Laits touaregs
Usages et symboles
Tuaregs milk. Uses and symbols
p. 399-412
Résumés
Le lait chez les pasteurs touaregs joue un rôle essentiel : il nourrit, désaltère, guérit. À la création du monde, une seule chamelle nourrissait l’humanité entière ; elle fut tuée par les hommes. Le lait représente l’aliment majeur, tant par sa qualité nutritionnelle que par sa valeur symbolique.
L’homme doit cependant partager le lait avec le petit animal et ce partage, qui s’effectue à la traite, pose problème aux périodes de sécheresse. Le soir, après la traite, la coupe de lait est passée de mains en mains et chacun prend une gorgée de ce précieux aliment. Akh est le terme générique de tous les laits, de quelque qualité qu’il soit ou de quelque animal qu’il provienne ; mais un adjectif précise s’il s’agit de lait frais, aigri, caillé ou coupé d’eau. Le lait de chamelle est le plus apprécié par son goût, qui varie cependant selon les pâturages, et par la force qu’il donne. Les pasteurs utilisent toute une série de techniques pour que l’homme conserve une quantité suffisante de lait pour son alimentation, avant le sevrage ou lors de la mort d’un petit animal. Certaines de ces techniques témoignent d’une profonde connaissance de la psychologie animale. Les laits des différents animaux, leur production respective, leurs usages, les sous-produits (caillé, beurre, fromage), montrent l’importance du lait dans une société pastorale. La part du lait dans l’alimentation varie au cours des saisons, avec un maximum après les pluies, un minimum pendant la saison sèche et chaude. Le lait est la nourriture de base et les céréales – mil ou blé – ne sont qu’un complément.
Among the Tuaregs herders milk plays an important role: it nourishes, relieves thirst and ills. When the world was created, according to the myth, one camel fed all humanity; she was killed by the people. Milk is the main food as much for its symbolic value as for its nutritional quality. However, man must share the milk with the young animal and this sharing, that happens during the milking, is difficult to achieve in times of drought. In the evening, after milking, the milk bowl is passed from hand to hand and everyone takes a sip of the precious food. Akh is the generic label for all kinds of milk, and an adjective denotes if it’s fresh, sour, curdled or mixed with water. Camel milk is preferred for its taste, which depends on the quality of the pasture, and for the force it gives.
Before winning, or upon the death of the suckling animal, herders use a set of techniques to insure that a sufficient quantity of milk is available for human consumption. Some of these techniques attest to a profound understanding of animal psychology. The milk of different animals species, and the production uses, and sub-products (curd, butter, cheese of each) show the importance of milk in a pastoral society. The importance of milk in the diet varies seasonally, being higher after the rains and lower during the dry hot season.
Entrées d’index
Texte intégral
1Le lait, dans une société pastorale, joue un rôle essentiel : il nourrit, désaltère, guérit. Chez les Touaregs, le lait, akh, est un mot qui se définit au singulier et qui possède un pluriel, ikkhawan, régulier, mais peu usité, contrairement à l’eau, aman, pluriel sans singulier. On connaît l’adage partout répété, aman, iman, « l’eau c’est la vie », où ces deux termes qui ne connaissent pas de singulier (Bernus, 2003) constituent une allitération qui frappe et qu’on retient ; il est souvent suivi de akh isudar, « le lait, la nourriture », c’est-à-dire, « c’est le lait qui nous nourrit ». Akh « se dit du lait des femmes et des animaux, quel que soit son état, frais et doux, aigre, caillé, tourné, cuit, condensé, etc. » (Foucauld, 1951-1952, II, p. 947). On précise cependant l’origine du lait – de chamelle, de vache, de brebis, de chèvre ou d’ânesse – akh-n-tast, lait de vache par exemple. Akh, terme générique, est cependant souvent suivi d’un adjectif qui précise s’il s’agit d’un lait caillé, aigri ou coupé d’eau.
Le lait et ses symboles
2« À la création du monde, il n’existait qu’une seule chamelle, appelée Fakaru, et le monde entier vivait de son lait. On dit aussi qu’elle a été tuée par les hommes » (Solimane et al., 1996, p. 86). Cette tradition montre l’importance du lait de chamelle dans l’imaginaire touareg : il est lié à l’origine du monde comme source de toute vie. Pour les éleveurs touaregs, le lait représente un aliment essentiel, tant par sa qualité nutritionnelle que par sa valeur symbolique (photo 1). L’homme doit cependant partager le lait avec le petit animal : il s’agit de réaliser un équilibre entre ses propres besoins et ceux des jeunes animaux avant sevrage. Ce partage s’effectue à la traite : le petit chamelon ou le petit veau amorce la montée du lait par une première tétée, puis l’homme remplit l’akabar, le bol de traite, avant d’abandonner au jeune animal le pis maternel. En période d’abondance, lorsque les pluies et les pâturages ont bien donné, les parts de l’homme et de l’animal sont équilibrées. En période de disette, l’homme a tendance à prélever une quantité de lait qui rompt cet équilibre et met en péril les petits animaux : leurs taux de mortalité augmentent alors et c’est ce qui a été constaté au Sahel au cours des récentes sécheresses (1968-1974 et 1983-1985).
3« La mousse précède le jet du lait » dit un proverbe touareg. Chez les Touaregs, le lait et sa mousse ont une valeur symbolique. On désigne certains biens fondamentaux, parmi lesquels on compte des animaux domestiques ou des arbres fruitiers du nom de « lait vivant » (akh iddaran). La mousse de lait (tekoffe), en revanche, représente ce que les biens produisent, comme le fruit du dattier ou le lait de chamelle. C’est « la mousse du lait » que l’on consomme, tandis que « le lait vivant » est le capital que l’on tente de préserver » (Solimane et al., 1996, 56, p. 52). Ce sont des biens inaliénables, le plus souvent en animaux, qui appartiennent aux femmes et échappent à l’héritage musulman.
4Lorsque la traite du soir a été accomplie, après que l’étoile Tazzeg willi, « la traite des chèvres », Vénus1 dans notre tradition, soit apparue, le lait du bol de traite remplit de grandes jattes en bois. C’est alors que la famille réunie près de la tente se passe la coupe et chacun emplit sa bouche du liquide avant de la donner à son voisin. Mettre dans sa bouche une gorgée de liquide, ici de lait, s’exprime par le verbe ghobba : ce rituel où chacun successivement apaise sa faim et sa soif, se présente comme une communion autour de ce précieux aliment contenu dans une coupe qui passe de mains en mains. Mais attention aux goulus ! Un proverbe met en garde les convives : « Avec celui dont les joues ne sont pas égales aux tiennes, ne prends pas ghobba. »
5La traite reste un geste qui représente la maîtrise de l’homme sur l’animal. Le berger qui conduit seul son troupeau sur des pâturages éloignés de sa famille éprouve souvent dans la journée le désir de boire du lait. Il arrive alors qu’il tète directement le lait de ses animaux, mais il prend soin de n’être vu de personne car c’est un acte honteux qui serait l’objet de quolibets et de railleries dans tous les campements. Un verbe, elded, signifie téter un animal, le sujet étant une personne. Même pour se nourrir lui-même, en solitaire, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, sans la communion de la jatte partagée près de la tente, le berger doit boire dans un récipient et il convient qu’il emporte avec son bâton, un bol de traite ; à défaut, il doit trouver un réceptacle quelconque, ne serait-ce qu’une feuille, pour recueillir le lait qu’il veut boire. Téter directement, c’est se conduire comme un animal.
6Le lait, en principe ne se vend pas, mais il est courant de prêter des laitières à des parents ou à des amis dans le besoin. Ce prêt, sans obligation de réciprocité, peut se renouveler pour plusieurs lactations : il s’appelle shiyt ou tiyt, et est couramment pratiqué, même hors des périodes de famine. Il permet à de grands chefs de se créer des réseaux d’obligés et aux plus riches de morceler leurs troupeaux et, par ce moyen, de faire garder leurs animaux par d’autres.
Comment préserver le lait pour les hommes
Avant sevrage
7Avant le sevrage, on s’efforce de contrôler les tétées et d’empêcher l’approche des petits animaux de leur mère hors du moment prévu pour la traite, afin de préserver la part de lait réservée aux hommes. En saison sèche, les chamelons restent aux abords des tentes, alors que les chamelles sont éloignées du campement. Le soir les chamelons sont ramenés un à un près des tentes pour être attachés par la patte antérieure à un piquet enfoncé dans le sol : c’est la poursuite des chamelons par les jeunes garçons dans un jeu de feintes et de bonds surprises sur le petit animal après une approche lente, comme indifférente. C’est un jeu entre jeunes gens et jeunes animaux qui finit par la saisie du chamelon par la queue que l’on traîne à sa bitte d’amarrage. Les chamelles peuvent alors arriver et, après l’amorce par le chamelon, elles sont traites avant la libre tétée. Les chamelons d’un an sont sevrés et attachés par le cou au tronc d’un arbre. Les veaux sont attachés en batterie par une cordelette en boucle à une corde centrale reliée à deux piquets : c’est ce système d’attache qui est représenté sur les peintures rupestres du Tassili.
8Cette maîtrise des tétées est plus difficile à réaliser lorsque le campement se déplace. Le matin, avant le départ, on sépare chamelons et chamelles, veaux et vaches, gardés par des bergers qui doivent veiller à ce que les petits ne rejoignent pas leurs mères : en cas d’inattention, les hommes seront privés de nourriture à une saison où le lait est l’aliment majeur. Pour parer à ces retrouvailles toujours possibles, on munit le chamelon d’une cordelette passée sous le palais et attachée derrière l’oreille ce qui l’empêche de téter, à moins qu’on munisse la chamelle d’un protège-pis, filet fait de fibres végétales sur la mamelle (photo 2). Le veau est muni d’une sorte de muselière (ekenbeb), également végétale, qui est attachée à son museau : fermée vers le haut, ouverte vers le bas, le veau peut boire, mais ne peut téter.
Après sevrage
9Lorsque chamelons et veaux ont grandi, on s’efforce de les sevrer et de nombreuses techniques sont mises en œuvre pour chaque type d’animal : chamelon, veau, cabri, agneau. Il s’agit d’empêcher l’approche des pis de la laitière en munissant le museau du petit animal d’une fourche ou d’une petite branchette pointue qui blesse la mamelle de la femelle qui repousse son petit. On fait aussi de petites entailles sur le museau du chamelon et on fixe la peau détachée avec une épine : l’excroissance rend douloureux tout contact avec la mamelle.
10Pour les cabris et les agneaux, on a coutume de mettre de petits anneaux végétaux sur le pis des chèvres ou des brebis pour empêcher les tétées. On peut aussi couvrir les mamelles de la fiente liquide (idifi) des animaux, ce qui a le même effet dissuasif.
Après la mort du petit animal
11La production du lait est souvent menacée lorsqu’une femelle perd son petit. De nouvelles techniques sont alors mises en œuvre pour que la lactation ne soit pas interrompue. Ces techniques sont souvent communes aux chamelles et aux autres animaux, les vaches en particulier, mais celles concernant les chamelles sont plus sophistiquées : nous les décrirons ici, car nous les avons observées.
12Lorsque le chamelon est mort à la naissance, on caresse le pis de la chamelle dans le but de lui faire venir le lait. En cas d’échec, on fabrique un mannequin de paille (photo 3) recouvert de la peau et du placenta du chamelon disparu afin que la chamelle abusée se laisse traire et approcher par un chamelon de substitution. La même technique est utilisée pour la vache.
13Ce subterfuge est parfois éventé, et on a recours à d’autres procédés tel celui qui consiste à obstruer l’anus de la chamelle par de petits bâtonnets du Maerua crassifolia (photo 4) avec un lacis d’écorce souple. La queue est relevée et attachée par un lien au pelage pour qu’elle n’arrache pas les bâtonnets et les yeux sont bandés. Cette opération, effectuée en fin d’après-midi, vise à provoquer, en libérant l’anus le lendemain matin, une abondante défécation, différente du crotte à crotte habituel, et à donner l’illusion à la chamelle de mettre bas. Le chamelon de substitution est amené avant le retrait du bandeau et, dans le cas où la mort a eu lieu avant la naissance, la chamelle accepte comme le sien le jeune animal.
14Si le chamelon est mort à la naissance, et qu’on a pu retirer son cadavre immédiatement, avant que la chamelle ait pu s’imprégner de son odeur, on peut, après lui avoir bandé les yeux, apporter un chamelon de substitution, recouvert de placenta et les pattes attachées pour qu’il reste couché comme un nouveau-né.
15On cherche parfois à effrayer la chamelle et son chamelon d’adoption par une brusque et bruyante attaque d’hommes, d’enfants et de chiens, en vue de provoquer une réaction de défense : un homme met des sandales sur ses oreilles pour simuler l’apparence d’un chacal et on balance les chiens au bout de leur laisse sur la chamelle en poussant des cris. La chamelle tente alors de protéger le chamelon et de ce fait, l’adopte. Mais pour que cette adoption ne soit pas remise en cause, il faut que la chamelle ne sente pas l’odeur du chamelon, avant que celui-ci puisse lui restituer l’odeur de son propre lait. Plusieurs techniques sont utilisées pour empêcher la chamelle de détecter la substitution par son odorat. On procède à des scarifications dans les narines pour que le sang ou le gonflement des muqueuses détruise provisoirement son sens olfactif. Pour les chamelles qui ont déjà mis bas plusieurs fois, on relève les lèvres supérieures sur le naseau avec une attache en fibres d’écorce pour l’obliger à respirer par la bouche ; parfois on procède à la couture des narines (Bernus, 1980, p. 109-114 ; 1993, p. 181-184).
16Toutes ces techniques témoignent d’une profonde connaissance de la psychologie animale. Elles montrent que ces éleveurs cherchent par tous les moyens à contrôler une production laitière au-delà des vicissitudes de la naissance et de la mort.
17Ces techniques, observées chez les Touaregs du Niger, sont pratiquées également par d’autres éleveurs de camelins : Daza (Toubou) de l’Est nigérien (Baroin, 1975, p. 493-495) et par les Bédouins d’Arabie (Thesiger, 1978, p. 287-288) et sans doute par bien d’autres encore. Des civilisations pastorales différentes, sans contact (au moins pour Touaregs et Bédouins), ont élaboré de mêmes techniques pour préserver une production laitière indispensable à leur survie.
Les différents laits
Du lait de chamelle au lait d’ânesse
Le lait de chamelle
18Un homme, avant de partir en voyage, avait creusé quatre trous dans le sol : il avait rempli le premier de lait de chèvre, le second de lait de brebis, le troisième de lait de vache et le dernier de lait de chamelle. Un an plus tard, à son retour, il trouva le lait de chèvre transformé en poils, le lait de brebis en pus, celui de vache en vers ; seul le lait de chamelle était resté intact. Cette histoire montre que le lait de chamelle est le plus apprécié : léger, mousseux, légèrement salé, il ne communique aucune maladie. Supérieur à tous les autres, il possède toutes les vertus. Bien entendu, le goût du lait varie selon les pâturages : « On retrouve le goût salé de l’aramas (Atriplex halimus), ou l’odeur de choux de l’alouât (Schouwia purpurea) »2 (Gast, 1968, p. 14).
19Si le lait de la chamelle est plus apprécié que tous les autres laits, il est également celui qui donne la plus importante production. Une chamelle fournit en moyenne de 4 à 5 litres par jour (non compris la quantité de lait absorbée par le chamelon) ; une très bonne laitière peut donner jusqu’à 10 litres. Après trois mois, la production baisse constamment jusqu’à 2 litres ou moins (Gast, Maubois, Adda, 1969, p. 21). « Les pics de lactation se situent entre 30 et 60 jours et ont été entre 3,5 et 5,6 litres/jour [...]. L’estimation des productions totales de 4 lactation observées varie de 800 à 1 300 litres sur des périodes de 11 à 12 mois (Richard, 1984, p. 80). Dans un livre récent, B. Faye (1997, p. 71-77) estime « qu’en Afrique les références varient selon les études, les races considérées et les systèmes d’élevage entre 1 000 et 2 700 litres par lactation. »
20Le lait de chamelle ne caille pas, comme celui de la vache, de la brebis ou de la chèvre : ne pouvant le transformer en beurre ou en fromage, il est surtout consommé frais3. Les Touaregs expliquent cette particularité par le fait que le chameau ne possède pas l’enveloppe graisseuse (afadaghan) qui entoure la caillette : le chameau l’a vendue aux épines des arbres pour que celles-ci ne déchirent pas son museau ou sa langue lorsqu’il consomme les petites feuilles des arbres épineux tels que Acacia ehrenbergiana, A.raddiana, A. flava, A. nilotica, Balanites aegyptiaca, Ziziphus mauritiana, etc.
21Il faut rappeler la sobriété des chameaux qui consomment des pâturages tant arborés qu’herbacés dont ils broutent aussi bien les vivaces sahariennes que les prairies d’annuelles sahéliennes. II n’ont pas besoin de s’abreuver quotidiennement comme presque tous les autres animaux, mais tous les 4 ou 5 jours, même pour les chamelles en période de lactation ; enfin, ils peuvent se passer d’abreuvement en saison sèche sur les pâturages présahariens d’alwat (Schouwia thebaica).
Le lait de vache
22Si la production laitière d’une chamelle en Afrique atteint en moyenne de 1 000 à 1 500 litres par lactation, celle de la vache est nettement inférieure avec une fourchette de 484 à 670 litres pour une lactation de 300 jours de la vache Azawak du Niger (Pagot, 1985, p. 374) : cependant, on observe de fortes variations entre les vaches qui vêlent en début de saison des pluies, avec des pâturages de bonne qualité ou en fin de saison des pluies ; dans le premier cas leur lactation peut atteindre 600 à 1 000 kg, alors que dans le second elle ne dépasse pas 200 à 300 kg (Coulomb, Serres, Tacher, 1980, p. 40-47).
23Les vaches ne possèdent pas la sobriété des chameaux et il faut les abreuver plus souvent. L’abreuvement quotidien est le plus fréquent, mais dans certains cas on se contente de les faire boire tous les deux jours pour éviter en saison sèche des déplacements répétés entre les pâturages de plus en plus éloignés et le point d’eau. Ces deux types d’abreuvement sont désignés chacun par un terme : tameshwit pour le quotidien, tagheruft pour celui qui ne l’est pas avec un jour, parfois deux jours, sans boire et qui exige alors plusieurs prises d’eau successives (Marty, 1972, p. 27-29).
Le lait de brebis et de chèvre
24La production de lait des petits ruminants est plus faible et peut être estimée à 75 litres pour 145 jours, avec de grandes variations individuelles.
25Le lait d’ânesse est donné aux enfants atteints par la coqueluche : il possède donc un rôle essentiellement médical.
Le lait dans tous ses états
26Après la naissance, on distingue le lait produit vingt-quatre heures après la mise bas, le colostrum, appelé par les Touaregs edeghes, de celui qui lui succède (aselamselam) et qui précède la production du lait ordinaire. « Le premier lait d’un animal (edeghas) revient toujours aux enfants. L’enfant à qui appartient l’animal distribue ce lait aux enfants du campement, afin de protéger cette femelle de tout malheur » (Alhassane ag Solimane, 1999, p. 23). Le berger de brebis qui conduit son troupeau en brousse se nourrit parfois d’une partie du colostrum (edeghas), qu’il décrit comme une sécrétion lactée, épaisse comme la gomme des arbres : il creuse un trou dans le sol, y fait du feu, et après avoir retiré les braises, y verse le colostrum qui coagule et qu’il mange comme du fromage. Il peut aussi remplir l’écorce d’une coloquinte qu’il met sur le feu, ou alors laisser le colostrum dans le bol de traite en y plaçant des pierres préalablement chauffées. Lorsqu’une brebis donne naissance à deux agneaux, le berger en égorge un ; il le vide, écarte la peau du cou, la décolle et verse le colostrum entre la chair et la peau ; après avoir recousu l’animal avec des épines d’arbres, il le grille dans une fosse préalablement chauffée. Tels sont pour le berger solitaire, dépourvu de tout matériel culinaire, les petits festins qui rompent la monotonie d’une alimentation presque exclusivement lactée, mis à part le grappillage, la cueillette des fruits des arbres et des courges sauvages (Bernus, 1993, p. 199).
27Une femelle qui n’a pas été traite depuis plusieurs jours donne un lait qui rend malade et il est conseillé de s’en débarrasser. On pense qu’il subit les effets d’un mauvais génie, un de ces Kel esuf, si redoutables et toujours prêts à nuire : on peut cependant bouillir ou cailler ce lait pour échapper à ses effets néfastes (Alhassane ag Solimane, 1999, p. 24).
28Le lait frais, akh kafayan, bu après la traite, est une part importante de l’alimentation, surtout en saison des pluies lorsque les animaux donnent un lait abondant. Le lait caillé, akh islayan, est conservé dans une petite outre et est servi au cours de la journée, souvent à l’hôte de passage. Le lait frais est consommé avec la bouillie de mil (eshink) que l’on sert dans un grand plat : chaque convive prend avec sa cuillère de bois un peu de bouillie à laquelle il ajoute du lait frais disposé autour du mil ou dans une petite coupe séparée. La nourriture composée de mouture de mil cru (aghajera) est accommodé de lait caillé, accompagné de fromages et de dattes. C’est la nourriture de la période chaude et aussi le plat du voyageur qu’il prépare sans cuisson. Une bouillie faite de mil cru réduit en farine est largement étendue d’eau ou de lait, et accompagnée de plantes médicinales pour les femmes qui viennent d’accoucher : elle est beaucoup plus liquide que la précédente.
29Chaque jour dans les tentes, le lait est baratté dans des outres suspendues ou portées par des petites filles qui les secouent devant elles, dans leurs dos, dans un ballet rythmé. Le beurre (widi) frais est beaucoup moins consommé que le beurre cuit, fondu pour être conservé dans une bouteille en cuir suspendue dans la tente.
30Le fromage (tikommart) est souvent consommé dans la bouillie de mil cru, mais aussi en prenant le thé ; c’est un accompagnement privilégié de cette boisson. Pour fabriquer le fromage on prélève la présure dans la caillette d’un chevreau, on dispose la pâte fraîche sur de petites nattes. Aujourd’hui, le fromage donne lieu à un commerce important et les femmes touarègues attendent les voitures sur la route d’In Gall ou de Tchin Tabaraden.
Conclusion
31« Le lait est produit à partir du sang » disent les Touaregs qui définissent les degrés de parenté dans la société à partir des images du lait et du sang. « Pour dire d’un enfant qu’il a quelque ressemblance avec tel parent, on dira qu’il a un peu de sang de lui [...]. Pour désigner quelqu’un qui ne donne pas d’importance à sa parenté, on déclare qu’il n’a pas de lait en lui » (Alhassane ag Solimane, 1999, p. 22). Le lait des trois premiers mois de la lactation doit être donné avec circonspection : on dit que donner ce lait à une femme qui a ses règles ou à un étranger médisant apporte malheur à la chamelle (ibidem, p. 25).
32Le lait ne doit pas être vendu, mais donné au voyageur et à l’hôte. C’est la nourriture par excellence et lorsqu’il coule en abondance on en boit à satiété avant de donner le reste aux chiens ou aux chevaux, animaux qui partagent avec l’homme cette nourriture divine. Les céréales ne sont qu’un complément qui ne le remplacent pas. Ainsi dit le poète :
« Trayez le lait de chamelle,
son lait vaut mieux que le mil pilé. »
Al-Qasum ag Himi (in Nicolas, 1944, p. 45).
Bibliographie
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 « Blanche, Vénus émerge, et c’est la nuit » Verlaine, L’heure du berger.
2 Appelé aujourd’hui par les botanistes Schouwia thebaica.
3 Depuis quelques années, une ONG, « Orion », a demandé à un laboratoire de Nancy de fabriquer un produit qui permet au lait de chamelle de cailler et de le transformer en fromage.
Auteur
Edmond Bernus, géographe IRD (†)
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