur la fréquence d’exposition aux risques des ménages enquêtes dans le dispositif des observatoires ruraux. À travers un module concernant les dégâts sur les cultures, les ménages sont en effet interrogés à chaque passage sur les chocs subis au cours de l’année écoulée. Plusieurs cultures sont considérées (riz, manioc, tubercules, maïs et autres), les chocs peuvent être de différentes origines (oiseaux, criquets, rats, intervention humaine, parasites, bétail, cataclysmes) et survenir soit dans les champs, soit pendant la période de stockage. Le tableau 27 présente la distribution des ménages enquêtes selon le nombre de chocs sur les champs de riz et de maïs subis au cours des cinq années d’enquête. Une majorité écrasante de ménages a subi plus d’un choc sur les champs de riz et les plus nombreux ont subi trois chocs. Les chocs sont moins nombreux sur les champs de maïs mais apparaissent néanmoins fréquents.
25Peu d’études se sont penchées sur la question des liens entre imperfection des marchés financiers (de crédit et d’assurance) et investissement en capital humain8. Cette question est néanmoins importante pour au moins deux raisons. Premièrement, son étude peut éclairer les mécanismes qui conditionnent le travail des enfants et par conséquent suggérer des remèdes à ce problème. En effet, si l’incapacité des ménages à gérer les chocs de revenu temporaires apparaît comme un déterminant plus important de la scolarisation que leur niveau de pauvreté, les programmes qui aident les parents à faire face aux situations d’urgence seront plus efficaces pour maintenir les enfants à l’école que les programmes qui visent à la réduction de la pauvreté. Deuxièmement, l’examen de la question des liens entre imperfection des marchés financiers (de crédit et d’assurance) et investissement en capital humain peut mettre en lumière l’un des mécanismes à travers lequel la pauvreté transitoire - liée à des facteurs conjoncturels tels que la variabilité des revenus - est source de pauvreté chronique - liée à de faibles niveaux de capital humain.
26Comme dans la première partie, l’analyse s’appuie sur l’estimation de deux modèles de choix discrets : le premier concerne la décision d’entrer à l’école et le second la décision d’en sortir. Les variables dépendantes sont construites à partir du statut de scolarisation d’un panel d’enfants. En effet, pour chaque enfant du panel, les enquêtes du ROR collectent le statut de scolarisation et l’on peut donc reconstituer une série temporelle de données indiquant pour chaque année si l’enfant est scolarisé ou non. À partir de ces séries, on définit l’entrée à l’école comme un changement du statut de « non scolarisé » vers celui de « scolarisé ». À l’inverse, un changement du statut de « scolarisé » vers celui de « non scolarisé » est défini comme sortie de l’école.
27Le même ensemble de variables explicatives est utilisé dans les deux modèles. Il s’agit de caractéristiques de l’enfant (sexe, âge, statut d’enfant du chef, rang dans la fratrie), de caractéristiques de sa fratrie (nombre de grands frères, nombre de grandes sœurs, nombre de petits frères, nombre de petites sœurs) et de variables de chocs démographique et économique (nombre de décès de personnes âgées, variations du revenu). Les modèles sont estimés en utilisant une forme fonctionnelle logistique et en incluant des effets fixes ménage. Cela implique d’exclure du modèle des caractéristiques du ménage invariantes dans le temps mais permet de se prémunir contre certains biais d’endogénéité. La variable d’intérêt pour la question posée ici est celle qui mesure les variations du revenu. Cette variable n’est pas directement mesurée mais prédite à partir des coefficients issus de l’estimation d’un modèle de revenu incluant des variables de choc et des données sur les variations climatiques au niveau local. Cette première étape permet de ne capturer que la dimension « exogène » des variations de revenu, c’est-à-dire la partie non contrôlée par les ménages, tout en conservant de la variabilité dans les chocs subis par chaque ménage : ainsi, les ménages qui disposent de plus de terres seront plus sensibles aux chocs sur les cultures.
28Les résultats sont présentés dans le tableau 28 Ils indiquent que les chocs transitoires de revenu ont un impact significatif sur la probabilité de sortir de l’école mais pas sur la probabilité d’entrer à l’école. Ce résultat est cohérent avec l’observation selon laquelle la participation des enfants aux tâches domestiques et aux activités agricoles augmente avec l’âge : les parents qui ont besoin de mettre leurs enfants au travail feront plus souvent appel aux enfants les plus âgés (voir fig. 38). Par ailleurs, la probabilité d’entrer à l’école apparaît sensible aux chocs démographiques subis par la famille : elle est corrélée négativement avec le décès ou le départ de membres âgés du ménage. Nos résultats indiquent également que les parents favorisent les filles dans le domaine éducatif puisque leur probabilité d’entrer (resp. de sortir) est supérieure (resp. inférieure) à celle des garçons, toutes choses égales par ailleurs. Enfin, certains résultats suggèrent l’existence d’une compétition au sein des fratries pour l’accès aux ressources éducatives. L’étude de l’impact des chocs de revenu sur les décisions de scolarisation des enfants suggère donc que la déscolarisation des enfants les plus âgés constitue un mécanisme de gestion du risque pour les ménages ruraux.
Décès et décision de scolarisation en milieu rural malgache
29Parmi les risques encourus par les ménages figurent, de manière évidente, ceux liés à la vie humaine (maladie, décès, etc.). L’impact de ce type de risque, déjà évoqué dans la section précédente, sera ici approfondi. Au cours des dernières années, la question de l’impact du décès prématuré des parents sur la scolarisation des enfants est devenue prépondérante, particulièrement en Afrique. En effet, la propagation de l’épidémie de sida et l’augmentation concomitante du taux de mortalité des jeunes adultes ont formidablement contribué à accroître le nombre d’orphelins. Dans le cas de l’Afrique subsaharienne, la proportion d’enfants âgés de moins de 15 ans ayant perdu au moins un de leurs parents est ainsi estimé à 10 % (Hunter et Williamson, 2000). Dès lors, un certain nombre de travaux ont cherché à évaluer dans quelle mesure le décès des parents pouvait affecter l’investissement éducatif de leurs enfants. A priori, l’impact attendu est plutôt celui d’une diminution de la demande d’éducation, et ce pour plusieurs raisons : la perte d’un parent peut d’abord occasionner une perte de revenu pour le ménage et être ainsi à l’origine de difficultés financières. Le ménage peut alors se trouver dans l’incapacité de prendre en charge les coûts d’éducation des enfants et/ou être contraint de les mettre au travail. Même si les enfants continuent de fréquenter l’école, la perte de revenu du ménage peut provoquer une baisse des dépenses alimentaires et une malnutrition pouvant entraver leur capacité d’apprentissage. Un décès peut également contraindre les enfants à accomplir certaines des tâches domestiques jusque-là prises en charge par le parent disparu, etc. On peut toutefois également concevoir que la famille élargie ou le réseau social des ménages fonctionne comme un mécanisme d’assurance et que le décès d’un parent soit sans conséquence sur la scolarisation des enfants si, à la suite du décès, ces derniers sont confiés à des voisins ou des proches pouvant prendre en charge les frais de leur éducation (Akresh, 2006).
30L’objectif de cette section est de restituer un second travail de recherche proposant une analyse des liens entre décès et décisions de scolarisation en milieu rural malgache. Plus précisément, l’idée de ce travail est d’examiner si, dans un contexte où l’accès aux ressources est limité et où les mécanismes d’assurance formels et les marchés sont défaillants, les ménages soumis à des chocs inattendus affectant leurs ressources disponibles, comme le décès d’un de leurs membres, ont recours à des stratégies particulières de gestion des risques incluant l’arrêt de la scolarisation des enfants et l’augmentation du travail enfantin.
31La section se compose de deux parties. Les données mobilisées dans la première partie sont issues du dispositif d’enquêtes du Réseau des observatoires ruraux (ROR) et portent sur un large panel d’enfants observés sur deux années consécutives, en 2004 et 2005. Pour chacune de ces deux années, l’enquête recense les décès, les naissances ainsi que les départs ou les arrivées en migration qui se sont produits au cours des douze derniers mois. Elles permettent de voir dans quelle mesure le décès d’un adulte a eu un impact sur la fréquentation scolaire des enfants. Les données mobilisées dans la seconde partie sont également issues du dispositif du ROR, mais portent cette fois sur une population adulte, constituée des chefs de ménage et de leurs conjoints. En 2004, ces derniers ont été interrogés sur leurs ascendants et notamment sur la date de décès de leurs parents, le cas échéant. Les données permettent donc de voir dans quelle mesure, une fois arrivés à l’âge adulte, les individus ayant perdu un ou deux parents dans l’enfance sont significativement moins éduqués que les autres.
Décès et fréquentation scolaire : quel impact à court terme ?
32Le tableau 29 décrit la composition du panel d’enfants enquêtes en 2004 et en 2005. Au total, l’échantillon comprend 6 095 enfants. 2,7 % d’entre eux appartiennent à un ménage dont un membre d’âge adulte est décédé entre les deux vagues d’enquête.
33Avant d’observer les liens entre mortalité des adultes et fréquentation scolaire, il est au préalable nécessaire de décrire la façon dont la variable dépendante de scolarisation a été définie. Dans ce qui suit, un enfant est dit scolarisé en 2004 s’il a effectué la rentrée scolaire de septembre 2004 et s’il était encore à l’école au moment de la vague 2004 des enquêtes du ROR qui a eu lieu entre la fin de l’année 2004 et le début de l’année 2005. De la même façon, un enfant est dit scolarisé en 2005 s’il a effectué la rentrée scolaire de septembre 2005 et s’il était encore à l’école au moment de la vague 2005 des enquêtes du ROR qui a eu lieu entre la fin de l’année 2005 et le début de l’année 2006.
Étape 1 : analyse en différence de différences simple (non paramétrique)
34Afin d’estimer avec précision les différences de trajectoires scolaires entre orphelins et non-orphelins sur la période, on a recours à une démarche contre-factuelle, très employée pour l’évaluation des politiques publiques et dite en différence de différences. Elle consiste à assimiler le décès à un « traitement » et à comparer l’évolution du résultat scolaire (S) (statut de scolarisation, années d’études, redoublement, etc.) entre les enfants du groupe de traitement (T) et ceux du groupe de contrôle (C). Le groupe de traitement correspondant ici à l’échantillon des enfants qui ont subi un décès d’adulte dans leur ménage et le groupe de contrôle aux autres enfants.
35En effet, l’idéal serait de mesurer l’impact du décès sur des enfants identiques, issus des mêmes ménages et dans des circonstances similaires. Formellement, si l’on note STit (respectivement SCit), le résultat scolaire potentiel d’un enfant i à la période t s’il est soumis au traitement (respectivement s’il n’y est pas soumis), l’effet du traitement α se calcule donc pour un enfant i :
36α = [STi2005 – SCit2005] (1)
37Toutefois, l’identification individuelle de cet effet n’est pas possible dans la mesure où les enfants ne peuvent se trouver à la fois dans le groupe de traitement et dans le groupe de contrôle. En d’autres termes, les résultats potentiels ne sont pas tous observés pour chaque enfant. SCi2004 est observé à la première période (avant traitement) et correspond au résultat atteint Si2004. En revanche, Si2005 correspond à STi2005 pour les enfants du groupe de traitement et à SCi2005 pour les enfants du groupe de contrôle.
38Ainsi, l’idée fondamentale sous-jacente à l’estimateur en différence de différences est d’utiliser la variation observée du résultat scolaire dans le groupe de contrôle pour identifier l’effet moyen du traitement sur les traités αDD, dans le groupe de traitement :
39αDD = E[STi2005 –SCit2005 / T] (2)
40où la fonction E(X|T) indique l’espérance statistique de X sachant T.
41L’hypothèse d’identification centrale est que les taux de scolarisation des orphelins auraient évolué de la même manière que les taux de scolarisation des autres enfants s’ils n’avaient pas subi de décès. Formellement, on suppose que :
42E[SCi2005 – SCit2004 / T] = E[SCi2005 – SCit2004 / C]
43Sous cette hypothèse, l’effet moyen du traitement peut ainsi se calculer de la manière suivante :
44αDD = E[Si2005 – Sit2005 / T] - E[Si2005 – Sit2005 / C] (3)
45L’avantage de cet estimateur est que la procédure de différenciation permet de contrôler toutes les caractéristiques invariantes dans le temps des ménages et des enfants, potentiellement corrélées au décès et affectant la scolarisation. Il fournit donc une estimation de l’impact du décès non biaisée et « purgée » du trend éventuel dans l’évolution de la scolarisation et/ou de l’effet d’autres chocs intervenus sur la période.
46Le tableau 30 montre les résultats de cette procédure d’estimation simple non paramétrique sur l’échantillon des enfants âgés de 6 à 18 ans, scindé par sexe. Le taux de scolarisation des orphelins apparaît en moyenne plus faible que celui des autres enfants et chute de 7,7 points de pourcentage pour les garçons et de 10,2 points pour les filles entre les deux dates. L’estimateur DD montre que ces baisses sont statistiquement différentes de 6,2 points de pourcentage pour les garçons et de 7,6 points pour les filles des baisses observées dans le groupe de contrôle (respectivement 1,5 et 2,6 points).
47Ces statistiques descriptives simples montrent donc que le choc représenté par le décès d’un adulte dans le ménage a un impact négatif significatif sur la scolarisation des enfants survivants. En outre, les filles semblent plus affectées que les garçons.
48Toutefois, ces résultats sont fondés sur des statistiques bivariées et pourraient s’expliquer par des différences régionales ou des caractéristiques spécifiques des ménages et des individus qu’elles ne permettent pas de contrôler conjointement, du fait de la nature non parfaitement « expérimentale » des données. Ainsi, afin de mesurer plus précisément les différences de trajectoires scolaires dues à l’impact de la mortalité toutes choses égales par ailleurs, il est nécessaire de recourir à des méthodes économétriques multivariées plus fines.
Étape 2 : estimation en différence de différences (paramétrique)
49L’objectif est ici plus précisément de déterminer l’impact du décès d’un adulte sur la scolarisation des enfants, en contrôlant pour un ensemble de caractéristiques observables des ménages et des individus pouvant affecter les investissements éducatifs. L’idée centrale est donc d’examiner si, toutes choses égales par ailleurs, les enfants ayant subi un décès entre 2004 et 2005 ont une probabilité moins grande d’aller à l’école. Le modèle de base estimé est le suivant :
50P(Siht = 1) = f (α + βDht + εXi + βXh2004 + φVt ) (4)
51où Siht est une indicatrice égale à 1 si l’enfant i du ménage h est scolarisé à la date t ; Dht est une indicatrice égale à 1 si le ménage h a subi un décès d’adulte à la date t ; Xi, un vecteur de caractéristiques de l’enfant i ; Xh2004, vecteur de caractéristiques du ménage h, mesurées en 2004 avant le décès ; Vt, un vecteur d’indicatrices village-temps ; et α, une constante.
52Cette procédure d’estimation permet de mesurer l’impact relatif du décès sur les investissements éducatifs en contrôlant pour l’hétérogénéité observable des ménages et des individus. Toutefois, considérer les caractéristiques initiales des ménages et des individus peut ne pas suffire et les effets estimés pourraient être biaisés en raison de l’endogénéité du décès ou de l’existence de variables omises, influençant conjointement décès et demande d’éducation. En particulier, il pourrait exister une hétérogénéité additionnelle inobservée affectant les décisions de scolarisation et corrélée au décès.
53Ce problème, auquel sont soumises les études sur données transversales, peut en revanche être traité de manière précise en utilisant la dimension longitudinale des données. La procédure consiste à adopter une démarche proche de la stratégie en différence de différences utilisée à l’étape 1, en incluant dans les estimations précédentes des effets fixes ménages ou enfants. En effet, l’inclusion d’effets fixes ménages ou enfants permet de la même façon de contrôler l’effet de toute caractéristique du ménage/de l’enfant invariante dans le temps et de « purger » les estimations de la corrélation potentielle entre le décès et des facteurs inobservés. Les modèles estimés sont les suivants :
54P(Siht = 1) = f (αη + βDht + εXi + φVt ) (5)
55P(Siht = 1) = f (αι + βDht + φVt ) (6)
56où αη est un effet fixe ménage ; αι est un effet fixe enfant ; et les autres variables sont définies comme précédemment.
57Ces modèles sont équivalents à une spécification en différence de différences classique et le paramètre estimé β mesure de la même façon l’effet moyen du traitement. Dans la mesure où l’hétérogénéité inobservée au niveau des ménages ou au niveau des individus est invariante dans le temps, ces spécifications conduisent à des estimations non biaisées de l’impact du décès sur la scolarisation. Elles seront estimées avec un modèle à probabilité linéaire et avec un modèle à choix discret (en prenant f la fonction de distribution logistique), plus adapté à la nature dichotomique de la variable dépendante.
58Les résultats des estimations sont donnés dans le tableau 31. Ils montrent que le décès d’un adulte a, toutes choses égales par ailleurs, un impact négatif relativement important sur la demande d’éducation. Les estimations MCO (Moindres carrés ordinaires) sont très proches des estimations fourmes par l’analyse en différence de différences non paramétrique de l’étape 1. Les coefficients estimés correspondent à une baisse de la probabilité de scolarisation pour les enfants comprise entre 18 et 21 % suite à un décès [effet marginal calculé sur la base du modèle Logit (2)]. L’effet est robuste à travers l’ensemble des spécifications utilisées, et en particulier lorsque l’on contrôle pour la corrélation potentielle entre le décès d’un adulte et des facteurs inobservés au niveau des ménages et des individus. Néanmoins, notons que la précision des estimations à effets fixes enfants est plus faible, ce qui est sûrement lié au fait que ce modèle est « surparamétré » dans la mesure où le choc de décès est mesuré au niveau du ménage et donc les effets fixes ménages capturent vraisemblablement une grande partie de l’hétérogénéité inobservée potentiellement corrélée au décès.
59Ces résultats vont donc dans le même sens que ceux obtenus à travers l’analyse descriptive simple et suggèrent que la perte d’un membre d’âge actif contraint les ménages à déscolariser les enfants. Les données ne permettent néanmoins pas de savoir si la déscolarisation est consécutive à des difficultés financières passagères, si elle résulte d’un besoin de main-d’œuvre ou les deux à la fois.
La perte précoce d’un parent a-t-elle des répercussions à long terme ?
60Le questionnaire 2004 de l’enquête du ROR inclut l’ensemble des modules standards, auxquels a été ajouté exceptionnellement un module rétrospectif. Ce module, administré à l’ensemble des chefs de ménage et à leurs conjoints, a été introduit pour collecter des informations sur les parents des répondants : lieu de naissance et de résidence, nombre de descendants, niveau d’éducation, valeur des actifs fonciers possédés et date du décès, le cas échéant. On connaît donc, à partir de l’enquête, le niveau d’éducation des chefs de ménage et de leurs conjoints, et on sait quels sont ceux qui parmi eux ont perdu leurs parents durant leur enfance.
61Au total, 12 477 individus ont été enquêtes, dont 24,1 % ont perdu prématurément (avant l’âge de 18 ans) au moins un de leurs parents (groupe A). Le tableau 32 compare le niveau moyen d’éducation atteint par ces derniers avec celui des individus dont les parents sont encore vivants ou décédés après leur majorité (groupe B). Les résultats montrent que les individus du groupe A sont proportionnellement plus nombreux à n’avoir jamais été scolarisés. En effet, 33,7 % d’entre eux ne sont jamais allés à l’école, contre seulement 26,9 % des individus du groupe B. En outre, ils ont en moyenne près d’une année d’éducation en moins. En termes de scolarisation, les filles semblent plus touchées que les garçons par le décès prématuré d’un de leurs parents. Toutefois, cette différence disparaît lorsque l’on considère le niveau d’études atteint. Ces différences simples suggèrent donc que le décès d’un parent durant l’enfance a des répercussions durables sur l’éducation. Néanmoins, cette appréciation à partir de simples statistiques bivariées peut être erronée pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’elle repose sur une comparaison d’individus pouvant être issus de cohortes aux niveaux d’éducation moyens très différents. Ensuite, parce qu’elle ne tient pas compte de différences spécifiques pouvant exister entre les adultes du groupe A et ceux du groupe B. Il est par exemple possible que les adultes ayant perdu leurs parents dans l’enfance soient dans leur grande majorité issus de ménages pauvres et que ce soit la pauvreté des ménages plus que la perte précoce d’un parent qui soit à l’origine de la moindre fréquentation scolaire.
62Afin d’identifier de manière plus robuste l’impact de long terme du décès sur l’investissement éducatif, nous estimons une équation de demande d’éducation permettant de saisir l’effet respectif du décès et des caractéristiques observables des individus et de leurs parents. L’idée est simple et consiste à régresser le nombre d’années de scolarisation achevées sur une indicatrice de décès prématuré des parents et un vecteur de caractéristiques individuelles et familiales, selon le modèle suivant :
63Εi = α + βD + γXi + φΧρ + εi (7)
64où Εi est le nombre d’années de scolarisation achevées par l’individu i, D est une indicatrice prenant la valeur 1 si l’enfant i a perdu un parent avant 18 ans (0 sinon), X, est un vecteur de caractéristiques individuelles de l’individu i, Xp est un vecteur de caractéristiques des parents de l’individu i, α est une constante et εi, un terme d’erreur. Cette équation est estimée sur l’échantillon complet d’individus pour lesquels la tranche d’âge au moment du décès est renseignée. Afin de déceler d’éventuels effets différenciés du décès en fonction des caractéristiques des individus et de leurs parents, nous estimons également des spécifications particulières de ce modèle en scindant la variable de mortalité entre décès du père/décès de la mère et en incluant des interactions de la variable de mortalité avec une indicatrice du sexe et des indicateurs de richesse des parents.
65Le tableau 33 présente les résultats des estimations du modèle parcimonieux, c’est-à-dire sans variables d’interaction. Le vecteur de caractéristiques individuelles inclut le sexe, la taille de la fratrie, deux indicatrices respectivement égales à 1 si l’individu est le premier né ou le dernier né de la fratrie et enfin la date de naissance de l’individu. Cette dernière variable permet de saisir la tendance à l’augmentation des niveaux d’éducation moyens dans le temps. Le vecteur de caractéristiques des parents inclut le nombre d’années de scolarisation achevées (en log) par les deux parents, ainsi que les superficies (en log) des rizières possédées en commun et individuellement (actuellement ou au moment du décès, le cas échéant). Afin de saisir les facteurs d’offre scolaire, est également inclus parmi les régresseurs un vecteur d’indicatrices régionales, correspondant aux régions de résidence, actuelles ou au moment du décès, des parents. L’hypothèse implicite qui sous-tend l’introduction de ces variables est que les individus ont effectué leur scolarisation dans la région où résident (ou résidaient au moment de leur décès) leurs parents.
66Les résultats de la colonne (1) montrent que le décès prématuré d’un parent est négativement et significativement corrélé au nombre d’années de scolarisation achevées par les individus. Les individus ayant perdu prématurément au moins un de leurs parents apparaissent donc significativement moins instruits en moyenne que les autres. Lorsque les caractéristiques individuelles et familiales sont incluses parmi les régresseurs (colonnes 2 et 3), le décès d’un parent est associé, toutes choses égales par ailleurs, à une baisse moyenne de 24 % du niveau d’études réalisées. La perte d’un parent avant l’âge de 5 ans a un impact plus marqué encore. Ceci est probablement lié au fait que les très jeunes orphelins ont une plus grande probabilité de n’avoir jamais fréquenté l’école. Les autres résultats montrent que les femmes, les cohortes d’individus les plus âgés et les derniers-nés des fratries sont moins éduqués en moyenne. Enfin, le niveau d’études et la richesse des parents ont tous deux un impact positif sur le nombre d’années de scolarisation achevées.
67Le tableau 34 fournit les résultats des estimations relatives aux spécifications particulières de l’équation (7). Les résultats montrent que le décès du père a un impact négatif plus important que le décès de la mère. En revanche, on n’observe pas d’impact négatif cumulé du décès des deux parents. De même, les estimations ne montrent pas d’effet différencié en fonction du sexe de l’individu et de la richesse des parents. Si l’on se réfère aux résultats de la section précédente, il semble donc que la déscolarisation des filles joue comme un facteur d’ajustement à court terme seulement. Le fait que la pauvreté n’accroisse pas la vulnérabilité des individus dans ces estimations est plus étonnant. Toutefois, il serait intéressant de regarder l’impact du décès en fonction d’autres indicateurs de richesse (non disponibles dans les données). En effet, l’interaction de la variable de mortalité avec les superficies des rizières possédées n’était de la même façon pas significative dans les estimations de la section précédente. Il reste possible que ce paradoxe soit lié au fait qu’en l’absence d’un marché du travail efficace, les familles propriétaires de terres sollicitent la main-d’œuvre de leurs enfants sur les exploitations suite à un décès.
68L’ensemble des résultats de cette section montre que le décès prématuré d’un parent a des répercussions de long terme sur le niveau d’éducation, us s’inscrivent en complément de l’analyse réalisée à la section précédente et semblent confirmer l’hypothèse selon laquelle la perte précoce d’un parent entraîne un arrêt durable sinon définitif de la scolarisation des enfants.
Conclusion
69En complément du chapitre 4 de cet ouvrage très centré sur l’offre scolaire et les politiques éducatives mises en place par le gouvernement malgache depuis quelques années, ce chapitre s’est attaché à examiner les déterminants de la demande d’éducation à partir de différentes bases de données. Bien que n’établissant pas au sens strict de lien de causalité entre la richesse et les décisions qui déterminent l’achèvement du cycle primaire, les résultats issus de l’analyse conduite sur les données de ΓΕΡΜ 2005 suggèrent l’importance de la prise en compte de la situation économique des ménages dans les politiques éducatives. Comme indiqué dans le chapitre 4, la politique de gratuité de l’éducation primaire instaurée par le gouvernement malgache en 2002 a fortement contribué à l’amélioration des taux de scolarisation, notamment pour les ménages les plus pauvres. Cette politique de la gratuité ne sera pas nécessairement suffisante pour maintenir les enfants de ces ménages à l’école jusqu’à l’achèvement du cycle primaire. Pour ce faire, des politiques ciblées vers les plus pauvres devraient être parallèlement mises en œuvre.
70Les analyses suivantes portent sur des données des observatoires ruraux, collectées auprès d’un panel de ménages ruraux. Le suivi annuel des ménages permet de suivre les trajectoires scolaires des enfants et, partant, d’analyser l’impact de deux types de chocs (la baisse transitoire du revenu agricole et le décès d’un adulte) sur la fréquentation scolaire. Les résultats des analyses montrent que l’un et l’autre choc ont un impact négatif immédiat sur la fréquentation scolaire des enfants issus des ménages concernés et des répercussions perceptibles à long terme sur le stock de capital humain. Il semble donc qu’en l’absence de mécanismes formels de gestion des risques, les ménages soient contraints de déscolariser leurs enfants, et probablement de recourir au travail enfantin, ce dernier jouant le rôle de « variable d’ajustement », pour faire face à un choc inattendu.
71Ces résultats ont également des implications politiques fortes. Ils suggèrent en effet que, parallèlement à l’amélioration de l’offre scolaire, des efforts importants doivent être consentis pour réduire la vulnérabilité des ménages, particulièrement pour ceux résidant en milieu rural. Cela peut passer par la mise en place de filets sociaux de sécurité par l’État ou par la promotion de systèmes de micro-assurance par les institutions de microfinance déjà présentes à Madagascar.
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Annexe
Annexe 1
Modèle probit de « Scolarisé en 2005 » Enfants de 6 à 14 ans (effets marginaux)
Annexe 2
Modèle probit de « Abandon en cours de primaire » Enfants de 6 à 17 ans (effets marginaux)
Annexe 3
Modèle probit de « Achèvement du cycle primaire » Enfants de 11 à 17 ans (effets marginaux)
Notes de bas de page
2Les proportions sont sensiblement équivalentes pour les cohortes âgées de 16 et 17 ans.
3La tranche d’âges de 6-17 ans retenue ici est plus large que celle retenue pour les estimations présentées plus loin car il s’agissait d’avoir une vision descriptive dynamique. Les estimations portant sur la scolarisation primaire, il nous a semblé plus pertinent de restreindre l’échantillon aux enfant âgés de moins de 15 ans.
4Les résultats des estimations sont présentés avec plus de détails en annexes 1,2 et 3. Le lecteur est invité à s’y reporter.
5Les coefficients des variables d’offre ainsi que des indicatrices de l’âge de l’enfant ne sont pas reportés dans les graphiques présentés. Les variables d’offre scolaire ont été construites à partir des données administratives et ne sont malheureusement pas disponibles à un niveau plus fin de désagrégation.
6L’essentiel de cette section est tiré d’un article publié en 2008 dans le Journal of African Economies sous le titre « Risk and Schooling Decisions in Rural Madagascar.A Panel Data-Analysis » (voir Gubert et Robilliard, 2008).
7Voir Droy et al. (2000) pour plus de détails sur le dispositif des observatoires ruraux.
8Les rares études qui existent sont celles de Jacoby et Skoufias ( 1997) en Inde, Jensen (2000) en Côte d’Ivoire et Sawada (2003) au Pakistan.
Notes de fin
1Dans le cas des modèles Logit, l’interprétation des coefficients estimés n’est pas aussi immédiate que pour les modèles MCO. Le calcul d’effets marginaux pose un certain nombre de problèmes techniques qui n’ont pas pu être résolus dans le cadre de ce chapitre.
Auteurs
Jean-Noel.Senne@ensae.fr
économiste, Crest (Ensae), Paris School of Economics et IRD, UMR 225 – Dial.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
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