Sécheresse, aides et changements alimentaires au Sahel nigéro-tchadien
Droughts, aid and food changes in Nigero-Chadian Sahel
p. 637-648
Résumés
Le Sahel nigéro-tchadien a certainement les ressources vivrières les plus variées de l’Afrique tropicale. Aussi, si les populations des régions de vieilles traditions en tirent admirablement parti, parvenant à se faire connaître par leurs cuisines, les éleveurs en revanche ne consomment que des céréales à peine transformées qu’ils combinent aux laitages qu’ils produisent. Lorsqu’ils furent confrontés aux diverses crises climatiques, les Sahéliens ne modifièrent guère leurs habitudes alimentaires quand ils furent obligés de vivre des dons de nourriture apportés par l’aide internationale.
Aucun des vivres nouveaux qu’ils découvrirent alors ne prit rang dans leurs habitudes de consommation, paraissant empressés de les bannir de leur quotidien. Par contre, les brassages de populations qu’entraînèrent les conflits firent disparaître bien des tabous alimentaires et firent connaître des plats limités auparavant à une région. Parallèlement, sucreries et boissons gazeuses se répandent, comme l’habitude de servir, chez les gens aisés, des repas comportant une succession de plats variés, distinctifs de classes sociales données.
The Nigero-Chadian Sahel probably has the most varied food resources of tropical Africa. If the peoples with a long lasting tradition in the area take a remarkable advantage of it, and build a renowned culinary tradition, the stockbreeders on the other hand only consume hardly processed cereals with dairy products. While confronted with the various climatic crises, Sahelian pastoralists hardly modified their food habits even when they were obliged to live on gifts of food brought by international organisations.
None of the new food they discovered then entered their eating habits, appearing hastened to banish them of their daily habits. On the other hand, the mixing of populations brought about by the conflicts made many food taboos to disappear, and brought to the knowledge of everyone some regional specialties. In parallel, sweet and fizzy beverages have spread, just like the habit for wealthy people to offer meals comprising various, distinctive of social classes.
Entrées d’index
Mots-clés : Afrique centrale, Sahel, choix alimentaires, ressources vivrières, sécheresses, conflits, pasteurs, paysans
Keywords : food choices, food resources, drought, conflicts, pastoral societies, peasant societies, Central Africa, Sahel
Texte intégral
1Bien que les ressources du Sahel nigéro-tchadien soient certainement parmi les plus variées d’Afrique, force est de constater que ses populations n’en utilisent pas toute la diversité puisque certaines se satisfont d’une gamme très réduite d’aliments. Parmi les 3 000 000 d’agriculteurs et de pasteurs qui peuplent la partie subaride du bassin tchadien, entre les 20e et 13e parallèles, dans une bande de terrain comprise entre le nord du massif de Termit et le sud du lac Tchad, et s’étirant de Zinder à la frontière soudanaise (voir carte en introduction, p. 15), coexistent principalement deux modes d’alimentation. Au niveau des marges méridionales, trois régions peuplées surtout de sédentaires, contrôlées autrefois par des empires pré-coloniaux, se distinguent par des régimes alimentaires variés, alors que partout ailleurs les éleveurs qui parcourent les steppes arides avec leurs troupeaux, se satisfont de repas frugaux. Contextes de crises mis à part, il est indéniable que toutes les communautés sahéliennes ne situent pas le besoin de se nourrir au même niveau dans leurs échelles de valeurs sociales.
2Alors que ces aspects qui les opposent suivent encore les limites des genres de vie et des mobilités saisonnières, des évolutions communes apparaissent dans les choix alimentaires des pasteurs et des paysans. Au-delà des différences ethniques et régionales, seuls des phénomènes de grande ampleur expliquent de tels changements. C’est pourquoi, dans un Sahel ravagé périodiquement par les sécheresses, nous tenterons d’abord d’apprécier l’impact des volumes considérables d’aliments distribués par l’aide internationale, avant d’évaluer les effets des brassages de populations que les crises politiques récentes du Tchad et du Niger ont entraînés.
Les choix alimentaires du Sahel
3Le Sahel et ses marges soudanienne et saharienne offrent, toutes proportions gardées et en se référant à d’autres zones du continent africain, quantités de produits vivriers cueillis ou cultivés, d’une richesse et d’une variété insoupçonnées, largement suffisantes en théorie, pour les besoins des populations. Palmeraies, jardins et vergers fournissent de nombreuses variétés de fruits et de légumes, l’agriculture vivrière offre plusieurs catégories de blés, de mil, de sorghos et de tubercules, et l’élevage, omniprésent, présente en toutes saisons sur les marchés, non seulement des animaux en bon état, mais aussi des sous-produits de qualité, que le troc rend accessibles à tous. Si l’on ajoute à ces ressources celles de la pêche et des produits de cueillette, on peut s’étonner que ces latitudes passent pour celles de la faim. Malheureusement, et souvent à juste titre, le Sahel reste encore emblématique des famines d’une Afrique dépendante pour sa survie de l’Aide internationale. Avant de revenir sur les effets de ces détresses périodiques, il convient de rappeler quels sont les choix alimentaires de base que font en année normale les agriculteurs et les éleveurs nomades.
4Les communautés villageoises des régions du Ouaddaï-Biltine, du Fitri ou de la périphérie du lac Tchad, correspondant aux marges orientales de l’ancien empire du Kanem-Bornou, possèdent de véritables cuisines de terroirs et des spécialités renommées. C’est ainsi que sur le plan alimentaire, la sauce de Khawal1 fonde la réputation du Ouaddaï. De couleur noire, mucilagineuse, peu engageante d’aspect, elle accompagne pourtant délicieusement viandes, polentas de mil et galettes de céréales. Ce mets traditionnel côtoie bien d’autres plats composés à partir de légumes provenant de cultures maraîchères variées, de l’emploi de nombreux condiments et de laitages sous diverses formes, dans des repas où abondent fruits, pâtisseries et boissons plus ou moins alcoolisées, allant de simples bières de mil à des liqueurs fortes obtenues après plusieurs distillations. Non seulement les Ouaddaïens tirent parti de toutes les ressources de leur environnement, mais ils exportent depuis des siècles quantités de fruits et de légumes séchés vers les marchés méridionaux, tandis que la réputation de bonne cuisinière de leurs femmes demeure incontestée. Plus à l’ouest, la région du lac Fitri, entre Souar et Yao principalement, compense un éventail de ressources moindre par une utilisation accrue de poissons, de fruits et surtout de nombreux produits ramenés de cueillettes saisonnières organisées collectivement. Enfin, aux confins nigéro-tchadiens, les sociétés haoussa et kanembou regroupent bien des variantes des cuisines précédentes, accommodant indistinctement viandes et poissons de sauces diverses – dont celle à base d’algue bleue (dihé), jointes à des céréales cultivées – dont du blé dur, ou cueillies – comme le fonio2, et plusieurs catégories de fruits et de légumes provenant de centaines d’oasis nichées au creux des ondulations des ergs du Kanem.
5La richesse des cuisines des provinces du Sahel reste mal connue, sans doute parce qu’elles emploient des assaisonnements vigoureux et du beurre fondu, qu’elles préfèrent servir des viandes très cuites et qu’elles utilisent des produits séchés à l’aspect surprenant. Autant de caractéristiques qui ont dû heurter très tôt les critères gastronomiques des premiers observateurs. Toutefois cette grande variété ne signifie pas que la majorité des familles cuisine au quotidien tous les aliments décrits. Par exemple, du fait de leur faible pouvoir d’achat, bien des foyers accompagnent le plat de mil principal de sauces végétales assez ternes, à défaut de pouvoir acquérir fréquemment de la viande, ne serait-ce que des bas morceaux mais, et c’est à noter, même les variantes pauvres de ces régimes sédentaires surprennent par leurs qualités gustatives. A l’opposé, au nord de ces terroirs agricoles disposant d’une vaste palette de choix alimentaires potentiels, les éleveurs arabes, peuls et toubous se limitent, volontairement, à une gamme étroite d’aliments, dont ils ne s’écartent qu’exceptionnellement. Toute occasion d’échapper à cette alimentation quasi monacale est dédaigneusement repoussée. Si pasteurs et paysans se retrouvent volontiers autour d’un plateau de thé, excitant qu’ils boivent indistinctement en grande quantité, ils ne partagent qu’en de rares occasions leurs plats cuisinés respectifs, sinon lors d’invitations très formelles, lancées lors des cérémonies de mariage, de baptême ou de deuil. Au cours de ces rassemblements, il est surprenant d’assister à la rencontre d’un monde où la notion d’art culinaire a un sens et participe de la fête, avec celui de communautés avides avant tout de liens sociaux. De là naissent bien des incompréhensions, les pasteurs bardés du mépris convenu des nourritures y touchent à peine, ce que leurs hôtes ressentent mal, bien qu’il s’agisse d’une attitude de circonstance.
6Tous les éleveurs consomment force laitages, allant du lait fraîchement trait à des pléthores de yaourts diversement fermentés, en passant par des bouillies à base de laits caillés coupés de farines de mils à peine blutées. Celles-là sont servies au cours du ou des repas quotidiens, sous forme de pâte façonnée en « boule », accompagnée de beurre fondu ou de sauces, pauvres en condiments mais fortement relevées, où la viande est rare, car elle se consomme de préférence grillée. On n’en sert d’ailleurs qu’au cours de fêtes importantes, ou lorsqu’un accident ou une maladie oblige un propriétaire à abattre un animal. Cet ascétisme généralisé est à peine tempéré par la cueillette de plantes sauvages, les campagnes de ramassage systématique étant limitées par les hasards des migrations pastorales saisonnières. Toutefois, quelques singularités régionales méritent d’être relevées. Les pasteurs de l’Est et du Centre font un grand usage des fruits de Boscia senegalensis, et d’arbouses, tandis que ceux qui fréquentent les plaines d’épandages récoltent surtout des fonios et du kreb (Panicum laetum), que leurs femmes cuisinent comme du couscous. Autre particularité à citer, celle des nomades des régions occidentales qui, lorsqu’ils arrivent aux abords du lac Tchad en fin de migration pré-estivale, se délectent de bulbes de nénuphars, qu’ils sont presque les seuls à apprécier. Malgré tout, les activités de cueillettes restent occasionnelles et varient énormément d’une année à l’autre. Ainsi, dans un même secteur de parcours, alors que tel groupe retarde son nomadisme pour s’adonner à une récolte de riz sauvage, tel autre clan, qui utilise pourtant les mêmes points d’eau, négligera cette céréale pourtant à portée de main. Pour expliquer ces différences, les uns et les autres évoquent des tabous ou des habitudes, qui semblent toutefois ne figer en rien ces choix qui varient au fil des ans. On rit de ces particularités alimentaires, quand on ne s’en moque pas, plus par esprit de parentèle que par dégoût marqué car, enfant et gardant les troupeaux, les éleveurs ont mangé de tout ce qu’il est possible de consommer. Ces petites différences alimentaires régionales ou claniques, presque anecdotiques, ne changent rien sur le fond : en milieu d’élevage on mange peu et mal, une nourriture monotone, mal cuisinée en général – quoiqu’il y ait de surprenantes exceptions, comme si personne ne faisait cas de ce besoin vital.
7Quelques données simples, relevées en mai-juin 2001, donneront une idée de cette véritable culture de la frugalité propre au milieu nomade et à celui des régions écartées, comme celle du Guéra, qui affrontent régulièrement des disettes au moindre retard de pluies. Tout au long des 183 étapes d’un trajet effectué entre Rig-Rig et Biltine, donc entièrement en zone pastorale, les repas se composaient de plats cuisinés, à base de mil et de sauce de viande ou de légumes, accompagnés parfois de grillades pour lesquelles on ne tenta aucun décompte. Au total, les convives participant à ces repas du soir avalèrent en moyenne 9,3 bouchées de pâte de mil (écart 7-11) consommées en cinq minutes vingt, toujours en moyenne. Nous avons ensuite siroté 3,2 verres de thé, préparés en une heure trente-six. La plupart du temps les plats repartaient vers l’espace des femmes et des enfants à peine entamés et, bien souvent, les reliefs étaient resservis le lendemain matin pour le petit déjeuner. Durant 174 jours, il n’y eut aucune collation à midi. Deux aspects doivent être pris en compte pour comprendre les raisons d’aussi faibles consommations. Tout d’abord, les figures du gourmet ou du gros mangeur sont antinomiques de celles qui prévalent dans des sociétés qui prônent la retenue entre adultes, les contrôles de ses gestes et de ses besoins, et qui vivent dans la hantise d’être trahies en public par la plus infime flatulence. Le pet incontrôlé déclenche une telle exclusion sociale, que son auteur lui préfère l’exil volontaire. Conséquence ou cause, par nature, goût et habitude les Sahéliens mangent peu, la gourmandise et la voracité sont mal perçues, au même titre qu’avouer une fringale ou grignoter à la moindre occasion. Dans les repas pris en commun, tous les convives se restreignent, chacun faisant assaut de savoir-vivre, préférant s’arrêter avant d’être rassasié pour ne pas risquer d’être mal jugé. Enfin, bien que cela ne soit pas clairement admis, il y a chez toutes ces populations confrontées aux disettes, le désir en mangeant peu de s’habituer à mieux résister aux périodes de vaches maigres. Dans de nombreuses familles, c’est volontairement que l’on ne cuit qu’un seul repas par jour. Comme nous le faisait remarquer Ali N., employé pourtant dans la capitale à N’Djaména où il ne risquait guère de manquer de provisions : « Ce n’est pas bon de trop manger, parce que quand ça manque, après on ne peut plus supporter ». C’est exactement dans le même esprit que deux chameliers rencontrés au puits de Leschour en 1972, au plus fort des pénuries dues à la grande sécheresse de ces années, refusèrent de partager le repas que nous offrait un chef de campement. Alors que manifestement ils se contentaient de trompe-la-faim depuis une semaine, ils affirmaient attendre le lendemain soir afin de manger chez eux, « pour voyager légers » prétendirent-ils.
Crises climatiques et résistances alimentaires
8Si les crises climatiques touchèrent durement l’ensemble de toutes ces communautés sahéliennes, particulièrement au cours des périodes centrées sur les années 1970 et 1985, quel que soit leur genre de vie, toutes réagirent de façon identique devant l’afflux de vivres que la communauté internationale livra abondamment à partir de l’hivernage 1973. Alors que les stratégies de survie traditionnelles atteignaient rapidement leurs limites et que l’ampleur des événements dépassait les pouvoirs centraux, les populations se rapprochèrent des centres administratifs où les organisations spécialisées dans l’aide prenaient en charge les familles et les enfants.
9Les chroniques passées, les archives coloniales et les rapports des Nations unies, publiés à partir de 1969, ont clairement montré que toutes les sécheresses présentent des scénarios semblables. Dans un premier temps, lorsque les mois de juin et juillet restent désespérément secs et que l’absence de pâturage décime les troupeaux, se produit une fuite généralisée qui disperse en quelques semaines les groupes domestiques et sépare les familles. Tout le monde se précipite vers des lieux de replis que les rumeurs estiment épargnés, mais qui se révèlent souvent tout aussi sinistrés. En désespoir de cause, dans un second temps, les gens se regroupent à proximité des centres de secours par des mouvements lents qui s’étalent sur deux mois environ. Débute ensuite une période de récupération sociale, au cours de laquelle les assistés combinent le monnayage des dons reçus et les stratégies d’entraides traditionnelles, afin de regagner dans les meilleurs délais leurs terroirs d’origine. Cette dernière phase prend de quelques mois à cinq ans pour les populations les plus touchées. Toutes les étapes de ces bouleversements sociaux varient évidemment suivant les régions et les groupes. Ainsi en 1973, un chef de canton toubou de N’guigmi au Niger perdit en moins de deux semaines la trace de ses administrés, tandis qu’à l’autre extrémité de la cuvette tchadienne, la tribu des Ouled des Hit migra groupée, renversant une transhumance d’hivernage de sens inhabituel, pour atteindre la région du Salamat après une innovation d’itinéraire de cinq cents kilomètres, sauvant par ce déplacement étalé sur trois mois l’essentiel de son cheptel.
10L’assistance nécessaire offerte dans les camps ne règle pas toutes les difficultés et fait naître bien souvent des frustrations tenant aux habitudes alimentaires. Les stocks de vivres distribués, dûment estampillés par les organisations donatrices, ne correspondent pas toujours à ce qu’attendent les populations. Les céréales larguées sont rarement de la même espèce que celles cultivées sur place, et une grande partie des secours arrivent sous forme de conserves inconnues. Bien que ces aliments soient irréprochables, les gens s’en méfient parce que les emballages diffèrent de ceux qu’ils connaissent ou que leurs assaisonnements les surprennent. C’est également le cas de certains bonbons vitaminés et de biscuits énergétiques qu’ils délaissent en dépit de leurs qualités intrinsèques, pour de simples raisons gustatives. Si, à leur arrivée, les réfugiés acceptent avec reconnaissance les dons de nourriture et les consomment à satiété, dès qu’ils retrouvent leurs repères et l’offre des circuits traditionnels, les familles revendent progressivement ce qu’elles reçoivent pour acheter des produits locaux. Avec le temps, offrir à des hôtes de passage une boule de mil sécheresse devient le signe d’un manque de débrouillardise, avant de passer pour une faute de goût, voire un affront. Aussi n’est-il pas étonnant de trouver rapidement dans les boutiques et sur les étals des piles de produits distribués au départ gratuitement. Loin d’être des preuves visibles de corruption et détournements – qui existent malheureusement et souvent dans des proportions dramatiques –, ces échanges prouvent simplement que les circuits de commercialisation se remettent à fonctionner et qu’ils puisent dans les réserves locales de céréales. Aussitôt que les groupes sont en mesure d’évaluer convenablement la situation, après s’être remis auprès des centres d’accueil, ils échangent leurs ressources disponibles, cachées dans des greniers familiaux enterrés – certains contenant plusieurs tonnes de petit mil comme ceux des Arabes des cantons d’Oum Hadjer au Batha, ou dans des caches collectives.
11Pour toutes ces raisons, les aliments étrangers distribués durant les dernières sécheresses n’eurent que peu d’impact sur les choix alimentaires des sédentaires et des éleveurs du bassin tchadien. Les premiers ont souhaité très tôt ne plus consommer d’aliments de sécheresse, par goût et par fierté, ayant à cœur de retrouver leurs habitudes culinaires ordinaires. Beaucoup ont préféré acquérir des produits de base à des prix prohibitifs pratiqués par des commerçants sans vergogne, afin d’oublier leur dépendance récente. Les éleveurs, comme les populations habituellement sujettes aux disettes, ont trouvé dans les mois difficiles qu’ils vécurent une raison supplémentaire de renforcer leur frugalité. Leur choix de ne faire qu’un repas par jour, l’indifférence à la nourriture qu’ils affichaient déjà en temps normal, la crainte qu’en mangeant trop ils puissent être trahis par leur corps, les avait préparés à ces temps de famine, qu’ils ont supportés dans l’ensemble mieux que les autres groupes, quand ils ne perdirent pas leurs troupeaux. Les Arabes du Tchad central, les Peuls du sud du lac, comme les Toubous du Bahr-El-Ghazal, n’ont perdu qu’un tiers de leurs animaux, lors de ces épisodes secs, parce qu’ils ont nomadisé plus loin qu’en année normale, en se nourrissant encore plus sobrement. En revanche, leurs voisins Dazas des ergs du Liloa et du Chitati, ou ceux de la région des Koutouss nigériens, moins mobiles et peu accoutumés aux privations, perdirent jusqu’à 92 % de leurs cheptels. Sans troupeaux, ils connurent le même sort que les sédentaires réfugiés auprès des centres de secours, jusqu’à ce que divers programmes les aident à se remonter en animaux. Par rapport aux cultivateurs, certains d’entre eux endurèrent d’ailleurs des affres supplémentaires, car ils payèrent à prix d’or d’énormes quantités de thé dont ils ne parvenaient pas à se passer, grevant d’autant leur budget de céréales, une fois leur ration revendue.
12Au total, hors périodes passées dans les camps des réfugiés, l’invasion de produits alimentaires apportés par l’aide internationale ne modifia pas sensiblement les choix alimentaires des Sahéliens, qui rejetèrent systématiquement ceux qu’ils ne connaissaient pas et que des circonstances pénibles leur imposaient. Toutes communautés confondues, aucun aliment nouveau n’enrichit la panoplie des nourritures consommées quotidiennement.
Révoltes sociales et modes alimentaires
13Si les habitudes de consommation du Sahel n’ont pas évolué durant les crises climatiques, cette partie de l’Afrique centrale montre néanmoins sur un temps plus long des évolutions alimentaires indéniables. Même si elles paraissent minimes en apparence, ces modifications trahissent des tensions profondes au sein des structures sociales anciennes, confrontées régulièrement à des conflits armés qui minent ces pays depuis des décennies et à des vagues d’émigrations successives que les crises naturelles et politiques ont déclenchées.
14Très peu de temps après l’indépendance, plusieurs régions du bassin tchadien, se sentant délaissées par le pouvoir central, se rebellèrent durablement, favorisant l’apparition et le maintien de poches de résistances armées. Qu’il suffise de rappeler que certaines couvent encore, que les chefs d’Etat sont restés au pouvoir six ans en moyenne et que, même si plusieurs mouvements d’opposition recrutaient à l’origine sur des bases ethniques, tous avaient en définitive des troupes provenant de toutes les régions et des pays voisins. L’histoire de ces mouvements se résume à des suites compliquées d’alliances éphémères et de scissions inopinées, entraînant d’incessants changements de secteurs d’opérations. Ces péripéties ont provoqué des brassages humains sans précédent qui, dans un climat d’insurrection permanente, virent se dégager diverses figures de combattants3, libérés du respect des coutumes contraignantes. Par des prises de pouvoir répétées, ces soldats ont justifié de fait l’abandon imposé par les combats, d’interdits et de tabous alimentaires traditionnels. Leur exemple et leur vécu, nourris de séjours allant des confins libyens aux savanes de RCA, ou des plaines inondables du lac Tchad aux grandes métropoles nigérianes, imposèrent rapidement à la société tout entière, des changements rapides, inimaginables auparavant.
15Il est certes difficile de rattacher précisément la plupart des modifications alimentaires enregistrées depuis les années 1960 à une date ou un fait précis, ou à l’influence d’une rébellion particulière. De la même façon, il est impossible de distinguer au sein des brassages de populations évoquées, celui qui aurait modifié de façon significative les habitudes culinaires d’antan. Mais il est certain que trois modes alimentaires nouveaux gagnent du terrain sans rencontrer de résistance. Le premier concerne l’abandon quasi généralisé, même en province, de certains tabous régionaux ou de répulsions pseudoreligieuses dont se prévalaient des groupes entiers, sans pouvoir en expliquer exactement l’origine. Avant les dernières sécheresses, le Kanem par exemple ne consommait ni œuf, ni volaille, chose totalement impensable actuellement, puisqu’il devient courant que l’on grille un poulet pour varier les plats que l’on offre à un voyageur de passage. D’ailleurs, alors que les Tédas originaires du Tibesti étaient les seuls à posséder quelques poules s’ébattant aux abords de leurs tentes – unique moyen auparavant de distinguer les campements Arnas de ceux des Dazas dans le Nord Kanem –, on ne compte plus au sein de cette dernière ethnie les éleveurs qui prennent soin d’entretenir une petite basse-cour près de leurs parcs à bœufs. Seconde évolution, alors qu’il y a peu les conserves de quelque nature qu’elles soient étaient refusées, souvent avec des grimaces quasi viscérales, au point que certains convives préféraient sauter le repas auquel elles étaient associées, leur usage s’est maintenant banalisé. Il n’est d’ailleurs guère d’échoppe de brousse où l’on ne puisse se procurer des boîtes de poissons diversement accompagnés, de pots de gelée artificielle venant du Nigeria et des sachets de plastiques souples contenant des succédanés de miel. Tous ces produits sont choisis par imitation d’habitudes venant des villes occidentales, et non parce qu’ils furent connus par les distributions organisées durant les années de sécheresse. Enfin, la consommation de boissons gazeuses très sucrées aux couleurs chimiques voyantes (telles que le Fanta ou le Malta) a pris une telle ampleur qu’elle dispose de circuits de vente suffisamment ramifiés pour en livrer jusqu’aux campements les plus isolés. Tous ces changements doivent être nuancés car, si l’habitude paraît acquise définitivement, ils n’interviennent pas encore dans les repas quotidiens, du moins pour les deux premiers aspects. Ce n’est que sur les tables des notables et des chefs de cantons qu’ils se rencontrent fréquemment, car les familles les réservent encore aux cérémonies sortant de l’ordinaire, ne serait-ce que pour des raisons évidentes de coût.
16A un autre niveau, ce qui nous paraît avoir également changé dans les choix alimentaires des Sahéliens semble être l’émergence d’une attirance générale pour des repas composés de plusieurs plats, où se côtoient des mets jusqu’ici dissociés régionalement. Là encore, il n’est pas question d’imaginer qu’il s’agit de modifications touchant les habitudes quotidiennes de l’ensemble des familles, mais il est facile de constater que les spécificités locales reculent. A part les familles aux revenus modestes, peu d’hôtes oseraient offrir des collations composées uniquement de boules de mil nageant dans du beurre fondu accompagnées de laitages divers, comme cela se faisait chez presque tous les pasteurs. Les normes des repas traditionnels s’estompent, qui voulaient que l’accumulation inouïe de plats identiques, à défaut d’une qualité reconnue, signe la richesse et le statut social de la famille qui recevait. A l’heure actuelle, empruntant en cela aux habitudes culinaires des sultanats traditionnels, les repas diversifiés et élaborés par de véritables cuisinières deviennent la règle. Les spécialités trop spécifiques, comme celles à base d’algue bleue ou de Khawal évoquées plus haut, restent bien présentes, mais elles sont écartées les jours de fête ou servies discrètement aux parents proches. S’il est exagéré de prétendre que le bassin tchadien uniformise ses goûts et ses choix alimentaires, force est de reconnaître qu’une invitation de fonctionnaire offre la même succession de plats, quelle que soit la région où elle a lieu. De plus en plus, les différences de consommation dépendent de l’appartenance à une classe sociale donnée, ou à un pays, plus qu’à une région ou une communauté traditionnelle particulière.
17En définitive, en une vingtaine d’années, on est passé d’une consommation de nourritures peu variées, à de rares exceptions près, identifiant précisément les groupes ethniques des convives, à des repas composés, agrémentés d’accompagnements et de boissons situant rapidement l’hôte en fonction de critères propres aux sociétés modernes. Au milieu du xxe siècle, les plats consommés par un sultan ou un de ses mesquines4 différaient peu en termes de portions, que ce soit en qualité ou en quantité. Seul le nombre de plats traduisait alors les écarts sociaux existant entre eux. En ce début de troisième millénaire, si un ou deux plats leur sont encore communs – quoique leurs coûts puissent varier dans un rapport du simple au quintuple en fonction de la qualité des produits utilisés et des cuisinières mobilisées –, tous les autres ingrédients servis par un notable demeurent inaccessibles à la majorité de ses administrés.
Notes de bas de page
1 Sorte de cresson, Corchorus olitorius, qui s’utilise fermenté, en condiment et se vend en boules de la grosseur du poing.
2 Fonio, Digitaria exilis.
3 Nom donné indistinctement à tout porteur d’arme, de quelque faction qu’il soit.
4 Mesquine ou meskine / arabe tchadien : « pauvre ». Ce mot francisé a été utilisé par les administrateurs pour parler des gens du commun par rapport à l’aristocratie (Seignobos C, Tourneux H., 2002 – Le Nord-Cameroun à travers ses mots. Dictionnaire de termes anciens et modernes. Paris, IRD – Karthala, 334 p.)
Auteur
Jean-Charles Clanet, géographe, université de Reims,
laboratoire de Géographie zonale pour le développement
57 rue Pierre Taittinger, 51096 Reims cedex
jc.clanet@univ-reims.fr
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