10. Les fondements de l’économie locale
Les usages de l’argent et de la richesse : solidarités, réciprocité et hiérarchie de statuts dans le Sine
p. 485-520
Texte intégral
1Depuis le début des années cinquante, la société sereer est intégrée dans des réseaux migratoires urbains et ruraux qui procurent aux paysans du Sine des sources de revenus substantielles. Le nombre de migrants, hommes et femmes, augmente fortement. Les revenus tirés d'activités migratoires ou extra-agricoles prennent, depuis une génération, une place de plus en plus déterminante dans l'économie locale et dans les budgets paysans. Si l'intégration des paysans du Sine dans l'économie de marché s'est faite dès la fin du xixe siècle avec l'extension de la culture arachidière et la diffusion du numéraire dans les campagnes sereer (Klein, 1968 ; Mbodj, 1978), elle se poursuit aujourd'hui par la migration urbaine et airale.
2Les répercussions de ces changements sur les sociétés locales sont diverses. Des recherches antérieures ont montré qu’à l'encontre de ce qui est souvent prétendu, les effets sociaux et économiques de la présence de la monnaie moderne dans les sociétés traditionnelles sont extrêmement variables et que cette présence en elle seule n'implique rien de spécifique. L'argent apparaît comme un outil utilisé pour des fins morales, sociales et esthétiques propres à une société donnée, ses usages sont aussi divers que les significations qui lui sont conférées (Terrain no 23, 1994).
3Dans la société sereer Sine, comme dans nombre de sociétés lignagères africaines, la position prééminente des aînés s'appuie sur le contrôle des facteurs de production agricole, des processus de gestion et de distribution des biens et des ressources valorisées, ainsi que sur le contrôle de la reproduction des hommes par le biais des alliances. Les ressources numéraires obtenues par les paysans lors de la vente du produit de leurs parcelles sont généralement en rapport avec leurs positions statutaires. Le contrôle des moyens de production par les aînés explique qu'il y ait corrélation entre le statut social, fondé sur les variables de l'âge et du sexe, et la répartition des ressources agricoles. Les écarts de revenus restent néanmoins limités et chacun, quel que soit son statut, a la possibilité de cultiver une parcelle sur le terroir et de disposer des revenus de cette parcelle. Dans le cas de revenus qui ne proviennent pas d'activités agricoles locales, revenus tirés d'activités migratoires ou extra-agricoles locales, les sommes en jeu sont plus importantes, l'accès aux revenus reposent sur des facteurs différents de ceux qui prévalent en milieu rural et les écarts entre revenus tendent à s'accroître. Ainsi, un salarié peut-il gagner en quelques mois à Dakar ce que son père gagne dans le Sine en une année.
4L'ampleur de ces processus économiques mérite d'être identifiée au travers de l'analyse des modalités de répartition des revenus agricoles et extra-agricoles, en fonction des variables de l'âge et du sexe. Les changements économiques modifient-ils les relations sociales et les rapports hiérarchiques ? La tendance à la marginalisation économique des femmes sereer du Sine, liée à leurs difficultés à accéder à des salaires décents en milieu urbain (Guigou, Lericollais, 1992), se confirme-t-elle ? Les disparités économiques tendent-elles à s'accroître avec l'afflux de revenus extérieurs au terroir ? À qui profitent ces revenus ? Les responsables de groupe domestique, ceux dont les revenus proviennent entièrement de l'agriculture, sont-ils désavantagés par rapport aux migrants ?
5L'analyse des usages et des conceptions de l'argent, de la répartition des revenus entre les postes de dépenses et les groupes d'appartenance, constitue un indicateur de la hiérarchisation des besoins, ainsi que de l'exercice des solidarités et des significations associées aux différents types de relations sociales. L'organisation d'un budget, fait social complexe, déborde largement le cadre d'une rationalité économique de court terme. Les usages de l'argent révèlent, au travers de la hiérarchisation des besoins et des biens, les valeurs ultimes de cette société, celles qui sont partagées par l'ensemble de ses membres et fondent la dimension sociale communautaire. Les significations sociales de l'argent et de la richesse des Sereer du Sine seront identifiées et analysées au travers de leurs pratiques sociales. Deux types d'usage de l'argent sont identifiables. Ils révèlent deux formes de participation à la vie sociale, qui renvoient à des types de biens matériels et symboliques différents, ainsi qu'à des pratiques, des représentations et des conceptions distinctes.
6Une part importante des revenus paysans est utilisée pour l'acquisition de biens et de services marchands, la plupart du temps pour soi et les membres de son groupe domestique, moins fréquemment pour des membres de son groupe utérin ou de réseaux élargis de relations. Dans cette sphère, les actes de consommation et les usages de l'argent révèlent la variété, le sens et l'importance des pratiques de solidarité. Une part non négligeable des revenus est toutefois soustraite à la consommation marchande et utilisée, dans le cadre de l'accumulation, de la gestion et de la distribution des « richesses » par le segment utérin, à d'autres fins. Transformé en « richesse » sous forme de bétail ou de biens traditionnels valorisés, le numéraire entre dans des circuits de dons et de contre-dons, de prestations et de contre-prestations qui lient les groupes lignagers et tissent entre eux des relations de réciprocité. Ces relations sont mises en scène, actualisées et renforcées par les échanges, qui ont lieu principalement à l'occasion des cérémonies de mariages et de funérailles.
7Ces deux sphères de pratiques sont nécessairement articulées l'une à l'autre selon un ordre hiérarchique. La façon dont elles s'articulent, ainsi que les fondements de l'ordre hiérarchique dans lequel elles s'insèrent, seront mis à jour. L'identification et l'analyse des usages et des significations associés aux biens qui circulent en leur sein révèleront les valeurs qui leur sont associées.
8Une enquête légère
9Les données sur les budgets familiaux ont été recueillies au cours d'une enquête effectuée dans 14 cuisines des villages de Kalom, Sob et Ngayokhem, entre la traite de 1988 et celle de 1989. Les ressources et les dépenses des membres adultes des groupes domestiques ont été relevés sur une période d'un an lors de deux entretiens approfondis réalisés à six mois d'intervalle. La rédaction préalable d'une grille récapitulative (avec l'appui de A. Lericollais, J. Lombard et G. Pontié) recensant les principales sources de revenus et de dépenses a aidé les personnes interrogées à se remémorer leurs entrées et sorties d'argent. Les données chiffrées indiquent des ordres de grandeur permettant des comparaisons fiables et une mise en relation des positions économiques et des statuts sociaux, et non des valeurs absolues. L'échantillon comprend 29 femmes et 21 hommes, disposant de revenus monétaires personnels et assumant, en contrepartie, un certain nombre de dépenses. Sont exclus de l'échantillon les personnes âgées, les malades ou les jeunes dépendants des deux sexes qui, sans ressources, sont entièrement pris en charge par une personne du groupe domestique.
10Une représentation en « box-plots »
11La méthode de représentation des résultats est celle des « box-plots » ou « diagrammes en boîte de dispersion » ; nous avons indiqué systématiquement les données médianes plutôt que les données moyennes afin d'éviter les effets de distorsion induits sur les moyennes par la présence de revenus atypiques (très élevés ou très bas). La médiane (Q2) est la valeur qui sépare la population en deux groupes de nombre égal d'individus. La longueur de la boîte de dispersion (entre Q1 et Q3) représente la dispersion de 50 % de la population autour de la valeur médiane, soit 25 % de la population compris entre Q1 et Q2 et 25 % de la population compris entre Q2 et Q3. La longueur totale (allant des deux traits gras situés au-dessus et au-dessous de la boîte de dispersion) représente la dispersion de 75 % de la population autour de la valeur médiane. Les revenus extrêmes sont signalés par des points (fig. 1 et suiv.). Ce type de représentation illustre la dispersion et la répartition des revenus.
Figure 1. Distribution des revenus agricoles (par sexe).

HETEROGENEITE DES REVENUS MONÉTAIRES
Faiblesse des revenus agricoles, prépondérance des revenus extra-agricoles
12Le revenu agricole annuel médian (Q2) est de 21 500 F CFA pour les femmes, de 55 000 F CFA pour les hommes dépendants et de 85 000 F CFA pour les chefs de cuisine (fig. 1, tabl. I). La distribution des revenus agricoles (presque exclusivement des revenus arachidiers) en fonction du sexe et du statut social révèle des différences par rapport à la distribution des productions arachidières opérées selon les mêmes critères. De fait, les pratiques de commercialisation diffèrent selon le sexe et le statut social. Les femmes et, dans une moindre mesure, les chefs de cuisine conservent les quantités les plus importantes d'arachide, les femmes pour la consommation quotidienne de la famille et les semences, les chefs de cuisine pour les semences et la fabrication locale d’huile ; ils vendent donc nettement moins d’arachide qu'ils n’en produisent. Les hommes dépendants, en revanche, moins soucieux de conserver des semences pour la prochaine saison agricole, vendent presque toute leur production arachidière, d'où un rapport production-revenu beaucoup plus favorable. Les chefs de cuisine, et d'une façon plus générale les hommes, conservent toutefois un accès privilégié aux ressources arachidières, en raison de leur position dominante dans la production.
Figure 2. Distribution des revenus totaux (par sexe).

13Le revenu total médian des femmes est de 32 000 F CFA annuels, celui des chefs de cuisine de 160 000 F CFA et celui des hommes dépendants de 195 000 F CFA annuels (fig. 2, tabl. I). Les hommes dépendants bénéficient donc de revenus annuels totaux supérieurs à ceux dont jouissent les chefs de cuisine. L'accès aux revenus extra-agricoles se fait en effet selon des critères qui avantagent les hommes dépendants et qui pénalisent les chefs de cuisine : les mécanismes gérant l'accès aux ressources agricoles, favorables aux aînés-chefs de cuisine, se trouvent largement compensés par des mécanismes jouant en sens inverse et créant des inégalités en faveur des dépendants dans l'accès aux ressources extra-agricoles.
14La lecture de ces données quantitatives témoigne en premier lieu de l'importance des disparités entre ressources masculines et ressources féminines. Mais elle souligne aussi un changement fondamental : celui de la place de l'agriculture dans les ressources des paysans sereer du Sine. Le produit de la vente de la récolte d'arachide, qui a constitué la principale source de revenus depuis près d'un siècle, a perdu sa prééminence et ne constitue plus qu'une source de revenus parmi d'autres. Les revenus provenant d'activités migratoires ou d'activités non agricoles locales représentent aujourd'hui, et depuis environ une génération, une ressource essentielle pour les paysans du Sine.
Tableau I. Revenus annuels médians selon le sexe et le statut social (en F CFA).
Revenus agricoles | Revenus extra-agricoles et revenus de navétanes | Revenus totaux | |
Femmes Hommes | 21 500 | 8 000 | 32 000 |
dépendants Hommes chefs | 55 000 | 100 000 | 195 000 |
de cuisine | 85 000 | 83 000 | 160 000 |
Figure 3. Distribution des revenus tirés de salaires et d’activités commerciales.

15Plus du tiers des femmes de l'échantillon (11 sur 29) et plus des deux tiers des hommes (15 sur 21) exercent aujourd'hui, de façon régulière, des activités extra-agricoles ou une activité de navétane dans les terres agricoles du sud. Le revenu médian tiré de ces activités a été évalué à 8 000 F CFA pour les femmes, somme très faible, à 83 000 F CFA pour les chefs de cuisine et à 100 000 F CFA pour les hommes dépendants (tabl. I), soit un rapport de 1 à 11 entre femmes et hommes (fig. 3). Parmi les familles interrogées figurent plusieurs personnes dont les revenus sont élevés, ou très élevés, pour la région : un revendeur d'aliment pour bétail, un revendeur de bétail, un peseur à la coopérative agricole, un gardien de ferrage et une employée dans une école privée.
Les femmes : une marginalisation économique accentuée
16L'accès aux revenus extra-agricoles renforce de façon considérable les disparités économiques entre les sexes : les femmes n'ont qu'un accès limité à ce type de revenus qui représente une part importante des revenus masculins. Du fait de cette faiblesse, les écarts entre les revenus féminins restent modiques. Rappelons les principales données : revenu médian extra-agricole de 8 000 F CFA pour les femmes, rapport de 1 à 11 entre les revenus médians extra-agricoles féminins et masculins et, à l'intérieur de la boîte de dispersion (entre Q1 et Q3), revenus médians extra-agricoles féminins variant de 1 à 3
17Ces différences s'expliquent essentiellement par le type d'emplois ou d'activités susceptibles d'être pris en charge par chacun des sexes. Dans les villages, les femmes sont cantonnées dans des activités micro-commerciales peu rentables et exclues des emplois salariés plus rémunérateurs. De plus, elles ne participent pas aux migrations agricoles d'hivernage vers les Terres neuves qui fournissent des revenus plus élevés.
18Dans le Sine, un nombre important de femmes (8 sur 29) sont impliquées dans des activités de micro-commerce. Les gains obtenus sont généralement faibles, d'environ quelques milliers de francs CFA dans l'année : 2 000 à 3 000 F CFA dans les cas les moins favorables et 10 000 à 15 000 F CFA dans les plus favorables. Les femmes vendent fréquemment, pour leur usage personnel, quelques kilos de mil prélevés sur la ration quotidienne ou subtilisés dans le grenier. De telles pratiques sont réprouvées, même si elles sont fréquentes. Ces petits « larcins » leur permettent néanmoins d'améliorer la sauce quotidienne et d'acheter des vêtements pour les enfants. Ces transactions sont difficilement quantifiables et les gains en sont fluctuants : une dizaine de milliers de francs CFA annuels pour quelques dizaines de kilos par mois, ou davantage lorsque le mil en grain est pilé et vendu sous forme de farine. Il arrive aussi que le chef de cuisine demande à son épouse de piler du mil afin de le vendre au marché. Les bénéfices sont alors partagés entre les époux ou, lorsque le mari désire remercier sa femme, conservés par cette dernière.
19Des femmes choisissent de se lancer dans des activités un peu plus ambitieuses :
20N. F., première épouse âgée d'une trentaine d'années, fait du commerce de détail depuis que son mari a acheté une charrette. Elle s'approvisionne dans deux marchés voisins distants de quelques kilomètres et revend son stock, par petites quantités, aux habitants du village. Elle a ainsi écoulé, durant une saison sèche, environ un kilo de thé, une dizaine de boîtes d'allumettes, une centaine de kilos de haricots et une quarantaine de litres de pétrole. Dans le même village, une femme âgée a organisé un petit commerce de boissons (vin et bière) ; sa concession devient, durant la saison sèche, le lieu de rendez-vous des hommes du quartier. Même si ces femmes connaissent un relatif succès dans leurs activités et si leur exemple est parfois incitatif, ces expériences ont un faible impact économique. Les sommes en jeu, ainsi que les possibilités de passer à des activités plus rémunératrices, sont faibles.
21En milieu urbain, le travail de domestique est quasiment la seule opportunité offerte aux femmes. Les fillettes peuvent partir travailler en ville dès l'âge de 8 ou 10 ans. Généralement peu ou pas scolarisées, elles cumulent alors différents handicaps et sont cantonnées dans les tâches domestiques dévalorisées et mal rémunérées. Les plus âgées tentent parfois leur chance dans des activités d'entretien du linge, de petit commerce ou, pour les plus ambitieuses, de couture. Quelques-unes, plus instruites ou plus chanceuses, parviennent à décrocher un emploi à plein temps dans les usines de poisson du port de Dakar ou dans des industries locales. Celles qui sont employées comme domestique débutent entre 8 000 et 12 000 F CFA par mois ; dans le meilleur des cas, elles atteindront un salaire de 20 000 F CFA mensuels au bout de plusieurs années de travail.
22Les tâches domestiques, l'éducation des enfants et la sous-qualification des femmes, mais aussi les mentalités, se conjuguent pour interdire aux femmes d'accéder, dans les villages comme en ville, aux rares opportunités qui permettront aux hommes les mieux qualifiés ou les plus « chanceux » de gagner correctement leur vie. Pour elles l'exploitation de leur force de travail, qui s'exerçait dans le cadre de l'économie domestique, s'exerce maintenant dans le cadre de l'économie marchande.
Les hommes : une accentuation des disparités
23Si les disparités de revenus entre sexes tiennent au type d'emploi ou d'activités auxquels chacun a accès, comment expliquer l'importance des disparités de revenus au sein du groupe des hommes ? Rappelons les principales données : revenu extra-agricole médian de 83 000 F CFA pour les chefs de cuisine et de 100 000 F CFA pour les hommes dépendants et, à l'intérieur de la boîte de dispersion (entre Q1 et Q3), revenus médians masculins extra-agricoles variant de 1 à 10, c'est-à-dire de 36 000 F CFA à 360 000 F CFA.
24Les disparités dans l'accès aux revenus migratoires constatées au sein du groupe des hommes, et plus particulièrement entre chefs de cuisine et dépendants, renvoient à la plus grande mobilité géographique des jeunes célibataires, prêts à quitter le village pour la ville ou les terres agricoles du sud. Mais elles s'expliquent aussi par le niveau d'instruction et de qualification plus élevé d'une partie des hommes âgés de 30 ou 40 ans, atout qui permet à certains d'obtenir un travail régulier en ville, ou par l'esprit d'initiative, l'appui sur des réseaux de relations amicaux, confessionnaux ou ethniques...
Figure 4. Distribution des revenus agricoles en fonction des revenus tirés de salaires et d’activités commerciales (pour les hommes).

25La plupart de ceux qui disposent de revenus migratoires, salariaux ou commerciaux conservent des activités agricoles ou pastorales sur le terroir et investissent une partie du surplus de leurs revenus dans le Sine. Il est pourtant rare qu'une même personne cumule, dans les deux secteurs, des revenus élevés. Les trois hommes qui bénéficient, dans les deux domaines, de revenus supérieurs à 50 000 F CFA (fig. 4) pratiquent une activité non agricole (commerçant de bétail, salarié d'une mission protestante ou chef de village) qui leur laisse suffisamment de temps et de disponibilité pour l'agriculture. Dans la plupart des cas, une des activités, celle qui fournit l'essentiel des revenus, est privilégiée, l'autre étant considérée comme une source de revenus complémentaires. Deux chefs de cuisine de Kalom ont, l'année de l'enquête, abandonné toute activité agricole pour se consacrer à des activités salariales ou commerciales. Cette année-là, leurs gains leur ont permis de prendre en charge toutes les dépenses du groupe domestique, y compris celles de leurs épouses qui, par manque de main-d'œuvre, n'ont récolté que quelques dizaines de kilo de graines sur de petites parcelles. L'année suivante, tous deux se sont réinvestis dans l'agriculture, afin d'assurer au groupe domestique une plus grande sécurité en diversifiant leurs sources de revenus, en garantissant une autonomie alimentaire et en assurant à leur épouse un revenu par la vente de la récolte d'arachide. Eux-mêmes ont alors cumulé les deux sources de revenus. L'investissement des migrants sur le terroir répond aussi à un besoin de maintenir une appartenance à la communauté locale, une identité sereer qui se construit largement au travers du rapport à la terre et à l'élevage.
26La migration d'hivernage en direction du Saloum ou des Terres neuves offre aux jeunes hommes des opportunités. Le revenu médian de la campagne arachidière de 1988 a été, pour un échantillon de 31 travailleurs saisonniers du Sine travaillant dans l'arrondissement de Koumpentoum dans les Terres neuves, de 129 000 F CFA net (une fois les semences d'arachide remboursées au chef de concession) (fig. 5). Cette migration est pratiquée par des hommes de 20 à 35 ans, la plupart du temps célibataires ou en instance de mariage, dont l'objectif est de se constituer rapidement un petit pécule destiné au paiement de la compensation matrimoniale ou à un investissement en vue d'activités futures (permis de conduire, achat de véhicules ou de bétail...). Pour la plupart des travailleurs saisonniers, appelés navétanes, ce déplacement s'inscrit dans un itinéraire migratoire qui conjugue, durant plusieurs années, activités de saison sèche mal rémunérées en milieu urbain et campagne arachidière dans les Terres neuves. Ce déplacement s'effectue généralement à l'intérieur des réseaux de parenté, avec l'accord du responsable du groupe domestique et du patrilignage. Les migrants travaillent et sont hébergés sur place chez un frère, un cousin ou un oncle.
Figure 5 Distribution des revenus des navétanes.

27L'importance des disparités entre les revenus masculins tient aussi aux opportunités offertes par le milieu urbain dont bénéficient ceux qui ont un niveau suffisant de scolarisation et de qualification. Les quelques fonctionnaires, ingénieurs, professeurs, cadres moyens ou supérieurs, agents de maîtrise, employés ou gros commerçants en milieu urbain, ont des revenus assez importants : 50 000 F CFA mensuels pour un employé dans une pharmacie, 80 000 F CFA pour un employé de l'administration publique, 90 000 F CFA pour un policier, 130 000 F CFA pour un agent de maîtrise et plus de 150 000 F CFA pour un cadre supérieur. La plupart des migrants urbains du Sine doivent néanmoins se contenter de salaires inférieurs, sans réelle perspective d'augmentation. Les journaliers, qu'ils soient gardiens, manœuvres, jardiniers, ouvriers ou maçons, et les saisonniers, tous ceux qui sont sans qualification et sans expérience, ont un revenu mensuel inférieur à 30 000 F CFA. La masse des migrants saisonniers du Sine, qui forme l'essentiel des flux migratoires vers la ville, connaît des conditions de vie difficiles et des « petits boulots » précaires et mal payés, tout en étant contraints de dépenser sur place, pour le logement, la nourriture et les transports, une part importante de l'argent gagné.
28Dans un contexte d'intégration de plus en plus forte dans l'économie marchande et de généralisation des migrations hors du terroir, les inégalités économiques entre paysans du Sine se renforcent. Les femmes, bien que participant massivement aux mouvements migratoires vers la ville, sont les premières concernées ; le type d'emploi occupé tend à les marginaliser. Si l'accès à des revenus tirés d'activités migratoires ou d'activités non agricoles effectuées sur place, accroît fortement les disparités dans l'accès aux revenus au sein de la population masculine, ce sont, en premier lieu, les plus qualifiés des hommes adultes qui en sont bénéficiaires. Les chefs de cuisine ont des revenus globaux inférieurs à ceux des hommes dépendants. Il y a donc aujourd'hui contradiction entre la hiérarchie des statuts locaux et la position économique des différents statuts, évaluée d'après les revenus monétaires disponibles.
LES USAGES DE LARGENT : CONSOMMATION MARCHANDE ET EXERCICE DES SOLIDARITÉS
29Les paysans du Sine utilisent leurs revenus monétaires pour faire face aux besoins quotidiens qui ne sont pas couverts par la production vivrière locale. Or, depuis le début du siècle, les besoins et les dépenses monétaires s'accroissent sous l'effet conjugué de facteurs économiques, écologiques et sociaux. L'intégration dans l'économie marchande est parallèle à l'augmentation des dépenses monétaires, qui étaient quasi inexistantes à la fin du siècle dernier. Déjà, au début des années soixante dans la région de Khombole, I. de Garine (1960) remarquait que les « commissions » (achats courants en numéraire) prenaient de plus en plus d'importance au détriment des activités de cueillette, alors que les objets fabriqués localement tendaient à être remplacés par des objets manufacturés et importés. Aujourd'hui, des « besoins » nouveaux apparaissent ou se généralisent, alors que les sources d'accès au numéraire se diversifient et qu'il y a un afflux, même limité, de numéraire sur le terroir. Dans le domaine de l'habitat par exemple, l'évolution de la notion de confort a entraîné la diffusion de modèles et de matériaux importés (toit en tôle ondulée, maison « en dur », mobilier manufacturé), qui sont beaucoup plus coûteux que les modèles et matériaux locaux. Pourtant, en dépit de la diffusion de la culture de traite depuis la fin du xixe siècle et de l'intégration de la région dans l'économie de marché depuis le début du xxe siècle, les biens modernes durables et les objets manufacturés restent très peu nombreux : quelques outils agricoles, quelques vêtements, quelques ustensiles de cuisine en plastique ou en tôle émaillée...
30La plupart des dépenses quotidiennes et incompressibles sont prises en charge par les adultes au sein du groupe domestique : dépenses alimentaires, domestiques, d'habillement, de santé, de scolarité, d'habitat... Le chef du groupe domestique y joue un rôle central de père nourricier par le contrôle et la distribution du mil, base de l'alimentation quotidienne de la famille. Le groupe domestique est aussi un lieu d'échanges, de transactions et de pratiques des solidarités. Prise en charge conjointe des dépenses, transactions monétaires, dons de vivres, de cadeaux, prêts d'argent ou de nourriture y sont quotidiens ; les membres du groupe domestique s'échangent, se donnent, se prêtent ou se rendent de l'argent, des vivres, des objets, des cadeaux, des services...
31Les processus distributifs doivent être analysés aux deux échelons pertinents : celui du groupe domestique de production-consommation, dont le noyau est constitué par les parents agnatiques, et celui du groupe de gestion, d'utilisation et d'appropriation de la richesse, dont le noyau est constitué par les parents utérins. La société sereer du Sine se caractérise en effet par une dissociation entre l'unité de production-consommation spatialement localisée, ngak (la cuisine), et l'unité d'accumulation spatialement dispersée, ndok yaay (la case de la mère). Le groupe qui produit et consomme n'est pas le même que celui qui accumule, gère et échange les biens traditionnels valorisés, le bétail et les femmes, qui sont les signes et les symboles de la richesse. Or, une partie non négligeable des revenus entre dans les circuits d'accumulation, d'échange et de distribution de la richesse, propres au groupe utérin.
32La qualification et la hiérarchisation des besoins et des dépenses constituent un indicateur de l'exercice réel des solidarités. Ces processus seront identifiés au travers de l'analyse et de la répartition des dépenses entre les postes budgétaires ainsi qu'entre les différentes catégories de parents, groupes d'appartenance et réseaux de relations. Les enjeux autour de l'usage des revenus extra-agricoles seront précisément analysés en distinguant, comme le font les Sereer eux-mêmes, entre les revenus extra-agricoles élevés et ceux des jeunes migrants urbains.
Hiérarchisation des besoins et modalités de répartition des dépenses
33Les Sereer du Sine affirment qu'un homme doit procurer à son épouse et à ses enfants la ration de mil quotidienne, les ingrédients pour la sauce, le pétrole, le savon et les allumettes, un costume et une paire de chaussures par an, et qu'il doit prendre en charge l'impôt, les dépenses de santé et celles relatives à la scolarité des enfants. Cette norme constitue un indice des besoins considérés comme légitimes. Elle révèle, au travers d'une exigence de prise en charge financière, l'importance accordée au père dans l'éducation des enfants. Néanmoins, elle est loin de correspondre à la réalité puisque les mères prennent en charge, en dépit de la faiblesse de leur budget qui représente environ un sixième du budget des hommes, une part importante des dépenses du groupe domestique et des enfants (tabl. II).
Tableau II. Répartition des dépenses selon le sexe.
Nature de la dépense | Femmes | Hommes |
Alimentaire | 15 % | 17 % |
Vestimentaire | 17 % | 10 % |
Domestique | 12 % | 4 % |
Construction et/ou rénovation de l’habitat | - | 11 % |
Scolarité | 1 % | 6,5 % |
Santé | 8,5 % | 8 % |
Intrants agricoles | - | 7 % |
Cérémonies | 21 % | 22 % |
Dons | 10 % | 3 % |
Remboursement de dette | 4 % | 3 % |
Achat de bétail | 2 % | 7 % |
Autre | 9,5 % | 1,5 % |
Total | 100 % | 100 % |
34Dans les 14 cuisines de l'échantillon, les dépenses alimentaires (condiments pour la sauce : sel, poivre, piment, cube Maggi, sauce tomate, poisson sec, oignons, lait, sucre et « produits de luxe » : pain, biscuits, thé...) oscillent, en fonction de la saison, des disponibilités monétaires, du nombre de convives et de femmes actives, entre 50 F CFA et 300 F CFA par semaine. Tous les adultes de la cuisine sont, peu ou prou, concernés par les dépenses alimentaires ; hommes et femmes y consacrent à peu près la même part de leur budget. C'est l’un des plus gros postes du budget familial, juste après les dépenses cérémonielles. C'est au chef de cuisine qu'incombe la responsabilité de nourrir, avec le produit des champs de mil, les membres de la cuisine. C'est lui qui gère le stock vivrier et décide de l'achat de céréales. Les grosses dépenses de céréales sont généralement prises en charge par le chef de cuisine ou par un homme adulte de la cuisine lorsque ce dernier en a les moyens. Les femmes achètent les condiments nécessaires à la confection des plats par petites quantités. Celle qui est de tour de cuisine est chargée, lorsqu'il n'y a pas de stock et que le mari ne fournit pas l'argent nécessaire, de trouver les condiments. Pour sa part le mari achète, de temps à autre, quelques kilos ou sacs de riz, de l'huile, du sucre ou du thé pour améliorer l'ordinaire. Lorsqu'un homme marié dispose de revenus monétaires extra-agricoles, il prend en charge une part plus importante des dépenses alimentaires de la cuisine. C'est le cas dans cinq des cuisines de l'échantillon où des hommes, qui ont un salaire mensuel ou des revenus stables, achètent de façon régulière un sac de riz, quelques dizaines de kilo de mil et des ingrédients pour la sauce. L'ordinaire s'en trouve notablement amélioré : l'alimentaire est l’un des postes qui augmente le plus rapidement lorsque les revenus monétaires s'accroissent.
35Les hommes qui ont des revenus extra-agricoles achètent aussi, pour eux et leurs épouses, le pétrole, le savon et les allumettes, dépenses domestiques incompressibles. Dans la plupart des groupes domestiques, ce sont néanmoins les femmes qui assument ces dépenses, les hommes se procurant le pétrole et les allumettes pour éclairer leur case. Les hommes qui ont des revenus élevés offrent de temps à autre à leurs épouses un complet et des chaussures, l'idéal étant de pouvoir faire choisir à sa femme chaque année après la traite, le tissu et la coupe pour un ensemble neuf. Ils achètent aussi, de façon régulière, des habits pour les enfants, les femmes complétant alors par l'achat de fripes ou de babioles sur les marchés. Dans la plupart des cas, c'est-à-dire lorsque le mari n'a pas accès à des revenus extra-agricoles, ce sont les femmes qui règlent leurs dépenses d'habillement et celles de leurs enfants. L'habillement constitue leur deuxième poste de dépenses, après les dépenses cérémonielles et juste avant l'alimentaire.
36Les frais de scolarité et les grosses dépenses de santé des enfants sont la plupart du temps pris en charge par le père. La part des dépenses de scolarité dans les budgets masculins est élevée. Elle reflète l'importance de l'investissement des familles dans l'institution scolaire : plus du tiers (36,2 %) des garçons et plus du quart (27,5 %) des filles, âgés de 5 à 14 ans, sont, ou ont été, scolarisés, quel que soit le type d'école fréquentée (Garenne et al., 1987). Les dépenses de santé représentent une part non négligeable du budget des hommes et des femmes. Ces dépenses varient selon l'importance des revenus et le type de médecine utilisée (traditionnelle ou occidentale). Seuls les plus aisés ont les moyens d'investir des sommes d'argent parfois importantes dans la médecine occidentale et dans des frais d'hospitalisation. Ceux qui disposent de revenus extra-agricoles sont d'ailleurs largement sollicités pour participer aux frais d'hospitalisation ou aux dépenses de santé des membres de leur entourage, qui sont parfois très élevées.
37Les dépenses liées à l'entretien, la rénovation et la construction de l'habitat sont prises en charge par les hommes. Un homme doit construire et entretenir la case où logent sa femme et ses enfants. Une de ses premières dépenses, lorsqu'il a pu économiser une somme suffisante, est de construire une pièce ou une maison en dur (en parpaings et en tôle ondulée). Plus robuste et plus sûre, elle nécessite peu d'entretien et représente un des signes de modernité. Lorsqu'il y a un migrant marié dans la famille, celui-ci s'associe généralement à la construction. La maison, qui abritera plus tard le migrant et sa famille, y gagne alors en taille, en confort et en signes extérieurs de prestige.
38Les hommes consacrent une part non négligeable de leur budget à l'achat d'intrants agricoles (matériel agricole utilisé pour la culture des parcelles du groupe domestique, ainsi qu'engrais et fongicides utilisés pour leurs parcelles personnelles). Les femmes n'effectuent aucune dépense de ce type.
39Les réseaux de distribution, d'échanges et de solidarités dépassent les frontières du groupe domestique et incluent ses membres dans des circuits élargis et délocalisés de relations à distance (cf. chap. 11). L'apport monétaire des migrants constitue, pour de nombreuses cuisines du Sine, une aide appréciable. Dès qu'ils disposent de revenus réguliers, les migrants jouent, peu ou prou, le jeu de l'entraide. Un salarié disposant de revenus confortables achète, par exemple, chaque année 150 à 200 kilogrammes de mil pour la cuisine de son frère aîné et prend en charge les dépenses de scolarité des enfants. Les enfants de son frère cultivent en échange sa parcelle d'arachide sur le terroir villageois. Un homme employé en ville donne plus de 10 000 F CFA par mois à son frère. La plupart de ceux qui ont migré aux Terres neuves envoient régulièrement de l'argent et des vivres aux membres de leur groupe domestique du Sine. Mais les flux monétaires circulent aussi à l'intérieur du Sine, entre parents utérins, résidents d'une même maison, alliés, voisins, amis, camarades de classe d'âge... Les dons et les dépenses cérémonielles, qui s'inscrivent dans des réseaux sociaux élargis, constituent en effet la première source de dépenses pour les deux sexes. Ils représentent 31 % du budget des femmes et 25 % de celui des hommes.
40L'analyse des budgets familiaux témoigne de l'importance accordée aux pratiques de solidarités, aux obligations cérémonielles, ainsi qu'aux prestations et contre-prestations. Les difficultés monétaires et les efforts des gouvernements successifs, par le biais de lois visant à imposer une réduction des dépenses cérémonielles et de la compensation matrimoniale, ne sont pas parvenus à limiter de façon significative ces pratiques. Il reste aujourd'hui impensable de ne pas participer aux réseaux d'échanges, de solidarités, de dons et de contre-dons qui constituent, pour chaque individu et chaque groupe, un signe et un facteur d'identité. Il reste impensable ne pas aider un frère ou une sœur en difficulté, de ne pas participer au paiement de la compensation matrimoniale d'un frère ou au sacrifice d'un bovin lors des funérailles de parents ou d'alliés. L'importance des dépenses cérémonielles, en particulier à l'occasion du mariage et des funérailles et l'existence de ce système de dettes auquel nul ne peut échapper (Dupire, 1977) constituent l’un des moteurs de la solidarité, dans la mesure où il est extrêmement difficile pour un individu isolé de faire face à de telles obligations.
41L'analyse de la répartition des dépenses montre que les femmes assument une grande part des dépenses des enfants, part d'autant plus lourde que leurs ressources sont faibles. Elles jouent aussi un rôle essentiel dans les circuits d'échanges et de solidarités même si, en valeur absolue, leurs dépenses sont moindres que celles des hommes. La prise en charge des dépenses des enfants par le père est néanmoins d'autant plus importante que ces derniers disposent de revenus extra-agricoles. En revanche, la participation financière des oncles maternels à l'éducation et à l'entretien des neveux est marginale, sauf dans des occasions exceptionnelles, telles que la circoncision ou le mariage, ou lorsque ces derniers disposent d’importants revenus extra-agricoles. Les pratiques et les représentations des rôles sociaux évoluent : les responsabilités, les devoirs et les droits du père vis-à-vis de ses enfants s'affirment, l'oncle maternel jouant au quotidien un rôle moins important. Dans le même temps des besoins plus individuels apparaissent, alors que les dépenses courantes augmentent. Un homme doit faire face à des obligations monétaires concernant deux groupes distincts, ce qui peut générer des tensions ou des conflits.
Les enjeux autour de l'usage des revenus extra-agricoles élevés
42Les revenus extra-agricoles les plus élevés sont généralement entre les mains d'une catégorie sociale spécifique, celle des hommes en âge d'être mariés mais n'appartenant pas au groupe des plus âgés. Même si l'environnement local offre quelques opportunités, la plupart d'entre eux vivent hors du Sine, le plus souvent à Dakar. Leurs situations résidentielles sont diverses. Certains font venir en ville leur famille ou l’une de leurs épouses, d'autres laissent femmes et enfants au village, généralement dans le groupe domestique d'un père ou d'un frère aîné. Ces hommes dont les revenus sont élevés doivent faire face à des demandes et des sollicitations de leur entourage, tout en subvenant à leurs besoins et à ceux de leur famille. Comment hiérarchisent-ils leurs besoins et leurs dépenses ? Quels sont les enjeux noués autour de l'usage de leurs revenus ? La réponse à ces questions est particulièrement intéressante lorsque ces derniers résident (au moins une partie de l'année) dans le groupe domestique d'un frère aîné ou d'un père disposant de revenus nettement inférieurs aux leurs. Comment sont alors vécues les contradictions et les tensions apparentes entre le statut social de l'aîné et sa position économique ? Quels sont les moyens mis en œuvre par les intéressés pour dénouer ces contradictions ?
Tableau III. Ressources et dépenses annuelles : le groupe de W. N.

43Ces questions sont abordées au travers de l'analyse des modalités de répartition des dépenses dans le groupe domestique de W.N. (tabl. III). Ce groupe domestique rassemble un père, ses deux épouses, ses enfants, les deux épouses du fils et leurs enfants, soit une population résidente de 16 personnes, parmi lesquelles six (le père, le fils et les quatre épouses) disposent de revenus monétaires. Le fils aîné cumule deux sources de revenus : un faible revenu arachidier (inférieur à 50 000 F CFA par an) et un revenu salarial correct pour la région (100 000 F CFA par an), provenant d'un service rémunéré auprès d'une mission religieuse locale. Les revenus annuels arachidiers du père, bien qu'élevés (110 000 F CFA), restent inférieurs aux revenus totaux de son fils aîné. Les quatre femmes de la maison, en dépit de l'investissement de trois d'entre elles dans des activités micro-commerciales, disposent d'un revenu inférieur à 50 000 F CFA annuels.
44Le chef de cuisine est déchargé par son fils d'une part importante des obligations familiales et des frais fixes ; il ne doit acheter que le mil nécessaire à la consommation quotidienne. W.N. consacre l'essentiel de ses revenus à la satisfaction de ses besoins personnels (tabac, alcool, vêtement, pétrole...) et aux dépenses de funérailles et aux dons (45 000 F CFA). Le chef de cuisine, qui n'a pas eu à faire face à des dépenses cérémonielles exceptionnelles cette année, se souvient d'avoir assisté à plusieurs enterrements ou funérailles, au cours desquels il a dépensé environ 40 000 F CFA. La plupart des dépenses du groupe domestique (nourriture, intrants agricoles et impôts) sont prises en charge par le fils qui donne, à l'occasion, de l'argent à ses épouses pour compléter le plat quotidien. Lorsqu'il ne donne rien, les épouses achètent elles-mêmes les ingrédients. Il assume aussi les frais de santé, de scolarité et d'habillement de ses enfants. La part importante du poste « dépenses cérémonielles » dans le budget du fils (73 000 F CFA) et de sa première épouse (15 000 F CFA) est due à l'organisation de la circoncision d'un fils. L'importance de la contribution du père (supérieure à 45 000 F CFA) reflète le rôle décisif de ce dernier lors de cette étape essentielle dans la vie de son fils.
45La prise en charge des dépenses courantes par le fils permet au chef de cuisine d'investir davantage dans les dépenses cérémonielles, et notamment dans les circuits de dons et de contre-dons mis en œuvre lors des cérémonies et dans les processus d'accumulation de la richesse. Un tel partage des dépenses est fréquent et ne crée ni tension, ni conflit. Un migrant résidant en ville avec sa famille prendra spontanément en charge une part importante des dépenses de la cuisine paternelle, tout en étant fréquemment sollicité par ses parents. Il lui est alors d'autant plus difficile de refuser que ses revenus sont élevés et que les besoins sont pressants. Pour ces hommes l'exercice de la solidarité est tout à la fois volontaire et obligatoire. Ils ne peuvent s'y soustraire, même s'ils en ont parfois le désir ou la velléité, ils y gagnent reconnaissance et prestige. Les aînés ont eux aussi tout à gagner de cette prise en charge des dépenses par les fils puisque cela leur permet de mobiliser davantage de richesse dans les réseaux de dons et de contre-dons qu'ils contrôlent et qui constituent le secteur d'investissement le plus valorisé.
La concurrence des jeunes migrants urbains pour l'accès aux biens de consommation
46Les pratiques des jeunes migrants célibataires diffèrent de celles des migrants urbains mariés. Le mariage, rupture fondamentale dans la vie quotidienne et dans le statut social, marque en général, pour les hommes comme pour les femmes, la fin des allers et retours entre le village et la ville ou les terres agricoles du sud. Si les migrants urbains mariés sont fortement sollicités par leur entourage, les jeunes migrants célibataires en revanche aident peu leur famille restée au village. Ils épuisent leurs revenus monétaires dans des pratiques de consommation ostentatoires et concurrentielles.
47L'essentiel du salaire de bonne, qui est géré par un parent ou une migrante plus âgée vivant à Dakar, est dépensé sur place pour le loyer, la nourriture, le transport ; le reste est utilisé pour l'achat de vêtements, bijoux et maquillage qui constitueront le trousseau de la mariée ou pour l'achat de cadeaux pour les parents du village. Une petite partie (1 000 ou 2 000 F CFA par mois au plus) est envoyée à la famille, généralement à la mère. La situation des jeunes migrants urbains non qualifiés est à peu près similaire à celle des jeunes filles. Une part importante des revenus est dépensée sur place et le reste partagé entre les cadeaux à la famille, les participations aux dépenses du noyau utérin, les économies en vue de la constitution de la compensation matrimoniale et l'achat de biens de consommation.
48Tous les villageois s'accordent aujourd'hui sur la nécessité des mouvements migratoires de jeunes vers la ville pour alléger le nombre de bouches à nourrir durant la période de soudure. Pourtant, les avis sur l'utilité économique et les conséquences sociales de ces migrations divergent. Les contraintes économiques, les transformations des conditions de vie en ville, l'évolution d'un certain nombre de valeurs, ainsi que les craintes des aînés face à des changements qu'ils ont l'impression de ne plus maîtriser, se conjuguent pour brouiller les discours et les représentations et produire des positions ambivalentes et contradictoires.
49Certains mettent l'accent sur l'apport monétaire fourni par les jeunes migrants, sur leur participation active à la constitution de leur compensation matrimoniale ou de leur « trousseau », ainsi que sur l'intérêt de ces séjours pour sortir du village, connaître autre chose, en un mot « profiter de sa jeunesse ». D'autres soulignent l'insignifiance des répercussions économiques de ces migrations, attribuée autant à la faiblesse des revenus, qu'à leur gaspillage par les migrants. Ils insistent sur les risques d'anomie, de dérégulation, de remise en cause des valeurs ultimes de la société, dont l'augmentation des naissances hors mariage ou l'attitude indisciplinée des jeunes filles constitueraient des preuves. Dans le même temps les anciens et, avec eux, tout le corps social, « idéalisent le processus migratoire, en fantasmant sur la bonne migration, celle au terme de laquelle le jeune, après avoir aidé sa famille et remis ses cadeaux, se réinsère sans bruit » (Sautter, 1980 : 237). Chez les Sereer, comme chez les Mossi, la bonne migration devient alors, par un processus d'idéalisation du passé, celle de la génération précédente. À cette époque, selon la plupart des témoignages, filles et garçons auraient mené une vie sobre et sérieuse, sans sorties, sans dépenses ostentatoires et sans relations « douteuses » ; le petit salaire mensuel aurait été presque intégralement employé pour aider la famille. Un ancien migrant qui a surveillé durant quelques années un groupe de jeunes filles dans la capitale se souvient : « J'avais la responsabilité de ces filles ; en cas de maladie, de problème avec un patron, j'intervenais. Je gérais leur argent et elles venaient réclamer en cas de besoin. Si l'une me demandait de l'argent pendant la soudure pour acheter des vêtements, je refusais car il fallait envoyer de l'argent au village. Elles étaient sérieuses à cette époque. À partir de la fin des années soixante, les filles ont évolué ; certaines refusaient de travailler, voulaient sortir le soir et gaspillaient leur argent... À partir de cette date, j'ai totalement refusé cette responsabilité, car les filles n'écoutaient plus mes paroles et je pouvais avoir des problèmes avec les parents ».
50Une certitude se dégage pourtant de ces discours contradictoires : l'évaluation des retombées économiques des migrations des jeunes ne peut être dissociée de celle de ses effets sociaux et, plus largement, de la diversité des positions des villageois vis-à-vis des pratiques et des valeurs qu'ils associent à la modernité, à la ville, à l'individualisme, à la consommation marchande... L'enjeu va bien au-delà de la seule dimension économique.
51Si l'argent des jeunes migrants est largement utilisé pour l'achat de biens de consommation (vêtements, chaussures, produits de maquillage, radio, magnétophone, cassettes, cigarettes...), c'est en partie à cause du système de compétition entre camarades d'une même classe d'âge. À partir du moment où, dans un village, une fillette migre à Dakar, ses compagnes de classe d'âge n'ont plus qu'une idée en tête : partir et revenir, comme leur camarade, avec des vêtements et des cadeaux. L'émulation et la concurrence sont des moteurs essentiels du système des classes d'âge. Les deux témoignages suivants soulignent la force de l'esprit de compétition et de recherche d'identité. « Marie était partie la première à Dakar et c'est son départ qui nous a poussées à partir. Si une de tes classes d'âge revient avec des choses que tu n'as pas, si elle revient bien habillée et avec de l'argent alors que toi tu restes au village, alors tu as honte et tu n'oses plus aller avec elle dans les cérémonies. À cause de cette honte, tu ne peux plus rien faire ». « Nos grandes sœurs qui arrivaient de Dakar avaient ramené beaucoup de vêtements : des robes qui descendaient jusqu'aux chevilles, des manches longues et des chaussures fermées... Il y avait une grande différence entre les vêtements des filles du village et les vêtements de celles qui rentraient de Dakar. Celles du village, on les reconnaissait à cause de leur robe courte et de leur pagne en tissus lagos (tissus à bon marché). Pour celles de Dakar, les robes en lagos servaient de tenue de travail lors de leur séjour au village. Et les chaussures de Dakar étaient des chaussures blanches en plastique avec des crochets et des lacets, alors que celles du village avaient juste un clou ». L'accès aux biens de consommation marchande, enjeu de rivalités et de compétition entre camarades d'une même classe d'âge, contribue à la valorisation et au prestige de ceux qui les détiennent.
52À la compétition des aînés, qui s'exprime en termes de détention de bétail, de dépendants et de relations sociales, répond la compétition des cadets pour les biens de consommation. À l'image du système mis en place dans la société mossi, la compétition monétaire refusée par les aînés se développe entre les cadets, à l'écart des échanges sociaux fondamentaux et sans compromettre la maîtrise des aînés sur le système social et économique établi » (Rémy et al., 1977 : 641). Confrontés à l'afflux de revenus migratoires et extra-agricoles en grande partie détenus par des cadets, les aînés développent une stratégie, comme dans la société mossi, visant « à refuser l'envahissement de la pratique sociale par l'argent » (Rémy, Capron et Kohler, 1977 : 640). Dans la société sereer comme dans la société mossi, l'argent des migrants est tenu à l'écart des circuits de pouvoir en étant dépensé en biens de consommation (Sautter, 1980 : 234), ou sert indirectement, lorsqu'il est utilisé pour la satisfaction des besoins quotidiens des membres du groupe domestique, à renforcer le pouvoir de l'aîné en le libérant d'une partie de ces obligations matérielles vis-à-vis des membres de son groupe domestique. Les revenus extra-agricoles sont utilisés dans une course à la consommation ostentatoire ou s'intègrent dans les circuits de consommation et d'échange locaux. Dans ce cas, ils contribuent à faire vivre la société paysanne, en l'aidant à faire face aux dépenses quotidiennes, aux difficultés ponctuelles, aux périodes de soudure, de disette ; ils constituent une protection face aux aléas de l'existence. Quoi qu'il en soit, l'afflux de monétaire sur le terroir et son appropriation par des cadets ne remettent pas en question l'ordre hiérarchique entre les statuts sociaux, qui repose sur le contrôle par les aînés des biens les plus valorisés, ainsi que l'ordre hiérarchique qui fonde la société.
LES USAGES DE LA RICHESSE
53La richesse, accumulée, gérée et transmise au sein du groupe utérin, n'est pas dans cette société une fin en soi. C'est un moyen qui donne des potentialités à ceux qui la détiennent, la manipulent, l'échangent, mais aussi à ceux qui la reçoivent et s'engagent ainsi dans un cycle d'échange et de réciprocité. La richesse n'a de valeur qu'en fonction des significations sociales qui lui sont accordées par le collectif. Ce sont ces significations qui la qualifient, la constituent et « transforment » du bétail et des biens traditionnels, tels que bijoux, pagnes, mobilier en bois ou numéraire, en biens valorisés. Ces significations sont à interroger en priorité, au travers de l'analyse des usages de la richesse mais aussi des enjeux, des tensions et des conflits qui se nouent autour d'elle. Pourquoi cette importance accordée à la constitution de la richesse et aux solidarités utérines ? Pourquoi cette volonté obstinée d'honorer ses dettes, de maintenir sa place dans les réseaux de dons et de contre-dons, de perpétuer ces sacrifices rituels de bovins lors des funérailles ? Pourquoi ce sentiment profond, intime et partagé, selon lequel l'identité et l'honneur du groupe lignager dépendent de sa capacité à s'intégrer dans les échanges et les cycles de réciprocité ?
54Les modalités de mise en commun des biens, de constitution de la richesse, d'exercice des solidarités, de prise en charge des obligations, de participation aux réseaux de dons et de contre-dons seront précisément identifiées. La complexité et la subtilité de la notion d'appropriation de la richesse, qui constitue un enjeu et un objet de conflit, seront soulignées. La dimension diachronique permettra de décrire la façon dont les relations entre membres du groupe utérin se nouent autour du noyau mère-enfant puis se transforment au fur et à mesure que les fils grandissent, les filles se marient, les aînés décèdent... Elle permettra aussi d'interroger l'évolution des relations entre générations successives, puisque c'est à cet échelon que se sont exprimés dans les dernières décennies les tensions et les conflits les plus graves.
La force des liens utérins et la constitution de la richesse
55Les premières années de son mariage, la jeune femme confie ses économies à sa mère. Lorsque la maison de son mari est située à proximité de celle de sa mère, elle lui rend de fréquentes visites, apporte des cadeaux et maintient, à distance, les relations de solidarité, d'entraide et de coopération qui existaient avant son mariage. Avec l'argent donné par sa fille, la mère achète une chèvre ou un bracelet en argent, fait tisser un pagne, donne une cotisation pour un mariage ou des funérailles. Par cette mise en commun de la richesse, fokat halal, la jeune femme témoigne de sa collaboration au groupe d'accumulation. Elle sait, en contrepartie, que sa mère et ses frères et sœurs l'aideront, au besoin en vendant du bétail, le jour où elle en aura besoin, lorsque son enfant sera malade, qu'il faudra payer les frais de scolarité. Elle sait aussi que sa mère lui donnera, un jour ou l'autre, une ou deux chèvres pour se constituer un troupeau dans lequel elle pourra puiser en cas de besoin.
56La confiance et l'affection caractérisent les relations entre la mère et la fille ; la coopération économique et la mise en commun des biens accompagnent cette proximité affective. « Je ne sais pas ce que ma mère a fait avec l'argent que je lui donnais au début de mon mariage, expliquait une jeune femme, mais lorsque j'avais besoin de quelque chose, je lui demandais et elle m'aidait toujours ». La relation entre sœurs germaines s'apparente à la relation mère-fille ; l'affection qui caractérise les relations entre sœurs s'accompagne d'une profonde solidarité économique.
57L'étroitesse du budget des femmes, malgré les aides ponctuelles de la famille maternelle et la prise en charge de certaines dépenses par le conjoint, rend tout processus d'accumulation difficile. Jusqu'à ce que leurs fils puissent les seconder et que leur travail domestique soit allégé par l'arrivée d'une belle-fille, la plupart des femmes ont des ressources numéraires très faibles.
58Un homme, en raison de sa position statutaire prééminente d'époux et de chef de cuisine, dispose d'un droit de regard sur l'utilisation des revenus de sa femme et de ses enfants. Il ne peut néanmoins disposer de leur richesse ; les budgets et la richesse des conjoints sont distincts. Les problèmes économiques constituent en fait une source fréquente de tensions entre conjoints. Les femmes n'hésitent pas à utiliser différents moyens de pression pour assurer une plus grande prise en charge des dépenses quotidiennes par leur mari. Une femme ne peut prendre aucune décision économique d'importance sans en demander l'autorisation à son mari : elle ne peut engager de transaction sur le bétail en son nom propre et ne participe pas aux décisions concernant l'exploitation du cheptel bovin. C'est le mari qui décide de l'opportunité de la vente du cheptel, de la commercialisation des mâles, du rachat d'une femelle... Il n'est d'ailleurs pas tenu d'en informer sa femme qui doit lui accorder une totale confiance : il est « honteux » qu'elle le questionne à ce propos. Les transactions sont néanmoins effectuées en présence de témoins, de façon à éviter toute contestation. Les femmes disposent, en revanche, d'une plus grande autonomie dans la gestion du petit bétail ovin et caprin, qui réclame peu de soins et dont elles ont fréquemment la charge. Ces « vaches des pauvres », accessibles aux bourses les plus modestes et donc en priorité aux femmes, constituent, plus encore que le gros bétail, un moyen de thésaurisation et une garantie en cas de difficultés. Lorsqu'un homme est contraint de vendre du bétail appartenant à sa femme, il le fait de façon discrète. On considère qu'il s'agit d'un prêt accordé par le segment utérin de l'épouse à celui du mari, qui remplacera l'animal. Un homme peut, certains époux insistent sur ce point, contrôler l'utilisation des revenus de leur femme afin d'éviter les dépenses intempestives. « Une femme qui vit quelques années dans la maison de son mari doit avoir du bétail. Cela est possible si le mari est correct, s'il la pousse à économiser. Personnellement il m'arrive d'interdire une dépense à mes épouses ou à mes fils ; j'essaie de les raisonner, de leur montrer l'intérêt qu'il peut y avoir à acheter du bétail plutôt que des vêtements, qui vont s'abîmer et risquent de brûler dans un incendie », expliquait un père de famille.
59Les fils sont peu à peu associés à la gestion du troupeau. Bergers, ils apprennent à connaître les bêtes et à distinguer celles qui appartiennent à leur mère et sur lesquelles ils ont des droits. Ils savent que ce bétail contribuera, plus tard, à la constitution de leur compensation matrimoniale et que, le jour où ils deviendront chef de troupeau, la descendance de ces vaches et génisses composera leur troupeau. Dès que le fils aîné atteint l'âge adulte, il assume les droits de propriété sur le bétail de sa mère ; en cas de besoin, il puise dans le bétail accumulé et vend une bête. Entre une mère et son fils la coopération économique et la mise en commun des richesses restent totales, même si chacun fait face, avec l'argent de sa récolte, à ses obligations et si la mère garde une autonomie dans la gestion de ses ressources personnelles1.
60Tant que le chef de famille est vivant, son épouse et ses fils restent soumis à son contrôle. Lorsque le père décède alors qu'un de ses fils est célibataire, ce dernier est placé sous la responsabilité et l'autorité de son frère aîné. Le cadet remet à son frère, qui lui restitue de petites sommes pour des dépenses personnelles, l'argent de sa récolte et celui gagné lors des migrations. Le frère aîné peut, lorsque les circonstances l'exigent, se servir de cet argent pour acheter des vivres ou pour faire face à un besoin. Il utilise le plus souvent l'argent du cadet pour l'achat de bétail destiné au paiement de la compensation matrimoniale. Le noyau formé par la mère et les germains contribue en effet de façon décisive au paiement de la compensation matrimoniale (tabl. iv).
Tableau IV. Répartition des dépenses de la compensation matrimoniale.
Personnes concernées | Nombre de mariages |
Germains + oncle maternel + père | 22 |
Germains + père | 15 |
Germains + oncle maternel | 9 |
Germains | 18 |
Ego | 18 |
Total des mariages | 82 |
61L'analyse du budget des navétanes révèle la force des relations de solidarités entre germains et les capacités d'organisation du groupe utérin. Les revenus des travailleurs agricoles saisonniers, contrairement à ceux des jeunes migrants urbains, ne sont dépensés à titre personnel que pour une faible part. 10 % seulement des revenus (sur un revenu médian de 129 000 F CFA net en 1988) servent à l'achat de biens de consommation utilisés à titre personnel (vêtements, radio, magnétophone, lunettes, cigarettes...). Une part est absorbée par les réseaux de solidarité : achat de vivres pour la famille, cadeaux aux parents utérins (mère, sœur, frère, oncle maternel...). Une partie importante est versée pour le paiement de la compensation matrimoniale. Le montant très élevé de la compensation matrimoniale, qui oscille entre 200 000 et 250 000 F CFA, contribue d'ailleurs aux migrations d'hivernage vers les Terres neuves.
62Lorsque deux frères mariés font partie du même groupe domestique, chacun assume, avec ses revenus, les obligations et les frais liés à l'entretien de sa famille. Les modalités de relations et de partage des dépenses varient selon les revenus, l'âge, la situation familiale et résidentielle, le lieu de résidence, éventuellement les choix religieux, le caractère des protagonistes, ainsi que l'histoire du groupe familial. Chacun prend généralement en charge les dépenses courantes et s'entraide lorsqu'il faut faire face à des dépenses exceptionnelles.
63Les modalités d'appropriation du bétail entre germains sont complexes. La richesse est commune puisque chacun a des droits sur le bétail de son frère ; mais l'achat est un acte individuel. Chacun sait précisément les bêtes qui lui appartiennent même si, en cas de besoin, on utilise indifféremment l'un ou l'autre cheptel. Comme le disait un père de famille, « chacun sait toujours la richesse qui est détenue par les autres, calcule les participations aux dépenses communes et prépare des arguments pour d'éventuels conflits ». Tant que des frères rassemblent leur cheptel dans un même troupeau, ce qui est fréquent lorsqu'ils vivent dans le même village, la richesse est déclarée propriété de l'aîné. Même si les bêtes ont été achetées avec l'argent du cadet, par respect et par déférence, tous parleront de la richesse et du troupeau de l'aîné. La position de l'aîné lui donne autorité et prestige. Il représente le groupe lors des cérémonies, reçoit la dot des filles des sœurs, est investi d'un droit de gestion sur la richesse du groupe, dont il doit toutefois faire bon usage. Nul ne peut disposer tout à fait librement du bétail, patrimoine commun qui doit être utilisé pour faire face aux obligations et payer la compensation matrimoniale. Des tensions naissent lorsque l'aîné abuse de son pouvoir et gaspille la richesse. En cas de déficit céréalier, durant les périodes de soudure, le bétail peut être vendu pour acheter des vivres. Ceci est légitime et ne suscite pas de conflit. La question est, en revanche, plus délicate lorsque le bétail est vendu pour payer les frais de scolarité ou d'hospitalisation d'un fils, ou pour assumer des dépenses d'un individu n'appartenant pas au noyau utérin. Cette prise en charge des dépenses de santé du fils par le noyau utérin du père, qui s'inscrit dans une perspective d'affirmation des droits du père, peut susciter des rancunes et des conflits, quelquefois aigus, entre époux, entre germains ou entre parents utérins.
64Mais les ruptures entre germains sont rares, en raison des intérêts communs, de la nécessité de s'associer pour faire face aux prestations et maintenir l'honneur, la réputation et le prestige, qui constituent un patrimoine commun aux membres du groupe utérin.
Relations hiérarchiques et tensions
65Le décès de la mère provoque un changement dans la nature des relations entre germains de sexes différents. Cette relation, autrefois renforcée par l'étroitesse du lien avec la mère, se distend : la mère constitue le point d'ancrage et une médiation essentielle dans la relation entre germains. Elle garantit, par sa connaissance des mécanismes de constitution de la richesse et par son autorité, le respect du droit des partenaires et le maintien de la confiance entre les membres du groupe. Même si la solidarité entre frère et sœur reste forte et que les échanges économiques se maintiennent, la mise en commun des richesses est généralement remise en question par la mort de la mère.
66Autour de la relation frère-sœur, comme autour de la relation oncle maternel-neveu, se cristallisent les ambiguïtés et les antagonismes du système, qui sont largement dévoilés par l'agressivité du discours contre les frères. L'abus de pouvoir des frères est systématiquement dénoncé dans le Sine, alors que les Sereer de la région des Terres neuves dénoncent l'abus de pouvoir du mari, ce qui s'explique par le fait que les parents utérins de la femme ne peuvent, du fait de la distance, contrôler la gestion de leur allié. Les hommes affichent une grande méfiance vis-à-vis des parents utérins de leur femme, qu'ils accusent de gaspillage et d'incurie : « chez les Sereer, le mari garde le secret sur les biens de sa femme car le frère risque de venir tout prendre pour gaspiller ». Les hommes soutiennent que les parents utérins n'ont aucun droit sur le bétail des femmes de leur groupe. « Un frère n'a rien à voir avec le bétail de sa sœur » affirment la plupart des femmes, alors que les hommes assurent ne rien savoir sur la richesse de leur sœur et ne pas être consultés en cas de transaction. De fait, une femme confie rarement ses économies ou son bétail à son frère, qui ignore le montant exact de la richesse qu'elle détient.
67La virulence du discours, qui révèle un malaise dans les relations entre parents utérins ainsi qu'un antagonisme profond dans la relation entre beaux-frères, ne doit pas dissimuler l'exercice des solidarités, la prise en charge commune des responsabilités et la force du lien entre frère et sœur. La solidarité entre parents utérins se manifeste en matière de résidence, d'aide économique et de paiement des obligations cérémonielles. Une femme qui a besoin d'argent ou de mil lors d'une période de soudure se tournera vers son frère. L'entraide est importante lorsque le frère dispose de revenus extra-agricoles ; il peut alors prendre en charge une partie des frais de scolarité de ses neveux, ou envoyer régulièrement une somme d'argent à sa sœur. La solidarité s'exprime aussi lors du paiement de la compensation matrimoniale. Lorsque les plus vieux avaient l'âge de se marier, un homme pouvait partir chez ses sœurs prendre une partie de la récolte, quelques chèvres ou des bijoux. « Quand je me suis marié, je suis parti chez ma sœur, racontait un chef de matrilignage, j'ai pris ses arachides, je les ai vendues, je lui ai donné un peu d’argent et le reste, je l'ai gardé pour payer ma dot ». Aujourd'hui encore, une femme n'hésitera pas à vendre une chèvre ou à donner quelques économies réalisées sur son salaire de bonne.
68La relation entre neveu et oncle maternel doit être analysée dans une perspective diachronique, en parallèle avec deux autres relations, celle entre un père et un fils, celle entre un frère et une sœur. Elle a évolué au fil du siècle. Certains droits et responsabilités de l'oncle maternel tendent à être aujourd'hui pris en charge par le père.
69Comme dans la société ashanti décrite par M. Fortes (1987), dans la société nzabi décrite par G. Dupré (1982 : 215-225) ou dans d'autres sociétés à dominante matrilinéaire, le rôle social et économique de l'oncle maternel s'oppose à celui du père. L'oncle maternel est un personnage ambivalent, respecté et imprévisible ; il est, du fait de la transmission matrilinéaire de la richesse, détenteur d'une autorité sur les hommes et sur les biens ; il détient la richesse du groupe utérin et le bétail de la compensation matrimoniale. Bien que les intérêts de l'oncle et du neveu soient communs et que la coopération soit la règle, leur relation est marquée par l'inégalité et par la crainte suscitée par les pouvoirs surnaturels de l'oncle. Les accusations de sorcellerie concernent en premier lieu les proches parents utérins et l'oncle a le pouvoir de maudire et d'exclure de la famille un neveu récalcitrant. Cette relation est placée, de façon inévitable et constante, sous le double signe de la dépendance et de la compétitivité : le neveu, soumis à l'autorité de l'oncle, est son double, son remplaçant, son héritier potentiel. C'est lui, en tant qu'héritier, qui doit sacrifier le bovin offert lors des funérailles d'un membre du groupe utérin. Les Sereer ont coutume de dire que « le neveu est l'esclave de l'oncle maternel », et qu'« un homme n'aime jamais son héritier », caractérisant ainsi, de façon brutale, l'ambivalence de la relation.
70Autrefois, lorsque la famine, la guerre ou le malheur s'abattaient sur le pays, le responsable de la lignée utérine avait le pouvoir de mettre son neveu en gage ou de le vendre comme esclave. Pendant la période coloniale, l'oncle maternel détenait différents moyens pour imposer son autorité, la force ou l'intervention des auxiliaires du chef de canton qui prenaient la forme de sévices corporels. Aujourd'hui, la législation sénégalaise reconnaît la possibilité d'une première succession en ligne utérine des biens gérés au nom du groupe par l'aîné du matrilignage, mais elle ne donne plus aucun moyen de pression pour rappeler à l'ordre un neveu récalcitrant. La définition des devoirs et des droits du neveu maternel a d'ailleurs évolué : elle dépend de l'histoire des relations instaurées à la génération précédente entre germains. « Autrefois, témoignait un responsable de lignage, le neveu ne pouvait rien faire sans l'autorisation de son oncle maternel et tout le produit de son travail appartenait à son oncle. Il devait travailler dans les champs de son oncle. Ce dernier avait aussi le droit de disposer de « la part de l'oncle maternel » lors du mariage des filles de ses sœurs ».
71En cas de résidence virilocale le neveu se devait, dès son initiation, d'établir des relations étroites avec le frère de sa mère : venir travailler dans ses champs, lui rendre visite, lui remettre une partie de l'argent de sa récolte et lui faire des cadeaux. Il témoignait ainsi de son respect et de sa déférence envers l'aîné du groupe utérin. La plupart des hommes âgés remettaient régulièrement une pan de l'argent de leur récolte à leur oncle maternel jusqu'à l'époque de leur mariage. Dans certains cas, la gestion et la garde du bétail du segment utérin étaient centralisées sous la responsabilité de l'aîné, dans son troupeau. Ceci dépendait des relations tissées au sein du segment utérin, des lieux de résidence, des dynamiques démographiques, mais aussi de la confiance accordée par l'aîné du segment utérin au père du neveu. Lorsque le père était un homme riche disposant d'un important troupeau et ayant fait ses preuves de gestionnaire avisé, l'oncle était plus enclin à laisser les biens du neveu à la garde de son allié. Il semble que cette situation était fréquente puisque la plupart des chefs de famille âgés plaçaient leur bétail dans le troupeau de leur père.
72La relation entre neveu et oncle maternel passait de la dépendance, lorsque le jeune célibataire attendait une épouse, à une autonomie relative, lorsque ce dernier devenait chef de famille. Le neveu gérait alors ses ressources et son bétail venait grossir le troupeau de son chef de concession. L'oncle maternel conservait pourtant la possibilité de prélever une tête de bétail pour satisfaire un besoin du groupe utérin. Il arrivait parfois que des hommes confient systématiquement leur bétail à leur oncle maternel après leur mariage, sans que ce contrat de confiage implique, comme à l'ordinaire en pareil cas, un renoncement du propriétaire à ses droits sur le bétail (Huguenin, 1989). Ce confiage était la plupart du temps motivé par des raisons singulières : souci de cacher la richesse afin d'éviter la jalousie de l'entourage, absence de frère germain renforçant la solidarité avec l'oncle maternel... Une femme sans enfant ou un homme sans frère, parce qu'ils sont vulnérables, ont particulièrement besoin des réseaux de protection et de solidarité de la parenté utérine.
73Inversement, l'oncle maternel avait aussi des obligations. Représentant et responsable du groupe utérin (que ce dernier constitue un segment de lignage ou un lignage), il devait en maintenir le rang et le prestige et en faire fructifier les richesses. Il devait prendre en charge, avec l'aide des membres du groupe, les principales dépenses cérémonielles et veiller à la circulation des dons et des contre-dons. Il devait être attentif à la sécurité de chacun en utilisant, au besoin, la richesse pour payer les dommages et intérêts en cas de litiges et les cautions en cas d'emprisonnement. Il contribuait au choix des épouses et aidait au paiement de la compensation matrimoniale. Il ne pouvait en revanche disposer à des fins personnelles ou pour des obligations ne concernant pas le groupe utérin, du bétail appartenant à ses neveux. S'il sacrifiait au nom du groupe un bœuf appartenant à un neveu, il devait remplacer l'animal, comme il l'aurait fait si les bovins du neveu n'avaient pas été dans son troupeau.
74Des tensions apparaissaient lorsque l'aîné utilisait la richesse du segment utérin à des fins personnelles ou lorsqu'il ne participait pas, comme il aurait dû le faire, au paiement de la compensation matrimoniale. Or, cette éventualité est devenue relativement fréquente depuis au moins deux ou trois générations. Aujourd'hui dans près des 2/3 des cas (tabl. iv), les oncles maternels ne participent pas, de façon décisive, au paiement de la compensation matrimoniale. L'incurie, le gaspillage et la malhonnêteté des aînés sont aujourd'hui fréquemment dénoncés. Il est néanmoins des cas où l'aide de l'oncle maternel est importante, notamment lorsqu'il dispose de revenus élevés. Les processus de désengagement des oncles maternels sont présentés comme la conséquence du manque de ressources, d'une incapacité économique ou, parfois, d'une rupture des relations de solidarité entre générations. Ils suscitent généralement des sentiments ambivalents. Le système de circulation des richesses et d'exercice des solidarités se trouve en fait remis en cause lorsqu'un homme, qui reçoit « la part de l'oncle maternel » lors du mariage de ses nièces utérines, ne prend pas en charge la part des neveux lors du mariage de ces derniers. Ces problèmes sont très présents dans les entretiens : un homme accusant son oncle d'avoir gaspillé le fruit de plusieurs années de travail salarié, un autre lui reprochant d'avoir dilapidé un troupeau lignager dont il était l'héritier et le gestionnaire, un troisième se plaignant de la disparition des bovins confiés et un dernier l'accusant d'avoir acheté la complicité d'un chef de canton chargé d'une juridiction de droit local durant la période coloniale, afin de dilapider impunément le patrimoine familial.
75Quelles qu'en soient les causes, on ne peut que souligner aujourd'hui la fréquence des conflits ou des contentieux ouverts ou larvés entre membres d'un lignage, l'érosion des moyens de contrôle existant dans le cadre d'une société lignagère sur le pouvoir des aînés, mais aussi une tendance à une remise en question de la communauté des biens entre proches parents utérins et à un relâchement de la solidarité utérine entre générations. La relation entre l'oncle maternel et le neveu reste marquée par l’ambiguïté et tiraillée entre des pôles antagonistes : d'une part, une rivalité doublée d'une méfiance accrue par la multiplication des conflits et les transformations des pratiques de transmission et d'autre part, de fortes relations de solidarité et d'entraide, une coopération en vue du paiement des obligations cérémonielles, de la compensation matrimoniale et du maintien du prestige et de la réputation du lignage.
Les usages et les significations de la richesse
76La richesse joue un rôle social majeur. Elle ouvre la possibilité d'avoir accès à l'alliance, aux femmes et à la descendance, puisque la reconnaissance du mariage implique le transfert d'une importante compensation matrimoniale et de dons nombreux et variés. Elle permet d'honorer ses obligations envers les membres de son groupe utérin en sacrifiant un bovin à l'occasion de leurs funérailles afin de témoigner de leur participation à l'accroissement de la richesse, en hommes et en bétail, du matrilignage (Dupire, 1977 : 395). Elle donne la possibilité d'honorer ses prestations en gros bétail envers les membres de son patrilignage, et plus précisément de son unité de résidence, ce qui permet aux fils d'affirmer leurs droits sur la terre paternelle. Comme le souligne M. Dupire (1977) chaque groupe de germains, représenté par l'aîné des fils de chacune des épouses du défunt, doit offrir une tête de bétail, alors qu'autrefois cette obligation touchait l'aîné de chacune des épouses des frères du défunt. Elle permet aussi de s'inscrire dans les réseaux de dons et de contre-dons qui lient entre eux sur plusieurs générations les lignages alliés.
77Le cycle de réciprocité entre matrilignages alliés s'ouvre avec le transfert de la compensation matrimoniale et les cadeaux qui l'accompagnent. Il se clôt lors de la mort du fils issu de l'union, soit environ deux générations plus tard, après avoir été maintenu et enrichi par des sacrifices de bétail. Un homme doit offrir un bovin lors des funérailles de sa femme, cette dernière se joignant à ses fils pour sacrifier une tête de bétail lors des funérailles de son conjoint. Il est aussi obligatoire de proposer de sacrifier une tête de bétail lors des funérailles de ses proches parents par alliance, sentir, c'est-à-dire le père, la mère et, avant, l'oncle maternel de son conjoint. Mais ce sacrifice peut être refusé par le matrilignage du conjoint, qui craint d'accumuler des dettes trop lourdes, et remplacé par un don de mil, de riz, de lait..., ou par de l'argent. M. Dupire fait remarquer que les gendres et les brus sont les catégories de parents qui fournissent le plus de cadeaux lors des funérailles (1977). Les dons qui circulent entre groupes utérins alliés sont rigoureusement comptabilisés sous forme de dettes qui doivent être rendues, à l'identique, lors de prochaines funérailles.
78Cette stricte réciprocité entre lignages alliés témoigne de la profonde ambivalence du don, soulignée par M. Mauss dans son célèbre essai (1983), de l'existence de cette « énigme du don », pour reprendre le titre de l’ouvrage de M. Godelier (1996), de son caractère tout à la fois individuel et collectif, volontaire et contraignant. Au-delà des individus, ces prestations concernent le groupe lignager dans son ensemble qui contracte pour tous, pour tout ce qu'il possède et pour tout ce qu'il fait, par l'intermédiaire de son chef (Mauss, 1983). L'établissement du contrat, qui se traduit par des échanges de dons et de contre-dons volontaires et obligatoires, instaure des obligations mutuelles entre les groupes, auxquelles nul ne peut échapper.
79La coutume du mbap permet de mieux comprendre le sens attribué aux échanges entre matrilignages alliés. Sans entrer dans les détails d'une prestation complexe minutieusement analysée par M. Dupire (1977), signalons que le mbap (part du père) est conçu sur le modèle d'un échange de dons et de contre-dons entre lignages alliés à l'occasion du décès du fils issu de l'union d'origine. Après négociations, la prestation est ouverte par un sacrifice de bovin offert par le lignage du père en l'honneur du défunt et par le don d'une calebasse à demi-pleine de mil. Pour des raisons pratiques, le bovin est remplacé par la somme symbolique de 5 000 F CFA. Un don plus important d'argent et de mil est ensuite renvoyé au groupe utérin du père par celui du fils défunt, accompagné d'un pagne neuf, de quelques canaris, d'une bouteille de vin et des vieux vêtements du défunt.
80Le mbap constitue le dernier acte d'une série d'échanges ouverts plusieurs dizaines d'années avant par une alliance et qui se clôt lors de la mort du fils issu de cette alliance. Le cycle débute par le transfert de la compensation matrimoniale, dont le montant est élevé, accompagné de nombreux cadeaux offerts par le fiancé, ses parents, ses classes d'âge, à la jeune épouse et à ses proches. L'installation de cette dernière dans la maison conjugale maintient durant une longue période le cycle des échanges entre les deux groupes. Sur le registre des dons de la femme et des dettes du mari vis-à-vis de son épouse, se trouve la production d'enfants, de richesse, mais aussi de services sous forme de repas, de travail, de présence, d'aide, d'affection, d'amour... Sur le registre des dons du mari et des dettes de la femme vis-à-vis du mari, se trouve la contribution à l'éducation des enfants qui appartiennent d'abord au groupe lignager de leur mère et qui apporteront peu de richesse au père, à l'exception de la part de compensation matrimoniale reçue lors du mariage de la fille. Mais il y a aussi du côté de l'homme production de services immatériels pour sa femme et ses enfants avec toute la charge de présence, d'aide, d'affection, d'amour et de liens tissés au fil du temps. La mort du conjoint ou de ses proches parents, parce qu'elle génère et introduit du désordre, de l'angoisse, des menaces, est l'occasion de confirmer et de resserrer la force et la réalité du contrat de mariage et des liens créés entre les lignages alliés. Les discours des aînés des lignages alliés soulignent à cette occasion la qualité des relations, la bienveillance des intentions réciproques, l'absence de sorcellerie héréditaire, la fécondité de l'union... Les sacrifices de bovins, dans la mesure où ils appellent à une stricte réciprocité, recréent de la solidarité et de la dépendance entre les groupes. Ces derniers se trouvent en effet placés dans une double position de débiteur et de créditeur, dans une relation de dépendance mutuelle et réciproque, d'équivalence, qui ne peut se transformer en relation inégalitaire ou hiérarchique, dans la mesure où la dette ne peut être effacée, où elle appelle toujours un don ou contre-don complémentaire. Ces prestations ne sont pas agonistiques, au sens où elles ne sont fondées ni sur la rivalité, ni sur la compétition pour le pouvoir politico-religieux, qui ne faisait pas l'objet d'enjeux dans le Sine puisqu'il était détenu depuis plusieurs siècles par l'aristocratie gelwaar et ses dépendants. Les dons non agonistiques « créent des dettes à long terme qui dépassent souvent la durée de vie des donateurs et les contre-dons ont pour motif premier de restaurer l'équilibre entre les partenaires, l'équivalence de leurs statuts, et non d'effacer la dette » (Godelier, 1996)2.
81Le mbap permet d'apprécier ce que l'alliance a créé, engendré, fait fructifier, produit, échangé. Il vise à une mise en équivalence des dons et des contre-dons qui ont circulé entre les lignages au fil des décennies, afin de faire un point sur l'exercice réel et concret de la réciprocité et, éventuellement, de pouvoir rétablir un équilibre et ouvrir, par une nouvelle alliance, un autre cycle d'échanges. Il ne s'agit ici ni de marchandage, ni de comptabilité, comme le souligne M. Dupire (1977). Contrairement à ce que peut suggérer le climat polémique dans lequel se déroulent les négociations entre lignages, le mbap s'inscrit dans une logique, une économie et une morale du don et de l'échange, fondée sur la réciprocité et l'équivalence.
LA PRÉÉMINENCE DE LÉCONOMIE ET DE LA MORALE DU DON
82Dans la société sereer du Sine ce sont traditionnellement les biens valorisés, tels que le gros et le petit bétail et les biens féminins (bijoux, pagnes, mobilier en bois), qui constituent la « richesse ». Mais le numéraire peut aussi devenir richesse lorsqu'il entre dans les réseaux de dons et de contre-dons. Si ces biens sont valorisés et deviennent objet d'enjeux, de luttes, de convoitises, ce n'est pas en raison de leurs qualités intrinsèques. Ce qui constitue et qualifie la richesse, c'est le rôle qu'elle joue dans les échanges, dans la production et la perpétuation des rapports sociaux fondamentaux. C'est sa capacité à être utilisée, manipulée, échangée, et à produire et reproduire les rapports sociaux de parenté et d'alliance entre les groupes. Il peut sembler dérisoire ou indécent de parler de richesse, compte tenu de la modicité des sommes en jeu et des difficultés dans lesquelles se débattent les paysans. Le mot richesse, traduction des termes sereer cegel et balai (Crétois, 1972-1977), recèle pourtant un sens profond pour les Sereer. Quelles que soient les sommes en jeu, le bétail, les biens traditionnels féminins ou le numéraire mis de côté pour honorer une dette constituent bien une richesse, au sens d'un ensemble de biens valorisés et prestigieux, dont la valeur est loin de se réduire aux seules dimensions marchande ou d'usage. Peu importe finalement que soient échangés de l'argent, des biens traditionnels, des bovins ou, comme le soulignait M. Mauss (1983) « des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes, des foires... ». Ce qui compte, c'est l'existence même de l'échange, qui constitue une valeur ultime donnant sens à l'ensemble du groupe comme totalité et fondant la dimension sociale communautaire. Nul ne peut échapper à cette logique. S'y soustraire, c'est refuser ce qui fait le sens même du collectif. Ceux qui disposent des revenus les plus importants se plaignent, plus ou moins ouvertement, de la lourdeur des dépenses cérémonielles et des revendications incessantes de leur entourage. La pression sociale reste pourtant tellement forte que le seul moyen pour mettre de l'argent de côté pour soi ou pour ses enfants est la dissimulation. Les migrants disposant de revenus réguliers peuvent en dissimuler une partie, par exemple en achetant du bétail et en le confiant à un chef de troupeau vivant hors du Sine. Les hommes, surtout ceux qui ont des ressources élevées, ont parfois le sentiment d'être piégés par un système d'entraide, de solidarité et de dépenses cérémonielles qui absorbe une part importante de leurs revenus. Mais ils ne peuvent y échapper, sauf à se marginaliser et à encourir des sanctions surnaturelles immanentes. Toute la société reste ancrée dans une économie et une morale du don et prise dans ce jeu d'échanges, de prestations et de contre-prestations. Le numéraire, indispensable pour acquérir des biens et des services marchands, aider les parents qui en ont besoin, améliorer la vie quotidienne, garde une valeur inférieure à celle de la richesse.
Notes de bas de page
1 Comme dit le proverbe sereer : « si tu veux un tesson de canari, casse celui de ta mère » (Cretois, 1983).
2 Le maintien du sentiment de dette s'explique, d'après cet auteur, par le fait que l'objet donné continue à appartenir au donateur originel, car il contient en lui quelque chose de l'identité du donateur.
Auteur
Sociologue, doctorante à l’Orstom, avec pour thème les dynamiques familiales dans la société sereer. Depuis 1992 chercheur au CSTB (Centre scientifique et technique du Bâtiment) à Paris.
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