Biodiversité et usages alimentaires des sorghos muskuwaari au Nord-Cameroun
Biodiversity and food uses of muskuwaari sorghum in Northern Cameroon
p. 243-261
Résumés
Ces dernières décennies, le sorgho repiqué de contre saison (muskuwaari) n’a cessé de prendre de l’importance dans l’Extrême-Nord du Cameroun et s’est affirmé comme une culture vivrière de base au même titre que le sorgho pluvial. Cette extension s’est accompagnée d’une amélioration du système de culture par les cultivateurs, grâce notamment à la sélection et l’adoption de nouveaux types de sorghos adaptés à diverses contraintes environnementales. L’inventaire et la caractérisation des principaux types de muskuwaari à dire d’agriculteurs a permis de mettre en évidence l’existence de nombreuses variétés adaptées, utilisées par les producteurs selon les contraintes édaphiques, climatiques, et/ou selon la pression des ravageurs.
Globalement, on observe la conservation et l’enrichissement du matériel végétal même si par endroit, des variétés apparaissent largement majoritaires. La qualité gustative, la valeur marchande, l’aptitude à la transformation et les usages culinaires varient selon les types de muskuwaari et orientent également le choix variétal. Ces résultats peuvent être confrontés à des études similaires dans l’ensemble du bassin du lac Tchad, afin de valoriser l’agrobiodiversité des sorghos repiqués en favorisant l’échange et la diffusion de semences entre régions de production.
The increased cultivation of transplanted sorghum (muskuwaari) in northern Cameroon has been observed over the last decades and it is now an important factor in the food security of farmers, in the same way that rainfed sorghum. Producers themselves have accompanied this spread, with the selection and adoption of new sorghum types, adapted to various environmental constraints. Muskuwaari main types inventory and characterisation show a large number of adapted varieties, chosen by producers according to soil, climatic constraints and/or according the importance of pests.
Globally, conservation and enrichment of vegetal material are observed, even if some varieties are locally dominant. Gustative quality, market value, transformation ability and culinary uses vary with muskuwaari types and also orientate varietal choices. These results must be compared to similar studies in the lake Tchad basin in order to enhance agrobiodiversity of cultivated sorghums by promoting exchanges and diffusion of seeds between production areas.
Entrées d’index
Mots-clés : sorgho repiqué, usages alimentaires, Diamaré, types variétaux, Cameroun
Keywords : transplanted sorghum, landraces, food uses, Diamare, Cameroon
Texte intégral
Introduction
1L’intérêt des sorghos repiqués de saison sèche dans le bassin du lac Tchad réside avant tout dans la possibilité de dégager une production céréalière supplémentaire, en valorisant des terrains généralement peu propices à la culture pluviale. Les Kanuri, de l’empire du Bornou (nord du Nigeria), auraient contribué à l’introduction ponctuelle de ces sorghos au Nord-Cameroun. Les Peuls, éleveurs nomades également en provenance du Bornou, ont joué un rôle essentiel dans la diffusion de ce système de culture lorsqu’ils s’installèrent dans la région à partir du xvie siècle (Seignobos et Iyebi-Mandjek, 2000). Toutefois, le muskuwaari (nom en fulfulde, la langue des Peuls) est longtemps resté une culture secondaire limitée aux sols les plus argileux disposant d’une bonne capacité de rétention d’eau. Les grains de muskuwaari récoltés en milieu de saison sèche sont durs et difficiles à écraser manuellement. Cet aspect a pu freiner l’adoption de ces sorghos avant le développement de la mouture mécanique (Raimond, 1999).
2L’extension du sorgho repiqué s’est sensiblement accélérée ces dernières décennies, en particulier dans les plaines de l’Extrême Nord du Cameroun, sous l’effet combiné de l’augmentation des besoins vivriers et du développement de la culture cotonnière1. Il s’est imposé comme une culture vivrière de base et représente actuellement plus de la moitié de la production céréalière (Fusillier et Bom Konde, 1997). Le succès du muskuwaari s’explique aussi parce qu’il permet d’étaler les travaux agricoles, de répartir les risques liés aux aléas climatiques et qu’il est souvent plus apprécié pour l’alimentation que le sorgho pluvial. La conquête de nouvelles terres a induit une adaptation et une amélioration des techniques culturales. Concernant les variétés cultivées, cette dynamique soulève différentes questions. Quelle est l’évolution de la diversité génétique de ces sorghos et de la gestion de cette diversité par les paysans ? A partir de la connaissance qu’ont les agriculteurs des caractéristiques agronomiques et alimentaires des variétés locales, quels sont les déterminants du choix varié-tal en fonction des zones de production et des milieux cultivés ? Y a-t-il une évolution des habitudes alimentaires liées à l’augmentation de la production des sorghos de saison sèche ?
3Les travaux concernent uniquement les muskuwaari cultivés dans les plaines du Diamaré et de Kaélé qui représentent environ 85 % des surfaces repiquées en sorgho au Nord-Cameroun (Mathieu et al, 2002). Les baburi, types intermédiaires entre sorgho pluvial et muskuwaari, cultivés localement dans la région du Bec de Canard, n’ont pas été considérés.
Méthode de caractérisation des variétés cultivées à dire d’agriculteurs, intérêts et limites
4Le muskuwaari désigne l’ensemble des sorghos repiqués (Sorghum bicolor (L.) Moench) en fin de saison des pluies sur des terrains argileux généralement peu propices à la culture pluviale, appelés karal (pl. kare). La plante accomplit son cycle végétatif en saison sèche à partir des réserves en eau accumulées dans ces sols. Les semis en pépinières sont échelonnés à partir du mois d’août et le repiquage s’étale de septembre à novembre, au fur et à mesure que l’état hydrique des différents terrains devient favorable. Les types de sorghos repiqués présents au Nord-Cameroun et dans tout le bassin du lac Tchad appartiennent aux races durra, caudatum et durra-caudatum de la classification de Harlan et De Wet (Raimond, 1999). Les sélectionneurs utilisent le terme d’éco-type pour désigner des populations variétales ou « variétés locales ». Les types de muskuwaari faisant l’objet d’une culture importante dans les plaines de l’Extrême Nord sont safraari, majeeri, burguuri et ajagamaari. Il existe de multiples variétés à l’intérieur de chaque écotype, issues de sélections visuelles par les cultivateurs lors du choix des panicules devant servir de semences (Barrault et al., 1972).
5Inventorier et classifier ces variétés locales apparaît difficile quand on connaît leur hétérogénéité morphologique, et l’abondance des noms vernaculaires selon la région prospectée. Une caractérisation à dire d’agriculteurs s’appuie sur leur propre classification : chaque variété porte un nom local et est identifiable par des propriétés ou caractères particuliers tels que le port et la compacité de la panicule, l’adaptation à un type de sol, la résistance à certains ravageurs, la valeur gustative... Cette approche permet :
d’évaluer la diversité des variétés cultivées selon les zones de productions ;
de mettre en évidence les différents critères de choix variétal ;
d’examiner les facteurs (milieu, groupe ethnique) à l’origine de pratiques différentes entre les agriculteurs.
6Des enquêtes ont été menées dans 24 villages échantillonnés dans différentes zones de production autour de Maroua et de Kaélé (figure 1). Le recensement des variétés cultivées et la collecte d’un échantillon de panicules ont été effectués dans chacun des villages. Des discussions avec des groupes de producteurs de muskuwaari ont été réalisées pour connaître les caractéristiques agronomiques et alimentaires de chaque variété locale identifiée et la provenance de celles récemment introduites. Quelques entretiens individuels ont permis d’affiner les informations et notamment d’estimer les proportions des surfaces repiquées pour chaque variété. Dans tous les villages, un groupe de femmes a été interrogé sur les caractéristiques de transformations et les usages alimentaires des diverses variétés de muskuwaari.
7Les panicules collectées ont été triées selon leurs caractères morphologiques : couleur du grain, couleur de la glume, port et compacité de la panicule, caractères particuliers. Pour cette classification, les appellations peules ont été retenues et des regroupements ont été effectués pour les variétés de même morphologie mais portant des noms vernaculaires différents. Ce travail a abouti à l’identification de 45 variétés locales dont la majorité est présentée dans le tableau récapitulatif (tableau 1). Avec une étude similaire, menée essentiellement sur les berbéré2 du Tchad (Raimond, 1999), ces travaux peuvent contribuer à renforcer la diffusion des variétés entre les différentes régions de production.
8Cette caractérisation variétale, s’appuyant sur les grands traits morphologiques complétés par certains caractères reconnus par les agriculteurs, demeure insuffisante pour obtenir une classification rigoureuse. Par rapport à des travaux antérieurs (Monthe, 1977 ; Seignobos et Iyebi-Mandjek, 2000), la prospection laisse apparaître des noms de variétés qui n’avaient pas été observées auparavant. Certaines proviennent d’une diffusion spontanée à partir d’autres régions de production. De plus, l’adaptation à des milieux particuliers, l’isolement de types dans certaines zones de production et la sélection massale opérée à chaque récolte par les agriculteurs peut conduire à la différenciation de nouvelles variétés. Ainsi, les caractères morphologiques de la variété yaawu laissent supposer qu’elle dérive du type safraari. De même, tolo tolo wojanyaande s’apparente aux majeeri. A ce stade, une caractérisation phénotypique plus précise est nécessaire pour mieux évaluer la diversité génétique des écotypes et expliquer son évolution dans le temps.
Déterminants des choix variétaux, répartition des types cultivés et évolution de la diversité génétique
9La productivité et les caractéristiques alimentaires apparaissent comme les premiers critères des variétés retenus par les producteurs (figure 2). Ainsi, le type safraari, reconnu pour ses bons rendements et la qualité de sa farine, domine globalement dans la zone d’étude, avec en moyenne 42 % des surfaces cultivées. Cependant, face à certaines contraintes du milieu, les caractéristiques agronomiques s’avèrent prépondérantes dans le choix par rapport aux qualités gustatives et nutritionnelles. Les producteurs privilégient les variétés les mieux adaptées aux contraintes aux-quelles ils sont confrontés, ce qui explique les différences observées entre zones de productions.
Prédominance des safraari
10L’estimation des superficies auprès des producteurs enquêtés donne une idée de la proportion des principales variétés cultivées dans chaque zone de production (figure 1). Les enquêtes révèlent la prédominance des safraari dans pratiquement toutes les zones prospectées. Honnis dans la partie septentrionale de la zone d’étude, ils représentent de 15 à 43 % des surfaces emblavées en muskuwaari. Ce type, à panicule compacte et à grains jaune-bruns, réunit à la fois des qualités agronomiques et alimentaires : les rendements sont élevés, les tiges sucrées présentent une bonne qualité fourragère, et la farine blanche permet la préparation de plats de bonne qualité gustative et nutritionnelle.
11Cette large présence peut s’expliquer par l’engouement qu’ont eu les Foulbés pour ces variétés à partir des années 1960 (Seignobos et Iyebi-Mandjek, 2000). Vendues sur les marchés, les semences n’ont pas tardé à apparaître au delà de l’aire de peuplement peul. Les qualités évoquées ci-dessus répondant aux attentes de beaucoup de producteurs, les safraari ont vite fait l’objet d’une adoption massive dans la plupart des régions. Ces variétés à cycle long et haute productivité sont repiquées en priorité sur les vertisols typiques disposant d’une importante réserve utile. La variabilité des types de vertisols cultivés explique la sélection d’autres types de sorghos.
Variétés adaptées à la diversité des conditions édaphiques
12La région de l’Extrême Nord présente différents vertisols, d’origine sédimentaire ou issus de la dégradation du socle granitique (Raimond, 1999). Les terrains se présentent sous des formes plus ou moins dégradées, avec des dénominations locales différentes selon l’aspect du sol (fentes, couleur, type de couvert herbacé...) et la position topographique (Seignobos, 1993). Pour certaines terres en haut de toposéquence, on observe une fermeture et un durcissement des horizons supérieurs aboutissant aux harde, stade ultime de dégradation des vertisols. Avec l’extension des sorghos repiqués, toute la gamme des vertisols a été progressivement sollicitée. La mise en valeur de nouvelles terres a eu lieu sur les vertisols intermédiaires et dégradés mais aussi dans certains yaayre, vastes plaines inondables, souvent utilisées comme zone de pâturage en saison sèche.
13Sur les terres repiquées en premier, généralement les harde et vertisols intermédiaires, les producteurs privilégient des variétés précoces et peu exigeantes, capables de produire malgré la capacité limitée de rétention d’eau de ces sols. On assiste à l’apparition de nouvelles variétés locales compte tenu de la mise en culture croissante de ces terrains. Les enquêtes montrent que 70 % des variétés récemment adoptées l’ont été pour leurs caractères de « rusticité » et de précocité permettant une adaptation à des conditions édaphiques peu favorables.
14Yaawu (« précoce » en fulfulde) est apparu vers Moutourwa il y a une quinzaine d’années et semble être actuellement la variété la plus prisée sur vertisols dégradés. Zumay (« peul » en mundang) et tolo tolo balwanyaande, de plus en plus présents autour de Moutourwa et Kaélé, sont également satisfaisants sur ces sols. Dans la zone des piémonts où la culture du muskuwaari est pratiquée depuis moins de 20 ans, les producteurs ont adopté une variété s’apparentant au safraari et surnommée « blindée » pour ses qualités de résistance à la sécheresse sur les harde (Bousquet et Legros, 2002). En dehors de tolo tolo balwanyaande, ces variétés rustiques sont d’autant plus appréciées que leurs grains jaunes à bruns ont des qualités alimentaires proches de celles des safraari. Il est d’ailleurs possible qu’elles soient « sorties » de ce type par sélections successives.
15Sur les terrains à inondation prolongée (yaayre, bord de mare), les agriculteurs font également appel à des variétés précoces. Le repiquage tardif après le retrait de l’eau, oblige le recours à des types à cycle court pour ne pas gêner l’accomplissement du cycle cultural. En effet, compte tenu du photopériodisme des sorghos de saison sèche, l’épiaison a généralement lieu en décembre-janvier, sous l’influence de la baisse de la durée du jour et de la température (Barrault et al., 1972). Une variété à cycle long repiquée tardivement peut voir sa production réduite si la phase végétative entre la transplantation et l’épiaison est trop courte. Ces sorghos arriveraient à maturité plus tard ce qui obligerait le producteur à différer la récolte par rapport au reste de son champ. Par ailleurs, une portion de culture encore sur pied alors que la récolte est achevée dans les kare avoisinants devient la cible privilégiée des oiseaux granivores. Pour pallier ces problèmes, les majeeri (variétés à grains blancs), sont parmi les variétés les plus satisfaisantes en terme de précocité. Les variétés à panicules crossées sont reconnues pour leurs bons rendements et coexistent avec les variétés à panicules droites, moins productives.
16Les ajagamaari (variétés à grains crème) sont parfois préférées aux majeeri dans ces zones. Assez proche des safraari en terme de productivité et de qualité gustative, ils possèdent un cycle plus court et ont été introduits depuis quelques années vers Mora et Petté. Les variétés précoces sont d’autant plus prisées qu’elles présentent un intérêt commercial. Arrivant tôt sur les marchés, elles peuvent être vendues plus chères avant la récolte des autres types de muskuwaari.
Ajustement du choix variétal aux contraintes parasitaires
17Même si les safraari apparaissent comme les variétés les plus appréciées (54 % des producteurs interrogés ont pour variété préférée l’un des types de safraari), la pression de certains ravageurs oblige les producteurs à retenir les variétés mieux adaptées à ces contraintes, indépendamment de la nature des sols cultivés ou des goûts alimentaires.
18Au nord de Maroua par exemple, bien que les vertisols typiques soient dominants, les safraari sont de moins en moins cultivés, compte tenu de leur forte sensibilité aux attaques des borers, chenilles de lépidoptères forant des galeries dans la tige (Sesamia cre-tica, Sesamia poephaga). Ces parasites occasionnent des pertes pouvant atteindre 400 kg/ha (Mathieu, 2005) et les tiges conservées pour l’affouragement du bétail perdent leur appétence. Dans cette zone, les majeeri occupent plus de 50 % des surfaces repiquées. Ces variétés, moins sensibles aux foreurs, mais moins productives compte tenu de leur précocité, se substituent progressivement aux safraari. Les majeeri sont désormais bien rentrés dans les habitudes alimentaires, mais une meilleure maîtrise des borers pourrait permettre un redéploiement des types safraari afin de valoriser au mieux le potentiel productif des meilleures terres.
19La pression des oiseaux granivores, essentiellement Quelea quelea, constitue également une forte contrainte, notamment pour les champs en bordure des espaces boisés (Da Camara-Smeets, 1976). Dans les zones de production à proximité des grandes brousses (régions de Mora, Petté), les agriculteurs repiquent majoritairement les burguuri, peu appréciés par les oiseaux. Cet écotype de sorgho comprend de multiples variétés (tableau 1) dont les grains colorés, de rouge à blanc rosé, présentent généralement une couche brune sous le péricarpe. Cette couche à forte concentration en tanins confère un goût amer aux grains qui limite les déprédations par les oiseaux. De plus, certaines variétés de burguuri sont aristées (poils à l’extrémité des glumes), ce qui gêne les attaques des oiseaux. L’amertume du grain se ressent également dans les préparations et les burguuri sont donc souvent cultivés par obligation, en bordure des champs afin de protéger les variétés moins résistantes repiquées au centre.
Un enrichissement global du matériel végétal mais une diffusion inégale
20En dépit des spécialisations variétales observées localement, les producteurs déploient des stratégies de maintien et d’entretien de la diversité variétale. Dans l’ensemble des villages enquêtés aucun type n’a été abandonné récemment. Les producteurs interrogés préfèrent ne jamais délaisser totalement une variété, soit parce qu’elle leur a été transmise par leurs ancêtres, soit parce qu’ils sont conscients de l’importance qu’elle pourrait de nouveau avoir. Ainsi, des variétés aux qualités agronomiques ou gustatives médiocres sont maintenues et repiquées sur des petites superficies notamment pour conserver les semences (majeeri wojanyaande, nyaawri...).
21La conquête de nouvelles terres à muskuwaari contribue localement à un accroissement de la diversité génétique, mais l’adoption de nouvelles variétés apparaît inégale d’une région à une autre. Dans les zones à dominante peule au nord de Maroua, où le sorgho repiqué est cultivé depuis plusieurs générations, des variétés telles que safraari ou majeeri, sont fortement ancrées dans les systèmes de culture et les habitudes alimentaires. Même si quelques jeunes producteurs se déclarent prêts à tester de nouveaux types de sorgho, le poids de la tradition s’avère dissuasif dans la recherche et l’adoption de variétés en provenance d’autres zones de production. Beaucoup considèrent qu’ils ont hérité de variétés bien adaptées à leur karal et ne cherchent pas spontanément à en évaluer d’autres.
22En revanche, là où le muskuwaari a été adopté plus récemment, comme dans les piémonts des Monts Mandara, les agriculteurs sont encore en phase d’apprentissage. En ramenant des semences en provenance des marchés urbains ou en prospectant dans d’autres régions de production, certains producteurs innovants participent activement à l’introduction de nouvelles variétés (Bousquet, Legros, 2002).
23Parfois, la faiblesse des échanges entre régions de production limite la diffusion. Ainsi, les variétés zumay et yaawu, sélectionnées par les producteurs et bien répandues dans la plaine de Kaélé et la zone de Moutourwa, sont absentes dans les autres zones alors que leur caractère de « rusticité » pourrait être apprécié ailleurs.
24Ces observations montrent la nécessité d’un appui extérieur afin de mieux valoriser la diversité du matériel végétal générée par les producteurs en orientant sa diffusion et en favorisant les échanges entre zones de production. Des organisations paysannes, les Aprostoc (Associations des producteurs et stockeurs de céréales) récemment créées pour le développement du stockage villageois et l’amélioration de la culture du muskuwaari, ont initié ce travail en s’appuyant sur leur réseau de conseillers paysans.
25La caractérisation des variétés de muskuwaari comme préalable à une action de diffusion ne peut cependant se limiter aux caractères agronomiques tant l’aspect alimentaire se révèle un critère de poids dans les choix variétaux.
Le muskuwaari dans l’alimentation : spécificités variétales et habitudes alimentaires
26Globalement, dans les plaines de l’Extrême Nord, les muskuwaari sont beaucoup plus appréciés que les sorghos pluviaux. Même les années de forte production de sorgho de saison sèche, le sac de muskuwaari est en moyenne 25 % plus cher que celui de njiigari (sorgho rouge de saison des pluies)3.
27La valeur alimentaire constitue l’un des premiers caractères pris en compte pour le choix d’une variété (figure 2) et regroupe le goût, l’aspect, et la qualité nutritionnelle des préparations. Un type de sorgho qui n’est pas apprécié gustativement ou considéré comme peu nourrissant n’est cultivé que si les conditions du milieu sont trop contraignantes (cas des burguuri dans la majorité de la zone d’étude). Généralement au moment du battage, les différentes variétés souvent mélangées dans les champs sont simplement regroupées par couleur. Aussi, les appréciations qui suivent concernent surtout les grands types de sorgho, et les différenciations par variétés d’un même type sont limitées.
Aptitude au décorticage et mouture
28Dans tous les villages enquêtés, la mouture a lieu au moulin, une fois les grains lavés et parfois décortiqués. Le décorticage est pratiqué pour améliorer la qualité de la farine. Il s’agit de retirer les téguments (son) recouvrant l’albumen. L’opération permet d’éliminer les « impuretés » liées au péricarpe (matières minérales, couche brune...), afin de donner une farine de meilleure qualité pour les préparations (Fliedel, 1994). D’après les femmes interrogées, elle contribue à atténuer le goût amer des grains, mais elle occasionne une perte de poids. Le rendement au décorticage dépend de la dureté du grain, caractère lié à la vitrosité de l’albumen (importance relative des parties vitreuses et farineuses). Les femmes ont toutes souligné la mauvaise aptitude au décorticage des variétés burguuri. Leurs grains farineux à couche brune pour la plupart4 ont tendance à s’écraser lors de l’opération et une fraction de la farine est ainsi perdue dans le son. Par contre le tégument se détache plus facilement pour les variétés comme safraari ou ajagamaari, dont la vitrosité du grain est plus élevée.
29Les femmes décortiquent parfois manuellement à l’aide d’un mortier et d’un pilon après avoir légèrement mouillé les grains. L’opération peut aussi se faire mécaniquement au prix de 10 F CFA pour une tasse (un peu plus de 1 kg). La diminution de la quantité de farine obtenue, le surcoût ou le temps supplémentaire passé au décorticage sont autant de facteurs qui expliquent que ce procédé soit peu pratiqué et uniquement réalisé lors d’occasions spéciales (mariage, fêtes religieuses, période du Ramadan) pour améliorer la qualité des plats. Près de 75 % des femmes enquêtées, toutes ethnies confondues, préfèrent systématiquement laver les grains puis les laisser sécher au soleil pour réduire l’amertume du tégument, avant d’aller les moudre.
Usages spécifiques des variétés pour les différentes préparations
30La farine de sorgho est avant tout utilisée pour préparer la boule, plat de base dans l’alimentation des populations du Nord-Cameroun. Cependant, certains types de muskuwaari peuvent être réservés pour d’autres préparations, telle que la bouillie.
Qualité de la boule en fonction des variétés
31Il s’agit d’une préparation à base de farine plongée dans de l’eau bouillante et tournée vigoureusement jusqu’à obtenir une pâte de consistance ferme et homogène. Elle est consommée avec une sauce d’accompagnement et constitue l’un des plats de base au Nord-Cameroun.
32Toutes les personnes enquêtées, hommes et femmes confondus, sont unanimes : les safraari donnent les meilleures boules non seulement d’un point de vue gustatif, mais aussi parce qu’ « elles tiennent bien au corps ». La légère amertume donnée par le péricarpe quand le grain n’est pas décortiqué disparaît au cours de la conservation : consommée en août, soit près de 6 mois après la récolte, la variété a très bon goût, même non décortiquée. Le type burguuri est le moins apprécié. L’amertume se ressent même si le grain est décortiqué et les producteurs se plaignent du « goût de terre » de la préparation qui est souvent agrémentée de sauces spécifiques.
33Les femmes ont rarement l’occasion d’associer certaines variétés pour tenter d’améliorer la qualité de la boule car les sacs de grains sont ouverts un à un. En revanche, les variétés utilisées peuvent varier selon la période de l’année. A Papata, pendant la période de travaux des champs, les femmes cuisinent la boule de safraari car « elle donne la force », et réservent les majeeri pour les périodes creuses en saison sèche.
34Concernant la cuisson, les enquêtes révèlent que certaines farines comme celle de majeeri collent moins à la marmite que celle de safraari : pour une même quantité d’eau, il faut ajouter plus de farine de majeeri que de farine de safraari pour obtenir la consistance désirée. Ces remarques doivent être corrélées aux variations de composition des grains selon les types de sorgho. La composition de l’albumen (solubilité de l’amidon, teneur en amylose...) joue en effet un rôle direct sur la texture de la boule (Trouche et al, 1999).
Préférence des majeeri pour la bouillie
35La préparation de la bouillie consiste à incorporer de la farine dans de l’eau chauffée jusqu’à obtenir un liquide épais et homogène après cuisson. On distingue différents types de bouillie selon l’ingrédient ajouté en fin de préparation. En fulfulde, on parle de gaari kossam lorsqu’on ajoute du lait et du sucre, de gaari biriiji lorsqu’il s’agit de pâte d’arachide, de gaari kilburi lorsqu’il s’agit de natron... La bouillie kilburi de couleur jaune est uniquement préparée avec la farine de safraari. Elle est souvent consommée pour soigner les troubles digestifs. Mais ce sont généralement les sorghos majeeri qui sont privilégiés par les femmes pour la préparation de la bouillie. Les majeeri ranwanyaande (glumes blanches) sont les plus prisés, car même sans décorticage le grain donne une farine de couleur homogène. Pendant la période du Ramadan, les Peuls et plus généralement les musulmans ont l’habitude, le soir ou juste avant le levé du jour, de consommer une bouillie légère à base de farine de mandoweyri ou majeeri dont les grains sont systématiquement décortiqués.
Autres usages alimentaires des sorghos muskuwaari
36Avec l’extension des superficies cultivées, le muskuwaari entre de plus en plus dans le brassage du bil bil (bière de sorgho), notamment dans les piémonts et la plaine de Kaélé. D’après certaines femmes mofou de Mowo, la bière brassée uniquement avec du njii-gari donne des maux de tête... Un bon bil bil s’obtient en mélangeant à part égale muskuwaari (safraari, mandoweyri et yaawu préférentiellement) et sorgho pluvial, mais les proportions dépendent surtout des types disponibles et des prix sur le marché selon la période de l’année. Chez les Moundang et les Guiziga, certaines femmes utilisent également un mélange maïs-muskuwaari dans leur préparation. La proportion est alors assez variable, pouvant aller de moins de 1/6 à 1/3 de maïs.
37Les tiges sucrées de safraari et ajagamaari sont parfois consommées au champs, souvent par les enfants qui les rongent à la manière de la canne à sucre.
38Hormis les beignets, préparés à base de farines blanches de majeeri, tolo tolo balwanyaande, ajagamaari, et parfois même de safraari décortiqués, les autres usages du muskuwaari sont spécifiques d’un village ou d’une région.
39Le dakkere, typiquement peul, est un plat préparé uniquement avec les variétés majeeri. La farine est mouillée dans une calebasse pour former de petites boules. Celles-ci sont ensuite cuites à la vapeur et consommées avec du yaourt.
40A Mowo, les femmes mofou préparent le jarteendi : il s’agit d’écraser les grains d’ajagamaari, de suukkataari ou de safraari, puis de former des boulettes avec cette farine qui seront cuites au bain-marie.
41Le naakia ou ndondooje est une friandise préparée chez les Peul ou assimilés. Les femmes font fondre du sucre dans de l’huile, puis y ajoute de la farine de safraari, suukkataari ou allah usuku. Ce mélange est tourné jusqu’à obtenir une boule consommée spécialement à l’occasion des fêtes.
Evolution des habitudes alimentaires
42Initialement importée par les Peul, la culture du sorgho repiqué est désormais pratiquée par la plupart des groupes ethniques des plaines de l’Extrême Nord. Son extension se traduit par une relative uniformisation des agrosystèmes de plaine (Seignobos et al., 1995). Le modèle foulbé tend à s’imposer avec le muskuwaari comme un des piliers de la production vivrière. Les revenus monétaires proviennent du coton, mais aussi de plus en plus, des excédents céréaliers.
43Du point de vue de l’alimentation, l’influence peule est moins visible. Les régions ayant adopté assez récemment la culture muskuwaari ont simplement substitué celui-ci aux autres sorghos dans les préparations. Ainsi, en zone de piémont, les producteurs comparent souvent le muskuwaari nouvellement adopté au slaraway, type pluvial produit dans la montagne. Ce sorgho est très apprécié notamment pour le bil bil, mais produit moins bien en plaine. Ainsi, pour les familles descendues sur les piémonts et ayant accès à un karal, le muskuwaari entre désormais dans la préparation du bil bil, au même titre que le slaraway auparavant.
44La question du changement des habitudes alimentaires lié à l’islamisation et l’intégration au mode de vie foulbé, observé dans certains groupes ethniques (Mofou, Guiziga,...), n’a pas été abordée spécifiquement. Cet aspect semble un déterminant important des choix alimentaires dans l’Extrême Nord du Cameroun.
Conclusion
45La conquête et la transformation de nouvelles terres à muskuwaari dans l’Extrême Nord Cameroun s’accompagne d’un enrichissement de la diversité génétique des sorghos repiqués. La sélection et la diffusion de nouvelles variétés montrent le dynamisme endogène des communautés rurales et la capacité d’adaptation des producteurs.
46Les choix variétaux et les différences entre zones de production s’expliquent avant tout par l’hétérogénéité des conditions du milieu. Les types de sorgho majoritairement repiqués combinent à la fois des qualités alimentaires et agronomiques, mais les caractères d’adaptation à des contraintes édaphiques, climatiques et/ou parasitaires particulières sont prépondérants pour le choix des variétés cultivées.
47L’appréciation alimentaire, notamment par les femmes, constitue un point essentiel pour améliorer la connaissance des sorghos repiqués et favoriser les échanges de semences. Malgré la diffusion spontanée de certaines variétés, la circulation et l’adoption à travers les communautés rurales ne se fait pas de façon homogène. Un appui extérieur peut permettre dans certaines zones de production d’enrichir la gamme des variétés disponibles. Une intervention a été engagée dans l’Extrême Nord, avec le concours des Aprostoc et l’appui du projet DPGT, pour soutenir la diffusion de variétés reconnues localement et pouvant intéresser d’autres zones de production. Un rapprochement est envisageable avec les travaux de prospections et un programme semencier initié dans certaines zones à berbéré du Tchad (Raimond, 1999). La démarche pourrait également être enrichie par des investigations dans d’autres zones du bassin du lac Tchad, notamment au nord du Nigeria.
48Par ailleurs, la connaissance des habitudes alimentaires en milieu urbain, permettrait de mieux satisfaire la demande croissante des villes. Cet aspect peut s’intégrer dans la recherche d’une meilleure organisation de la filière céréales et d’une plus grande maîtrise par les producteurs (Mathieu et al., 2003).
Remerciements
49Nous tenons à adresser nos sincères remerciements à l’ensemble des Conseillers Paysans des Aprostoc et au personnel du DPGT ayant participé à la réalisation des enquêtes.
Bibliographie
50Barrault J., Eckebil J. P., Vaille J., 1972 — Point des travaux de l’IRA sur les sorghos repiqués du Nord Cameroun. Agro. Trop., 27 (8) : 791-814.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 L’introduction du coton dans les années 1950 a sans doute contribué à l’accroissement du sorgho repiqué pour compenser la diminution obligée des surfaces en cultures vivrières pluviales (Hallaire, 1984).
2 Terme générique arabe utilisé au Tchad pour désigner les sorghos repiqués en contre-saison.
3 Source : projet DPGT (Développement paysannal et gestion de terroirs), suivi des prix des céréales depuis 1996 sur le marché de Bogo.
4 Les grains à couche brune sont toujours farineux mais la réciproque n’est pas vrai (Trouche et al., 1999).
Auteurs
Nathalie Perrot, géographe, Terdel
BP 6, Maroua, Cameroun
terdelmaroua@iccnet.cm
Sobda Gonne, géographe, Terdel,
BP 6, Maroua, Cameroun
terdelmaroua@iccnet.cm
Bertrand Mathieu, agronome,
Cirad-TERA, TA 60/15, 34398 Montpellier cedex 5
mathieu_bert@yahoo.com
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