6. Écarts de productivité, paupérisation, exclusion
Differences in productivity, impoverishment and exclusion
Diferencias de productividad, pauperización, exclusión
p. 201-236
Résumés
The productivity gap between minifundia farmers and the large livestock farmers has increased continuously for thirty years. In 1989, it was 1 to 5 for labour productivity and 1 to 7 for monetary income per worker. Extensive livestock farming has become the only activity that ensures the sustainability of non-irrigated holdings. This requires more than 5 hectares per workers and access to the meagre grazing land that remains under common ownership to cover the minimum requirements of a family and to ensure its survival. However, this type of specialisation process now takes place in a saturated context in which land and forage prices are rising continuously. Only drug crops and trafficking or exceptional success in the United States enable a small number of people to reverse the current differentiation mechanisms. The others, that is to say the vast majority of minifundia farmers, do not seem to have an alternative to part-time farming and total subordination to the livestock farmers to whom they supply the crop residues grazed by cattle. But for how long? The farm size forming the sustainability threshold is increasing steadily and ‘emigration dollars’ will not be enough to set up the younger generation on even smaller holdings. The expulsion procedure is accelerating and with it the mechanisms of renewed concentration of landholding. Little by little, the social landscape of the Tierra Caliente area is recovering the features that it displayed before agrarian reform.
El diferencial de productividad que separa los agricultores minifundistas de los grandes ganaderos no ha dejado de crecer en los últimos 30 anos. En 1989 era de 1 a 5 y el relativo al ingreso monetario por trabajador alcanzaba uno por siete. La ganaderia extensiva se ha impuesto como la única especialización que permite la reproducción amplia de las explotaciones sin riego. Se requiere entonces una superficie por trabajador superior a las 5 hectáreas de tierras de labor y un acceso a los escasos agostaderos que siguen indivisos para poder satisfacer las necesidades básicas de una familia. Pero semejante proceso de especialización debe ahora llevarse a cabo en un espacio saturado, en el que el precio de la tierra y el de los forrajes no dejan de aumentar. Sólo el cultivo y el tráfico de marihuana, o un éxito excepcional en Estados Unidos pueden hacer lograr a un pequeño número de productores invertir los mecanismos de diferenciación.
Los otros, la inmensa mayoría de los productores minifundistas, no parecen tener otra alternativa que la doble actividad o una subordinación completa a los ganaderos, a quienes proporcionan los esquilmos consumidos por el ganado. ¿Para cuánto tiempo más? El umbral de reproducción no deja de desplazarse hacia superficies más grandes y los dólares de la emigración no alcanzarán para permitir la instalación de una nueva generación en parcelas aún más chicas. El proceso de expulsión se accelera y, con él, los mecanismos de re-concentración de tierras. Poco a poco, el paisaje social de la Tierra Caliente vuelve a cobrar el aspecto que tenía antes de la reforma agraria.
Texte intégral
1Depuis le début des années quatre-vingt, la dynamique d’évolution du système agraire semble s’être définitivement orientée vers le renforcement de l’élevage extensif. Mais l’accroissement de la pression foncière à l’intérieur des ejidos et sur les propriétés privées, la pénurie de fourrages qui se généralise et devient plus aiguë d’année en année invalident les schémas d’accumulation qui avaient cours autrefois : le droit de vaine pâture sur les terres cultivées et le libre accès aux parcours indivis sont remis en question. Aujourd'hui, l’accès à l’élevage et aux fourrages tend à se limiter à ceux qui ont pu clôturer de grandes superficies de pâturages. Cette situation conduit à des comportements très contrastés entre ceux qui, disposant de surfaces importantes, conservent un système d’exploitation très extensif, et la masse des paysans minifundistes, contraints de « maximiser » le revenu obtenu sur des superficies en régression ou de chercher ailleurs les salaires qui permettront leur survie.
2Compte tenu des facteurs qui conditionnent une intensification éventuelle, la double activité est souvent le seul recours à la portée du plus grand nombre. La survie des petits producteurs dépend ainsi des conditions allouées aux travailleurs salariés dans la région et en dehors de celle-ci, aux États-Unis en particulier. Ces conditions sont-elles à même de permettre la pérennité d’un nombre croissant de petites exploitations éjidales et celle des petits tenanciers des ranchos d’élevage ? Ou s’achemine-t-on vers un mouvement de restructuration qui rendrait aux Terres Chaudes le paysage social qu’elles avaient au début du siècle ? L’analyse du fonctionnement et des résultats des différents systèmes de production mis en œuvre dans les Terres Chaudes offre quelques éléments de réponse.
LES ÉCARTS DE PRODUCTIVITÉ S'ACCROISSENT
Cultures pluviales et formation du revenu paysan
3Après la détérioration continue des prix du maïs et du sésame et la hausse du coût de la main-d’œuvre salariée, l’agriculture pluviale permet-elle encore de nos jours la survie d’une paysannerie minifundiste dans la région du Moyen-Balsas ? Les contraintes agroclimatiques qui pèsent sur la production obligent les paysans à réaliser certains travaux (labours et semis, sarclages, récolte du sésame) en un très court laps de temps et les soumettent à des charges de travail que la main-d’œuvre familiale peut difficilement satisfaire. Pour une culture donnée, on atteint ainsi rapidement le seuil de superficie qu’un homme seul peut travailler sans recourir à l’emploi de salariés agricoles. Au-delà de ce seuil, le revenu monétaire dégagé à l’hectare est vite grevé par les coûts d’emploi de la main-d’œuvre. Il décroît sensiblement et, dans le cas particulier du sésame, la chute devient rapidement dramatique.
4Pour les trois cultures qui dominent le paysage des Terres Chaudes (maïs, sésame et sorgho), ce seuil se situe à un hectare environ. Pour des exploitations orientées vers la monoculture de l'une de ces trois plantes et qui ne disposent pas d’une main-d’œuvre familiale abondante, les charges salariales deviendraient rapidement insurmontables. En revanche, les exigences particulières de chacune de ces cultures permettent de les associer au sein d’un même système de production sans accroître la charge en travail : grâce à des cycle végétatifs de durées inégales et à une vulnérabilité différente à la sécheresse du mois d’août, maïs, sésame et sorgho tolèrent des dates de semis échelonnées et ne se font pas concurrence pour l’emploi de la main-d’œuvre. Les charges salariales sont alors réduites d’autant. Aussi avons nous tenté d’évaluer les revenus monétaires autorisés par les trois cultures pures et par leur association (maïs-sésame, maïs-sorgho, maïs-sorgho-sésame). À titre de comparaison, un septième exemple a été pris en compte, qui associe sorgho et sésame, même si un tel système de culture n’est apparu dans aucune enquête (fig 35).
Figure 35. Représentation des revenus par actif familial permis par les différents systèmes de culture considérés.

Sources : enquêtes personnelles décembre 1986 - mai 1989 et annexe 10.
5Tant que les superficies demeurent limitées, les associations de cultures constituent la meilleure façon d’optimiser l'emploi de la main-d’œuvre familiale et les revenus dégagés à l’hectare. Ces conditions font de l'association maïs-sorgho-sésame celle qui est la plus intéressante à mettre en place pour une surface par actif variant entre 3 et 5 hectares. Mais dès que les superficies s’élèvent, « l’option fourragère » fournit l’essentiel de la valeur ajoutée créée. Les systèmes donnant une place prépondérante au maïs et au sorgho sont alors les mieux rémunérés, essentiellement parce que la valeur des fanes permet d’élever de 50 % le produit brut obtenu par hectare cultivé1. À partir de 7 hectares par actif familial, la culture pure du sorgho apparaît la plus rentable car la mécanisation des façons culturales devient plus facile à mettre en place.
Cultivateurs et éleveurs face au «seuil de reproduction »
6Les calculs précédents n’ont de sens que si l’on situe les revenus dégagés par chaque système de culture par rapport à un « seuil de reproduction » en-deçà duquel la survie des exploitations agricoles est directement menacée. Ce seuil correspond à un niveau de revenus qui permet l’entretien des moyens de production de l’exploitation et de la force de travail familiale. Lorsque la productivité de son travail descend en dessous de ce niveau, le paysan sera tenté de sacrifier les temps de travaux sur sa parcelle et les soins apportés aux cultures ou au bétail au profit des opportunités d’emploi à l’extérieur, voire d’abandonner totalement son lopin de terre. Ou bien l’insuffisance des revenus tirés de sa parcelle l’obligera à consommer peu à peu son capital d’exploitation pour garantir la survie de sa famille : les outils ne seront plus remplacés ni les clôtures consolidées, les animaux, bovins ou porcs, seront vendus en bas âge, avant qu’ils aient atteint une valeur commerciale intéressante. Dans tous les cas, le maintien de l’exploitation et l’avenir de la famille seront compromis.
7Il est aisé d’établir un lien entre le seuil de reproduction et la valeur du salaire minimum en vigueur. Une évaluation sommaire permet de situer le revenu annuel d’un ouvrier agricole dans les Terres Chaudes à environ 2 millions de pesos, soit 800 dollars au début de l’année 19892. On parvient à un chiffre semblable pour un emploi urbain dans la ville de México, si l’on considère un total de 250 jours ouvrables au minimum légal de 8 000 pesos. Un tel niveau de rémunération correspond aux besoins d’entretien d’une famille de cinq personnes, soit trois tonnes de maïs (1 200 000 pesos) pour son alimentation et celle des animaux domestiques, environ 100 000 pesos pour le renouvellement des outils (harnais, araire, tarecuas, machetes...) et la consolidation de clôtures, et 600 000 à 700 000 pesos en ce qui concerne les coûts de production du maïs Cintrants divers, main-d’œuvre) et les autres besoins de la famille (vêtements, logement, scolarité). On arrive ainsi à un niveau « incompressible » des besoins d’environ 800 dollars : c’est le revenu minimum qui incitera le paysan à rester sur sa terre plutôt qu’à l'abandonner pour chercher un autre emploi.
8Or les revenus que procurent les systèmes de production strictement agricoles se situent tous, sans exception, en deçà de ce seuil de 800 dollars. L’association maïs-sorgho qui présente l’évolution la plus favorable ne l’atteint que pour une superficie par travailleur supérieure à 13 hectares. L’acquisition de bétail et la spécialisation vers l’élevage extensif apparaissent bien comme l’unique voie pour qui ne dispose pas de terres irriguées et d’un accès privilégié aux marchés. Le résultat de 141 enquêtes effectuées dans les cinq municípios de la région met plus clairement encore en évidence les différences de productivité entre les systèmes de production privilégiant l’élevage extensif et ceux pour lesquels les activités agricoles sont à l’origine de l’essentiel du revenu. Au-delà des imprécisions dues à la qualité de l’information recueillie, les écarts de productivité enregistrés sont trop grands pour mettre en doute l'importance des mécanismes de différenciation qui opèrent au détriment des petits producteurs agricoles (tabl. xiv et fig. 36).
9L’élevage extensif permet une productivité du travail quatre à six fois supérieure à celle dont peuvent faire état les petits agriculteurs. Les écarts concernant les revenus par actif sont plus importants encore : de 1 à 5 et jusqu’à de 1 à 7 en faveur des deux premiers groupes du tableau xiv. Ces écarts sont à l’origine de la dynamique d’expansion de l’élevage bovin. Mais les systèmes de production assurant la plus forte productivité du travail sont aussi ceux qui requièrent les superficies par actif les plus importantes : pour obtenir une valeur ajoutée équivalente au minimum de 800 dollars à partir des systèmes de production développés sur les grandes exploitations d’élevage, il faudrait disposer d’au moins 20 têtes de bétail et d’une superficie dépassant 50 hectares par actif familial3.
10La dynamique de spécialisation vers l’élevage extensif est par essence « excluante » et conduit à la marginalisation des petits producteurs qui n’ont pu prendre part en temps voulu au mouvement d’enclosures et d’appropriation des indivis. Dans de nombreux ejidos, les pâturages qui restent encore libres sont les plus pauvres et les plus éloignés des villages. Surpâturés, ils sont aussi souvent dépourvus de points d’eau permanents et deviennent inutilisables dès que la saison des pluies prend fin.
11Pour la majorité des éjidataires et pour les tenanciers des ranchos d’élevage à qui la spécialisation vers l’élevage extensif est refusée, le salut réside donc dans la combinaison d’activités agricoles et extra-agricoles, associant la production de grains et de fanes, les petits élevages de porcs, de poulets, voire de chèvres et, surtout, la vente de la force de travail excédentaire durant une grande partie de l’année. Parmi les petits producteurs interrogés (les deux derniers groupes du tableau xv), la moitié devait s’employer hors de son exploitation et plus de 60 % étaient allés aux États-Unis ou bénéficiaient des dollars envoyés par un ou plusieurs fils. Dans tous les cas, les efforts déployés pour atteindre le seuil de reproduction visent l’acquisition de têtes de bétail et le maintien du droit d’accès aux parcours indivis. Si le paysan n’y parvient pas, le poids des activités extra-agricoles tend à s’accroître et les revenus tirés de l’exploitation agricole se réduisent encore. À terme, ils deviennent secondaires, le capital productif est alors peu à peu consommé et l’exode définitif devient l’issue la plus probable.
12La figure 36 illustre l’état de différenciation qui caractérise la société agraire des Terres Chaudes de nos jours. Pour l’immense majorité des éjidataires et des petits tenanciers, qui ne disposent d’aucune possibilité d’irrigation (groupes C, E, G et I), le champ des possibilités demeure limité. Les systèmes de production développés sur ces exploitations sont donc similaires et procurent une valeur ajoutée qui progresse de façon relativement uniforme avec la superficie. Les pentes présentées par les segments de droite correspondants sont peu différentes, et cela est particulièrement sensible pour les classes (E) et (G), qui regroupent des exploitations dont la position par rapport au seuil de reproduction est précaire et dépend de faibles variations de la superficie. Pour qui ne peut effectuer une relative intensification grâce à la culture du piment ou à celle de l’arachide (groupe H), c’est le contrôle d’une surface minimale qui détermine la survie de l’exploitation. Ce seuil se situait en 1989 autour de cinq hectares par actif, mais tout semble indiquer qu’il ne cesse de se déplacer vers des superficies plus importantes.
13Avec la stagnation ou la baisse des prix agricoles et l'accroissement du coût du travail salarié, la translation vers le bas de la plupart des segments de droites représentés sur la figure ne s’est pas interrompue depuis le début des années quatre-vingt. Dans ces conditions, pour maintenir un niveau équivalent de rémunération, il faut cultiver des surfaces de plus en plus importantes. Les écarts d’accumulation ne cessent de se creuser entre les grands éleveurs et la masse des paysans minifundistes et, jusqu’à présent, seul le développement de la petite irrigation a permis de freiner cette différenciation. Mais cette possibilité n'est offerte qu'à un nombre réduit de producteurs. Pour les autres, les solutions sont réduites à une seule option : grandir, accroître la superficie par actif et augmenter le poids de l’élevage bovin dans le système de production. Pour y parvenir, il faut aujourd’hui passer par l’émigration aux États-Unis ou le trafic de drogue mais de tels recours contribuent à amplifier les effets de la crise et à rendre de moins en moins supportable la position des plus défavorisés. Il reste à préciser le rôle des différents acteurs dans le développement de cette crise, les réponses que chacun tente d’y apporter et les perspectives qui leur sont offertes à moyen terme.
Tableau XV. Les écarts de productivité entre les différents groupes de producteurs (en dollars américains)

Source : enquêtes auprès des producteurs décembre 1986-mai 1989.
* La valeur ajoutée par hectare n'a pu être évaluée dans le cas des exploitations pour lesquelles l'exploitation des pâturages indivis constitue l'une des bases du système de production.
** Estimation à partir des enquêtes.
Figure 36. Productivité du travail permise par les différents systèmes de production identifiés (chaque point représente une enquête).

Source : enquêtes décembre 1986 - mai 1989 et annexe 10.
LES GRANDS ÉLEVEURS FACE AU RENCHÉRISSEMENT DES FACTEURS DE PRODUCTION : EXPANSION, INTENSIFICATION OU DIVERSIFICATION ?
L’oligarchie, fer de lance des stratégies d'extensification
14La Réforme agraire n’a pas fait disparaître totalement les très grandes propriétés et certaines se sont reconstituées depuis le début des années quatre-vingt avec l’afflux des narco-dollars. Parmi le lot des exploitations enquêtées, douze se rattachent à ce groupe, dont la taille varie entre 700 et plus de 3 000 hectares, et il est probable qu'une vingtaine de domaines de plus de mille hectares (le plus souvent camouflés grâce aux jeux d’écritures) subsistent dans la région.
15Grands commerçants, maquignons ou politiciens, les propriétaires vivent à Huetamo ou hors de la région et ne se rendent que rarement sur leur rancho. Leurs comportements productifs sont davantage dictés par le niveau des taux d’intérêt bancaires ou ceux de l’immobilier que par le potentiel des terrains et du cheptel dont ils disposent. Le système de production mis en place demeure très extensif. Les charges animales varient entre 0,25 et 0,3 tête de bétail par hectare seulement et les taux d’extraction sont très faibles : entre 12 et 25 % du cheptel est vendu chaque année. La production annuelle s’élève en moyenne à 14 kilos de poids vif par hectare et ne dépasse jamais le seuil des 20 kilos4. Cela se traduit par une valeur ajoutée à l'hectare plus basse que dans tout autre système observé dans la région : à peine 20 dollars. Mais grâce à la concentration de superficies considérables et au faible nombre de travailleurs requis pour la surveillance du bétail, ce système est aussi celui qui procure la rémunération du travail la plus élevée : entre 3 300 et 5 500 dollars par actif et par an.
16Une intensification serait techniquement et économiquement réalisable sur ces exploitations, grâce notamment aux relations tissées avec les producteurs d’aliments concentrés et les grands abattoirs de l'Altiplano. Mais l’intérêt des grands éleveurs les pousse davantage à orienter leurs investissements vers le contrôle et l’extension des circuits de commercialisation du bétail vif – où les taux de rentabilité ainsi que la vitesse de rotation du capital sont plus élevés – que dans l’amélioration des infrastructures de leurs ranchos. Les propriétés servent autant de structure d’accueil temporaire pour le bétail acheté dans la région que de support à la production de taurillons.
17En fonction de cette logique économique, les charges d’exploitation et la main-d’œuvre employée sont réduites au maximum : un caporal suffit pour surveiller 150 à 200 têtes de bétail et entre quatre et dix tenanciers sont chargés de la production de fanes et de l’entretien des prairies naturelles. La superficie par actif varie ainsi entre 80 et plus de 300 hectares, suivant les propriétés et moins de 5 % de la surface totale est généralement cultivée. Sur certaines exploitations toutefois, la topographie des terrains a justifié l’achat d’un tracteur qui a augmenté quelque peu le niveau des réserves fourragères, grâce à la culture mécanisée du sorgho. Les tentatives d’implantation de prairies temporaires se sont en revanche soldées par des échecs répétés, en grande partie parce que le rapport de force sur les domaines ne permet pas aux propriétaires d’imposer aux petits tenanciers le semis de graminées fourragères au milieu des cultures de maïs. Aussi l’alimentation du bétail repose-t-elle sur des pâturages naturels dont la valeur nutritive reste faible et qui n'autorisent que des charges animales réduites.
18La présence de tenanciers produisant les fanes indispensables à l’alimentation du bétail en fin de saison sèche demeure donc indispensable. Ces tenanciers bénéficient aujourd’hui d’avances sur récolte à taux d’intérêt nul et peuvent cultiver le maïs sans autre prélèvement que celui des résidus de culture. Compte tenu de la valeur prise par ces derniers, le niveau de la rente versée au propriétaire n’est pas pour autant négligeable5. Malgré la généralisation de ces conditions, apparemment « favorables » aux tenanciers, la faiblesse des revenus obtenus par la vente des seuls grains a poussé beaucoup d’entre eux à abandonner les grandes propriétés d’élevage, en particulier dans les zones les plus enclavées, où les opportunités d’emploi temporaire hors du domaine sont très réduites.
19Aussi le système d’entretien des troupeaux suit-il un schéma très extensif. Le seul facteur d’intensification que l’on observe réside dans un début de division des ranchos en parcs clôturés dont les pâturages peuvent être exploités successivement et de façon tournante, afin d'éviter le surpâturage. Mais la surface de ces parcs varie généralement entre 150 et 300 hectares, soit les dimensions d'une propriété de taille respectable. Parfois également, quelques vaches allaitantes et leur suite sont transférées durant la saison sèche sur une parcelle ou un enclos proches du bourg, avec pour objectif de vendre du lait frais lorsque son prix est le plus élevé.
20Mais ces divers essais demeurent limités. Pour les très grands éleveurs, la meilleure option est encore d’étendre les superficies en conservant le système de production le plus extensif et les taux de profit les plus élevés. Cette stratégie d’expansion a concerné au premier chef les terrains éjidaux voisins des propriétés. Mais elle se heurte aujourd’hui à l’augmentation du prix de la terre, à la généralisation des enclosures et à la remise en question des droits de vaine pâture dans les ejidos. Cette évolution a contribué à réduire la rentabilité du capital investi dans l’extension du domaine, sauf quand elle était mise à profit par la culture du cannabis.
Les grands éleveurs en quête d’espace et de fourrages
21Lorsque la taille du rancho et celle du cheptel sont moindres, le renchérissement des ressources fourragères fait rapidement décroître la rentabilité des formes les plus extensives d'élevage et conduit à une relative intensification. Les surfaces à la disposition des grands éleveurs (18 cas étudiés) varient généralement entre 150 et 450 hectares, soit le quart en moyenne des exploitations de l’oligarchie. On retrouve au sein de ce groupe de riches éjidataires qui ont accumulé les parcelles éjidales et les parcours autrefois indivis (dont la surface peut atteindre 200 hectares). Les troupeaux sont imposants (entre 70 et 200 têtes de bétail) et les charges animales peuvent atteindre 0,45 bovin par hectare, ce qui ne laisse pas de poser de sérieux problèmes d’affouragement. Si les pâturages naturels et les parcours éjidaux, indivis ou appropriés, permettent généralement l’entretien du troupeau au cours du cycle pluvial, 90 % des exploitations étudiées ont en revanche recours aux achats de fanes et toutes achètent des aliments concentrés durant la saison sèche.
22L’insuffisance des fourrages produits sur l’exploitation a conduit les éleveurs de ce groupe à prendre la tête du mouvement d’enclosures qui s’est propagé dans l’ensemble de la région pour finalement tourner à leur désavantage. Les contrats d’enclosures passés avec les éjidataires pauvres ont précipité la résiliation du droit de vaine pâture dans la plupart des ejidos et favorisé le rapide renchérissement des chaumes produits par les paysans. Les grands éleveurs se sont alors intéressés aux parcours indivis et la plupart, qu’ils soient éjidataires ou propriétaires, s’y sont taillé des possessions de taille respectable. Cette logique d’expansion a pourtant trouvé ses limites lorsque la totalité ou presque de l’espace des ejidos voisins a été clôturée et ces exploitations sont aujourd’hui amenées à entreprendre de timides essais d’intensification.
23Le fil de fer barbelé est ainsi devenu un moyen de production de première importance. Les exploitations sont divisées en parcs de taille réduite (entre 30 et 90 hectares pour une moyenne de 55 hectares) où les propriétaires font tourner leur troupeau, de façon à améliorer l’utilisation des pâturages naturels. Grâce à une bonne gestion des mouvements du bétail, certains éleveurs parviennent ainsi à ménager 2 ou 3 cycles de repousse dans chaque enclos et à disposer de pâturages de bonne qualité jusqu’au milieu de la saison sèche. Les parcours éjidaux qui ont été clôturés remplissent également ce rôle de réserve fourragère à proximité des villages. Ces pâturages ne bénéficient cependant d’aucune attention particulière (amendements, fauchage des refus). Tout au plus sont-ils incendiés périodiquement, en fin de saison sèche, pour limiter le développement des espèces ligneuses et favoriser le renouvellement de la strate herbacée. Des feux mal maîtrisés sont d’ailleurs à l’origine d’incendies qui peuvent ravager des versants entiers.
24Au début de la saison des pluies, le bétail est généralement envoyé vers les parties les plus hautes de l’exploitation, où le redémarrage de la végétation est plus précoce et procure très tôt une alimentation pour le bétail. Dès que la végétation commence à se développer sur le reste de l’exploitation, le troupeau est déplacé vers les parcs qui se trouvent en contre bas, où il demeure jusqu’à la fin de la saison des pluies. Lorsque l’éleveur bénéficie d’un accès aux parcours indivis, le bétail y est maintenu jusqu’à ce que le surpâturage soit trop important. À la fin des pluies, il est enfin transféré sur les prairies les plus basses qui ont été mises en défens depuis plusieurs semaines. Les parties semées ne sont ouvertes aux animaux qu’après l’épuisement de ces pâturages et le bétail doit alors se maintenir sur les chaumes de maïs et les tiges lignifiées des prairies naturelles jusqu’au retour des pluies. Un complément alimentaire (farines de sorgho et de maïs, tourteaux protéiques, parfois bottes de luzerne) devient rapidement nécessaire pour maintenir le troupeau dans un état sanitaire satisfaisant (fig. 37).
Figure 37. Calendrier fourrager sur une grande exploitation d'élevage.

25L'effort pour une exploitation plus efficace des pâturages naturels est généralement renforcé par le développement des cultures fourragères. La superficie cultivée atteint en moyenne 14 % de la surface totale, contre 5 % seulement chez les membres de l'oligarchie. Cet accroissement correspond surtout à l’essor des semis de sorgho, que l'on cultive en recourant au tracteur. Les machines sont généralement louées, mais certains grands éleveurs possèdent eux-mêmes un tracteur (trois cas sur les dix-huit étudiés) lorsque le marché de la location autour de l’exploitation assure la rentabilité de cet investissement. L’augmentation de la superficie cultivée requiert pourtant souvent l’accroissement de la main-d’œuvre en raison de la nature accidentée des terrains : la surface par actif passe à 75 hectares en moyenne sur les propriétés de ce groupe, contre 200 environ sur les domaines de l’oligarchie. La main-d’œuvre familiale est plus importante (et l’absentéisme des éleveurs beaucoup plus réduit), mais il est encore fait appel à un nombre variable de petits tenanciers (de un à cinq suivant les exploitations) chargés de cultiver le maïs sur brûlis pour fournir des chaumes et favoriser le développement du tapis herbacé au cours des cycles suivants.
26L’accroissement de la surface cultivée s’avère pourtant insuffisant pour garantir l’affouragement du bétail pendant toute la saison sèche. Des fanes de maïs ou de sorgho sont achetées dans les ejidos voisins et représentent des superficies qui peuvent dépasser 30 hectares chaque année. S’y ajoutent, au cours des derniers mois de sécheresse, des distributions fréquentes d’aliments concentrés : farines produites avec le sorgho cultivé sur l’exploitation et le maïs acheté aux tenanciers, que l’on mélange avec des tourteaux de soja ou de coprah.
27Le fractionnement de l’espace pastoral en plusieurs enclos a permis de diviser le troupeau en ateliers d'âges différents sur de nombreuses exploitations. Au cours de la saison des pluies, les vaches allaitantes sont séparées de l’ensemble du troupeau et parquées sur des pâturages proches de l’habitation. En limitant ainsi les déplacements des mères, on augmente la quantité de lait que l’on peut prélever, sans nuire à la croissance des jeunes. Les animaux les plus fragiles ou blessés sont souvent placés avec les vaches allaitantes, afin de faciliter leur suivi et l’administration éventuelle de soins. Une telle division permet également de regrouper les génisses en un atelier homogène, où elles seront séparées de leur géniteur et accompagnées par un autre taureau, de façon à favoriser les croisements et l’hybridation des animaux.
28On touche là au dernier des timides essais d’intensification menés par les grands éleveurs. Il s’agit du groupe où l’amélioration génétique des troupeaux a été la plus poussée, grâce à l’achat de reproducteurs sélectionnés, zébus pour la plupart (races Gyr, Brahman et Indobrasil), mais aussi de races à double aptitude, comme la Brune des Alpes. L’introduction d’animaux ayant un bon potentiel laitier sur des exploitations spécialisées dans l’élevage de bovins à viande a de quoi surprendre mais s’explique par un double objectif : les croisements permettent d’obtenir, sur une génération, des animaux ayant une bonne conformation bouchère (effet hétérosis), mais aussi d’avoir des vaches capables d’amener les broutards à un poids satisfaisant en un temps plus court, tout en procurant à l’éleveur un revenu d’appoint grâce à la vente de lait ou de fromage. Cette évolution est particulièrement sensible sur les exploitations les plus proches des bourgs. Les prélèvements de lait dépassent rarement deux à trois litres par animal et par jour, mais ils suffisent généralement à financer les achats d'aliments concentrés pour l’ensemble du troupeau.
29Cette « intensification » très relative des systèmes de production permet davantage de réduire les coûts d’alimentation du bétail que d’accroître la « productivité » du troupeau. Le taux d’extraction moyen est souvent inférieur à 25 % et la production annuelle tourne autour de 26 kilos vif par hectare. Ce chiffre se situe à un niveau presque double de celui des ranchos de l’oligarchie, mais il demeure très en deçà des moyennes rencontrées dans les autres régions d’élevage du Mexique central. Les résultats économiques sont affectés par le coût des tentatives d’intensification (multiplication des clôtures, inflation touchant les fanes, achats d’aliments concentrés) : rapportées à l’hectare, les charges proportionnelles sont en moyenne quatre fois plus élevées que sur les exploitations de l’oligarchie (20 dollars contre 5). Le niveau du capital constant, comme celui du produit brut, est directement influencé par la position de l’exploitation vis-à-vis de ses principaux débouchés commerciaux ou centres d’approvisionnement. À mesure que croît son isolement, le prix des intrants s’élève et celui des produits vendus se réduit, proportionnellement aux coûts de transport et aux commissions des intermédiaires. Le manque à gagner peut atteindre 10 à 15 % dans certains cas.
30La valeur ajoutée obtenue par les grands éleveurs, si elle demeure faible une fois rapportée à la superficie (36 dollars américains par hectare en moyenne), permet en revanche une rémunération du travail très élevée : environ 3 000 dollars, soit presque quatre fois la valeur du seuil de reproduction (tabl. xiv). Ces chiffres reflètent le caractère encore largement extensif du système de production. Ils mettent aussi en évidence l'existence d’une marge d’accumulation considérable, parfois accrue grâce aux cultures illicites. Beaucoup d'éleveurs ont mis à profit cette accumulation en réduisant les rapports de prix défavorables qui pèsent sur les ranchos les plus isolés : la moitié des exploitations enquêtées possédaient au moins une camionnette, parfois un camion, permettant le transport des taurillons et des fourrages. Mais les investissements réalisés le plus fréquemment visent à améliorer la sécurité fourragère des exploitations : acquisition d’un tracteur pour accroître la superficie cultivée sans recourir à une main-d’œuvre « excessive », et, surtout, achat de barbelés visant à développer les enclosures et à étendre l’exploitation aux dépens des terrains éjidaux.
Élevage extensif, accumulation et diversification
31De façon générale, les tentatives d’intensification se heurtent au coût élevé de la main-d’œuvre. Le nombre d’actifs familiaux sur les grandes et très grandes exploitations ne cesse de se réduire. La rémunération du travail effectué sur le rancho, si élevée soitelle, demeure inférieure à celle que procure un bon emploi aux États-Unis, d’autant que le niveau de l’accumulation permet aux fils d’éleveurs d’avoir accès aux filières migratoires les plus sûres (les trois quarts des grandes exploitations d’élevage enquêtées étaient concernées par la migration). Seules les options les moins exigeantes en travail – la pose de clôtures, un début de rotation des pâturages naturels et l’extension de la culture du sorgho lorsque l’emploi du tracteur est possible – ont été menées à bien. Mais elles sont souvent insuffisantes pour procurer une rémunération du capital investi (le prix du foncier a beaucoup augmenté) comparable aux taux de profit qui ont cours dans d'autres secteurs d’activité.
32La logique économique des élites n'a pas varié, elle vise toujours à maximiser la rentabilité du capital. Les grands et très grands éleveurs ont réagi à l’augmentation du coût des facteurs de production en diversifiant leurs activités et en relativisant le poids de l’élevage dans la composition de leurs revenus. Ils sont propriétaires de la plupart des bâtiments du centre de Huetamo et de nombreux terrains à bâtir autour de la ville ou dans d’autres centres urbains (Zitácuaro, Morelia ou México). L'oligarchie détient toujours les principaux magasins de la région (épiceries, matériel de construction, véhicules et pièces de rechange...) ainsi que le contrôle du commerce de bétail (les cinq plus gros maquignons de la région font partie de l’échantillon enquêté). Enfin, les grands et très grands éleveurs monopolisent le transport de marchandises vers l’Altiplano : la plupart des camions immatriculés dans la région leur appartiennent. Ils occupent ainsi une position centrale dans le commerce des fourrages et des aliments pour le bétail qui constitue, avec la vente des broutards, l’un des secteurs les plus dynamiques du commerce régional.
33Tout en renforçant le contrôle de ses bastions traditionnels, l’oligarchie a saisi l'opportunité d’investir dans des secteurs qui se sont développés récemment et qui garantissent des taux de profit particulièrement élevés. Ainsi, l’essor des exportations de melon a été mis à profit par certains grands propriétaires qui ont passé des contrats de métayage avec de petits producteurs dépourvus de capitaux, leur fournissant pompes et intrants en échange de la moitié des bénéfices. On les retrouve également associés au financement des centres d’empaquetage du fruit, qui leur assurent une rente élevée et moins aléatoire. Enfin, la participation de certains membres de ce groupe à la production et au trafic de la marihuana n’est un secret pour personne : le contrôle de grandes superficies et des chaînes de transport vers l’Altiplano ou les États du Nord les place en situation idéale pour le trafic. La participation des très grands éleveurs à la vie politique locale, régionale et nationale (les grandes familles se répartissent ou réservent à leurs hommes de confiance les postes de maires et de députés locaux ou fédéraux) leur donne par ailleurs les protections et les appuis suffisants pour se bâtir une position inexpugnable et ne pas être inquiétés.
34L’élevage de broutards est devenu en définitive une activité parmi d’autres, parfois même secondaire, pour les membres de l’oligarchie. Cette diversification leur permet de parer aux fluctuations de la conjoncture économique et à une crise qui toucherait un secteur d’activité en particulier. Cela a pu être vérifié au cours des années soixante-dix, lorsque les grands négociants en grains ont délaissé la production et le commerce du sésame pour réorienter
35leurs activités vers les ventes de taurillons et les importations de fourrages ou d'aliments concentrés. Les capitaux circulent rapidement entre chaque secteur d’activité en fonction des bénéfices et des taux de profits autorisés par chacun.
36La propriété foncière, privée ou éjidale, et le système d'exploitation des ranchos ne sont pas pour autant remis en question. D’abord parce que la terre constitue un capital dont la valeur marchande ne cesse de progresser. Ensuite parce que l’exploitation d’élevage constitue encore le support des autres activités, en particulier le commerce du bétail et le trafic de stupéfiants. Elle est également à l’origine du pouvoir politique dont bénéficient les oligarchies et qui leur donne accès à nombre d’autres spéculations. Enfin, le troupeau bovin représente un capital fragmenté que l'on peut mobiliser rapidement, ou qui se révèle au contraire très utile pour « immobiliser » et blanchir certains profits peu avouables, comme ceux du narco-trafic, dans l’attente d’un emploi ultérieur. Il n’est donc pas de l’intérêt des grands éleveurs de modifier en profondeur leur système de production et de sortir des schémas d’exploitation les plus extensifs ou semi-extensifs. Le problème se pose en revanche en de tout autres termes pour les éleveurs qui disposent de surfaces plus réduites, voire franchement limitées. Car les coûts d’alimentation augmentent alors sensiblement et il devient nécessaire de les compenser par une plus forte production par unité de superficie et par animal.
LES PETITS ET MOYENS ÉLEVEURS FACE À LA RARÉFACTION DES RESSOURCES FOURRAGÈRES
37Lorsque la superficie par actif devient inférieure à 50 hectares, le système de production développé par les grands éleveurs ne permet plus d’atteindre le revenu minimum qui définit le seuil de reproduction. L’élevage bovin n’est pas pour autant remis en question car il demeure la seule activité qui autorise une productivité du travail et un niveau de rémunération suffisants. Mais il exige alors la mise en œuvre de systèmes d’exploitation plus intensifs, qui passent par le développement des cultures fourragères, une diversification des activités d’élevage et l’amélioration des soins prodigués aux animaux. Une telle intensification est cependant largement conditionnée par la capacité de chaque exploitation à réaliser les investissements nécessaires.
Accroître la production fourragère et le contrôle sur les Indivis
38Cinquante ans de différenciation sociale à l’intérieur des ejidos ont favorisé l’émergence d'une classe moyenne d’éleveurs qui obtiennent l’essentiel de leurs revenus d’un troupeau relativement important (entre vingt et quarante animaux). Ces familles ont largement profité d'un espace fourrager longtemps resté ouvert au bétail, mais leur marge d’accumulation est aujourd’hui affectée par le développement des enclosures. Certains propriétaires privés, dont les ranchos se sont réduits, au gré des héritages, à des superficies variant entre 50 et 150 hectares de terrain accidenté, rencontrent des blocages similaires. Ces éleveurs sont aujourd'hui confrontés à la nécessité d’accroître leur production de fourrages, en augmentant la superficie cultivée quand cela est possible, mais surtout en multipliant le nombre d’unités fourragères produites à l’hectare. Ils sont en fait amenés à entreprendre une véritable intensification, à optimiser la production fourragère et celle du troupeau dans les limites imposées par la force de travail familiale.
39Ces éleveurs ont généralement participé au mouvement d'appropriation des parcours indivis, mais avec moins de succès que les oligarchies : les surfaces clôturées n’excèdent pas 20 hectares. Elles s’avèrent insuffisantes pour permettre l’entretien d’un troupeau de trente bovins au-delà de quelques semaines. Le système fourrager repose donc sur l’exploitation des terrains qui demeurent indivis durant la plus grande partie de la saison des pluies et sur celle des fanes de maïs et de sorgho pendant quatre à cinq mois de la saison sèche6. Cela suppose qu'une superficie importante soit cultivée chaque année : au sein de l’échantillon, 35 à 70 % de la surface totale, soit tout l’espace labourable, étaient cultivés. Maïs et sorgho se partagent l’assolement, mais le sorgho n’a pas l'importance qui lui est assignée sur certaines grandes exploitations d’élevage, car les producteurs cherchent ici à couvrir en priorité les besoins alimentaires de leur famille.
40Le surplus de maïs et l’ensemble de la production de sorgho sont conservés pour l'alimentation du bétail en fin de saison sèche. Ils sont généralement moulus avec les rafles et parfois avec les chaumes, afin de faciliter l’assimilation de ces fourrages par les animaux et réduire le gaspillage sur la parcelle. La récolte des cannes de maïs ou de sorgho mobilise alors un nombre important de travailleurs mais, ayant lieu à une période creuse du calendrier agricole, elle peut s’étendre sur plusieurs semaines et s’effectuer avec la main-d’œuvre familiale. Le calendrier fourrager repose ainsi sur l’exploitation de ressources et d’un espace relativement morcelés, qui concernent aussi bien les terrains indivis que les parcours clôturés et différentes parcelles cultivées. Il tend en cela à reproduire le schéma mis en place sur les grandes exploitations d’élevage (fig. 38).
Figure 38. Calendrier fourrager sur une exploitation éjidale de taille moyenne.

41Ces efforts sont pourtant insuffisants pour garantir l’autonomie des exploitations : plus de la moitié de l’échantillon enquêté procédait à des achats de chaumes auprès des éjidataires voisins et 85 % de ces éleveurs avaient recours à des compléments concentrés (céréales, tourteaux protéiques, son, aliments préparés) pour assurer la soudure en fin de saison sèche. Les coûts des aliments à cette époque de l'année (mouture des grains et broyage des fanes, achats de chaumes et de compléments) contribuent à élever considérablement le niveau des charges. Ils représentent en moyenne 62 % et jusqu'à 80 % de la consommation d’intrants des exploitations. La consommation de capital constant par hectare peut ainsi atteindre un niveau quatre à cinq fois supérieur à celui que l’on observe sur les grands ranchos.
42Afin de ne pas amputer davantage la marge d’accumulation, l’accroissement de la superficie cultivée s’effectue en réduisant au maximum les recrutements de main-d’œuvre salariée. Les cultures se limitent souvent aux terrains plans, où l’emploi du tracteur est aisé et l’aspersion d’herbicides se substitue aux sarclages manuels. Surtout, ces éleveurs cherchent à compenser le niveau élevé des charges d’exploitation par une productivité accrue du troupeau. Si les taux d’extraction demeurent relativement faibles (entre 20 et 25 %), la production de viande à l’hectare augmente sensiblement (entre 35 et 40 kilos par an – sur les propriétés dont la superficie exploitée est connue –, contre 25 kilos en moyenne chez les grands éleveurs) et l’exploitation du potentiel laitier du troupeau devient beaucoup plus systématique. Les exploitations situées à proximité d’un bourg réalisent des ventes régulières de lait frais et celles qui n’ont pas accès à un tel marché commercialisent l'excédent sous forme de fromage. La traite s’étend sur quatre à six mois et empiète généralement sur une partie de la saison sèche. Les vaches allaitantes bénéficient alors d’un complément composé de farines de céréales et de concentrés.
43Cette diversification relative des productions animales se concrétise parfois par la création de nouveaux ateliers d’élevage. Sur la moitié des exploitations enquêtées, entre cinq et vingt porcs étaient ainsi régulièrement engraissés, mais selon des techniques d’élevage très extensives : les porcs ne bénéficient d'aucun soin particulier et la mortalité demeure très élevée (épidémies, piqûres de scorpions, insolations). Mises à part de petites quantités de maïs ou de sorgho, les animaux sont nourris à peu de frais, avec les déchets de la famille, et ils sont vendus encore jeunes, à un poids qui varie entre 50 et 70 kilos.
44Cette ébauche d’intensification autorise une productivité du travail généralement supérieure au seuil des 1 000 dollars. Une marge d’accumulation existe donc et permet parfois la constitution d’un petit fonds de commerce (épicerie de village) ou l’achat d'une camionnette. Mais les bénéfices réalisés sur l’exploitation sont investis préférentiellement dans l’émigration aux États-Unis : les trois quarts des familles enquêtées y avaient envoyé entre un et trois de leurs membres. Les retours de devises permettent d'augmenter le troupeau familial et de financer les achats de fourrages grossiers et d’aliments concentrés. Le bétail sert alors de fonds d’investissement pour acquérir un droit éjidal ou, si l'occasion se présente, s’approprier de nouveaux parcours, et ainsi préparer dans les meilleures conditions le retour et l’installation définitive des enfants expatriés.
Les petits éleveurs, principales victimes de la saturation de l’espace agropastoral
45Ce groupe est essentiellement composé d’exploitations éjidales dont la taille varie entre 5 et 6 hectares de terrains plans et peut atteindre une douzaine d'hectares lorsqu'il s'agit de versants. Par manque de capitaux, elles ont rarement participé au mouvement d’appropriation des parcours indivis (seulement sept cas sur les vingt-trois étudiés) et les superficies concernées n’ont jamais dépassé 10 hectares. Ces petits éleveurs doivent donc assurer l’affouragement de leur bétail à partir de surfaces très réduites, même si l’accès aux parcours éjidaux leur est ouvert durant toute la saison des pluies. On trouve également dans ce groupe de très petits propriétaires (moins de 25 hectares de versants), souvent d’anciens tenanciers d’un rancho d’élevage qui ont pu acquérir un bout de terre et quelques animaux.
46Les effectifs des troupeaux varient entre dix et vingt têtes ; ce sont très souvent des animaux de races « créoles » dont la valeur commerciale est faible, mais qui s’accommodent d’une alimentation pauvre et résistent mieux que le bétail sélectionné aux mauvaises conditions. Leur nombre est souvent trop élevé en regard de la capacité fourragère des exploitations car le surpâturage des parcours indivis oblige souvent ces éleveurs à ramener le bétail sur leur parcelle dès la fin de la saison des pluies, avant même la récolte du maïs. Il leur faut donc laisser en friche une partie des terres cultivables pour que le troupeau puisse y pâturer durant les semaines qui précèdent la récolte. Cette friche remplit la fonction qui est assignée aux parcours clôturés par les moyens et grands éleveurs.
47La surface cultivée demeure limitée : elle s’élève en moyenne à 5,5 hectares et ne dépasse pas 8 hectares. Le système de culture est autant destiné à assurer l’alimentation de la famille et à lui procurer un revenu complémentaire qu’à garantir l'affouragement du bétail. Le maïs occupe au moins la moitié de la superficie emblavée, le reste étant semé de sésame et de sorgho. Les parcelles bénéficient d’un travail plus important et plus soigné que sur des exploitations de taille supérieure. Les sarclages sont généralement manuels et lorsque des herbicides sont employés, les closes sont beaucoup plus importantes (2 à 3 litres par hectare) : il est évident que la production de grains prend le pas sur celle de fourrages dans les objectifs de ces paysans. Dans tous les cas, l’essentiel du travail est fourni par la famille et les recrutements de salariés sont ponctuels et limités.
48Bien qu’à peine 40 % des exploitations étudiées bénéficient d’un crédit de campagne (beaucoup sont endettées vis-à-vis de Bannirai), les engrais sont systématiquement employés sur les parcelles cultivées. Les quantités apportées se situent en moyenne autour de soixante unités d’azote à l’hectare et elles sont souvent fractionnées en deux applications (à la montaison et juste avant l’épiaison) de façon à accroître leur efficacité. Lorsque les opérations de désherbage sont effectuées à la main, il n'est pas rare non plus que des plants de courges soient semés au milieu du maïs. Les fruits constituent alors une source auxiliaire de fourrage qui est distribuée au bétail et aux quelques porcs que l’exploitation engraisse en début de saison sèche.
49La superficie cultivée et la production de chaumes demeurent souvent insuffisantes pour permettre l’alimentation du bétail durant la saison sèche, d’autant qu’un désherbage plus soigné réduit le nombre d’unités fourragères disponibles. Six hectares cultivés suivant une rotation maïs (1/2) – sésame (1/4) – sorgho (1/4) suffisent à peine à l’alimentation de sept à huit têtes de bétail au cours de cette période, quand la taille des troupeaux dépasse presque toujours dix unités. Le niveau des revenus dont disposent ces éleveurs ne permettant pas d’effectuer des achats massifs de fanes, les animaux terminent la saison sèche dans des conditions très difficiles et il n’est pas rare que les vêlages soient alors fatals à la mère et au veau. Afin de soulager la charge en bétail et les coûts d’entretien du troupeau, les ventes de broutards ont impérativement lieu dès les premiers mois de la saison sèche, quels que soient les prix offerts par les maquignons : se débarrasser des animaux excédentaires plus tard, quand ils ont déjà perdu beaucoup de poids, serait encore moins rentable.
50Afin d'améliorer l'utilisation des fourrages par le bétail et de réduire les gaspillages, certaines exploitations procèdent à la récolte des feuilles de maïs un peu avant ou juste après celle du grain. Ces feuilles sont distribuées en époque de soudure aux vaches allaitantes et aux animaux les plus faibles. Cette récolte implique une surcharge de travail importante, d’autant qu’on ne peut longtemps différer l’entrée du bétail sur les parcelles cultivées. La productivité de ce travail est faible, mais c’est l’augmentation des revenus par unité de surface qui est ici recherchée, davantage que l’accroissement de la rémunération du travail.
51L’alimentation déficiente des animaux n’autorise pas des niveaux de productivité élevés et ne permet d’amener sur le marché que des animaux d’un poids faible, mal cotés de surcroît pour leur conformation médiocre. Aussi les petits éleveurs sont-ils amenés à varier et à diversifier le plus possible leurs productions. Cette diversification concerne les ventes de lait ou de fromage, dans la mesure où la disponibilité de fourrage permet d’effectuer des prélèvements de lait au cours de la saison sèche. La traite n’excède pas une durée de trois à quatre mois par vache.
52L’effort de diversification concerne aussi d’autres ateliers d’élevage. Un quart des producteurs de l’échantillon élèvent un petit troupeau de chèvres, dont les effectifs peuvent s’élever à trente animaux. Les chevreaux sont généralement vendus à l’occasion des fêtes de Noël ou de Pâques, pour un prix relativement élevé (la vente d’une douzaine de chèvres procure un revenu équivalent à celle d’un taurillon de 200 kilos). Cet élevage devient pourtant de plus en plus difficile, devant la multiplication des enclosures et la privatisation des parcours. Il est encore compliqué par l’hostilité des grands et moyens éleveurs qui n’hésitent pas à tuer les animaux qui pénètrent sur leurs parcelles. Les clôtures à trois ou quatre fils ne suffisant pas à retenir les caprins, les animaux doivent être accompagnés en permanence d’un berger, ce qui réduit considérablement l'intérêt d’un élevage qui est généralement adopté parce qu'il exige peu de soins.
53L'engraissement des porcs est par contre beaucoup plus répandu : plus de 80 % des exploitations de l’échantillon disposent de une à cinq truies et engraissent entre cinq et trente porcs à l’année. Les animaux se nourrissent de déchets dans les rues des villages. L'engraissement est terminé avec les excédents de maïs et les courges, mais les porcs sont rarement vendus à un poids supérieur à 60 kilos. En trente ans, le rapport entre le prix de la viande de porc et celui du maïs s’est à peu près maintenu dans les Terres Chaudes, contrairement à ce qui s’est produit en d’autres régions du Michoacán7. La rentabilité d’un tel élevage a peu varié, dans la mesure où il s’adresse à un marché local, relativement protégé par son isolement, et qu’il s’appuie sur des coûts de production extrêmement faibles. Sur les exploitations étudiées, les ventes de porcs pouvaient représenter jusqu’à 30 % du produit brut total.
54La multiplication des activités d’élevage et la relative optimisation de l'emploi des ressources fourragères procèdent d’une logique économique semblable à celle du groupe précédent. Mais ici, la faible surface disponible oblige à diversifier beaucoup plus les sources de revenus (une part beaucoup plus importante des productions agricoles, sorgho et sésame, est mise sur le marché). L’intensification devient une nécessité absolue : c’est l’augmentation des revenus obtenus à l’hectare qui est recherchée, avant la rémunération immédiate du travail. Le faible niveau des ressources qui peuvent être investies dans cette intensification en hypothèque cependant largement la portée.
55Relativement au produit brut, le niveau des charges d’exploitation est gonflé par les coûts de l’alimentation et ceux des intrants employés à la production agricole. La productivité du travail dépasse rarement le seuil des 1 000 dollars et, pour le quart des exploitations, cette rémunération n’atteint même pas le seuil de reproduction. Aussi la moitié de ces petits éleveurs doivent-ils s’employer comme salariés agricoles durant la saison sèche. Lorsqu’elle existe, la faible marge d’accumulation ne permet pas de réaliser des investissements importants. Elle est le plus souvent employée à financer le passage de un ou plusieurs fils aux États-Unis : les deux tiers des petits éleveurs enquêtés avaient participé à des degrés divers à l’émigration clandestine. Lorsque cette tentative réussit (les cas d’échec sont nombreux car les sommes investies sont nécessairement limitées), les envois de dollars constituent un véritable ballon d’oxygène pour l'exploitation. Ils peuvent alors représenter plus de 60 % du revenu monétaire net.
56Les revenus tirés de l’émigration sont pourtant insuffisants pour que ces paysans puissent envisager d’étendre leurs exploitations. Leur avenir semble menacé à moyen terme, car le prix de la terre, comme celui des fourrages, leur interdit toute perspective d’accroissement du capital productif. Toute division des terres et du patrimoine à l’occasion d’un héritage les condamnerait à passer sous le seuil des 5 hectares par actif et à une décapitalisation plus ou moins rapide, voire à la disparition pure et simple en tant que producteurs agricoles.
L’irrigation, clé de l’intensification des systèmes d’élevage
57Cette précarité est inconnue des éleveurs qui disposent de terrains irrigués et n’ont pas à recourir aux ressources fourragères extérieures à leur exploitation (groupe D de la figure 36). Une telle situation demeure exceptionnelle à l’échelle de la région. Elle concerne essentiellement les villages situés sur les terrains irrigués par la « Commission du Balsas » (au sud du município de San Lucas) et quelques grandes propriétés privées, où les conditions hydrographiques ont justifié l'achat d’une pompe à gros débit. Parmi l'échantillon, huit exploitations de ce type ont une superficie totale qui varie entre 10 et 50 hectares et une surface irriguée de 8 à 40 hectares (pour une moyenne de 20 hectares). Il s'agit donc d’exploitations de taille moyenne, qui disposent de troupeaux relativement importants : entre quarante et soixante-dix animaux.
58Les chargements en bétail sont élevés. Ils dépassent toujours 1,5 bovin et atteignent même parfois la limite de trois têtes par hectare clôturé. De telles densités impliquent la mise en place d’un système d’élevage intensif : ces exploitations doivent produire des quantités importantes d’aliments et éviter au maximum l’apparition de « trous » dans le calendrier fourrager. L’espace est géré de façon à obtenir une production échelonnée de chaumes, de grains et de matière verte, qui permette le pâturage continu des animaux tout au long de l'année et l’apport de compléments au cours des rares périodes de soudure.
59Les éleveurs installés sur les terres irriguées du município de San Lucas ont résolu ces diverses contraintes en cultivant des prairies temporaires de sorgho fourrager. Ils disposent ainsi d'un pâturage vert, abondant et de très bonne qualité lorsqu’il est exploité au moment de l’épiaison. Après le passage des animaux, un fauchage sommaire et une rapide fertilisation sont effectués pour favoriser le recrû des plantes et obtenir en quelques semaines une prairie presque aussi fournie qu’après le semis. Sur une année, on peut ainsi ménager quatre pousses entrecoupées de périodes de pâturage qui varient entre un mois et six semaines. Douze à seize mois après l’établissement de la prairie, la parcelle est labourée à nouveau et une culture de maïs ou de sorgho-grain est entreprise. Elle fournit les chaumes consommés par le bétail durant le recrû des prairies, ainsi que le grain distribué comme complément aux vaches allaitantes et aux animaux les plus faibles.
60Les plantes associées dans ce système de culture présentant des cycles végétatifs de durées différentes (110 à 120 jours pour le maïs, 90 jours pour le sorgho-grain et 75 jours pour le sorgho fourrager), les exploitations disposent d'une production de fourrages échelonnée, presque sans période de soudure. Les rotations sont triannuelles et se rapprochent du schéma suivant : maïs pluvial – sorgho irrigué – sorgho fourrager (douze à seize mois) – maïs irrigué – sorgho pluvial – sorgho fourrager (douze à seize mois), etc. Dans le cas d’une exploitation divisée en trois parcelles, cultivées suivant cette rotation, le calendrier fourrager est illustré par la figure 39.
Figure 39. Calendrier fourrager sur une exploitation irriguée disposant de trois parcelles.

61Si le système de culture est bien géré, il n’est fait que très rarement appel aux fanes produites par les exploitations voisines. Cela se produit ponctuellement, lorsque la pousse des prairies de sorgho a été mal programmée, et parce que le nombre d’animaux à maintenir par hectare ne permet pas une sécurité totale. Les éleveurs tentent pourtant de réduire au maximum ce risque.
62De fortes quantités d’intrants sont appliquées sur les parcelles irriguées : les doses d’engrais varient entre quatre-vingt et cent unités d’azote par hectare, l’emploi de fortes quantités d’herbicides s’est généralisé et des traitements anti-parasitaires nombreux sont indispensables sur des terres cultivées sans interruption, sous un climat chaud. La consommation d’intrants est donc importante (entre 150 et 350 dollars par hectare). Le coût est renforcé par les nombreux traitements que doivent subir les bovins pour éviter la multiplication des tiques et des parasites internes.
63À ce prix, la productivité du troupeau s’accroît sensiblement. La fréquence des naissances varie généralement entre quinze et dix-huit mois, parfois moins, et les taux d’extraction dépassent toujours 25 %, voire 30 %. Les niveaux de production sont en moyenne quatre fois supérieurs à ceux des grands domaines d’élevage : entre 60 et 90 kilos de poids vif par hectare et par an. Ces exploitations n’effectuent pas pour autant l’embouche des taurillons ; les structures de commercialisation mises en place dans le cadre de la spécialisation régionale et le prix élevé des broutards ont maintenu leur orientation vers l’élevage naisseur.
64Le système d’élevage mis en place a permis d’augmenter sensiblement la production laitière. Et comme les plus importantes superficies irriguées voisinent avec les principaux bourgs, le lait frais peut être écoulé sur un marché très rémunérateur. Les vaches allaitantes sont traites en toutes saisons, pour des périodes variant entre cinq et huit mois, et bénéficient d’apports de concentrés (farines de maïs ou de sorgho produites sur l'exploitation que l’on mélange avec de petites quantités de tourteaux protéiques). Les ventes de lait peuvent représenter entre le quart et le tiers du produit brut de ces exploitations. Une spécialisation mixte vers la production de viande et celle de lait se dessine, renforcée par la diffusion des caractères génétiques de la race Brune des Alpes. Sur ces exploitations, le bétail présente généralement une conformation bouchère et des qualités laitières très supérieures aux moyennes régionales. De telles conditions permettent de limiter les sources de revenus à celles que procure le troupeau : il n’y a pas d’autre atelier d’élevage.
65Une réelle intensification des systèmes d’élevage peut donc avoir lieu lorsque le surcroît de travail qu’elle requiert bénéficie d’une rémunération équivalente à celle procurée par l’élevage extensif. Les ressources en main-d’œuvre sont élevées (entre deux et quatre actifs permanents) et la superficie par actif familial dépasse rarement 10 hectares, contre plus de 100 sur les grandes exploitations d’élevage. La productivité du travail se maintient au-dessus de 1 500 dollars malgré le niveau élevé des charges d’exploitation. Ces éleveurs disposent donc d’une marge d’accumulation importante. L’émigration aux États-Unis ou l’installation d’un commerce sont pourtant moins fréquentes qu’au sein des groupes précédents, car le travail sur l’exploitation mobilise la quasi-totalité de la main-d’œuvre familiale. L’excédent monétaire est plus souvent investi dans l’achat d'une camionnette pour transporter le lait frais jusqu’au bourg. L’avenir de ces exploitations n’est pas menacé, même par la perspective d’une possible division par héritage : même en deçà d’un certain seuil de superficie, l’irrigation et le capital accumulé laissent la possibilité de réorienter le système de production vers le maraîchage et l’exportation de fruits.
66Pour les petites et moyennes exploitations d’élevage, les limites de l’intensification sont donc fixées par la capacité à produire leurs propres fourrages. Elles dépendent de la superficie que l’on peut cultiver avec un tracteur et un minimum de main-d’œuvre, mais aussi de la surface qui reste disponible pour le pâturage estival du bétail. Lorsque l’appropriation des parcours devient impossible ou qu’elle est limitée par le manque de capital, les exploitations se trouvent souvent obligées de conserver à cet effet une portion significative de leur surface cultivable. Leur capacité d'entretien du troupeau au cours de la saison sèche en est directement affectée : la marge d’accumulation et de reproduction des petits éleveurs se réduit en même temps que les parcours indivis. Ils sont menacés par la pénurie de fourrages et seraient condamnés par toute division de leur patrimoine. La seule alternative de survie à moyen terme consiste dans l’irrigation ou l’appropriation avec mise en défens d’une superficie suffisante de pâturages naturels. Deux options qui semblent hors de portée de la majorité d’entre eux.
INTENSIFICATION OU DOUBLE ACTIVITÉ : QUELS RECOURS POUR LES PAYSANS MINIFUNDISTES ?
67Lorsque les divisions par héritage ont réduit les exploitations agricoles à de petites superficies (moins de 4 ou 5 hectares par actif familial), la spécialisation vers l’élevage naisseur devient impossible. La dégradation des termes de l’échange (bas prix des produits vivriers, accès indirect au marché...) précipite le glissement des exploitations minifundistes vers des seuils de productivité toujours plus faibles. L’avenir de ces familles dépend alors des opportunités productives ou salariales, des faibles rentes de situation qui peuvent se présenter et pourront freiner la chute de leurs revenus. De telles opportunités sont apparues localement avec le développement de l’irrigation et celui des cultures maraîchères. Elles ont alors permis d’enrayer les processus de paupérisation. Mais pour combien de paysans minifundistes ? Et pour combien de temps ?
Petite irrigation et productions maraîchères, ballons d’oxygène d’une minorité
68Le développement de l'irrigation dans le sud-est des Terres Chaudes et l’arrivée des brokers ont fourni à une minorité de paysans minifundistes l’occasion d’obtenir une forte productivité du travail en maximisant les revenus à l’hectare. Sur les dix exploitations étudiées, la rémunération du travail varie entre 1 700 et 2 500 dollars (deux à trois fois le niveau du seuil de reproduction) et la valeur ajoutée atteint 800 à 1 750 dollars par hectare : entre vingt et cinquante fois les niveaux observés sur les grandes exploitations d’élevage. La culture d’un hectare de melons permet d’obtenir une valeur ajoutée équivalente au produit de la vente de sept ou huit taurillons, ou à celui de quatre ou cinq bovins dans le cas de la tomate.
69La spécialisation est alors très forte et mobilise la totalité de la force de travail familiale. Toutefois, une partie de la surface est généralement cultivée durant le cycle pluvial afin de satisfaire les besoins de la famille en maïs et, s’il y a lieu, ceux du troupeau en sorgho et en résidus de cultures. Mais en aucun cas les cultures pluviales n’entravent la production maraîchère : il n’est pas rare que les parcelles destinées au maraîchage soient laissées en friche durant toute la saison des pluies pour permettre un semis précoce, parfois dès la fin du mois d’octobre. Il importe en effet de récolter très tôt dans l’année si l’on veut éviter les brusques variations de prix qui ont lieu dès que les régions d’altitude, mieux situées par rapport aux marchés, viennent concurrencer la production des Terres Chaudes. De la même façon, et quelle que soit la capacité d’accumulation de l’exploitation, un troupeau n’est constitué que dans la mesure où son entretien n’affecte pas les productions maraîchères.
70Les produits bruts atteignent fréquemment un niveau comparable à celui observé sur certaines grosses exploitations d’élevage : parfois plus de 20 000 dollars, soit le prix d’un lot de soixante-cinq taurillons... Mais les gains réels des producteurs sont généralement très éloignés de telles sommes car ils sont grevés dans une proportion de 50 à 60 % par les coûts de production (semences sélectionnées pour le melon, doses très importantes de fertilisants, traitements anti-parasitaires dont il faut accroître le nombre à chaque nouveau cycle de culture, charges en main-d’œuvre). S’y ajoute enfin une forte consommation de capital fixe, en particulier sur les exploitations irriguées par pompage. Une telle spécialisation suppose donc un investissement considérable, qu’aucun paysan minifundiste n'est capable de réaliser par lui-même.
71Ceux qui se lancent dans l’aventure (c’en est une car le risque d’échec est important) doivent obtenir un financement par l’intermédiaire d’un grand commerçant ou d’un commissionnaire local des exportateurs, dans des conditions de production défavorables : sur les dix exploitations maraîchères étudiées, quatre seulement étaient en situation de faire-valoir direct. Le commerçant ou l’intermédiaire fait l’avance du capital et des pompes s’il y a lieu, et se charge de vendre la totalité de la production. Sur le produit de ces ventes, il se rembourse de la totalité du capital (constant et variable) consommé et empoche la moitié du bénéfice net. Très souvent, le producteur n’a aucun contrôle sur la commercialisation des fruits et ne sait même pas à quel prix elle a été effectuée. Toutes sortes de manipulations et d’abus sont possibles. La majeure partie des profits demeure ainsi entre les mains des commerçants de fruits et d'une petite frange de l’oligarchie régionale, le producteur étant placé au dernier rang dans la répartition de la manne.
72Même largement amputé par la rente versée au détenteur du capital, le revenu monétaire tiré du maraîchage permet pourtant à l’ensemble de ces exploitations de se maintenir nettement au-dessus du seuil de reproduction. Mais leur marge d’accumulation demeure limitée par rapport au capital d’exploitation qu'il leur faudrait constituer pour s’affranchir de rapports de production aussi défavorables. Elle permet l’envoi d'un ou de plusieurs fils aux États-Unis, parfois l’achat d’une pompe légère et, beaucoup plus rarement, celui d'un véhicule employé au transport des fruits (un cas sur dix étudiés).
73La situation des petits producteurs maraîchers demeure précaire car la multiplication des parasites et l’appauvrissement progressif des sols imposent l’emploi de quantités toujours plus grandes de pesticides et d’engrais, l’utilisation de nouvelles variétés plus résistantes mais plus chères, et donc la réduction rapide des marges de bénéfice. Pour éviter ce problème, les brokers n’accordent plus de financement au-delà de deux années de culture consécutives sur les terres irriguées du município de San Lucas. De façon générale, les intermédiaires ont mis en place un système de rotation entre les différentes exploitations et les périmètres irrigués de la région. Le déclin des productions maraîchères dans la dépression du Tepalcatepec est à l’origine de leur développement dans les Terres Chaudes, mais une semblable mésaventure menace à terme les paysans de la région. Ce départ priverait les petits maraîchers de l'accès aux capitaux et aux marchés, mais signifierait également pour beaucoup d’entre-eux la disparition des systèmes d’irrigation installés par leurs patrons. Il ne faut pas pour autant sous-estimer la capacité de ces paysans à s’approprier les techniques et les connaissances nécessaires à la poursuite de cette activité. Une analyse des processus d’adaptation et de recomposition qui sont en cours dans les bassins délaissés par les brokers (dépression du Tepalcatepec, région d’Autlán) serait riche en enseignements.
74Pour les producteurs qui sont installés sur des périmètres irrigués par la Commission du Balsas, ce départ n’aurait pas d’effets aussi dramatiques. En l’absence de possibilités de crédit, ces paysans peuvent réorienter leur système de production vers des cultures vivrières et fourragères peu coûteuses à mettre en place. L’irrigation leur laisse la possibilité d’effectuer deux récoltes de maïs par an dont l’une, réalisée au milieu de la saison sèche, peut être vendue aux acheteurs de l’Altiplano sous la forme d’épis tendres payés deux ou trois fois plus chers que le grain sec. Trois exploitations ont adopté ce système de culture et conservent une productivité du travail supérieure au seuil de reproduction, malgré leur petite taille (moins de 3 hectares par actif). Les ventes d’épis tendres et celles de chaumes leur permettent de compenser la dégradation du prix du maïs, à la condition de conserver des rendements élevés (1,5 tonne par hectare en moyenne). Ils y parviennent en intensifiant les façons culturales : les doses d’engrais (100 unités par hectare) sont les plus élevées de la région, celles d’herbicides également et ils procèdent à un labour profond avant chaque cycle de culture. À ce prix, ils obtiennent une valeur ajoutée relativement importante, si on la rapporte à la taille des exploitations (250 dollars par hectare en moyenne), mais qui demeure insuffisante pour garantir une rémunération du travail élevée (toujours inférieure à 1 000 dollars). Elle permet donc la reproduction de la force de travail mais n’autorise guère une réelle accumulation. Cela se vérifie par le faible nombre de bovins entretenus sur l’exploitation : une seule possédait un troupeau limité à quatre vaches et leur suite.
Les petits éjidataires et les tenanciers des ranchos d’élevage en voie de paupérisation
75Lorsque l'irrigation n'est plus possible, les exploitations minifundistes se trouvent presque systématiquement rejetées en dessous du seuil de reproduction. Sur des superficies qui ne dépassent pas 5 hectares par actif, les associations maïs-sorgho, maïs-sorgho-sésame ou la culture pure du maïs ne dégagent pas une rémunération du travail suffisante. Le comportement de ce groupe est donc dicté par la nécessité de valoriser au mieux l’emploi de la main-d’œuvre familiale tout en réduisant au maximum les risques et les coûts de la production agricole. Cela se traduit par une très forte diversification des activités sur l’exploitation, mais aussi en dehors de celle-ci : tout est mis en œuvre pour que la force de travail familiale soit employée tout au long de l’année.
76Une telle exigence peut se vérifier à travers l’analyse des systèmes de culture. Les combinaisons de cultures (maïs, sorgho et sésame) sont entreprises de façon à éviter la formation de goulots d’étranglement qui nécessiteraient l’emploi de travailleurs salariés. Une partie au moins de la surface cultivée est également labourée avec un petit attelage de mules ou d’ânes pour réduire les coûts d’utilisation du tracteur, au risque de prendre du retard dans les semis. Les paysans s’efforcent d’effectuer les sarclages sans avoir recours aux herbicides ou aux journaliers, au détriment parfois de la qualité du travail réalisé. En revanche, bien que les ressources financières des exploitations soient limitées et que l’accès aux crédits de campagne leur soit souvent refusé (les deux tiers de l’échantillon figuraient sur la liste noire de Banrural pour non-recouvrement de créances), presque toutes fertilisent leurs parcelles (soixante unités d’azote par hectare en moyenne) car « la terre est fatiguée et sans engrais elle ne produit plus ».
77Pour ce groupe de producteurs, la culture du maïs sur défriche-brûlis garde un intérêt qu’elle a perdu pour beaucoup d’éleveurs, davantage intéressés par les possibilités de mécaniser les façons culturales. La volonté de réduire les risques les incitant à varier les milieux cultivés, la culture sur brûlis leur donne la possibilité d’étaler le calendrier de travail (semis précoce, sarclages réduits, récolte décalée) et de limiter les coûts de production (on emploie peu ou pas d’engrais). Nombre de producteurs minifundistes cherchent donc à combiner l’exploitation d’une parcelle labourable et la culture sur brûlis d'une superficie qu’il est possible de défricher sans dépasser la force de travail familiale.
78Le souci d’assurer au mieux l’autonomie alimentaire de la famille se traduit également par l’association de la courge – parfois du haricot ou de quelques plants de pastèque ou de piment – à la culture du maïs. Depuis quelques années, on assiste à un regain d’intérêt pour la culture de la courge. Ses fruits sont utilisés pour engraisser quelques porcs durant l'automne, mais l’attrait de cette culture provient surtout des graines qui, une fois séchées, sont employées dans la cuisine et font l’objet d’une demande constante à México et sur tous les marchés de l’Altiplano. Le kilo de semences se vendait 2 500 pesos en 1988 sur la place de Huetamo, quand un hectare de maïs et de courge associée peut en produire plus de cinquante. Sans tenir compte de la production supplémentaire de viande de porc qu’elle autorise, cette association permet ainsi d’élever la valeur ajoutée à l’hectare dans une proportion de 20 %.
79Les récoltes de sésame et de sorgho complètent ces ventes. La production de maïs est en revanche entièrement consacrée à l’alimentation de la famille et des animaux de trait et à l’engraissement de quelques porcs. Les chaumes sont généralement vendus, mais cela devient difficile, voire impossible dès que l’exploitation compte quelques bovins, car le paysan doit alors mettre en défens les fanes nécessaires à l’alimentation de son petit troupeau, et donc installer une nouvelle clôture, ce qu’il a rarement les moyens de faire. L’acquisition d’une tête de bétail peut ainsi signifier une réduction immédiate et significative des revenus de l’exploitation et représente souvent un pas difficile à franchir.
80L’acquisition de bovins demeure pourtant le premier objectif de ces paysans. Elle leur permet de ne pas être totalement exclus des processus d’appropriation foncière en cours. 60 % des paysans enquêtés possédaient ainsi entre deux et six têtes de bétail. La faiblesse des effectifs et les mauvaises conditions d’alimentation freinent pourtant une élévation sensible du revenu familial : un taurillon ou une vache de réforme sont vendus avec peine tous les deux ou trois ans et la production de lait est trop faible pour justifier son transport jusqu’au bourg. Les ventes de bovins ou de laitages représentent à peine 18 % du produit brut moyen de ces exploitations. Le bétail constitue surtout un fonds de sécurité que l’on peut utiliser pour parer aux coups durs d’une existence qui n’en manque pas. Cette recherche de sécurité peut s’effectuer au détriment de la production, car le surpâturage des parcours oblige de plus en plus fréquemment les paysans à réduire la surface cultivée et à conserver en friche une partie de la parcelle, où le bétail sera rapatrié dès la fin des pluies et pâturera durant la période précédant la récolte. Sur d’aussi faibles surfaces, la rentabilité de l'élevage bovin est souvent douteuse, mais cette activité n’est pas pour autant remise en question.
81L'élevage et l’engraissement de porcs tiennent une place plus significative dans la formation du revenu de ces exploitations. Les deux tiers des paysans minifundistes possèdent une ou deux truies et engraissent entre trois et cinq porcs chaque année. Cet élevage demeure très rustique : les animaux, nourris avec des déchets de tous types, sont « finis » avec les excédents de maïs et les courges pour être amenés au poids de 50 ou 60 kilos auquel ils sont vendus aux petits maquignons. Cette activité peut représenter plus de la moitié des revenus monétaires de certaines familles, mais elle est aléatoire car les épidémies déciment fréquemment les effectifs. L’entretien d’une basse-cour procède de la même logique. Il se traduit rarement par la vente de poules ou d’œufs, mais il permet d’améliorer à peu de frais le régime alimentaire de la famille.
82Les marges réalisées sur chacune des activités agricoles ou d’élevage demeurent pourtant faibles et la productivité du travail modeste : elle atteint en moyenne 670 dollars et 80 % des producteurs étudiés se trouvaient en dessous du seuil de reproduction. Le recours à d’autres activités, hors de l’exploitation, est alors indispensable. Les paysans minifundistes s’emploient comme journaliers tout au long de l’année, dès que des temps morts apparaissent dans le calendrier agricole. Les migrations saisonnières constituent encore un recours fréquent. Elles sont dirigées aujourd’hui vers les périmètres irrigués du nord-ouest du pays ou vers les melonnières contrôlées par les compagnies exportatrices au sud de la région. L’émigration aux États-Unis concerne à peine la moitié de l’échantillon, contre 65 à 75 % des petits et moyens éleveurs. Les revenus tirés de l’exploitation permettent en effet rarement d’accéder aux filières d’emploi les plus sûres. Le pourcentage d’échec et d’expulsion est élevé, et si les envois de dollars contribuent à maintenir tant bien que mal ce type d’exploitations, ils demeurent insuffisants pour franchir un palier d’accumulation et acquérir terre et bétail.
83La situation des paysans minifundistes s’améliore lorsqu'ils ont accès aux cultures de piments ou d’arachide (groupe H de la typologie). Quelques dizaines de paysans seulement bénéficient des financements et des débouchés qui donnent accès à ces spéculations. Les revenus obtenus à l’hectare augmentent jusqu’à 250-350 dollars, soit à peu près ce que gagnent les producteurs de maïs sur les terres irriguées. Même si les besoins importants en main-d’œuvre ne permettent pas d’élever la superficie par actif familial au-delà de 3 hectares, la productivité du travail se maintient alors au niveau du seuil de reproduction et autorise parfois une faible accumulation.
84Même dans ces conditions plus favorables, l’avenir des exploitations minifundistes demeure incertain. De très faibles variations des taux de l’usure ou des prix de garantie, mais aussi une mauvaise récolte peuvent entraîner de lourdes conséquences. La vente de la vache ou de la truie devient nécessaire, l’endettement s’accroît, le capital productif est rapidement consommé. Toute division ou amputation du patrimoine à l’occasion d’une succession a un effet plus grave encore : la plupart de ces exploitations se trouvent sur le fil du rasoir et le moindre écart peut être fatal.
85C’est encore plus vrai pour les petits tenanciers des ranchos d'élevage. Les rapports de production ont pourtant évolué à leur avantage depuis une trentaine d’années mais la récolte de quatre hectares de maïs (c’est la superficie qu’il est possible à un actif de cultiver par défriche-brûlis) ne suffit plus à assurer la survie d’une famille. Les tenanciers ont en effet à couvrir la totalité des coûts de production et ne peuvent disposer des chaumes du maïs. Cela revient à amputer d’un tiers la rémunération de leur travail. En fait, si l’on considère que les quatre hectares de chaumes permettent l’entretien de six têtes de bétail durant la saison sèche et la production supplémentaire d’un taurillon et demi, ce prélèvement représente 45 % de la valeur ajoutée créée par le travailleur et correspond à un taux de plus-value de 758 %.
86Afin que le troupeau du propriétaire ne souffre pas de concurrence, les tenanciers se voient par ailleurs refuser le droit de posséder plus de deux ou trois vaches et leur suite. En fait, les trois quart des tenanciers rencontrés ne possédaient pas le moindre bovin, les activités d’élevage se réduisant à l’engraissement de deux ou trois porcs. Dans ces conditions, la rémunération du travail effectué sur le rancho reste très faible (moins de 650 dollars par an). Comme les possibilités d’emploi au cours de la saison sèche sont extrêmement limitées loin des villages, ces producteurs dépendent des conditions salariales qui leur sont fixées sur le domaine et du bon vouloir des propriétaires. Aussi n'est-il pas surprenant que l’exode des petits tenanciers n'ait fait que se renforcer depuis le début des années quatre-vingt et qu’il soit de plus en plus difficile pour les grands éleveurs de conserver la main-d’œuvre nécessaire à la production de chaumes. La plupart des tenanciers tendent à abandonner les ranchos pour se rapprocher des villages, y louer une petite parcelle et travailler comme journaliers agricoles. Ils viennent renforcer une population de semi-prolétaires qui ne cesse de croître.
Semi-prolétaires : pour combien de temps ?
87Tous les exclus d'un processus de développement orienté vers la concentration foncière et l'extensification échouent à la périphérie des chef-lieux municipaux et des principaux villages. Leurs baraques de branchages et de carton goudronné voisinent avec les maisons de brique et de ciment que se font construire les émigrés aux États-Unis. Ils constituent une population de journaliers agricoles, de vendeurs à la sauvette, de petits artisans (maçons, ressemeleurs de sandales, etc.), à qui un parent prête ou loue pour une somme modique un ou deux hectares de mauvaises terres. Certains sont parfois tenanciers-usufruitiers d'un lopin éjidal plusieurs fois divisé, mais dont la taille (moins de 3 hectares) ne permet en aucun cas le maintien d’une famille. Le maïs associé à la courge, parfois au haricot, est la seule plante cultivée. Les animaux de trait et les outils employés sont souvent prêtés par des parents. Des vingt et une personnes de ce groupe, une seule possédait deux vaches. Il n’est pas rare en revanche que ces producteurs fassent l’acquisition d’un âne qu’ils emploient pour le transport du bois de chauffe, ramassé sur les parcours et vendu dans les villages.
88Ces structures d’exploitation ne permettent pas d'obtenir une rémunération du travail supérieure à 400 dollars (moyenne de 300 dollars). La seule solution de survie consiste à vendre à n’importe quelle condition la force de travail familiale. Les familles sont souvent nombreuses et les enfants travaillent comme journaliers dès l’âge de onze ou douze ans aux tâches les plus dures, pour un salaire inférieur de 30 à 50 % à celui qui est donné aux adultes. Cela demeure pourtant insuffisant et la plupart des familles se trouvent dans un état de pauvreté absolue.
89Elles constituent une main-d’œuvre de choix pour les producteurs et les trafiquants de drogue. Les missions les plus risquées, la surveillance des plantations et surtout le transport des chargements de marihuana vers l’Altiplano leur sont généralement confiés. Les enfants sont souvent préférés pour cette dernière tâche : ils éveillent beaucoup moins l’attention des policiers et des militaires qui contrôlent les routes. Ils sont installés avec un paquet de marihuana dans un autobus et surveillés à distance par un homme de main qui prend en charge la drogue une fois le voyage terminé. Ce sont les premières victimes de la répression policière, mais comment résister à la tentation des dollars que les trafiquants font miroiter ?
90Avec les trafiquants de drogue, les compagnies melonnières sont les seules à créer de nouveaux emplois, mais pour une durée limitée aux six mois de la saison sèche. En tout état de cause, les recrutements sont loin de pouvoir absorber la masse des expulsés et l’offre de bras provenant des producteurs minifundistes qui n’ont pas encore abandonné leur terre. La périphérie de Huetamo ou des gros villages n’est souvent qu’une étape avant un exode cette fois définitif vers les secteurs où les possibilités d’emploi sont plus importantes et mieux réparties dans l’année : les grands bassins irrigués et les ceintures de misère des grandes villes voisines, Morelia, Acapulco ou México.
Notes de bas de page
1 En 1988, la valeur des grains récoltés sur un hectare s’élevait à 400 000 pesos pour le maïs (1 tonne à 400 000 pesos) et à 408 000 pesos pour le sorgho (1,2 tonne à 340 000 pesos). Mais leur fanes se monnayaient au prix de 200 000 pesos par hectare dans la plaine alluviale.
2 Si l’on répartit les périodes d’emploi de la façon suivante : 45 jours pour les semis et les sarclages, payés à 12 000 pesos de salaire quotidien en 1988 ; 45 jours au moment des récoltes pour 15 (XX) pesos par jour ; et trois mois d’emploi sur les plantations de melon au salaire minimum « officiel » de 8 000 pesos ; soit un total de 1 935 000 pesos ou 775 dollars (1 dollar = 2 500 pesos en janvier 1989).
3 Pour obtenir une valeur ajoutée de 800 dollars, il fallait en 1989 vendre deux taurillons de 200 kilos et une vache de réforme (ce qui correspond à quatre naissances par an). Sur les grandes exploitations d’élevage, les charges animales varient entre 0,25 et 0,45 têtes par hectare. Les vaches adultes représentent dans ce groupe 40 % environ des effectifs des troupeaux et leur taux de fécondité dépasse très rarement 50 %. Un tel produit serait donc obtenu avec un troupeau de vingt bovins, sur une superficie de 50 à 80 hectares.
4 Ces chiffres sont pourtant plus élevés que ceux atteints par des systèmes de production similaires dans la Sierra de Coalcoman au Michoacán, où les charges varient entre 0,1 et 0,15 bovin par hectare, les taux d'extraction sont de 12 à 13 % et la production moyenne d’environ 11 kilos de poids vif par hectare. Mais il faut aussi les comparer aux résultats obtenus dans la Huasteca, où la production de viande varie entre 100 et 150 kilos par hectare et par an. Voir H. Cochet (1993).
5 Pour une superficie de quatre hectares par actif, la part de la valeur ajoutée qui revient au tenancier équivaut à quatre tonnes de maïs (1 600 000 pesos) et à la valeur de deux porcs de 50 kilos (300 000 pesos), moins le coût des intrants employés (engrais, herbicides, et maïs pour l’engraissement des porcs, soit environ 300 000 pesos). Les chaumes laissés sur la parcelle assurant l’alimentation de six têtes de bétail durant la saison sèche, on peut considérer que le travail du tenancier permet la production d’un taurillon et demi, soit un gain de 1 200 000 pesos environ. Le tenancier ne reçoit donc que 55 % de la valeur créée, le taux de plus-value (part de la valeur ajoutée revenant au propriétaire/rémunération du tenancier) s’établissant à 75 %.
6 Il faut au moins 20 hectares de chaumes de maïs pour assurer durant six mois l’alimentation d’un troupeau de trente animaux, compte tenu du gaspillage effectué.
7 En 1960, un porc de 50 kilos (40 arrobas) atteignait un prix équivalent à celui de 340 kilos de maïs. En 1988, sa valeur atteignait 130 000 à 150 000 pesos, soit entre 330 et 375 kilos de maïs. Dans la région de Coalcoman en revanche cette valeur s’est dévaluée de moitié entre 1910 et 1970 (voir H. Cochet,1991 : 158-159).
8 Voir la note 5 : la part de la valeur ajoutée qui revient au tenancier (production de grain et valorisation de ce grain par l’engraissement de 2 porcs) s’élève à environ 1 600 000 pesos. Celle dont bénéficie le propriétaire (production d’un taurillon et demi grâce aux fanes de maïs) correspond à un gain de 1 200 000 pesos environ. Le taux de plus-value s’élève alors à 75 %.
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