Évolution du matériel de broyage des Dìì de Djaba (Nord-Cameroun) durant les deux derniers siècles
Etudes ethno-archéologique et archéologique
The evolution of grinding tools in the Djaba community (Northern Cameroon) during the last two centuries (Archaeological and ethnoarchaeological studies)
p. 319-347
Résumés
Les enquêtes ethnoarchéologiques réalisées à Djaba (Bassin de la Bénoué) ont permis d’analyser l’ensemble des outils de broyage et de meulerie traditionnels utilisés dans le village. Deux ensembles fonctionnels ont été distingués : les meules et molettes à mil et les meules et molettes à condiments. L’étude de la morphologie générale et des caractéristiques de la partie active (traces macroscopiques d’usure) de ces outils a permis de proposer des critères intrinsèques de classification fonctionnelle du matériel de broyage utilisé dans cette communauté. Cette typologie a servi de base pour identifier les fonctions du matériel de broyage de deux occupations anciennes de la communauté de Djaba : le site d’ex-Djaba, abandonné dans les années soixante et le site de Djaba Hosséré, abandonné au début du XIXe siècle. À terme, ce travail a permis de proposer une reconstitution historique soulignant les permanences et les évolutions récentes du matériel de broyage, témoin des innovations techniques récentes (introduction du moulin mécanique) et de l’évolution des pratiques alimentaires.
The ethnoarchaeological studies carried out in Djaba (Benoue Basin) allowed the analysis of traditional grinding and millstoning tools used in the village. Two functional types have been determined: the condiment millstone and the cereal millstone. The general morphological study and the characteristics of the active part (macroscopic traces of wear) of these tools allowed the functional classification of intrinsic criteria. This typology was used as a basis for the identification of the grinding material of two old occupation of the Djaba community: the site of ex-Djaba, abandoned in the 1960’s and the site of Djaba Hossere, abandoned in the early 19th century. This study succeeded in a historic reconstruction underlining the elements that remained and those that evolved recently in grinding tools, giving evidence of recent technical innovations (the introduction of mechanical mill) and the evolution of eating habits.
Entrées d’index
Mots-clés : Dìì, ethno-archéologie, évolution technique, matériel de broyage, Nord-Cameroun
Keywords : ethno-archaeology, food technology, grinding tools, Dìì
Texte intégral
Introduction
Objectifs
1Le procédé du broyage tient une place prépondérante dans les techniques de préparation alimentaire depuis la Préhistoire. En Afrique, malgré le développement récent d’engins motorisés, les mortiers en bois et les meules en pierre traditionnelles restent utilisés dans de nombreuses régions. L’étude du matériel de broyage en pierre, souvent le seul conservé, constitue donc un axe privilégié pour aborder l’évolution des pratiques alimentaires. Mais une telle approche nécessite, au préalable, une identification fonctionnelle des meules archéologiques. Or, à l’heure actuelle, et quel que soit le contexte, les archéologues ont des difficultés pour identifier la fonction du matériel de broyage découvert sur les sites anciens, qu’il s’agisse des meules (les répercutants), ou des broyeurs1 (les percutants).
2Seule l’étude de ces objets en contexte ethnographique ou expérimental peut permettre de définir des critères intrinsèques d’identification de leur fonction. Le référentiel ethno-archéologique étant encore très limité (Baudais et Lundström-Baudais, 2002 ; David, 1998 ; Roux, 1985), j’ai voulu participer à son enrichissement en étudiant le matériel de broyage en pierre utilisé par une communauté dìì du Nord-Cameroun. En combinant des approches ethnographiques et archéologiques, j’ai étudié l’évolution des outils de mouture en usage dans la communauté de Djaba depuis le début du xixe siècle. Au-delà de la construction d’un référentiel ethnographique d’application transculturelle, j’espère que ce travail, mené dans le cadre du projet « Ecologie historique des savanes souda-niennes »2, participera à la reconstitution de l’histoire de la haute vallée de la Bénoué et enrichira les hypothèses concernant l’évolution récente des pratiques alimentaires dans cette région.
Cadre de l’étude et présentation du corpus
3Ce travail a été mené sur trois sites occupés, à des temps différents, par une même communauté (figure 1) :
l’actuel village de Djaba qui fut implanté, dans les années 1960, en bordure de l’axe goudronné Garoua-Ngaoundéré. Ses habitants se rattachent pour la plupart au groupe dìì (ou dourou) réparti sur les provinces de l’Adamaoua et du Nord ;
le site de Djaba-Hosséré, localisé à une vingtaine de kilomètres à l’est du village actuel, dans le parc national de la Bénoué. Ce lieu est considéré par les Djaba comme l’habitat de leurs ancêtres. Le massif éponyme est en effet désigné comme le siège de la puissante chefferie de Djaba qui, dans les années 1830, fut vaincue par l’armée de Bouba Ndjida et dû se déplacer plus à l’ouest (Mohammadou, 1979) ;
le site d’Ex-Djaba, localisé sur la route, à 4 km au nord du village actuel, qui constitue une occupation intermédiaire. Ce lieu fut occupé par la communauté de Djaba entre le début des années trente et la fin des années soixante, puis abandonné pour l’emplacement actuel.
4Mon corpus regroupe des outils issus de ces trois sites : le matériel ethnographique étudié au cours de 15 jours d’enquêtes dans les villages de Djaba, Bouk, Dogba et Sakjé3 (figure 1) et le matériel archéologique de surface observé sur les sites de Djaba-Hosséré et d’Ex-Djaba entre février et avril 2001. J’ai considéré uniquement le matériel de broyage en pierre comprenant des meules et des broyeurs agissant en percussion posée oblique diffuse (Leroi-Gourhan, 1971, p. 57). L’ensemble réunit 176 meules et 106 broyeurs (tableau 1).
Méthodologie
5Ce travail est basé essentiellement sur la constitution d’une typologie fonctionnelle à partir du matériel ethnographique. Il s’agit d’établir un lien entre les caractéristiques intrinsèques des outils, observables archéologiquement, et les données fonctionnelles extrinsèques analysables sur le plan ethnographique.
6Les caractères intrinsèques analysés sont d’une part les « propriétés initiales » de l’objet : la longueur, la largeur et la hauteur, qui permettent de définir le volume dans lequel l’outil neuf s’inscrivait4 (figure 2) et la matière première, d’autre part les « propriétés modifiées », issues du cycle plus ou moins long et complexe d’utilisation et de ravivage : la forme et les dimensions de la surface de travail, sa convexité ou sa concavité, l’état de la surface et les traces d’usure ; enfin, j’ai intégré dans mes données descriptives l’emplacement de la meule dans l’habitation et la présence ou non d’un aménagement (table meulière).
7Les caractères extrinsèques recueillis lors des enquêtes ethnographiques concernent le type d’espèces végétales traitées, les gestes opérés, la durée et l’intensité de l’utilisation.
8Dans un premier temps, à partir du matériel observé dans le village actuel de Djaba, j’ai cherché à évaluer la pertinence des différents caractères intrinsèques pour déterminer la fonction des meules.
9Dans un second temps, j’ai utilisé les critères discriminants pour caractériser le matériel de broyage issu des sites d’Ex-Djaba et de Djaba-Hosséré.
Typologie fonctionnelle du matériel de broyage de la communauté Dìì actuelle
Les catégories fonctionnelles indigènes
10De nos jours, dans les villages dii, les outils en pierre constituent l’essentiel du matériel de broyage. Depuis une dizaine d’années, des instruments modernes, moulins motorisés et moulinettes à main, remplacent peu à peu ces outils traditionnels, mais presque toutes les maisons possèdent encore des meules et des broyeurs. Ces outils sont hérités, reçus en cadeau au moment du mariage ou fabriqués par les maîtresses de maison. Ils interviennent dans quatre types de préparations alimentaires :
la fabrication de la farine de mil qui est utilisée pour la confection de la pâte de mil (« la boule ») ou de bouillies ;
la préparation de la bière de mil ou « bil-bil »5 ;
la préparation des sauces ;
la préparation des médicaments.
11Les villageois distinguent quatre catégories d’outils de broyage : deux répercutants, la meule à condiment et la meule à céréales et les deux percutants correspondants, le broyeur à condiments et le broyeur à céréales (tableau 2).
Les meules à céréales (nag nang ‘en6) et leurs broyeurs (nag ‘yuu waa)
12Ces instruments sont essentiellement utilisés pour moudre le mil non germé, pour la fabrication de la farine et pour moudre le mil germé, pour la préparation de la bière. Ils servent aussi fréquemment pour écraser le niébé7 et, plus occasionnellement, le maïs, le manioc, le riz et certains médicaments.
13Les grains sont moulus par va-et-vient horizontal du broyeur sur toute la longueur de la meule. Lorsque la surface est émoussée, elle est ravivée par martelage avec un galet appelé gag nag.
Les meules à condiment (nag sang ‘en) et leurs broyeurs (nag sang ‘en waa)
14Ces outils sont utilisés pour écraser les divers condiments, ainsi que les légumes utilisés pour la préparation des sauces. Les produits les plus souvent cités sont les arachides et le piment. Ils servent également pour broyer les tomates, le sésame, l’ail, l’oignon, etc. Exceptionnellement, ils peuvent être utilisés pour écraser le niébé. Les meules à condiments servent également pour préparer certains médicaments. Le geste de broyage est, là aussi, un geste de percussion posée diffuse, mais il se différencie du mouvement associé aux meules à céréales dans la mesure où le va-et-vient horizontal est, ici, combiné avec un geste de bascule verticale du poignet. Contrairement aux meules à céréales, les meules à condiments ne sont jamais ravivées.
Analyse des caractères intrinsèques discriminants
15Il s’agit maintenant de voir si les différentes propriétés intrinsèques des meules peuvent ou non permettre de différencier les deux catégories fonctionnelles : les « meules à condiments » et les « meules à céréales ». Pour cela j’ai examiné, pour chaque pièce, la matière première, la morphologie de la meule, la morphologie et l’état de la surface active et les aménagements.
La matière première
16D’après mes enquêtes, les meules de Djaba, Bouk, Dogba et Sakjé ont été soit transportées depuis un ancien village, soit fabriquées à partir de blocs rocheux trouvés dans un rayon d’environ 5 km. Le choix de la matière première dépend à la fois des contraintes d’acquisition des matériaux et des qualités abrasives des différentes roches, en particulier leur dureté, leur résistance à la fracture et la morphologie de leurs grains (Schoumaker, 1993). Les matériaux employés à Djaba et dans les villages voisins sont assez variés : granite, quartzite, grès ou schiste8 (tableau 3). On peut également mentionner la présence de deux meules en béton, fabriquées à partir de blocs éboulés d’un pont situé à quelques kilomètres du village de Djaba. D’après les données recueillies, il n’existe pas de lien uni-voque entre la fonction de la meule et sa matière première, même si l’on constate le choix préférentiel du granite, roche grenue et particulièrement dure, pour la fabrication des meules à condiments.
La morphologie initiale
17Quelle que soit leur fonction, la forme des meules observées à Djaba s’inscrit globalement dans un parallélépipède rectangle. La mesure du volume de ce parallélépipède (longueur x largeur x hauteur) permet de définir deux groupes : les meules à céréales dont le volume moyen est de 24 083 cm3 et les meules à condiments, plus petites, dont le volume moyen est de 16 678 cm3 (tableau 4).
18Cependant, l’histogramme des fréquences montre que cette mesure n’est pas réellement discriminante puisque les deux ensembles se recoupent très largement9 (figure 3).
19Les meules à condiments de grandes dimensions sont le plus souvent d’anciennes meules à céréales recyclées. Ce type d’utilisation secondaire étant systématique dans le contexte étudié, le volume de la pièce ne peut pas être un bon critère diagnostique pour inférer la fonction d’un outil. Cette mesure est plus significative lorsqu’il s’agit de différencier la fonction originelle des meules qui a déterminé le choix du bloc rocheux (figure 4).
La morphologie de la surface de travail
20Les dimensions de la surface de travail (tableau 5) permettent de distinguer les meules à céréales de grandes dimensions (moyenne de L = 45 cm et de l = 27 cm) et les meules à condiments de dimensions plus réduites (moyenne de L = 34 cm et de l = 21 cm). Cette différence a été observée dans d’autres contextes ethnographiques et semble liée aux exigences fonctionnelles des différents outils. En effet, pour être efficace, le broyage des céréales doit se faire sur un parcours assez long et suffisamment large pour retenir une grande quantité de grains. Au contraire, le broyage des végétaux utilisés pour les sauces est effectué par petite quantité et leur pulvérisation, plus aisée, ne nécessite pas une longue surface de travail (Roux, 1985, p. 41).
21Comme pour le volume initial, le ré-emploi d’anciennes meules à céréales pour les condiments rend pourtant cette mesure peu discriminante (figure 5).
22Concernant la profondeur de la partie active, les meules à céréales ont toujours une surface active plane ou légèrement concave. Lorsque leur surface de travail atteint une concavité supérieure à 5 cm, les meules sont abandonnées ou transformées en meule à condiments (figure 6). Les deux seules « meules à céréales » de notre corpus dont la profondeur dépasse les 5 cm sont des outils qui ont été abandonnés depuis longtemps. On peut soupçonner qu’elles ont servi à écraser des condiments avant d’être rejetées10. Cette limite de 5 cm a été également relevée par V. Roux en Mauritanie et semble liée aux exigences de la mouture massive des grains (Roux, 1985, p. 37).
23Si on considère le rapport entre la longueur et la profondeur de la surface active, on constate que la concavité est particulièrement forte pour les meules à condiments (figure 6) pour lesquelles la profondeur peut atteindre 6,5 cm. En outre, aucune de ces meules concaves n’est épuisée et les femmes affirment qu’elles sont inusables.
24Cette mesure de 6,5 cm ne constitue donc pas une limite fonctionnelle. Pourtant la profondeur de la partie active n’est pas un critère suffisant pour déterminer la fonction d’une meule. Cette mesure dépend en effet beaucoup de la dureté du matériau et de l’intensité de l’utilisation de l’outil. Si la présence d’une forte concavité permet d’écarter la fonction de meules à céréales, une meule plane ou faiblement concave peut être interprétée comme une meule à céréales ou comme une meule à condiments peu utilisée. Notons qu’en contexte archéologique où on observe en majorité des outils en « fin de vie », ce critère peut tout de même constituer un bon indice de la fonction.
L’état de surface
25L’état de la surface active est le seul critère réellement discriminant d’un point de vue fonctionnel (tableau 6). Les meules à céréales présentent toujours une surface piquetée, grumeleuse et mate, avec quelques zones lustrées éparses ou périphériques qui apparaissent en cas d’utilisation prolongée. Les meules à condiments présentent une surface active lustrée, lisse et brillante. Dans tous les cas, l’action du broyeur entraîne une usure et un lustrage de la meule. Mais pour être efficace, la meule à céréales doit être rugueuse et la surface émoussée est donc régulièrement ravivée par martelage avec un galet. Les meules à condiments sont entièrement lustrées car elles ne sont jamais ravivées. D’après V. Roux, leur surface doit être régulière pour écraser des matériaux plus fragiles que les grains de céréales (Roux, 1985, p. 40). A Djaba, une seule meule à céréales est entièrement lustrée. Il s’agit d’un outil abandonné qui a pu servir un temps à écraser les condiments.
26Sur les anciennes meules à grain recyclées en meules à condiments on peut généralement identifier la trace des deux fonctions successives : une partie piquetée, le plus souvent localisée en périphérie, correspond à l’utilisation initiale de l’outil comme meule à céréales ; une partie lustrée, de superficie plus réduite, correspond à la zone utilisée, postérieurement, pour le broyage des condiments. V. Roux a observé ces mêmes traces sur le matériel mauritanien (Roux, 1985, p. 40).
La localisation et les aménagements
27A Djaba, la localisation des meules constitue un indice supplémentaire pour différencier leur fonction (tableau 7). Ainsi, les meules à céréales se situent généralement dans la cuisine, fixées sur une table meulière. Cet aménagement, permettant aux femmes de travailler debout, pourrait s’expliquer par la durée et la difficulté de la mouture des grains11. Au contraire, les meules à condiments sont généralement mobiles et utilisées à même le sol, en position à genoux.
28Elles sont entreposées dans la cuisine ou dans la cour selon la saison. Comme le montre le tableau 7, ce critère de localisation et d’aménagement n’est pas totalement discriminant puisque certaines meules à condiments sont fixées sur des tables meulières.
Bilan
29On constate donc que la plupart des critères dimensionnels analysés sont ambigus, en particulier en raison des processus de recyclage des meules à céréales. Ainsi, le volume initial et la superficie de la surface de travail permettent de différencier assez nettement la fonction originelle des meules, mais ne rendent pas compte des utilisations secondaires qui sont pourtant très courantes puisque, sur les 14 meules à condiments dont on a pu déterminer l’origine, 6 sont d’anciennes meules à céréales. L’élément le plus discriminant pour définir la fonction d’une meule est son état de surface, majoritairement piqueté dans le cas des meules à céréales et lustré pour les meules à condiments. Ce critère est particulièrement pertinent puisqu’il permet de déterminer les fonctions successives de ces outils.
Description des caractères intrinsèques des percutants
La matière première
30Les broyeurs à céréales et à condiments se différencient nettement du point de vue de la matière première (tableau 8). Pour écraser les condiments, les femmes utilisent toujours des galets de rivière, le plus souvent en quartz ou en roche dure à grain très fin. Pour les céréales, les broyeurs sont façonnés à partir de petits blocs de granite, quartzite, microgrès ou schiste. Les roches utilisées pour les broyeurs sont plus dures que celles choisies pour la fabrication des meules.
La morphologie initiale
31Les dimensions des broyeurs discriminent clairement leur fonction (figure 7). Ainsi, les broyeurs à céréales sont nettement plus grands que les broyeurs à condiments, avec une longueur moyenne de 18 cm (contre 12 cm) et une largeur moyenne de 15 cm (contre 10 cm), (tableau 9). En revanche, l’épaisseur ne permet pas de différencier les deux classes d’objet (moyenne de 5 cm pour les broyeurs à céréales contre 6 cm pour les broyeurs à condiments).
La morphologie de la surface de travail
32La convexité de la surface de travail permet également de distinguer les broyeurs à céréales et à condiments (tableau 10). L’outil utilisé sur les meules à céréales présente une surface plane ou très légèrement convexe alors que celui utilisé sur les meules à condiments, généralement un galet, présente une surface à forte convexité. Cependant, le profil des broyeurs à condiments dépend aussi de l’importance de l’usure et certains outils peu utilisés présentent une surface plane dont la convexité va s’accentuer au fur et à mesure de l’utilisation.
L’état de la surface de travail
33Quatre états de surface ont été différenciés sur les broyeurs :
une surface entièrement piquetée ;
une surface piquetée avec des zones lustrées éparses ;
une surface entièrement lustrée ;
une surface lustrée avec des sillons parallèles.
34L’état de surface est également une propriété fortement discriminante d’un point de vue fonctionnel (tableau 11). Pour la mouture des céréales, les broyeurs doivent présenter une surface de travail rugueuse. Les broyeurs à céréales présentent donc une surface piquetée et régulièrement ravivée par bouchardage. Pour la mouture des condiments, la surface de travail des broyeurs est entièrement lustrée et présente souvent des sillons liés au frottement des deux roches.
Bilan
35Les broyeurs à céréales et à condiments se différencient très nettement à la fois par leur matière première, leurs dimensions, la morphologie et l’état de leur surface de travail. Les broyeurs à céréales sont des outils en granite, quartzite, grès ou schiste, de forme piano-convexe, d’assez grandes dimensions et dont la surface est piquetée. Les broyeurs à condiments sont des galets à surface convexe, de petites dimensions et dont la surface est lisse.
Le matériel de broyage des sites d’Ex-Djaba et de Djaba-Hosséré
36J’ai utilisé les critères les plus discriminants pour déterminer la fonction des outils de broyage observés à la surface des sites archéologiques d’Ex-Djaba et de Djaba-Hosséré12. Pour les répercutants, j’ai donc tenu compte de l’état de surface des meules et pour les percutants, des dimensions des broyeurs, de la morphologie et de l’état de leur surface de travail.
Interprétation fonctionnelle du matériel de broyage archéologique
Les répercutants
37Les meules archéologiques observées, à l’affleurement, sur les sites d’Ex-Djaba et de Djaba-Hosséré présentent les mêmes types d’état de surface que les meules ethnographiques. On peut donc admettre que depuis deux siècles l’éventail fonctionnel est resté le même.
38A Ex-Djaba, j’ai identifié 18 meules à céréales, à surface majoritairement piquetée, et 31 meules à condiments, à surface majoritairement lustrée (tableau 12). Les 5 meules à condiments (sur 31) qui présentent des zones piquetées sont sans doute d’anciennes meules à céréales recyclées.
39Les mêmes critères ont permis d’identifier à Djaba-Hosséré13 23 meules à céréales et 48 meules à condiments (tableau 13). Dans ce corpus, 28 meules à condiments sur 48 sont probablement d’anciennes meules à céréales puisqu’elles présentent des parties piquetées en périphérie.
Les percutants
40En tenant compte de la morphologie et de l’état de la surface de travail, j’ai identifié à Ex-Djaba 18 broyeurs à céréales dont la surface est plane et piquetée et 10 broyeurs à condiments dont la surface est convexe et lustrée (tableau 14). En utilisant les mêmes critères, on distingue à Djaba-Hosséré 7 broyeurs à céréales et 12 à condiments (tableau 15).
Evolution de la répartition des classes fonctionnelles
41A partir de ces déterminations fonctionnelles, il est possible de comparer l’évolution diachronique des outils dans les trois villages occupés successivement par la communauté de Djaba. Je n’ai pas pu analyser l’évolution de l’éventail fonctionnel des broyeurs dans la mesure où aucun ramassage systématique de ces outils n’a été réalisé sur les sites archéologiques d’Ex-Djaba et Djaba-Hosséré, et que l’échantillon étudié s’avérait peu représentatif. Pour les répercutants, on constate que les meules à condiments apparaissent en proportion de plus en plus faible dans l’éventail des outils (figure 8).
42Si l’on considère la fonction initiale des meules, l’évolution observée est très différente (tableaux 16 et 17), on constate une diminution du nombre de meules à céréales très nette entre les sites de Djaba-Hosséré et Ex-Djaba, puis une augmentation dans le village actuel (figure 9).
Evolution des dimensions des meules et broyeurs
43Les meules et les broyeurs trouvés sur les sites d’Ex-Djaba et de Djaba-Hosséré ont une surface de travail réduite, comparée à celle des outils de Djaba actuel (tableaux 18 et 19). A Djaba actuel, les meules et broyeurs à céréales ont des surfaces de travail de 1 251,9 cm2 et 276,8 cm2 en moyenne, contre 950,3 cm2 et 168 cm2 à Djaba-Hosséré et seulement 470,4 cm2 et 148,2 cm2 à Ex-Djaba. Pour les meules et les broyeurs à condiments, la différence est moins nette : les outils de Djaba actuel et de Djaba-Hosséré sont de dimensions équivalentes (712,3 cm2 et 112,6 cm2 d’un côté ; 718,5 cm2 et 110 cm2 de l’autre) et ceux de Ex-Djaba sont légèrement plus petits (563,1 cm2 et 103,2 cm2 de superficie moyenne).
Discussion
44L’analyse du matériel de broyage des trois sites de la communauté de Djaba révèle une grande homogénéité des types fonctionnels, toujours limités à deux catégories : les meules et broyeurs à céréales et les meules et broyeurs à condiments. Les changements observés concernent à la fois la proportion des deux types de meules et les dimensions des différents outils.
45On constate une augmentation du nombre de meules à céréales dans les villages depuis Djaba-Hosséré. Sur le site le plus ancien, on a retrouvé environ deux fois plus de meules à condiments que de meules à céréales alors que dans les villages actuels la représentation de ces deux catégories fonctionnelles est sensiblement la même. Cette observation est en contradiction avec les témoignages recueillis dans les villages puisque toutes les femmes interrogées affirment que leurs mères et grand-mères possédaient trois meules dont deux meules à céréales et une meule à condiments. Ce « trousseau » traditionnel leur était attribué au moment de leur mariage et était renouvelé au cours de leur vie. Plusieurs ensembles de trois meules juxtaposées ont d’ailleurs été repérés à Djaba-Hosséré et à Ex-Djaba. Notons que la proportion de deux tiers de meules à céréales se justifie à la fois par la grande quantité de céréales broyées et par la durée de vie limitée de ces outils. L’augmentation du nombre de meules à céréales dans les villages actuels est aussi paradoxale dans la mesure où le moulin motorisé a fait son apparition il y a de cela une décennie, entraînant un abandon progressif de l’utilisation des meules.
46Plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour expliquer les résultats obtenus. Tout d’abord, précisons que dans le corpus ethnographique de Djaba quelques meules ont été abandonnées depuis l’introduction du moulin (1 meule à condiments et 7 meules à céréales), tandis que d’autres sont très rarement utilisées : actuellement, les meules à céréales ne sont plus guère utilisées que pour écraser le grain germé, opération nécessaire à la préparation de la bière de mil. L’apparition du moulin a donc eu plus d’impact sur l’intensité de l’utilisation que sur le nombre de meules, celui-ci restant pratiquement inchangé. En effet, pour des raisons financières essentiellement, les femmes conservent leurs meules traditionnelles et les utilisent lorsqu’elles n’ont pas suffisamment d’argent pour se rendre au moulin. Pour mesurer l’impact de l’introduction du moulin, il faudrait donc intégrer un indice d’intensité d’utilisation.
47Deuxièmement, les sites archéologiques offrent une vision biaisée de la culture matérielle puisqu’on y trouve exclusivement des outils abandonnés, généralement en fin de cycle d’utilisation. Les meules à condiments sont donc certainement sur-représentées puisque, quelle que soit la fonction originelle d’un répercutant, il termine le plus souvent sa vie en tant que meule à condiment. Si on considère la fonction initiale des meules, on constate d’ailleurs qu’à Djaba-Hosséré et dans les villages actuels on retrouve à peu près la proportion de deux meules à céréales pour une meule à condiments.
48A Ex-Djaba, un troisième type d’explication explique la présence d’une faible majorité de meules à condiments. Certaines meules à céréales ont, semble-t-il, été emportées, suite à l’abandon du village. Ainsi, nombreuses sont les vieilles femmes de Djaba qui ont déménagé leurs meules depuis l’ancien village, à 4 km. Les meules à céréales, plus précieuses que les meules à condiments, semblent avoir été transportées en plus grand nombre que ces dernières. Elles sont donc logiquement sous-représentées sur le site d’Ex-Djaba. Les enquêtes ethnographiques ont souligné que, contrairement à de nombreux a priori, les meules étaient des outils très mobiles que les gens emportaient souvent avec eux en cas de changement d’habitat. Cela semble avoir été le cas, même lorsque aucun axe carrossable ne reliait les deux implantations. Ce phénomène a dû toutefois être moins marqué lors de l’abandon du site de Djaba-Hosséré, le départ des populations, dans un contexte de conflit armé, ayant dû être précipité. Cette hypothèse est renforcée par l’état d’usure des meules d’Ex-Djaba dont 18 sur 49 sont cassées contre seulement 3 meules sur 72 à Djaba-Hosséré. Une des meules d’Ex-Djaba, exploitée au maximum, est même perforée au centre14.
Conclusion
49En l’état actuel des connaissances, il semble difficile d’interpréter cette analyse diachronique du matériel de broyage en termes d’évolution des pratiques alimentaires. La représentation des deux catégories d’outils sur les sites archéologiques ne reflète que très indirectement l’intensité des activités qui leur sont associées. Plusieurs arguments laissent penser que la diminution du nombre de meules à céréales s’explique davantage par des biais, dus en particulier des phénomènes de recyclage et de déplacement des outils, que par une évolution des pratiques culinaires. Etant donnée l’homogénéité qualitative du matériel de broyage sur les trois implantations de la communauté de Djaba étudiées, on peut envisager une relative pérennité des pratiques alimentaires depuis deux siècles. Cette hypothèse est confortée par les vestiges carpologiques identifiés à Djaba-Hosséré, dans des niveaux précédant de peu l’abandon du site. Ceux-ci rendent compte d’une alimentation à base de céréales cultivées (éleusine, mil pénicillaire et sorghos), de viandes de chasse et de poissons (cf. Lesur et Langlois, dans cet ouvrage). Comme aujourd’hui, les céréales furent consommées accompagnées de plantes condimentaires, dont Hibiscus sabdariffa, et vraisemblablement sous forme de bière.
50Cette étude de cas a donc surtout permis de souligner l’ambiguïté de certains critères dimensionnels souvent utilisés pour déceler la fonction des outils archéologiques. Elle a révélé également que le critère le plus pertinent était l’état de surface, piqueté ou lisse. Dans la mesure où cet aspect de la surface active semble lié à des contraintes fonctionnelles, cette caractéristique pourrait être généralisable. Outre les implications locales, ce travail participe donc à la construction d’un référentiel ethnoarchéologique indispensable à l’interprétation fonctionnelle des meules et broyeurs quelle que soit la période et la zone géographique concernées.
Remerciements
51Je remercie très sincèrement : Olivier Langlois qui a été l’initiateur de ce travail ainsi qu’Eric de Garine et Christine Raimond qui m’ont intégrée ponctuellement dans leur programme ; l’équipe de fouille de Djaba-Hosséré, les professeurs et les étudiants de l’université de Ngaoundéré, Joseph le cuisinier et Henri le garde chasse pour leur aide et leur compagnie sur le terrain ; Saadou qui m’a aidée à relever le site d’Ex-Djaba ; Kinta, mon interprète lors des enquêtes ethnoarchéologiques et tous les habitants des villages de Djaba, Sakdjé, Dogba et Bouk pour leur collaboration.
Bibliographie
Bibliographie
Baudais D., Lundström-Baudais K., 2002 — « Enquête ethnoarchéologique sur les instruments de mouture et de broyage dans un village du nord-ouest du Népal ». In H. Procopiou et R. Treuil, éd. : Moudre et broyer, Paris, Ed. du CTHS : 155-180.
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Mohammadou E., 1979 — Ray ou Rey Bouba – Traditions historiques des Foulbé de l’Adamaoua. Paris, CNRS.
Pétrequin A.-M., Pétrequin P., Richard A. et Rossy M., 1997 — « Meules et broyons ». In P. Pétrequin éd. : Les sites littoraux néolithiques de Clairvaux-les-Lacs et de Chalain (Jura), III,. Chalain station 3, vol. 2, : 443-446. Paris, Maison des Sciences de l’Homme.
Roux V. 1985 — Le matériel de broyage. Etude ethnoarchéologique à Tichitt, Mauritanie. Paris, Editions Recherche sur les Civilisations.
schoumacker A., 1993 — « Apports de la technologie et de la pétrographie pour la caractérisation des meules ». In Traces et fonction : les gestes retrouvés. Colloque international de Liège. Editions Eraul, vol. 50.
Notes de bas de page
1 J’ai choisi d’employer le terme de broyeur, et non celui de molette, pour désigner l’ensemble des outils utilisés en percussion posée.
2 Projet interdisciplinaire franco-camerounais dirigé par Eric Garine (Paris X-UMR 7535), Olivier Langlois (CNRS-UMR 7041) et Christine Raimond (CNRS-UMR 8586).
3 Pour compléter le corpus ethnographique, j’ai intégré dans l’étude les outils utilisés dans les villages dìì proches de Djaba.
4 Ces mesures ne peuvent être prises que dans le cas de pièces entières, les calculs ont donc été réalisés sur des corpus réduits.
5 Pour préparer la bière de mil, les grains sont plongés dans une grande calebasse d’eau durant une demi-journée. On les laisse ensuite germer durant une nuit avant de les mettre à sécher au soleil. Les grains germés sont broyés et la farine obtenue est mélangée à de l’eau. Cette bouillie est portée à ébullition, puis placée dans des pots fermés pour la fermentation qui dure au moins vingt-quatre heures.
6 Les termes dìì sont proposés en transcriptions phonétiques à partir de l’alphabet phonétique international.
7 Vigna unguiculata, l’arachide est aujourd’hui probablement plus courante.
8 Le grand nombre d’indéterminés s’explique par l’absence de certains échantillons et par les limites de la détermination à l’oeil nu.
9 Notons également que la moyenne du volume des meules à céréales est nettement accrue par la présence d’une meule de dimension nettement supérieure aux autres.
10 Cette fonction secondaire n’a pas été révélée lors de nos enquêtes, mais on peut penser que la personne interrogée a oublié ou n’a pas jugé utile de m’en informer.
11 La posture debout permet sans doute de déployer une plus grande force avec une moindre fatigue en utilisant tout le poids du corps, mais il ne s’agit pas d’une contrainte radicale puisqu’il existe des exemples ethnographiques de mouture de céréale en position à genoux.
12 Le matériel de broyage étudié à Djaba-Hosséré fut observé, à l’affleurement, sur le pied sud-est du massif, dans un secteur localisé à la périphérie de l’espace habité durant la dernière phase d’occupation. Le matériel de broyage étudié ici fut ainsi probablement utilisé par les Djaba à la fin du xviiie ou au début du xixe siècles Remarquons que ce matériel ne semble pas très différent de celui associé aux occupations antérieures.
13 A Djaba-Hosséré, j’ai éliminé du corpus une meule dont la surface active était entièrement enterrée, réduisant à 71 pièces le corpus analysé.
14 Des meules ainsi perforées ont été trouvées au Néolithique (Pétrequin et al., 1997, p. 446) et observées ethnographiquement chez les aborigènes australiens (McCarthy, 1976, p. 76).
Auteur
Agnès Gelbert, archéologue, HEAA Arc
Haute école d’arts appliqués Arc,
Conservation-restauration, 60 rue de la Paix
CH-2301 La Chaux-de-Fonds
agnes.gelbert@he-arc.ch
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