Nourriture de brousse chez les Muzey et les Masa du Nord-Cameroun
Bush foods among the masa and the muzey of Northern Cameroon
p. 47-62
Résumés
Les Masa et les Muzey, qui résident dans les plaines d’inondation du Logone à environ 250 km au sud de N’Djaména, continuent de tirer un profit alimentaire des activités de prédation. Cet exposé est centré sur la chasse-ramassage, la cueillette des produits végétaux et la petite pêche occasionnelle. Parmi les produits de la chasse-ramassage, on observe des insectes, des batraciens, des reptiles, de petits poissons, des oiseaux et des mammifères (rongeurs et insectivores). Parmi les produits végétaux, on reconnaît environ 80 espèces, ce qui est analogue à ce que l’on note dans d’autres populations.
Un calendrier et un tableau donnent une idée de leur utilisation. D’un point de vue opérationnel, on distingue les aliments sauvages consommés en période normale, les aliments sauvages consommés en période de soudure et ceux consommés en cas de famine. Beaucoup de ces nourritures apparaissent aujourd’hui comme la marque d’un genre de vie rétrograde. Compte tenu de la vulnérabilité du système économique, le maintien de l’utilisation des ressources sauvages conserve son importance. Ces ressources sont disponibles sur les lieux mêmes où sévissent les restrictions. Elles sont souvent abondantes. Leur valeur nutritionnelle n’est pas négligeable. Il est donc concevable d’élaborer un programme d’éducation destiné à restaurer leur image et à instaurer un dialogue, et peut-être à faire la démonstration de leur valeur nutritionnelle et de leur authenticité culturelle en conformité avec les tendances néo-écologiques contemporaines.
The Masa and Muzey, who live in the flooded flatlands of the Logone river about 250 kilometres from N’Djaména, still benefit nutritionally from predation activities (hunting, fishing and gathering). This paper is centred on hunting, gathering and occasional individual fishing. Among the products obtained from hunting and gathering, we can list insects, frogs, reptiles, small fish and birds as well as mammals (rodents and insectivorous animais). Among the plant products there are about 80 species, which is similar to what is observed in other populations of the same ecological zone.
A calendar and a figure give an idea of their use. Food products consumed in normal times, wild foods used during seasonal shortage periods, and wild foods utilised during hunger periods, will be classified from an operational viewpoint. Many of these food products appear today to be the stigma of a backward lifestyle.
Considering the vulnerability of the economic domain, maintaining the use of these resources from the bush remains an important matter. These resources are available on the very spot where food shortages occur. They are often plentiful, their nutritional value is acceptable. It is therefore possible to conceive an educational programme aiming to improve their image and establishing a dialogue about their usefulness by demonstrating, for instance, their nutritional value, their cultural authenticity and their conformity to the contemporary neo-ecological tendencies.
Entrées d’index
Mots-clés : petits animaux, céréales, tubercules, soudure alimentaire, respectabilité
Keywords : small animais, cereals, tubers, shortage, respectability
Texte intégral
1Lorsque l’on traite des aliments sauvages non domestiques, on tend le plus souvent à les considérer dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs. Ces produits jouent un rôle non négligeable dans les sociétés agricoles. Les Muzey et les Masa, qui occupent au Cameroun et au Tchad les plaines d’inondation du Logone et de la Kabia à environ 250 km au sud de N’Djaména, capitale du Tchad, continuent de tirer un profit alimentaire des activités de prédation.
Les produits animaux
2A l’exception du poisson, le rôle alimentaire des animaux sauvages reste occasionnel. Il n’atteint pas de valeur statistiquement significative dans le régime. Les chiffres que nous avons obtenus au cours de l’enquête de consommation menée en 1976 sur 24 groupes familiaux visités 3 fois une semaine en une année sont dérisoires : les canards sont mentionnés 4 fois, les pigeons, lièvres, rongeurs, criquets, chacun une fois ! (Koppert, 1981, p. 54). Je ne m’y étendrai donc pas. Quelques produits sont utilisés en période de restriction alimentaire, j’y reviendrai.
Les produits végétaux sauvages
3La contribution des produits végétaux d’origine sauvage est moins dérisoire. Leur hétérogénéité au monde anthropisé se marque par un taxon original se référant à la brousse ou par son adjonction à celui d’une plante cultivée :
diw hudugola – « la verge du lézard agama » : Amaranthus viridis ;
hut zena – « testicules du phacochère » : Dioscorea dumetorum ;
dana naka – « riz de la grue couronnée » : Oryza barthii.
Nomenclature
4Masa et Muzey peuvent fournir une liste d’environ 70 végétaux comestibles, ce qui est analogue à ce que Mortimore (1989) observe chez les Hausa Dagaceri dans un milieu similaire. J’en ai vu utiliser une cinquantaine, surtout de façon occasionnelle (marqués par un astérisque sur le tableau 1).
Usages des produits sauvages
5Du point de vue alimentaire, différentes parties sont mises à profit :
des fruits et des graines : environ la moitié des espèces collectées, parmi lesquelles certaines peuvent être considérées comme semi-domestiquées. Parmi les plus fréquentes, on compte le jujubier (Ziziphus jujuba), le tamarin (Tamarindus indica), des figuiers (Ficus sycomorus, Ficus platyphylla), le dattier du désert (Balanites aegyptiaca), dont les Muzey tirent de l’amande une huile alimentaire, deux palmiers : le doum (Hyphaene thebaica), dont on casse le fruit pour en manger l’intérieur en cas de disette, et le rônier (Borassus aethiopum), dont on mange les fruits mûrs et aussi le germe (Seignobos, 1989, p. 360). On doit aussi citer Sclerocarya birrea, Strychnos innocua, Celtis integrifolia, Vitex doniana, Diospyros mespiliformis, Capparis afzelii, Anogeissus leiocarpus, Detarium senegalensis, Parinari curatellifolia, l’annone Annona senegalensis, le karité Vitellaria paradoxa, le néré Parkia biglobosa ;
des feuilles : environ 25 % des espèces sauvages. Cassia occidentalis, Corchorus olitorius, Leptadenia hastata, Amaranthus viridis, le faux sésame Ceratotheca sesamoides, qui est semi-domestique ;
des feuilles d’arbre comme celles de Balanites aegyptiaca et d’Hymenocardia acida ;
des graines, environ 10 %. Différentes espèces de Brachiaria, Eragrostis stagnina, Echinochloa sp., Setaria pallidifusca, le dactyle d’Egypte Dactyloctenium aegyptium, enfin le riz sauvage Oriza barthii ;
des tubercules, 8 % : l’arrowroot Tacca leontopetaloides et d’autres tubercules toxiques sur lesquels je reviendrai.
Des plantes à sel
6On doit encore mentionner des plantes dont les cendres sont utilisées pour obtenir par solifluxion du sel végétal, sek gayna (Ma) – « sel de tiges ». La plupart des graminées, de nombreuses gousses vides et une plante particulière, Hygrophila spinosa, sont utilisées à cet effet. On se référera pour une ethnobotanique masa à Melis (1999).
Usage culinaire
7Quelle est la place de ces plantes dans le régime alimentaire ? Beaucoup sont usitées occasionnellement, entre les repas.
8Inversement, les produits d’origine animale qui doivent être cuits entrent dans les repas familiaux ordinaires. Certains produits végétaux y entrent aussi ; ils jouent un rôle important sur le plan gastronomique.
Aromatisation de farine
9Les Masa ajoutaient à leur farine de sorgho celle de graminées sauvages, Brachiaria xantholeuca, Setaria pallidifusca, Dactyloctenium aegyptium, et de tubercules : une igname (Dioscorea dumetorum) et l’arrowroot (Tacca leontopetaloides) afin de lui donner du goût. Ce n’est plus guère le cas. Un tubercule, Tacca leontopetaloides, est encore très apprécié et vendu sur les marchés. C’est aussi le cas du souchet (Cyperus esculentus) et des bulbes de nénuphars (Nymphaea lotus).
Le gluant
10Le registre du gluant (kolboto), qui est caractéristique de la cuisine, a recours à de nombreuses feuilles sauvages : le faux sésame Ceratotheca sesamoides, la corète potagère Corchorus olitorius, Leptadenia hastata, Cassia tora, Momordica charantia, Gynandropsis gynandra.
11On doit enfin mentionner l’aubier d’une tiliacée : Grewia mollis, qui fournit un mucilage apprécié et que l’on commercialise. Ces produits, qui ont longuement mijoté dans les sauces, ont perdu une partie de leur valeur vitaminique mais ils contribuent à une onctuosité (ti yelwe yelwe : « manger onctueux ») qui permet de faire glisser les bouchées de boule, sans cela trop sèches et compactes (ti girgidik : « manger dur »). On tire encore des fruits d’une tiliacée (Grewia villosa) une boisson.
L’acidité
12Les gousses de tamarinier et d’Hymenocardia acida fournissent le principe acide (çede1) dans des boissons. Leurs fruits sont utilisés en macération.
Le sucré
13C’est des fruits et surtout du miel d’abeilles et de mellipones que provient le principe sucré, jibete.
Le gras
14Nombreux sont les insectes, en particulier les dytiques, les cétoines, les larves et les chenilles qui sont considérés comme gras (ti mulu « manger gras »). Il n’est pas indifférent que le miel se nomme en masa et en musey : mul yuma, « la graisse des abeilles » (Garine, 1989).
Nutrition
15Sur le plan nutritionnel, il apparaît que les végétaux non cultivés apportent une large part de la vitamine C, des oligo-éléments et des minéraux dans la ration. L’équilibre calorique du régime en constitue le point faible.
La soudure
16Les Masa et les Muzey occupent une région soumise à une soudure alimentaire annuelle (Garine et Koppert, 1988 ; Garine, 1993 a, 1993 b, 1993 c). C’est-à-dire que de juin à septembre les ressources en céréales viennent à faire défaut justement au moment où les travaux des champs exigent une dépense énergétique élevée. Des pénuries sévères ont été enregistrées tous les trois ou quatre ans (Beauvillain, 1989, p. 60), récemment, en 1985, 1998, 2001, 2002. En 1985, nous avons assisté à l’une d’entre elles qui n’a pas été loin de provoquer mort d’homme. C’est à ce moment que les produits sauvages apportent leur meilleure contribution. On se référera aussi à Seignobos (1979).
17En année normale, au moment où les crues rendent difficile l’obtention du poisson, les petits passereaux : mange-mil (Quelea quelea), astrild (Estrilda sp.), bengalis (Uraeginthus bengalus), et tisserins (Ploceus sp.,), capturés avec des gluaux sont consommés.
18On note à la même période l’utilisation des termites ailés (Bellicositermes natalensis). Le varan de terre (Varanus exanthe-maticus) et le hérisson (Erinaceus albiventris) fournissent un apport protéique non négligeable. Il en est de même pour les Masa des tétards (vraisemblablement Pyxicephalus adspersus), ce qui est objet de risée pour leurs voisins muzey.
La disette
19Dans le cas de disette (mayra, la faim) on continue à utiliser les produits sauvages normaux et l’on a recours aux graminées sauvages, en particulier Dactyloctenium aegyptium, aux souchets : Cyperus esculentus, Cyperus rotundus, à l’arrowroot (Tacca leonto-petaloides) que l’on râpe sur les aspérités intérieures d’une poterie confectionnée à cet effet, dont on exprime le jus que l’on filtre et dont on laisse sècher la fécule avant de la consommer. On utilise aussi des figues, en particulier celles de Ficus sycomorus et de Ficus plalyphylla.
20Les feuilles disponibles seront consommées en grande quantité, un peu comme des épinards. Les feuilles de la corète potagère (Corchorus olitorius) ou de Leptadenia hastata, et les gousses de Piliostigma reticulatum sont consommées ainsi.
La famine
21Lors de la famine – baknarda, baknarana « la peau avec la peur » (probablement parce que l’on doit serrer son pagne de peau pour éviter les douleurs stomacales) – on a recours aux graminées sauvages, même celles à grains minuscules telles que Cenchrus biflorus. On utilise une gamme de tubercules toxiques tels que Amorphophallus aphyllus (zanina) que l’on dit provoquer après ingestion une irritation de la gorge et de l’anus. D’autres, tels que Cochlospermum tinctorium (gabruna (mu), gabura (ma), Anchomanes difformis ou Stylochiton warneckii sont réputés pouvoir provoquer la mort par empoisonnement. Les tubercules d’Amorphophallus doivent être longuement bouillis avec des feuilles d’une vitacée, Cissus adenocaulis, et peuvent être consommés après que l’on ait changé l’eau de cuisson au moins trois fois. On procède de façon analogue avec jeda (Anchomanes difformis) en utilisant des feuilles de Hymenocardia acida. On utilise aussi Cochlospermum planchonii et Stylochiton warneckii. Cochlospermum tinctorium est considéré comme si toxique que chez les Koma, lorsqu’on le récolte, on chante en l’implorant de ne pas apporter la mort. Chez les Muzey on accompagne une très vieille femme – cata boy mana ki fatiya, « femme dont la parole est finie » – et on lui fait déterrer la première racine. Les villageois font de même, ensuite on prépare le tubercule. La vieille mange la première et prend ainsi symboliquement sur elle le yowna (la souillure) de la racine. Chaque matin pendant la famine, on lui en donne un peu à consommer. A la fin de la famine elle est censée mourir lorsqu’elle a épuisé ses réserves de ce tubercule. Selon les informateurs, une vieille dame du canton de Leo se serait conformée à la coutume au cours de la famine de 1985.
Valeur nutritionnelle
22Comme on peut le constater d’après le tableau suivant, l’intérêt nutritionnel des produits non domestiques est incontestable. Certains, tels que le ditar, Detarium senegalensis, possèdent une teneur exceptionnelle en vitamine C. On doit aussi considérer leur apport en minéraux et oligo-éléments ; à titre d’exemple, le fruit du néré, Parkia biglobosa, sous forme de pulpe apporte pour 100 g, 124 mg de calcium, 160 mg de phosphore, 2 430 ug de carotène B, 242 mg d’acide ascorbique. Les graines fermentées apportent, elles, 378 mg de calcium et 36 ug de fer.
23Les produits de la brousse contribuent à apporter de la variété, des vitamines, des minéraux et des oligo-éléments inédits dans un régime monotone qui, à plus de 90 %, consiste en boule, une pâte de sorgho épaisse, accompagnée d’une sauce qui contient presque toujours du poisson frais ou séché et du gombo comme mucilage. Ici, on peut utiliser de nombreuses feuilles non cultivées qui apportent de la vitamine C et dont la viscosité facilite la déglutition.
Réduire la faim ?
24Mais les produits de la brousse peuvent-ils faire disparaître la famine saisonnière ? Probablement pas. Leur obtention et leur transformation, en particulier celle du dactyle d’Egypte, exigent une forte dépense énergétique pour se le procurer en brousse. Leur recours est donc limité en cas d’affaiblissement grave dû à la famine. Mais, combinés aux restes de céréales, ils peuvent contribuer à atténuer la faim saisonnière.
Avantages des produits de brousse
25A la différence des produits destinés à l’aide alimentaire (Arditi, 1989) et qui transitent par de nombreux intermédiaires, lesquels prélèvent leur dîme et augmentent les délais de livraison, les produits de la brousse, locaux, sont immédiatement disponibles. Certains d’entre eux constituent une ressource abondante. C’est le cas des tubercules de brousse chez les Muzey où, sur un mètre carré, on peut parfois relever trois plantes d’espèces différentes : Tacca leontopetaloides, Anchomanes difformis, Cochlospermum tinctorium, ce qui représente environ 2 kg de glucides, soit environ 2 300 kcal (Scoones et al., 1992). Ces vues restent théoriques.
26Les agences de développement se sont intéressées à « ces ressources négligées » pour maintenir la biodiversité en accroissant la gamme des produits alimentaires (FAO, 1984 a, b), pour tenter d’en retirer un bénéfice économique (US National Research Council, 1975) et pour en augmenter la consommation (Department of Health FAO, 1968, p. 139) au cours des périodes où règne la faim.
Limitations
Acceptabilité organoleptique
27Mais un point doit être pris en considération. Quelles sont les qualités gustatives de ces produits ? On se heurte ici à plusieurs écueils. Si les produits animaux – les rongeurs, les insectes – sont estimés, ainsi qu’un grand nombre de fruits, de baies et de feuilles, il en va autrement des tubercules. Si Tacca leontopetaloides est apprécié, d’autres comme Amorphophallus aphyllus contiennent des cristaux d’oxalate qui irritent la gorge et l’anus. Certaines feuilles abondantes possèdent un goût amer.
Acceptabilité technique
28Un autre point est à évoquer, c’est le temps de préparation. Celle-ci est longue et pénible. Une ménagère dépense sans doute plus d’énergie pour moudre les petites céréales sauvages comme le dactyle d’Egypte que n’en représente la boule de pâte qui sera obtenue. Chez les Muzey, des chansons à moudre sanctionnent cet aspect.
Acceptabilité sociale
29Le problème de l’acceptabilité sociale de ces ressources se pose, lui aussi. La consommation des produits sauvages donne lieu à des commentaires xénophobes vis-à-vis des populations voisines. Ainsi, les Muzey disent des Masa : zutna kom luuta ga sokomgidi – « les Masa mangent le crapaud ne jettent pas ses os ».
Les consommateurs
30Les enfants en sont les premiers usagers. Ils consomment les produits qui sont proches du village tels les fruits de palmier rônier ou doum et amplifient la zone qu’ils prospectent avec l’âge. La maturation de certaines espèces peut entraîner des expéditions spécifiques. Mignot a fait remarquer l’anxiété des mères masa au moment de la production des jujubes (Ziziphus mauritiana), dont la quête entraîne les petits enfants plus loin du village. C’est au cours des activités qui leur sont dévolues, en particulier le gardiennage des chèvres et des moutons, que les enfants ont recours aux produits de la brousse. Mignot (2000, p. 137, 156) a fait remarquer que la plupart des captures des enfants sont rapportées à l’enclos pour être cuites car ceux-ci n’ont pas le moyen de faire du feu. Après cuisson, ces produits sont le privilège des enfants et, s’ils sont en quantité suffisante, ils entrent dans la composition des repas normaux, ce dont ils tirent une certaine fierté.
31Les mères et les grand-mères jouent ici un rôle essentiel. C’est surtout le cas des vieilles dames qui ne sont pas toujours traitées avec respect et qui, toute honte bue, peuvent recourir à des produits jugés indignes des adultes. Il existe ici une connivence entre les grand-mères et les enfants (Mignot, 2000, p. 138), et c’est probablement à ce niveau que se situe aujourd’hui l’essentiel des connaissances concernant les produits de la brousse.
32Les adultes, quant à eux, utilisent à l’occasion des repas des feuilles incluses dans la sauce. Aussi, Tacca leontopetaloides, dont le tubercule est apprécié, fait l’objet chez les Muzey d’un rituel (gap kena – « écraser le tacca »). Au village, ils consomment aussi entre les repas des rhizomes de souchet et des drupes de palmier rônier. Les fruits et les baies ne sont pas consommés lors des repas normaux. Les adultes en grignotent occasionnellement lorsqu’ils travaillent dans les champs, en déplacement ou en brousse.
33Si la plupart des produits d’origine animale sont volontiers consommés, les fruits de rônier, de doum et de tamarinier sont, avec Tacca leontopetaloides, les seuls à être appréciés. A vrai dire, les animaux et vraisemblablement les plantes issues de la prédation ne sont pas conçus comme de véritables nourritures. Ils sont chez les Muzey désignés par le terme générique de çena sirkeona « les produits qui ne tiennent pas au ventre » par opposition aux aliments « vrais » issus de la production – çena ma tina « les choses pour manger », essentiellement la « boule » en pâte épaisse de sorgho ou de mil et la sauce qui l’accompagne.
Le prestige
34Les produits végétaux de la brousse véhiculent une image négative. Ils sont consommables par les enfants et les vieux, pas par les adultes qui produisent leur nourriture et se soucient de leur statut social. Ce sont aussi des produits symboliques de la famine. Dans un monde où la monétarisation de l’économie vivrière s’accentue, où l’on recherche le riz blanchi, ils traduisent la pauvreté et un attachement à un mode de vie jugé rétrograde.
35L’enquête que nous avons réalisée au cours de la famine de 1985 dans un village masa, un village muzey traditionnel et un village muzey progressiste protestant est éloquente. Elle montre que Masa et Muzey n’ont pas eu recours aux mêmes produits, que les Muzey progressistes n’en utilisent que Tacca leontopetaloides, jugeant les autres espèces indignes de chrétiens, se privant ainsi objectivement de ressources qui eussent été utiles en cette période de difficulté.
Conclusion
36En conclusion, on peut souligner l’intérêt des produits de la brousse dans un milieu où les sociétés sont soumises à une pénurie annuelle saisonnière. Mais on ne doit pas se dissimuler les difficultés à en maintenir la connaissance et l’usage. En 1985, la consommation de tubercules toxiques dont on avait oublié le processus de détoxifica-tion aurait provoqué des accidents.
37La disponibilité immédiate des produits sauvages plaide en faveur de leur utilisation.
38Sur le plan nutritionnel, et aussi dans la mesure où leur usage contribuera à maintenir un intérêt pour un environnement naturel de moins en moins connu et apprécié, des programmes scolaires de nutrition centrés sur ces aspects pourraient peut-être s’avérer utiles. S’ils sont adaptés aux conditions spécifiques de chaque milieu, sans doute faudrait-il ici souligner l’intérêt nutritionnel de ces denrées dans une démarche diététique qui se réfère au souci progressiste de la population et à l’autochtonie de ces produits, et au souci d’authenticité culturelle qui se développe. Un succès éventuel exigera une gestion rationnelle si l’on veut éviter la disparition de ces ressources comme c’est, par exemple, le cas au Sénégal (Bergeret et Ribot, 1990, p. 121). Sans doute devra-t-on s’acheminer vers une semi-domestication et une domestication que l’on observe déjà pour certaines espèces telles que les palmiers doum et rôniers (cf. Seignobos, 1989 pour les populations voisines situées entre le Logone et le Chari). Sans doute les Muzey peuvent-ils enrichir leur parc à ficus en plantant des karité et des néré et en étoffant les clôtures en plantant des ignames (Dioscorea bulbifera, D. dumetorum, D. abyssinica). Ils peuvent de même cultiver systématiquement Tacca leontopetaloides ou Leptadenia hastata. Ce champ de recherche est susceptible d’apporter à peu de frais une amélioration non négligeable à la nutrition des populations qui nous intéressent et mérite aussi d’être prospecté.
Bibliographie
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Bibliographie
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Notes de bas de page
1 ç : latérale, fricative palato alvéolaire (prononciation).
Auteur
Igor de Garine, anthropologue, CNRS
64290 Lasseube garine@wanadoo.fr
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