Peuplement initial en forêt tropicale humide
La côte nord-ouest de l’Amérique du Sud
p. 267-283
Texte intégral
Introduction
1Le peuplement initial du continent sud-américain constitue encore un véritable puzzle loin de pouvoir être assemblé. Les problématiques soulevées concernent la date ou les dates des premières incursions ; la ou les voies de pénétration ; les stratégies adaptatives et les traditions technologiques qui caractérisaient les premiers migrants. La plupart des synthèses modernes sur ce sujet coïncident sur quelques points généraux et répètent les théories dominantes, mais font surgir aussitôt les grandes lacunes de nos connaissances et ne manquent pas de prendre position autour du débat perpétuel sur l’antiquité de l’homme sur le continent américain. Dans cette brève exposition, nous n’aborderons pas directement les thèmes traditionnellement conflictuels, mais nous traiterons d’un sujet souvent négligé par les différents auteurs : la possibilité du peuplement ancien de la forêt tropicale humide proche de la côte nord-ouest de l’Amérique du Sud et de la localisation de sites anciens dans ce milieu en Équateur.
2Une révision de la littérature récente suggère que la principale voie d’accès au continent était le corridor formé par les différentes vallées situées le long de la cordillère des Andes. L’homme serait passé par les hauts plateaux, à partir du détroit de Darien, et aurait suivi la route des montagnes pour avancer vers le sud, ou vers l’est. La route de l’est lui aurait permis de s’installer sur les territoires du nord du continent et éventuellement de descendre vers le bassin de l’Orénoque et l’Amazonie. La route du sud aurait permis de peupler les hauts plateaux andins mais aussi des territoires de la côte Pacifique. Par cette même voie, l’homme aurait pu gagner le bassin amazonien par d’autres passages.
3D’après cette théorie, l’homme a pénétré en Amérique du Sud avec un mode de vie adapté au climat sec et tempéré des milieux d’altitude qui caractérisait l’environnement post glaciaire. Cependant, il n’y a pas de raison valable pour écarter la possibilité d’une incursion ancienne dans les milieux denses et humides de la forêt qui couvrait la côte Pacifique depuis le détroit de Darien jusqu’aux alentours du Cap de San Francisco, près de la ligne équatoriale. L’origine de la tradition dite des « cultures de la forêt tropicale » peut être aussi ancienne que le furent les premières incursions humaines dans cette région. Certains archéologues comme Karen Stothert et Anthony Ranere, proposent l’hypothèse d’une occupation ancienne, adaptée aux environnements de la forêt tropicale – Early Tropical Forest Tradition ou Tropical Forest Archaic – qui se serait établie sur une bonne partie de l’Amérique centrale et du nord-ouest de l’Amérique du Sud (Stothert, 1985 ; Ranere, 1980). Cette tradition aurait eu une technologie assez simple et aurait fondé sa subsistance sur l’exploitation des ressources de la mer et des denrées terrestres de l’intérieur. Les travaux de Stothert sur le site Las Vegas ont donné corps à cette hypothèse, mais elle reste encore à confirmer dans des milieux plus humides (Stothert, 1988).
4La forêt a toujours été considérée comme un milieu impénétrable et peu propice aux bandes de chasseurs du début de l’Holocène. D’ailleurs, très peu de gisements anciens ont été détectés dans le cadre forestier à cause de la mauvaise conservation de vestiges organiques dans les zones humides où la pierre fait souvent défaut. Malgré ce fait indéniable, il est temps de commencer à chercher des évidences « peu typiques » des possibles occupations anciennes sur des milieux tropicaux. Pour l’instant, l’attention se dirige surtout vers l’Amazonie (Roosevelt, 1991 ; Guidon et al., 1994) mais il ne faut pas oublier que la forêt proche de la côte était plus accessible et offrait un énorme potentiel de ressources pour les nouveaux arrivés. Ils se seraient déjà familiarisées avec les avantages offerts par la mer tropicale, après la traversée du sous-continent centre-américain. Les températures élevées et les régimes humides présentaient une gamme plus large d’espèces animales et végétales que les plateaux d’altitude. Les bandes migrantes auraient déjà expérimenté les conditions favorables de la chasse (oiseaux et petits mammifères) et de la cueillette (fruits et graines sylvestres) qui caractérise la forêt tropicale, et auraient pu développer des stratégies adaptatives à ce milieu caractéristique du début de la route vers le sud. Logiquement, la forêt et la frange côtière se présentaient comme l’emplacement privilégié pour les premières installations sur le continent sud-américain.
Les premiers arrivants
5Pour aborder ce sujet convenablement, il faut reconnaître que le peuplement initial du continent sud-américain est une question non résolue, toujours sujette à discussion en fonction des hypothèses et des évidences que l’on veut bien admettre. Nous n’entrerons pas dans ce débat, aussi passionnant soit-il (pour une excellente discussion à ce sujet, voir Lavallée, 1995). Nous admettrons que le continent américain a été peuplé par une, ou plusieurs vagues des bandes de chasseurs-collecteurs venues de l’Asie orientale, par le pont continental qui s’est formé au détroit de Bering. Cela aurait été possible au moins deux fois au cours des dernières glaciations du Pléistocène.
6L’ancienneté du premier passage est toujours soumise à discussion, nous retiendrons cependant une date minimale de 40 000 ans pour témoigner de la présence de l’homme en Amérique du Nord. À la problématique de l’ancienneté du premier passage s’ajoute celle de la route empruntée par les premiers colons. Une fois sur le continent américain, l’obstacle majeur à la migration des bandes aurait été la présence de deux immenses calottes glaciaires (celle des Laurentides et celle des Rocheuses) qui bloquaient le passage vers le sud. La traversée aurait donc été possible avec la fonte partielle des glaciers entre 35 000 /20 000 ans pour une première fois, puis vers 14000 BP pour la deuxième fois. Une autre hypothèse suggère que l’homme aurait pu prendre la voie maritime et se déplacer le long des îles Aléoutiennes pour atteindre l’Alaska, suivre sa route, longer la frange côtière Pacifique, sans être arrêté par les blocs de glace, et profiter des ressources de la mer (Fladmark, 1978 : 1882). Quelle que soit la route empruntée pour traverser le continent nord américain, la présence de l’homme est déjà bien attestée dans la totalité de l’espace sud-américain vers 14000 BP. Certains sites récemment étudiés au Brésil pourraient avoir une antiquité supérieure à 18000 BP (Guidon et al., 1994).
Quatre grandes traditions technologiques
7L’archéologue Luis Felipe Bate, spécialiste de la technologie lithique des chasseurs collecteurs du continent américain, estime que dès la fin du Pléistocène, l’Amérique du Sud comptait quatre peuplades à traditions lithiques différentes. Trois d’entre elles seraient antérieures à 12000 BP et la quatrième aurait pu être présente dès 9000 BP. Au cours de leur processus adaptatif, deux de ces peuplades arriveront à créer des conditions propices à la domestication des plantes et de certains animaux (Bate, 1983 : 205). En l’état actuel des connaissances il est impossible de dire si ces groupes avaient une origine commune ou même s’ils partageaient les mêmes stratégies d’adaptation. Les quatre ensembles culturels occupèrent la totalité du sous-continent en se dispersant de la manière suivante.
81 – L’Horizon El Jobo – Lauricocha-Ayampitin, ou tradition à bifaces et à pointes de projectile foliacées et en forme de losange. Des vestiges de cette peuplade se trouvent tout au long de l’axe central de la cordillère des Andes, avec plusieurs sites sur la côte Pacifique et quelques gisements isolés sur les versants orientaux de cette même cordillère. Les dates les plus anciennes tournent au tour de 14000 BP pour les sites El Jobo, Taima Taima et Muaco au Venezuela. L’association avec la mégafaune pléistocène disparue a pu être constatée dans ces trois sites. Les sites de Cubilan (Equateur), le complexe Paijan – Luz et les phases Guitarrero I et II ou Huanta-Puente de Ayacucho et Junfn – Pachamachay de Lauricocha I au Pérou appartiennent à ce même horizon. Au Chili, les sites les plus notables sont Toquepala, Tojo Tojones, Tilviche, Las Conchas et Cuchipuy. En Argentine, Ayampitin et Los Morillos sont des manifestations typiques de cette tradition à bifaces. Leurs traits technologiques incluent la préparation de nucléus et des préformes sur de grands éclats, ainsi que l’utilisation du propulseur. Ces peuples se caractérisent par une très grande mobilité dans des milieux aussi divers que les bords de mer ou la haute montagne. L’occupation alternée de plusieurs niches écologiques témoigne d’une stratégie adaptative très variée, avec une spécialisation régionale vers l’exploitation de certaines ressources : marines, végétales ou animales (camélidés).
92 – La tradition Toldense de Patagonie et l’horizon à pointes de projectile à cannelure (dont celle en « queue de poisson »). Cet ensemble est répandu sur les plaines et le plateau oriental de l’Argentine, de la Patagonie jusqu’à la Terre de Feu. Les dates les plus anciennes se situent entre 14000 et 13000 BP. La similitude typologique avec les industries de la phase Ayacucho et du site Monte Verde a fait supposer à Bate (1983) qu’il pourrait s’agir d’un grand horizon qui engloberait les habitants de la Grotte de Fell, de Los Toldos, d’autres au nord de l’Argentine, au Brésil et même jusqu’à El Inga, en Equateur. À ce même horizon appartiendrait l’industrie Paijanien idéntifiée par Chauchat sur la côte désertique du Pérou (Chauchat et al., 1992). Cet horizon prend comme fossile directeur les pointes à cannelure et, d’après certains chercheurs, il pourrait être l’extension sud du complexe Llanos de l’Amérique du Nord. Cependant, la plupart des archéologues, Bate compris, estiment que les populations de Fell et celles du nord (comme El Inga) sont en réalité deux groupes de chasseurs différents. La Tradition Toldense du sud présente une unité typologique plus marquée que la précédente, ce qui fait supposer un mode de vie plus spécialisé dans la chasse de multiples espèces de gibier. A cette tradition correspondraient aussi d’innombrables manifestations d’art rupestre que l’on trouve dans les Andes du sud.
103 – Le troisième ensemble se caractérise plus par la nature de ses gisements sous abri ou en plein air que par ses industries lithiques. Il occupe toute la partie supérieure et centrale du sous-continent depuis la Colombie jusqu’au Brésil. Les dates vont de 12500 BP, au site El Abra, à peut-être 18000 BP dans l’abri de Pedra Fourada. D’autres sites sont inclus dans cette tradition : Guyana pres du Caraïbe, Tibitό et Tequendama en Colombie, Las Vegas en Equateur, Talara et Chorrillos au Pérou ; Serranopolis, Cerca Grande et Lapa Vermelha au Brésil. L’industrie lithique présente des caractéristiques peu spécialisées, dont l’apparence fruste pourrait faire penser à un certain retard technologique. Cependant, cette précarité apparente n’est que le reflet d’une stratégie adaptative très flexible, qui s’intègre bien aux fonctions multiples des milieux écologiques très divers. Bien que les pointes de trait ne soient pas une de ses formes caractéristiques, ces industries sont riches en bifaces et même en objets de pierre piquetée et polie. Des indices plus anciens d’une possible agriculture ont été trouvés dans des contextes de cette tradition (sur le site Las Vegas).
114 – Le quatrième ensemble se concentre surtout au Brésil central avec une dispersion géographique dans le Planalto et les hautes terres du centre. Les dates les plus reculées – 12000 et 13 000BP –ont été associées à la Phase Paranaíba et aux sites de Piaui, Sitio do Meio, Gruta do Padre et Bom Jardim. L’ensemble est défini par une industrie à lames aux retouches marginales. Il existe aussi un certain nombre de supports préparés comme préformes à outils, ainsi que des objets discoïdaux en pierre piquetée et polie. Il n’y a pas de pointes de jet en pierre, mais des javelots en bois de palme ou des pointes en os auraient très bien pu les remplacer à la chasse.
Early Tropical Forest Tradition
12De ces quatre traditions, la troisième est particulièrement intéressante, car elle aurait pu être à l’origine des populations qui se sont succédé sur une bonne partie de la côte Pacifique. Des vestiges appartenant aux trois premiers ensembles culturels ont été identifiés sur le territoire de l’Equateur. Les industries lithiques de deux premiers traditions semblent avoir une orientation spécialisée vers la chasse des gibiers andins (cervidés et camélidés). Les sites El Inga et Cubilán, qui se trouvent respectivement à 2 500 et 3 100 m au-dessus du niveau de la mer, ont livré des vestiges assez caractéristiques des chasseurs-collecteurs d’altitude. Les possesseurs de ces traditions auraient pu migrer vers les plaines alluviales des deux côtés de la cordillère, mais aucun vestige apparenté à ces traditions et confirmant cette hypothèse n’a été trouvé à ce jour. Les seules occupations, antérieures à 10000 BP, identifiées sur la côte Pacifique équatorienne appartiennent à la troisième tradition. Il s’agit du gisement Las Vegas qui se trouve sur la Péninsule de Santa Elena (Stothert, 1985, 1988). Ce site a fourni des informations très détaillées sur les modes de vie des premiers habitants de la région côtière, sur une période qui s’étend de 10800 à 6500 BP.
13Las Vegas était un campement situé sur une petite colline à 3,5 km du bord actuel de la mer. L’emplacement s’élève sur une sorte de plaine semi-aride, délimitée par deux ruisseaux qui s’unissent en aval pour former le no Las Vegas. Des évidences paléoclimatiques montrent que jadis certains rivages côtiers, proches du site, étaient couverts par d’épaisses formations de mangrove, actuellement disparues. D’après Stothert, le site aurait pu s’étendre sur 13 000 m2, dont seulement 2 250 m2 subsistent aujourd’hui (1988 : 26). Les calculs effectués par les chercheurs qui ont travaillé sur le site suggèrent qu’un groupe restreint, d’environ vingt-cinq à cinquante personnes, y résidait de manière permanente (ibid. : 252). La subsistance se fondait essentiellement sur la cueillette de coquillages, la pêche, la chasse et la collecte de plantes sylvestres.
14Toutefois il semble très possible que certaines plantes – Cucurbita, Lagenaria et du maïs primitif, Zea mays L. – aient pu être cultivées dès 7000 BP (Piperno, 1988 : 211-214 ; Stothert, 1988 : 219). Les restes d’habitations découvertes forment des structures circulaires de petit diamètre (inf. à 2 m), bâties sur une armature de perches entrelacées et probablement recouvertes de joncs ou d’autres matières fibreuses (Stothert, 1988 : 43-45). Les sols d’habitat montrent des caches remplies de déchets domestiques avec des restes alimentaires, ainsi que des débris d’anciennes industries lithiques, d’os et de coquillage. Les restes organiques conservés ne sont pas très nombreux, mais ont fourni des informations sur les différentes espèces végétales et animales consommées.
15Un autre trait d’importance à signaler est la présence d’un cimetière utilisé entre 8250 et 6600 BP, qui contenait les restes d’au moins 192 individus repartis en 77 ensembles funéraires, 38 enterrements primaires, 18 secondaires et 4 ossuaires, dont un avec les restes de 38 individus (idem : 160 ; Ubelaker, 1988 : 121). L’intérêt de cet ensemble est double ; d’une part, il s’agit du plus grand échantillon et des plus anciens restes humains jamais fouillés sur le continent américain et, d’autre part, il souligne le souci des premières populations sédentaires d’établir un lien symbolique de continuité et d’appartenance avec le territoire qu’elles occupent. Certains individus furent enterrés sous l’espace domestique, ou sous des habitations abandonnées (Stothert, 1988 : 43, 46). En tout cas, il est évident que les habitants de Las Vegas pratiquaient des rituels funéraires collectifs.
16Ce qu’il faut retenir des évidences de ce gisement prodigieux est surtout qu’elles témoignent d’une stratégie adaptative très diversifiée – généralisée par opposition à spécialisée – capable de changer la base de sa nourriture principale, si celle-ci venait à manquer. Bien que l’océan ait fourni environ 50 % de l’alimentation, les ressources terrestres étaient également exploitées tout au long de l’année. La chasse n’était pas centrée sur un type de gibier particulier (37 espèces de vertébrés sont représentées) et les produits végétaux étaient un apport important, pour leur régime alimentaire, mais aussi comme matières premières couramment employées dans la vie quotidienne (idem : 63-103). Les divers produits issus de la mangrove semblent avoir été particulièrement utilisés dans cette stratégie adaptative : crustacés, poissons, petits mammifères, bois, lianes, plantes et fruits complémentaient amplement les ressources du milieu semi-aride qui caractérise l’intérieur du littoral. L’exploitation de ces deux niches écologiques a permis la sédentarisation précoce et une expérimentation ultérieure avec certains cultigènes. La notion de campements permanents semble bien marquer la différence avec les bandes contemporaines de chasseurs-collecteurs très mobiles qui habitaient les hautes terres andines.
17Le site de Las Vegas se trouve actuellement sur des terrains semi-arides, l’emplacement est loin d’être considéré comme forêt tropicale. Cependant à l’époque des premières occupations, le milieu était boisé et la frange côtière dont les habitants dépendaient, était couverte d’une dense formation de palétuviers. Les changements climatiques n’expliquent pas les transformations du milieu. En réalité, une bonne partie de la sécheresse prédominante est due à la déforestation incontrôlée qui a été pratiquée sur l’ensemble de la péninsule au cours des 80 dernières années. Malgré cela, cette région ne peut pas être qualifiée de forêt humide. Pour y trouver cet environnement il faudrait remonter cinq cents kilomètres au nord et s’arrêter aux environs du Cap de San Francisco, où commence la province d’Esmeraldas.
La forêt tropicale humide : problèmes apparents
18L’histoire de la forêt tropicale humide en Amérique du Sud a été récemment revue par des théories biogéographiques connues aussi sous le nom de « théorie des refuges ». D’après celles-ci, les dernières crues froides du Pléistocène final auraient substantiellement réduit l’extension de la forêt tropicale sud-américaine pour la remplacer par une végétation éparse de savane. La forêt se serait repliée sur les zones les plus humides, constituant un refuge pour d’innombrables espèces de plantes, d’animaux, d’oiseaux et d’insectes (Prance, 1987 ; Whitmore et Prance, 1987).
19Une de ces zones s’étendait précisément le long de la côte nord-ouest du continent. Elle partait du détroit de Darién (à la frontière entre la Colombie et le Panama) et descendait par la plaine littorale de l’actuel Chocó (en Colombie) jusqu’aux environs du Cap San Francisco (en Esmeraldas-Equateur). Le littoral et le piedmont des Andes étaient couverts d’une forêt dense et humide qui contrastait avec la sécheresse caractérisant le reste de la côte Pacifique. Cette région constituait le Refuge Pacifique du Chocó (Haffer, 1974, 1987).
20L’homme aurait pu aussi bénéficier des conditions exceptionnelles que fournissent les zones humides à la fin de la glaciation Wisconsin (Würm). Cependant la voie de pénétration vers le littoral nord-ouest semble poser des problèmes aux spécialistes. Jusqu’à ce jour aucune preuve ne permet d’affirmer que l’homme soit descendu par la frange côtière Pacifique. Actuellement, le détroit de Darién est couvert d’une jungle marécageuse très insalubre. De surcroît, le río Atrato constitue une deuxième barrière entre l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud. Ce fleuve coupe le passage sur une bonne partie du chemin vers le nord-est du continent. De ce fait les migrants étaient obligés, soit de le franchir en le navigant, soit de le remonter vers ses origines, dans les drainages des contreforts des Andes. Toutefois si l’on décide de l’éviter, on peut toujours se rabattre sur la côte Pacifique et continuer la descente vers le sud par la côte. La navigation côtière est une hypothèse attirante, mais aucune évidence ne permet sa vérification à l’heure actuelle. Il ne reste que la possibilité d’une descente par la frange côtière dégagée au moment de la régression marine de la fin du Pléistocène. Évidemment ceci impliquerait une pénétration assez ancienne, qui n’a pas été confirmée par la datation des vestiges rencontrés dans le secteur.
Le problème du manque d’évidences
21L’étude des premières occupations côtières présente une difficulté majeure, presque impossible à résoudre. Les phénomènes naturels liés aux glaciations de la fin du Pléistocène et du début de l’Holocène sont à l’origine des importantes variations du niveau de la mer. A l’époque du maximum glaciaire les océans ont régressé d’à peu près 100 m, exposant une frange côtière bien plus large que l’actuelle. Les installations humaines qui auraient pu se trouver le long de cette immense plaine littorale ont été submergées lors de la fonte des calottes glaciaires. L’alternance des phénomènes de transgression et de régression ont fini par ensevelir toute trace des anciennes stations maritimes. Un autre facteur qui a joué un rôle important dans le relief actuel de la côte Pacifique est la tectonique des plaques. Celle de Nazca a été très active tout au long du Quaternaire. Le frottement des plaques continentales et océaniques a fait que la ligne côtière monte ou descend selon les époques. La frange actuelle de l’Equateur montre au moins quatre épisodes de soulèvements du sol marin depuis le Pléistocène ; la plupart des sites d’occupation ancienne apparaissent sur la Péninsule de Santa Elena sur les terrasses d’entre 10 et 40 m d’altitude (Stothert, 1988 : 21-23). Or, il est difficile de déterminer l’altitude des anciens rivages, car la tectonique a été très variable tout au long de la côte.
22À ce jour, aucun autre gisement datant du début de l’Holocène n’a été localisé sur l’ensemble de la plaine côtière équatorienne, mais ceci est dû en grande partie à la faible quantité de recherches qui ont été entreprises dans cette direction. En outre, les chercheurs ayant prospecté systématiquement certaines régions n’ont pas identifié les sites anciens à partir des vestiges trouvés en surface. La plupart du temps, les sites sont repérés grâce à des restes céramiques, ou à des transformations anthropiques du paysage plus récentes. Le manque de typologie fiable des industries anciennes est un autre facteur qui joue contre l’identification des sites de plein air. Un des traits caractéristiques de la stratégie adaptative généralisée est de ne pas avoir laissé de « fossiles directeurs », facilement repérables sur le terrain. Les industries lithiques, quand elles existent, ne permettent pas de caractériser une époque particulière. Souvent, il s’agit d’un assemblage de base, comprenant des outils sur éclats, en pierre locale, souvent très peu retouchés, tels que des racloirs, des grattoirs, des perçoirs, ou des denticulés. Les quelques bifaces ne sont pas très diversifiés et peuvent être catalogués comme des couteaux simples. Les pointes de jet (le fossile directeur par excellence) sont souvent absentes ou très peu caractéristiques d’une typologie spécifique. De ce fait, la majeure partie des probables sites anciens passe inaperçue parmi les vestiges des occupations ultérieures. Les abris et les grottes semblent être les emplacements idéaux pour l’identification des gisements anciens, mais ils ne sont pas abondants sur l’ensemble de la plaine côtière. La meilleure solution reste l’étude systématique d’une aire dont on connaît l’histoire géomorphologique et qui par la diversité de ses ressources risque d’avoir attiré l’attention des premiers colons.
Une aire d’étude possible
23La forêt humide qui recouvre la majorité du territoire de l’actuelle province d’Esmeraldas en Equateur fait partie de l’ancienne zone de refuge tropical. Son territoire inclut plus de 200 km de frange côtière, une ample plaine alluviale (entre 20 à 300 m) couverte d’une luxuriante végétation tropicale, et une zone de piémont (300 à 2 000 m), où croît une épaisse forêt. La pluviométrie s’étale sur ces trois zones, avec des variations importantes causées par l’influence des alizés et des courants marins. La frange côtière reçoit entre 700 et 1 000 mm de précipitation par an, alors que certains secteurs de l’intérieur ont des indices proches de 4 000 mm (Jaramillo, 1980 : 159). La côte nord de l’Equateur est marquée par trois systèmes hydrographiques qui se forment dans la cordillère des Andes et descendent ses contreforts sur la plaine alluviale, répartissant les eaux entre trois bassins versants principaux ; celui de l’Esmeraldas, le Santiago-Cayapas et le Mira, qui débouche de l’autre coté de l’actuelle frontière avec la Colombie. Le réseau fluvial qui se forme au tour des bassins a facilité les communications depuis des temps immémoriaux. A ce même titre, les gorges des trois bassins forment des cols qui permettent de franchir la ligne des montagnes pour regagner les vallées andines. Au moment du peuplement initial ces passages naturels auraient pu constituer la route de pénétration vers la côte, dans l’hypothèse d’une avancée des migrants vers le sud du continent par la voie des hauts plateaux andins.
24La géomorphologie des deux principaux systèmes fluvio-deltaïques d’Esmeraldas a beaucoup changé après la transgression flandrienne (5500 BP) altérant le tracé des fleuves et ouvrant de nouveaux estuaires (Portais, 1983 : 11-20, Thiay, 1988 ; Tihay et Usselman, 1995). Des études récentes ont identifié les différentes lignes de plage sur l’estuaire du río Santiago-Cayapas et ont souligné les caractéristiques principales de la dynamique de leur formation à travers l’Holocène. Elles ont notamment permis la reconnaissance d’une bonne partie du littoral lors de la dernière transgression océanique (flandrienne) à une dizaine de kilomètres de la côte actuelle. La datation de cette plage fossile fixe un point de repère fiable pour la recherche future sur le terrain. Il semble évident que la localisa-lion des emplacements d’occupation ancienne doit maintenant se concentrer dans la région intérieure, au-delà de la côte flandrienne.
25Ces terrains se situent aujourd’hui sur la plaine alluviale, légèrement ondulée par de petites collines d’une vingtaine de mètres d’altitude. Bien que les grottes ou les abris-sous-roche soient inexistants dans cette région, il y a de fortes probabilités de retrouver des anciens sites d’occupation aux alentours d’un lac situé à quelques kilomètres au-delà de la ligne de plage archaïque. Le fond de ce lac, peu profond, pourrait être aussi un endroit idéal pour faire des carottages sédimentaires afin d’établir des courbes polliniques. La palynologie s’est montrée un outil de choix pour témoigner de la présence de l’homme dans les milieux où la conservation des vestiges organiques est difficile. Warwick Bray a utilisé cette méthode pour signaler les occupations humaines datant d’il y a presque 6 000 ans dans une région proche, mais plus élevée, en Colombie (Bray, 1987, 1995).
26Une autre possibilité, un peu plus difficile à explorer, est le cas des crêtes d’un certain nombre d’amas de coquillages qui jaillissent, à marée basse, dans la baie intérieure du port de Limones. La base de ces amas doit se trouver à presque six mètres de profondeur. D’après leur emplacement, ils pourraient très bien correspondre à des formations anthropiques datant de la période antérieure à la transgression flandrienne.
27L’archéologie du peuplement de la forêt tropicale humide du littoral Pacifique est encore très mal connue. Les vestiges culturels signalés dans la frange côtière actuelle ne remontent pas au-delà de 3000 BP et 2400 BP pour l’hinterland. Pourtant, ces premières évidences montrent un développement précoce de formes sociales complexes qui témoignent d’une longue histoire d’adaptation au milieu tropical (Valdez, 1992). Les travaux archéologiques récents n’ont pas pu identifier de traces d’occupations anciennes et supposent un peuplement tardif de cette région. Cependant, certains auteurs reconnaissent que les vestiges lithiques rencontrés, même isolés sont difficilement différentiables des exemplaires associés aux occupations tardives (Echeverria, 1980 ; DeBoer, 1996 : 68). Il est temps de changer de stratégies de recherche. Il faut envisager la possibilité d’une occupation ancienne dans les régions les plus aptes à abriter des groupes humains qui pratiquent un mode de vie bâti sur la prédation du milieu. Les ressources du bord de mer, notamment celles de la mangrove, ont toujours favorisé les implantations humaines. Une stratégie d’adaptation généralisée, ou spécialisée dans l’exploitation des crustacés et des poissons d’estuaire aurait connu de fortes probabilités de succès à n’importe quelle époque, il n’y a pas de raison pour douter que la côte, proche des zones de refuge de forêt tropicale humide, ait pu être une exception.
Bibliographie
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Auteur
Francisco Valdez, IRD, UR 92, 5 rue du Carbone, 45072 Orléans, France. Valdeird@ecnet.ec
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