Le sésame en pays gbaya
Sesame in the Gbaya country
p. 153-168
Résumés
Le sésame joue un rôle fondamental dans la culture gbaya. C’est tout d’abord la plante qui fonde le cycle cultural et pour laquelle on laboure tous les ans un nouveau champ. C’est aussi une nourriture pour laquelle on a diversifié les préparations en utilisant des techniques très élaborées, telle la fabrication de boulettes, et qu’on valorise comme de la viande de chasse. Enfin, le sésame intervient de façon récurrente dans la vie rituelle des Gbaya où il est un élément incontournable.
Sesame plays an important part in the Gbaya culture. First of all, it is the plant which begins the crop cycle and for which each year the Gbaya cultivate a new field. It provides a food for which have been elaborated a lot of varied preparations requiring elaborated technics and which is appreciated as meat. Then sesame has a reccurent role within ritual life where it plays an inescapable part.
Entrées d’index
Mots-clés : nourriture, pratiques rituelles, Gbaya, sésame, RCA
Keywords : sesame, food, ritual practises, Gbaya, CAR
Texte intégral
1Les populations qui se reconnaissent sous le nom de Gbaya occupent un territoire de 150 000 km2, situé pour les quatre cinquièmes à l’ouest de la République centrafricaine et pour le dernier cinquième au centre-est du Cameroun. Elles regroupent environ 500 000 personnes et se subdivisent en quatre groupes dont le plus important numériquement est celui des Gbaya kara dont font partie les Gbaya ‘bodoe ou bòdòè, objet de mon étude (voir figure 1).
2Les Gbaya ‘bodoe vivent en Centrafrique, au sud-ouest de Bouar, dans une savane verte où ils pratiquent des activités de chasse, de cueillette et de cultures vivrières qui leur procurent une nourriture abondante et variée.
3Le sésame, auquel je consacre cet article, joue dans cette culture un rôle très important tant sur un plan matériel que sur un plan idéologique.
Le sésame dans le cycle cultural
4Chaque année, courant mai1, le troisième mois de la saison des pluies caractérisé par une quinzaine de jours de « grand ensoleillement » gbàkáárá, hommes et femmes entreprennent le labour d’un nouveau « champ de savane » fò. Le « sésame » sùnù est la plante qui débute le cycle cultural. Pendant les années de culture obligatoire du coton, la culture du sésame était repoussée d’une année et se faisait sur le champ qui avait porté le coton. Cette culture, fort peu productive dans cette région, a été arrêtée dans les années 1970, et le sésame a tout de suite repris sa place de première culture du champ qu’il conserve jusqu’à présent. Il est remarquable de constater une évolution très différente chez les Gbaya du Cameroun, les Yàá-yù-wèè, étudiés par Philip Burnham (1980, p. 145-150) qui signale que : “ Sesame is a traditional Gbaya crop which was formerly of great importance, but at present it is hardly cultivated in Meiganga sub-prefecture. It is planted in lεp2 fields in July and August, either as a pure stand crop or interspersed with manioc, and is harvested in mid dry season. The seeds are used in various sauces for their oil. Less than 5 % of the Gbaya families intervie-wed now plant sesame. ”
Les variétés de sésame
5Les Gbaya ‘bodoe disposent de deux variétés cultivées de sésame à graines blanches, dont ils spécifient ainsi les noms :
– gbàsùnù (grand/sésame) Sesamum indicum L.
Cette variété glabre a un cycle de croissance d’environ 5 mois et on la plante fin juillet voire début août. A maturité, les capsules de ses fruits restent bien fermés ;
– bàndà (< nom d’ethnie) Sesamum radiatum Schumach.
Cette variété que le nom présente comme venant des Banda, ethnie de l’est de la Centrafrique, est couverte de poils. Son cycle de croissance est d’environ six mois et on la plante de ce fait courant juillet. Les capsules s’ouvrent aussitôt qu’elles sont mûres et, par crainte que le vent n’emporte une partie des graines, leur récolte ne doit pas tarder.
Ils disposent également d’une variété spontanée à graines noires : yàlá ou sùnú-yàlá (sésame/ ?) [repousse de S. indicum ?] Celle-ci est présentée comme un aliment de disette ce que montre le proverbe : « quand le sésame manque, alors on mange du sésame sauvage » sùnù 6án kéí nòŋá yàlá (sésame/Inac+manquer/alors+on /Acc.+manger+D/sésame spontané).
Les semailles
6Les semailles comportent deux actions successives, tout d’abord le fait de « semer à la volée » les graines ?âyâ sùnù (faire tomber en pluie/~), puis le fait de les « recouvrir de terre » pútá sùnù (recouvrir/~). Cette dernière expression permet de désigner globalement les « semailles » du sésame.
7Du fait de leurs temps de croissance différents, les graines des deux variétés cultivées ne sont jamais mélangées. Elles sont toujours conservées pour servir de semence dans des récipients distincts. Le plus souvent, les gens alternent d’une année à l’autre la variété qu’ils veulent semer, n’en semant qu’une à la fois. Celui qui veut absolument semer les deux variétés une même année doit semer en premier le S. radiatum et attendre trois semaines à un mois de plus pour semer le S. indicum3. Par contre, il est courant de mêler aux graines de sésame des graines de certaines courges4 – quatre poignées de ces dernières pour un litre de graines de sésame –, le mélange étant fait avant de semer à la volée. La nature du terrain labouré intervient également dans le choix du moment retenu pour semer : on sèmera sans tarder si le terrain est en pleine savane, tandis que sur une terre bien meuble, en bordure de rivière par exemple, on attendra une semaine de plus. Les conditions optimales de ce dernier terrain le feraient grandir trop vite, et il serait trop haut au moment de la floraison. On dit alors en gbaya que « le sésame va être raté, qu’il fait la jeune fille » sùnù kòwà té-bò, té-dè zòŋá (sésame / de+eux / V.inac. + se développer trop // V. inac. + faire / jeune fille), la jeune fille symbolisant ici ce qui est agréable à voir, mais encore peu productif.
8Aussitôt semées, les graines sont recouvertes de terre au moyen de la « houe coudée » ngòmbá : le manche est tenu à deux mains et le travail se fait en reculant, avec un mouvement une fois à gauche, une fois à droite. Cet ensemencement nécessite trois ou quatre jours pour une personne seule. Si plusieurs personnes s’y mettent (3 ou 4), ce travail ne dure qu’une seule journée.
Le développement de la plante
9Le tableau 1 présente les étapes de la croissance du sésame telles qu’elles sont perçues et nommées par les Gbaya. Il s’agit d’un vocabulaire spécifique au sésame qui ne s’applique à aucune autre plante. La plante se développe sur près de six mois et est la seule dont la récolte se fait en saison sèche. Elle profite d’ailleurs du brouillard de saison sèche qui s’installe début décembre pour terminer sa fructification.
La récolte
10Fin décembre, lorsque le vent de saison sèche va s’installer et que les feuilles sont en train de tomber, on procède à la « récolte » appelée globalement póyá sùnù (couper/sésame) qui comporte deux temps, la « moisson » proprement dite póyá sùnù, puis le « battage » ngbóó sùnù (taper/sésame).
11La moisson consiste à rassembler dans une main les tiges qui prennent alors le nom spécifique de « jambes de sésame » béé sùnù pour les couper avec un « grand couteau » gbàpàyà (grand/couteau). Celui de l’homme a un manche plus travaillé et il le porte lors de ses déplacements, celui de la femme lui sert principalement à éplucher le manioc roui. Les chaumes sont laissés sur le champ.
12Lorsque le moissonneur (homme ou femme) remarque des « tiges qui portent des fruits déjà ouverts » mángàlá sùnù (< fendu-variété sauvage/sésame), il ne les coupe pas et les récoltera à part afin de les regrouper en quelques bottes mises à sécher sur un appui quelconque où il ne leur faudra que quatre à cinq jours pour sécher.
13La plupart des tiges coupées sont rassemblées à l’ombre d’un arbre avant qu’on en fasse des « gerbes » síká náŋáà (serrés ensemble/pieds) qui sont ensuite liées par trois ou quatre en « bottes » hérâ sùnù (lié/sésame) puis placées contre un long tronc d’arbre posé horizontalement sur des fourches de bois, constituant la « claie de séchage du sésame » làngbà. Les bottes fixées sur la claie mettront trois semaines pour sécher.
14Trois semaines après la moisson, à la mi-janvier, on procède au battage des bottes au-dessus de nattes préparées à cet effet. Le battage terminé, un premier tri permet d’ôter les plus gros déchets, les graines étant ensuite passées dans un « tamis à gros jours » gbàgòngó (grand/tamis).
15La récolte terminée, elle est répartie dans de « grands paniers » bòtò que les femmes confectionnent en fibres de rônier et qu’on rapporte au village. Dans la semaine qui suit le retour des paniers au village, les hommes fabriquent en fibres de Marantochloa leucantha pòndò les paniers dans lesquels seront conservés les grains. Chaque panier est tapissé de feuilles de Marantochloa purpurea bún et les grains de sésame sont encore une fois triés avant d’être mis dans le panier jusqu’à le remplir. Chaque panier est ensuite recouvert de feuilles et bien ligoté.
16Le (ou les) panier(s) représentant la récolte est (sont) installé(s) dans la maison sur une claie au-dessus du foyer. La femme qui, chez elle5 est propriétaire du sésame, y puisera au fur et à mesure des besoins de sa famille.
En conclusion
17Le travail du sésame est essentiellement un travail familial auquel l’homme comme la femme participent. L’homme fournit un travail plus intensif et de plus longue haleine au moment du labour, la femme participant alors plus en auxiliaire, tandis que pendant la moisson, à l’inverse, c’est la femme qui fournit le plus gros du travail, l’homme n’intervenant qu’au moment du transport au village. Les autres étapes sont le fait aussi bien de l’homme que de la femme6.
Le sésame : un élément essentiel de la cuisine gbaya ‘bodoe
18Le sésame a une place primordiale dans la cuisine gbaya. Il est consommé plusieurs fois par semaine et intervient dans diverses préparations7 que je vais présenter. Les Gbaya utilisent le sésame sous deux formes principales : le « sésame complet » ngá-kók-sùnù (dur/corné/sésame) qui produit une pâte ferme de couleur brun-rouge, et le « sésame décortiqué » également appelé « sésame blanc », 6èmé sùnù (décortiqué/-) ou 6by5 sùnù (corps nu/~) qui produit une pâte blanche et molle dont on extrait de l’huile.
19Pour décortiquer les graines, le sésame est mis à tremper toute une nuit dans un récipient rempli d’eau. Le lendemain matin, « le sésame a gonflé » sùnù hinâ (~/Acc+gonfler). Les grains sont alors sortis à deux mains, placés dans un tamis pour finir de s’égoutter, puis mis dans un mortier. Là ils sont « doucement pilés » ?úná sùnù (piler légèrement/~) afin d’en détacher le « son » pùmbúà (résidu en poudre+D+cela). C’est au bord de la rivière que la femme va ensuite « laver à grande eau le sésame » ténâ [ou télá] sùnù (verser [eau] ou faire couler [son]/~) pour le débarrasser de ce son. Le grain blanc est ensuite égoutté, placé dans un tamis puis étalé sur une natte pour y sécher8.
Préparation de pâtes et extraction d’huile
20Pour toutes les graines oléagineuses utilisées par les Gbaya – sésame, courges et arachide – la préparation de la pâte suit les mêmes étapes. Le produit est toujours remis à sécher quelques instants au soleil avant d’être grillé dans un récipient sur le feu. Puis les graines sont mises dans un mortier pour y « être pilées jusqu’à former une boule » ?à t sùnù ha mók, há 6 (elle/Inac+piler/ sésame/pour que/être mou/pour que/Inac+former une boule). Signalons qu’il existait autrefois un mortier spécifique réservé aux produits bien secs et désigné comme le « mortier à piler le sésame » dùk-tò-sùnù (mortier+D/à piler/sésame) plus petit et d’une forme moins évasée que le mortier actuel dans lequel on pile tout.
21Pour les graines de sésame complet, là s’arrête leur réduction en pâte. Pour les autres dont on veut extraire l’huile, on procède alors à leur écrasement sur une meule dormante dite « pierre à moudre » ta hbn mbódó-mò (pierre+D/à écraser/pâte). Il faut deux passages sur la pierre pour obtenir une pâte bien molle. Cette « pâte onctueuse » mbódó-mò (pâteuse/chose) qui peut être spécifiée9 comme « de sésame » mbódó-mó sùnù ou « d’arachide » mbódó-mó zàánù va être utilisée dans plusieurs préparations culinaires.
22La pâte obtenue – sésame, courges, arachide – va ensuite être pétrie du bout des doigts d’une main avec un mouvement régulier de rotation, tout en y incorporant petit à petit des gouttes d’eau légèrement tiédie síkírá mbódó-mò (incorporer de l’eau/pâte). Lorsque, sous la simple pression des doigts, de l’huile sourd, la femme rassemble la pâte en boule et, par pression manuelle, va en extraire l’huile. La pâte qui reste une fois l’huile extraite, que j’appelle « pâte dégraissée », est, dans le cas des graines de courges et des graines de sésame, utilisée pour diverses préparations. Dans le cas des graines de courges la préparation, une fois cuite, est spécifiquement appelée zà6âà (dégraissée+D+cela), et, dans le cas du sésame décortiqué, la pâte dégraissée est nommée nàà-ngòláí-sùnù (mère+D/qui s’émiette/ sésame) littéralement « la pâte qui s’émiette ».
23Il est remarquable que dans la cuisine, la pâte d’arachide n’est utilisée que sous forme de pâte onctueuse et les pâtes de courge sous forme de pâte dégraissée. Seule la pâte de sésame décortiqué sera utilisée sous ces deux formes. Les femmes au village produisent régulièrement, en liaison avec la fabrication de pâtes dégraissées, de petites quantités d’huile de courge ou de sésame dont elles se servent comme condiment pour divers plats10.
Les diverses utilisations du sésame
24A l’occasion de leur préparation, les graines de sésame complet ou décortiqué peuvent toujours être consommées telles quelles crues ou grillées, cela constitue une gourmandise.
Le sésame complet
25Le sésame complet est utilisé sous forme pilée pour diverses préparations qui ne participent jamais d’un repas mais font partie des éléments hors repas, c’est-à-dire des préparations qui ne sont pas consommées avec une boule de manioc.
La « bouillie de sésame » dìngbì
26Ce terme dìngbì est rapproché par les locuteurs de l’adverbe-adjectif dégbèŋ « qui rend lent » ce qu’on pourrait rendre en français par « celle qui cale », la définissant par son excellente valeur nutritive.
27Elle est également désignée par l’expression « la bouillie qui vient des anciens » kò ?òò dáà (bouillie [terme générique]+D/ restes+D/ pères) qui la valorise.
28Il s’agit d’une bouillie liquide faite à partir de farine de manioc délayée dans de l’eau froide puis versée dans une masse d’eau bouillante qu’on ne cesse de remuer au bâton à manioc et qu’on assaisonne avec du sel et du piment. Ayant séparé en deux moitiés la pâte de sésame pilé, on délaie une première moitié dans de l’eau et on incorpore, hors du feu, cette pâte à la bouillie sans cesser de remuer la préparation, puis on découpe l’autre moitié en petits morceaux qu’on fait tomber dans la bouillie afin que cela forme des « petites boulettes » yáwòróà, d’où son surnom de « bouillie à petites boulettes » yâwòró kò (à petites boulettes+D/bouillie). Lorsque tout est bien mélangé, la bouillie est prête.
29C’est une bouillie saisonnière qu’on prépare depuis le moment où l’on bat le sésame (mi-janvier) jusqu’à la mi-avril.
La pâte de « sésame pilé » t -sùnù (pilé/sésame)
30Préparée en pilant dans le mortier des graines de sésame complet auxquelles on ajoute du sel et du piment, cette pâte compacte accompagne un plat de manioc cuit à l’eau ou de manioc roui grillé.
Le gâteau dùsù et le « bâton de manioc » kpètè
31Il s’agit de deux préparations qui, au choix, comportent soit du sésame complet soit des arachides pilées après avoir été grillées.
Le sésame décortiqué
32Il produit une pâte onctueuse (comparable à la pâte d’arachide) et une pâte dégraissée (comparable aux pâtes de courge) dont les utilisations sont différentes.
La « pâte onctueuse » mbódó-mò
33Elle peut être utilisée telle quelle pour accompagner un plat de feuilles de manioc (on y place une boule de pâte au milieu des feuilles pendant le deuxième temps de leur cuisson) ; elle peut également entrer dans la composition de papillotes où elle est mélangée à certaines feuilles ou à certains champignons.
34Elle est aussi utilisée « délayée dans un liquide » nífá mbódó-mò puis ajoutée à une autre préparation. Ne réclamant pas une cuisson longue, elle est ajoutée au milieu de la cuisson des viandes, des champignons ou des feuilles à cuisson longue. Dans le cas de feuilles à gluant Corchorus sp. dont on attend une texture onctueuse11, la pâte délayée dans de l’eau est cuite seule et n’est ajoutée aux feuilles à gluant qu’à la fin de leur cuisson, hors du feu. Il en va de même pour les feuilles qu’on mange crues, comme le Gnetum africanum par exemple, qui sont simplement ajoutées à la pâte déjà cuite.
La pâte dégraissée
35Selon la taille des morceaux de pâte, on parlera de grumeaux, pour les plus petits, ou de boulettes pour les plus gros. Les morceaux de pâte dégraissée qu’on met à cuire dans un liquide en ébullition gardent leur forme initiale dans le cas de la pâte de courge, tandis que dans le cas du sésame, ils s’émiettent et ne forment que de tout petits grumeaux.
36Un tel « plat de grumeaux » sáká mò (asséchée/chose) est préparé en même temps que des feuilles à cuisson longue, des pousses de roseaux, des champignons ou de la viande boucanée de gibier. Le plat résultant associe les deux éléments constituant ainsi un « plat de grumeaux aux feuilles de manioc » sáká-mò nε sùkà (plat de grumeaux/ avec/feuilles de manioc). En l’absence de toute autre précision, il s’agit de sésame. S’il s’agit de pâte de courge, il convient de le préciser sâkâ-mb mbéé ne sùkà (plat de grumeaux+D/Citrullus sp./avec/feuilles de manioc), cette dernière étant moins fréquemment utilisée.
37Deux préparations associant feuilles à gluant et grumeaux de sésame sont si courantes qu’elles ont reçu chacune une dénomination propre. Il s’agit de gbòlò-zákà (Corchorus sp./[sáká] asséché) qui associe grumeaux de sésame et feuilles à gluant, et de gbídíksí ([<gbìdìk] humide) littéralement « l’humidifiée », qui associe les grumeaux de sésame à de la poudre de feuilles séchées de ngúlú Ceratotheca sesamoides.
38Tandis que la préparation de boulettes natures, en association avec un autre ingrédient (viande, feuilles), ou mixtes (associant pâte et viande de vache ou chair de poisson séché) est la façon la plus commune de préparer la pâte de courge qui prend alors le nom de zà6à « plat de boulettes de courge ». Il n’en va pas de même du sésame. Pour modeler la pâte dégraissée de sésame en « boulettes » gbàkíyáà (grand-boule+D+cela), cela réclame tout une préparation que je n’ai trouvé attestée pour aucune autre ethnie de cette zone d’Afrique centrale.
39Pour ce plat de « boulettes de sésame au gluant » gbàkí-sùnù (grand-[<kìì] boule+D/sésame) la pâte dégraissée est tout d’abord cuite comme pour un plat de grumeaux avec cependant une quantité plus importante d’eau. Les grumeaux cuits sont récupérés puis mis dans un entonnoir tressé où ils « sont compressés pour n’en faire qu’un seul bloc » ?à kàŋá sùnù (elle/Acc+faire un tout compact/sésame). La pâte ainsi comprimée est mise à reposer et à refroidir, tandis que la femme réactive le feu sous le reste du jus de cuisson qu’elle sale et pimente. Le jus ayant réduit, elle y bat, hors du feu, un gluant dans lequel elle ajoute ensuite des morceaux de grosse taille prélevés du bloc de sésame refroidi. Elle remue une dernière fois le tout12.
40Ce plat qui est considéré en pays gbaya comme la spécialité des ‘Bodoe, est valorisé à l’instar d’un plat de viande. Un proverbe dit d’ailleurs que « faire appel à l’entraide pour labourer son champ avec un plat de Solanum ça ne va pas » wââ hèí sòέ dí ná. (nv labourer/rassemblement+Z)/5’o/a« Mff7//« oc+être bon/pas) En effet pour remercier tous ceux qui viennent aider à labourer le nouveau champ de quelqu’un, il faut un repas valorisé, adapté à l’aide reçue. Ce ne peut être que de la viande fraîche, de la viande boucanée de gibier ou un plat de boulette de sésame au gluant.
Le rôle rituel du sésame
41Je soulignerai tout d’abord la présence régulière de sésame dans des plats consommés au moment de certaines cérémonies ou de certains rituels.
Le repas festif
42Un repas de fête ou un repas offert aux participants d’un travail collectif comme « l’entraide pour le labour d’un champ » hèì fò (à se rassembler/champs) ne peut être composé que d’un plat de viande – gibier frais ou boucané, cabri, viande fraîche de vache – ou d’un plat de « boulettes de sésame au gluant » gbàkî-sùnù. Lors de la cérémonie zìm-kàm-tùà (à s’abstenir/boule/maison) qui met fin au régime particulier qu’avaient jusque-là suivi les parents lors de la naissance de leur premier enfant, deux membres de la famille de la nouvelle mère et deux membres de la famille du nouveau père (un homme et une femme pour chacun) préparent respectivement les premiers des boulettes de sésame au gluant et les seconds des feuilles de manioc à la pâte de sésame. Lors de la « pendaison de crémaillère » ?éé-tùà (poser/maison) qui inaugure la maison d’un jeune couple, c’est un plat de boulettes de sésame au gluant auquel on a ajouté des hannetons séchés qui est nécessairement préparé. Lors de la prière annuelle aux ancêtres, un cabri était préparé pour les neveux utérins et les gendres tandis qu’un plat de pâte de sésame aux termites ou aux champignons séchés était destiné aux autres membres du lignage. Pour les ancêtres, on déposait au pied d’un arbre un récipient avec un morceau de boule, un morceau de cabri et de la pâte de sésame aux termites.
La levée d’un interdit alimentaire
43Le rite pour lever un interdit alimentaire consiste à « mesurer la bouche » wéé núà (mesurer/bouche+D+cela), à « changer l’interdit » kpâyâ zîm (changer/interdit). Pour ce faire, l’aliment que l’on veut pouvoir sans crainte consommer va être préparé avec une pâte de sésame préparée selon des modalités précises. Il s’agit d’une consommation ponctuelle qui ne nécessite pas une grande quantité de sésame. Aussi, au lieu de le laver à grand eau à la rivière comme je l’ai présenté ci-dessus, la femme va s’installer en bordure du village et va simplement le « frotter entre ses deux mains » níŋá sùnù (frotter/sésame) pour le débarrasser de son son. Le sésame blanc, une fois pilé et écrasé sur la meule, sera mis tel quel dans la marmite et « remué avec un roseau » fóó sùnù nε bú-kàn (remuer/ sésame/avec/roseau) en y ajoutant un peu d’eau pour en faire sourdre un peu d’huile qui sera mise à part.
Le jeûne rituel
44En diverses circonstances où le protagoniste doit se protéger, il respectera avant de pratiquer l’activité jugée dangereuse un jeûne rituel qui consiste à boire une pâte de sésame crue délayée dans de l’eau sans aucun assaisonnement13 appelée « pâte crue de sésame » tór mbódó-mò sùnù (crue/pâte+Z)/sésame) ou « pâte nature de sésame » bú mbódó-mó sùnù (nature/pâte+D/sésame). La première dénomination souligne le côté cru de cette préparation et la seconde l’absence de tout ajout, condiment ou autres éléments.
Conclusion
45Le rôle du sésame en pays gbaya ’bodoe est donc fondamental à divers niveaux. C’est tout d’abord la plante qui fonde le cycle cultural et pour laquelle on laboure tous les ans un nouveau champ. C’est aussi une nourriture pour laquelle on a diversifié les préparations en utilisant des techniques très élaborées, telle la fabrication de boulettes, et qu’on valorise comme de la viande de chasse. Enfin, le sésame intervient de façon récurrente dans la vie rituelle des Gbaya où il est un élément incontournable.
Bibliographie
Bibligraphie
Burnham Ph., 1980 — Opportunity and Constraint in a Savanna Society, the Gbaya of Meiganga, Cameroon. London, Academic Press.
Daigre, 1927 — Plantes alimentaires du pays banda. Bulletin Soc. Congolaise (8) : 126.
Roulon-Doko P., 1996 — Conception de l’espace et du temps chez les Gbaya de Centrafrique. Paris, L’Harmattan.
Roulon-Doko P., 1998 — Chasse, cueillette et cultures chez les Gbaya de Centrafrique. Paris, L’Harmattan.
Roulon-Doko P., 2001 — Cuisine et nourriture chez les Gbaya de Centrafrique. Paris, L’Harmattan.
Tisserant R.P. Ch., 1953 — L’agriculture dans les savanes de l’Oubangui, Bulletin Inst. Etudes centrafricaines, nouvelle série (6) : 209-273.
Notes de bas de page
1 Les noms de mois du calendrier gbaya sont essentiellement basés sur des activités de chasse et de cueillette. Seuls deux mois renvoient à une culture, juillet gòm-mbúù dit « la démolition des buttes [d’ignames] », période de leur récolte, et septembre gbàzàì dit « le haut dressé » en référence au sésame qui dépasse le demi-mètre, signalant qu’il faut en sarcler les mauvaises herbes (Roulon-Doko, 1996, p.160-163).
2 Ce terme désigne, en yàá-yù-wèè, les champs de savane préparés au début de la saison des pluies par opposition à d’autres bùrà ou gáò préparés, eux, en octobre et novembre.
3 Ces deux variétés seront à maturité en même temps, fin décembre.
4 Il s’agit au choix de graines de mbέέ Citrullus lanatus, de sísò Cucumis melo et de gàlà Citrullus sp., mais jamais de celles de mùnù Lagenaria vulgaris dont les feuilles trop larges gêneraient la croissance du sésame.
5 Un homme construit une maison à sa femme, il n’a pas de maison personnelle. S’il a deux épouses, il partage le produit de la récolte en deux et chaque femme dispose d’une moitié.
6 Pour plus de détails : Roulon-Doko, 1998, p. 405-429.
7 Pour le pays banda, le père Daigre (1932, p. 158) signale une consommation crue des graines et une utilisation comme « assaisonnement avec les légumes, la viande ou le poisson » et Tisserant (1953, p. 221) parle d’une « farine » faite à partir des graines écrasées qui sont utilisées comme « condiment » et « d’une sorte de pâte épaisse où l’on introduit des viandes, poissons ou termites ailés, séchés et réduits en farine. » formant des « pains » qui sont mangés comme légumes. Il précise que les Banda « n’utilisent pas les oléagineux sous forme d’huile ».
8 Pour plus de détails sur ces étapes, cf. Roulon-Doko, 2001, p. 73-76.
9 Sans spécification, il s’agit de pâte de sésame.
10 Au village, les Gbaya font rarement de l’huile d’arachide. En ville où, pour répondre une demande, certaines femmes en font, elles utilisent alors le tourteau d’arachide pour fabriquer des bâtonnets qui sont cuits dans cette même huile et vendus au marché.
11 Une trop longue cuisson rend la pâte de sésame granuleuse.
12 Ce plat connaît une variante dite « boulettes de sésame aux feuilles à gluant » gbólò gbàkí-sùnù (Corchorus sp.+D/plat sp.) où le gluant est remplacé par des feuilles à gluant.
13 L’absence de sel caractérise aussi le régime particulier auxquels sont soumis les parents après la naissance de leur premier-né, ne consommant que des préparations hors repas, manioc doux et ignames cuits à l’eau, arachides, bananes et sésame pilé.
Auteur
Paulette Roulon-Doko, linguiste, CNRS
UMR 8185 Llacan, 7 rue Guy Môquet, 94801 Villejuif cedex
roulon@vjf.cnrs.fr
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