Répercussions de la production métallurgique sur les paysages au sud-ouest de Franceville (Gabon)
p. 195-209
Texte intégral
Introduction
1Au Gabon, la zone sud-ouest de Franceville (fig. 1) est connue sous le nom de Mashoukou, d’après le nom donné au confluent de l’Ogooué et de la Passa lorsque Pierre Savorgnan de Brazza y parvint en 1877, lors de son premier voyage. C’est une zone très riche en minerais : du fer sous plusieurs formes, du manganèse exploité par la Comilog, Compagnie minière de l’Ogooué, de l’uranium extrait par la Comuf jusqu’en 2000, pour alimenter les réacteurs français. Le minerai de fer y est réduit depuis au moins 2 500 ans (Digombe, Schmidt, Mouleingui, Mombo et Locke, 1988 ; Clist, 1995 ; Unesco, 1999 et 2002), cl la sidérurgie était encore fort active au tournant du xxe siècle. Le peuplement humain y est très ancien : les routes tracées pour la Comilog ont mis à jour une industrie lithique étalée sur plusieurs milliers d’années (Delorme, 1983 ; Lanfranchi et Clist, 1991 ; Clist, 1995). Certes, dans toute cette partie du Gabon, les géologues notent que les dépôts sédimentaires franciliens sont quasi absents, rendant le sol peu favorable à l’installation de la forêt dense. Mais, près de la frontière congolaise, la zone de Koumbi, marquée sur les cartes par une forêt clairsemée, est particulièrement riche en fer. Or, toute cette partie du pays a subi une sévère régression démographique lors de la pénétration coloniale en 1913-1920 (Dupré, 1988, 1990 et 1993b). La persistance d’une végétation peu forestière semble aussi liée à une très longue exploitation du minerai, accompagnée par une densité démographique importante, dont les effets se font encore sentir plus de soixante ans après la dépopulation de 1920.
L’observateur prisonnier de ses conditions d’observation
2Les recherches archéologiques, malgré des progrès récents indéniables, en sont encore à leurs débuts. En reportant sur une seule carte les divers lieux où les archéologues ont retrouvé des traces de l’industrie humaine (outillage lithique ancien et récent), on observe qu’il s’agit, en fait des mêmes endroits, ceux où des fouilles ont pu se dérouler dans des conditions satisfaisantes (Lanfranchi et Clist, 1991 ; Clist, 1995). Les datations concernant la sidérurgie restent peu nombreuses et révèlent principalement (hélas) la faible ampleur des travaux effectués. Même sur les vastes plateaux batéké du Congo, les recherches sont très peu importantes ; les prospections de Bruno Pinçon qui ont évalué les sites sidérurgiques à plusieurs milliers n’ont pas eu de suites (Pinçon, 1991 ; Dupré et Pinçon, 1997).
3Les recherches linguistiques, de même, sont encore ponctuelles et, par choix raisonné ou par hasard, se portent sur une seule fraction des groupes linguistiquement apparentés. Les arbres généalogiques de dispersion des langues bantoues sont, pour le moment, comme on le sait, tributaires des hypothèses de départ, offrant un éventail assez large de datations possibles. Il faut attendre avant d’identifier tous les acteurs du dernier complexe métallurgique installé sur Mashoukou. Les Nzèbi aujourd’hui peu nombreux dans l’ensemble nzabi, mais seuls étudiés, parlent une langue qui aurait divergé vers 2500-2700 BP (Marchal-Nesse, 1991). Au début du xxe siècle, les métallurgistes les plus connus du groupe douma étaient les Wandji, vivant au Nord-Ouest de Mashoukou, qui se seraient individualisés linguistiquement beaucoup plus tard, vers 758-800 BP (Clist, 1995). Que sait-on des autres locuteurs du groupe douma, cl des membres des groupes akélé, téké et mbédé qui furent également présents et actifs sur la zone métallurgique ?
4Les recherches historiques sont toujours limitées par l’absence de la documentation matérielle sur laquelle s’appuient à la fois le travail de l’historien et la définition de sa discipline. Si bien que, faute de cadre « théorique » approprié, on n’ose guère parler d’investigations historiques dès que l’on passe la fin du xve siècle, lorsque les navires portugais commencèrent à franchir l’équateur. Et encore, ces premières archives ne donnent d’informations que sur la bande côtière et, par répercussions précautionneuses, sur quelques zones de l’intérieur. Malgré des études importantes (Vansina, 1991), qui restent ponctuelles faute d’érudits en nombre suffisant, le monde universitaire continue de parler d’ethno-histoire, et l’association entre vestiges archéologiques et traditions orales est peu pratiquée. J’ai appelé « rétro-prospective » l’essai que j’en ai fait, avec Bruno Pinçon, à propos des plateaux batéké (1997). Nous avons proposé des procédures où la dynamique cognitive des peuples interrogés, leur façon de construire leur passé (et leur présent) et d’entretenir leur mémoire en l’arrimant à certains mots clés comme les titres des charges politiques, offre un appui précieux pour entrelacer les informations obtenues dans des domaines d’investigation séparés.
5La recherche botanique portant sur les plantes cultivées commence, elle aussi, à fournir des informations utiles et utilisables si l’on parvient à les étayer avec d’autres dans une construction pluridisciplinaire. Pour le Burkina, par exemple, on a pu supposer, puis démontrer que la pauvreté de telle espèce végétale particulièrement recherchée des forgerons signalait une zone probable et ancienne de métallurgie. A Mashoukou, ce sont des hypothèses de ce genre qui seraient nécessaires pour commencer une vraie recherche.
6La métallographie, encore peu appliquée aux vestiges africains, dispose surtout de scories dont l’élude fine pourrait, à la longue, apporter des informations sur la qualité des minerais utilisés et sur les températures, voire les techniques de réduction. Cela viendrait s’ajouter à la détermination des combustibles dont les charbons fournissent les précieuses datations obtenues jusqu’à présent, dates encore trop rares et dispersées.
7L’ancienneté du peuplement et celle, démontrée plus récemment, de la production sidérurgique, n’ont peut-être pas suivi les modèles de l’histoire reconstruite en Europe par les archéologues. A Mashoukou, la sidérurgie a précédé la métallurgie du cuivre. Une certaine complexité de l’organisation sociale et technique a probablement existé tôt dans l’histoire ; mais des hiatus importants se sont produits dans le peuplement, car les restes de fours de réduction du fer laissent supposer des ensembles techniques différents. La succession des vestiges ne suit pas un modèle de progression ou de perfectionnement technique comme ce fut le cas en Europe, où la quantité de métal obtenue à partir d’un même volume de minerai n’a cessé d’augmenter. Les informations ponctuelles dues aux rares acquis de la recherche demanderaient à être replacées dans un ensemble plus vaste d’hypothèses où la migration bantoue cesserait d’être une irrésistible lame de fond, porteuse à la fois des arts du fer, de l’agriculture et de la diffusion linguistique. En 2 500 ans d’existence, les arts du fer ont suscité des optimums techniques à plusieurs reprises (Dupré cl Pinçon, 2000).
8Il faut systématiquement mettre en doute les grands axes qui gouvernent l’investigation concrète, afin de multiplier les suppositions étayées par des approches pluridisciplinaires et exhaustives (on peut rêver !), menées sur un espace limité et de façon convergente. Car il arrive, et on le sait déjà, que les langues se diffusent par tourbillons entremêlés, que les techniques régressent, que les constructions politiques s’effondrent, que des régions soient abandonnées par leurs habitants et, inversement, que des strates de peuplement viennent par endroits épaissir et opacifier le mouvement de l’histoire locale que notre passé européen nous pousse à voir de façon globale et linéaire. La zone métallifère de Mashoukou serait un excellent terrain d’exercice de cette interdisciplinarité prônée par les dirigeants de la recherche, sans guère d’application concrète depuis plus de trente ans !
Mashoukou, terre d’accumulations séculaires
9En août 1877, de Brazza fait halte à Machogo, au confluent de l’Ogooué et de la Passa. Lors de son second voyage, en 1880, dès son arrivée, il fonde Franceville sur les hauteurs qui dominent la Passa. Puis, presque trente ans s’écoulent, marqués par la déprise de l’administration coloniale, puis par l’emprise des compagnies concessionnaires. En 1909, le Haut-Ogooué est « réoccupé » ; l’armée entreprend de « pacifier » la région. A l’ouest et au sud-ouest, les villages sont nombreux et prospères et l’on projette d’y établir un poste qui sera nommé Saïak. Les missionnaires venus très tôt ont fait un important travail d’inventaire et de classification des groupes présents, largement confirmé aujourd’hui par des travaux linguistiques plus sophistiqués. Trois groupes douma, deux téké, trois akélé et deux mbédé entretenaient, sur Mashoukou, leurs particularités culturelles et techniques, n’ayant que la sidérurgie comme point commun.
10La « pacification » n’est pas rapide. Le personnel fait défaut, l’argent aussi ; l’enthousiasme diminue à mesure que les contacts s’affaiblissent, que la nourriture s’amenuise et que l’impôt s’avère une exigence irréaliste. Les villages déménagent pour se reconstruire plus loin. Le poste de Saïak est déplacé plusieurs fois, la syphilis se propage, premier et seul effet de l’action civilisatrice mise en œuvre. Puisque les missionnaires ont fait l’inventaire des sociétés présentes, point n’est besoin d’y procéder à nouveau. Dans les rapports des militaires conservés à Aix-en-Provence, dans les archives de la France d’Outre-Mer, rares sont les mentions des activités locales, submergées sous les plaintes répétées qui dénoncent l’apathie, la fourberie et l’incurie des indigènes. Je n’ai retrouvé qu’une seule description, très succincte, datant de 1912 : « Marche en terrain accidenté, très peu de forêt, beau panorama. Sur tout le parcours, partout de grandes excavations » (de mines de fer) (Aix-en-Provence, 4(1) D9).
11En 1914, l’administration militaire perçoit l’impôt en nature, sous forme de « barres de fer » (4 (1) D13). Mais, déjà en 1913, « dans plusieurs villages, les gens sont morts de faim » ; « les rares hommes qui sont restés vivent de miel. Ils proposent de vendre du miel » aux militaires venus percevoir l’impôt (4 (1) D11). La lutte soutenue « journellement pour arracher ces malheureuses peuplades à la barbarie qui les enserre de tous côtés » se solda ainsi par des milliers de morts, vaincus par la faim et la désorganisation sociale, conséquence directe des pillages effectués par les compagnies concessionnaires, puis par l’ordre colonial (Dupré, 1988 et 1993b).
12Quand le calme s’installe en 1920, des deux côtés de la frontière, au Gabon comme au Congo, la dépopulation est importante. C’est une catastrophe démographique qui atteint presque les 9/10e des habitants présents en 1909 (M-C. Dupré, 1990). Au Gabon, il faudra attendre l’implantation de la Comilog pour qu’une route desserve Moanda en 1961. Pour des raisons de sécurité, habillées en exploit technique, le manganèse (et l’uranium) était évacué vers le Congo par téléphérique sur 80 kilomètres, pour rejoindre, à Mbinda, un chemin de fer spécialement construit dans les monts du Chaillu qui se branchait à Dolisie sur le déjà vétuste Congo-Océan inauguré en 1928. L’arrivée du Transgabonais à Moanda mit fin à ce mode de transport, entraînant l’abandon de la ligne terminée en 1962. Quant aux routes actuelles, elles contournent la zone métallifère livrée ainsi depuis 1920 à un splendide isolement…
13La première étude historique faite après le dépeuplement massif de Mashoukou est celle du docteur Miletto (1951). Il y confirme l’ancienneté des Akélé et des Kota, ces derniers vivant au nord-est, ainsi que celle des Téké qui ne sont alors plus présents le long du haut Ogooué mais confinés sur leurs plateaux de sable, à l’est-sud-est de Franceville. Il y décrit l’arrivée des Douma et des Nzabi qu’il situe au xviiie siècle, suivis par les Mbédé (Ndoumou et Obamba) à la fin du xixe siècle, tous venus de nord-est. Curieusement, il ne mentionne pas l’activité sidérurgique. Déjà, avant lui, André Even n’avait trouvé trace de la métallurgie que dans les rêves d’un demi fou qu’il avait publiés dans le Bulletin des recherches congolaises, en 1938, et que son informateur situait du côté de Zanaga, site qui fait partie d’une autre histoire, bien que situé au sud de Mashoukou près des sources de l’Ogooué. Le principal moteur des migrations et du peuplement, connu et étudié par les Européens, est le commerce de traite qui véhiculait vers l’Atlantique l’ivoire, les esclaves, le bois rouge puis le caoutchouc à partir de 1870. Le traitant Paul Belloni du Chaillu, qui fut le premier à s’aventurer à l’intérieur du Gabon en 1860, où il passa chez les Apindji, les Massango et les Nzabi du moyen Ogooué, nota, outre la prospérité et l’artisanat partout présents, qu’il existait, à l’est, deux peuples fournisseurs de fer, les Ashanguis et les Abombos, identifiés ensuite comme Woumbou (groupe akelé) et Tsengui (groupe nzabi-douma).
14Malgré la rareté des témoignages écrits, la sidérurgie est attestée dans les récits de voyageurs ; elle ne disparaît des textes que lorsque l’activité cesse, à cause de la dépopulation massive et aussi à cause du discrédit où elle fut confinée par l’administration coloniale. Les Wandji (groupe nzabi-douma) qui se révoltèrent contre les colonisateurs en 1928, s’ils ne pratiquaient plus la sidérurgie, étaient connus comme d’habiles forgerons, capables disait-on de fabriquer même des fusils (Le Testu, 1931). Ce qui explique assez bien la férocité et la rapidité de la répression, et aussi le silence entretenu par les autorités coloniales sur une quelconque activité sidérurgique.
15Tous ces peuples, venus d’horizons divers, qu’on pourrait dire surgis de strates successives des créations linguistiques bantoues, sont, en fait, venus s’installer à Mashoukou pour exploiter le minerai de fer. Mon hypothèse de départ se transforme en affirmation simple qui ouvre des domaines nouveaux à l’investigation historique. Les schémas scientifiques en cours, en effet, postulent que, dans cette région, caractérisée par une agriculture itinérante sur brûlis, la densité démographique ne pourrait devenir importante. La ponction opérée par le commerce des esclaves aurait contribué à diminuer une pression démographique que l’environnement ne pouvait supporter que légère, car les sols, peu épais, s’épuisent rapidement. Mais ces chercheurs ont oublié de tenir compte de la prospérité décrite par les premiers voyageurs, disparue dans la tourmente des épidémies diverses et des catastrophes démographiques qui suivirent la pénétration brutale des régions préservées, à partir de 1912. Ce fut l’image de rescapés tâtonnant pour survivre (et tout aussitôt sollicités pour aller construire le chemin de fer Congo-Océan) qu’ils imposèrent comme une réalité découlant directement des conditions naturelles et techniques de l’environnement forestier (Pourtier, 1987). Les décomptes que j’ai faits en 1967 ne concernent que les Téké vivant aux franges méridionales de Mashoukou avant la « guerre de l’impôt », vers 1909 ; ils montrent une densité de dix habitants au km2. Davantage si l’on tient compte que cette zone était également peuplée de Nzabi, de Kota et d’Akélé (M-C. Dupré, 1990). Mais les croyances qui pèsent sur la recherche risquent de les faire paraître encore comme improbables, si on continue de les comparer à la densité « normale », c’est-à-dire actuelle, en zone de forêt, de deux habitants au km2.
Sidérurgie, démographie et déforestation
16Puisqu’il n’y a pas eu de travaux d’histoire ou d’anthropologie sur la zone de Mashoukou, je vais utiliser ceux de Georges Dupré sur les Nzabi tout proches, au Congo, qui exploitaient les derniers sites métallifères au sud-ouest de la zone (1982). La transformation du minerai se faisait en petites quantités, mais de façon régulière. Le demandeur apportait au maître réducteur le minerai et le charbon nécessaires à l’obtention d’une masse de fer pesant environ six kilos. La réduction se faisait non loin des mines, mais les hommes qui apportaient les éléments nécessaires et qui remportaient le métal n’habitaient pas tous sur le site. La production s’écoulait plus ou moins loin, et seuls restaient sur place les lignages de sidérurgistes. Les mines entretenaient la stabilité d’une population de techniciens, voués à pratiquer une agriculture moins itinérante que leurs clients. Les maîtres réducteurs avaient quelques apprentis, pas plus de trois, et n’étaient pas des grands polygames. Chez les Nzabi, l’accumulation se faisait dans le domaine immatériel de la connaissance généalogique et mythique. Les dignitaires les plus révérés, les maîtres de la parole, d’ailleurs nommés plus modestement « bayambili », « ceux qui parlent », allaient défricher leurs champs comme tout un chacun, et n’avaient guère plus de deux épouses à la fois. Les surplus de métal malgré tout générés étaient « gelés » dans les compensations matrimoniales qui se composaient de 3 à 4 masses-enclumes (pesant environ 6 kilos) et de quelques dizaines de fers de hache, remplacés au cours du xixe siècle par des machettes véhiculées par le commerce de traite. Si la polygamie était réduite, la circulation des femmes n’était pas moins importante. Chaque homme divorçait au moins une fois dans sa vie cl devait, pour épouser une femme déjà divorcée, fournir deux fois le montant de la compensation. Georges Dupré décrit ainsi, avec le développement des échanges au tournant du xxe siècle, une augmentation des biens matrimoniaux qui peut alors atteindre cinq à six masses-enclumes. Ces outils stockés par les dirigeants lignagers, sidérurgistes comme non sidérurgistes, étaient conservés à l’abri des regards dans la boue réductrice de certains ruisseaux (où l’on doit pouvoir encore en trouver des centaines).
17La production de fer disparut au cours de la guerre de l’impôt cl ne fut pas reprise une fois la paix revenue, après 1920. Les souvenirs soigneusement recueillis sur la technique de réduction montrent qu’une dizaine de jours de travail étaient nécessaires pour obtenir un kilo de fer et que chaque réduction fournissait entre cinq et dix kilos de métal prêt à être forgé. Ils montrent également par quels mécanismes sociaux et politiques les Nzabi réussissaient à régler l’offre et la demande, plutôt en baissant la demande qu’en augmentant l’offre, puisque les fers matrimoniaux pouvaient être utilisés des dizaines de fois. En règle générale, ils n’étaient pas transformés en outils et les fers de hache étaient même plus légers que l’outil correspondant ; ils ne pouvaient disparaître qu’à l’occasion d’une perte accidentelle. La production non réservée à l’usage matrimonial fournissait l’outillage agricole et cynégétique, ainsi que les pièces destinées à l’exportation, des boules de fer brut. Dans toute la zone située au sud de Mashoukou, l’unité monétaire était une ébauche d’outil, évoquant la forme d’un ciseau et décrite comme un marteau, pesant quelques centaines de grammes, appelée « mitendzi » (sur Mashoukou, elle avait pour nom « étien, étiéné, moutiéné »). Les Nzabi étaient confrontés à la concurrence des Téké Tsayi leurs voisins qui alimentaient les peuples jusqu’à la côte atlantique, et le long du Congo jusqu’à son confluent avec la Sanga (M-C. Dupré, 1981-82). Tous les peuples concernés désignaient les Téké comme leurs fournisseurs ; la mémoire était conservée jusque dans les années soixante dans le Bas-Congo. Ce 1er était produit dans les mines de Zanaga, déjà mentionnées, sur les sites téké de Lébayi et de Léfoutou.
18Une zone riche en minerais variés accueille une sidérurgie ancienne, dont les techniques ont varié avec les siècles. Les vestiges de fours dégagés à Moanda par Digombe et Schmidt, sur les indications données par G. Delorme en 1983 ne correspondent pas aux descriptions du xixe siècle (Delisle, 1884 ; reprenant les observations de Guiral en 1883), ni aux études du xxe siècle (G. Dupré, 1982). Le minerai était recueilli sous forme de pisolithes où le minerai de fer était déjà enrichi de manganèse, les récoltes étant faites à la surface du sol, ou dans les cours d’eau lorsqu’ils étaient à sec (Delisle op. cit.). Plus au sud, dans la zone de Koumbi, on trouve de grandes excavations rectangulaires, longées par des tumulus de terre (Delorme, 1983). Les voyageurs du xixe siècle signalent des trous dans toute la zone entre Moanda et la haute Louessé (Barrât, 1896). Ce minerai extrait du sol ou détaché des sommets (comme au mont Lékoumou au Congo), était concassé avant réduction. Les Nzabi et les Téké parlent aussi de galeries d’où l’on sortait le minerai cl qui s’éboulaient parfois en ensevelissant les mineurs. Tous ces indices résultant d’informations dispersées font de Mashoukou une zone particulièrement riche en vestiges de toutes sortes qui mériterait une recherche multiple et coordonnée.
Un habitat dense régi par des règles de cohabitation
19La pénétration européenne de la fin du xixe siècle s’accompagne de récits où les contacts avec les habitants sont décrits comme dangereux. Les peuplades rencontrées sont hostiles (comprenant qu’elles ont affaire à des concurrents puissants), belliqueuses et, cela va de soi pour cette période de conquête où il faut déprécier le vaincu, anthropophages. Mais, les vainqueurs, sans craindre de se conbre-dire, les présentent aussi comme inorganisées, non hiérarchisées et peu fiables. Elles vivent dans un état de guerre, faite d’expéditions ponctuelles et d’assassinats quotidiens. L’œuvre civilisatrice se mue alors en « pacification » d’où émergent les vaincus, quelques années plus tard, qui donnent une tout autre image. Toujours inorganisés, ils sont désormais apathiques et paresseux, juste capables de faire travailler les femmes pour survivre d’une agriculture faiblement productive. Heureusement quelques rares travaux viennent nuancer ce tableau.
20Pour affirmer que Mashoukou fut une zone densément peuplée, où la déforestation résulterait d’un long usage de combustibles pour la sidérurgie et d’une agriculture stable, il faut supposer d’autres modes d’organisation sociale. On a déjà noté la variété linguistique (et donc culturelle et historique) des peuples présents lors de la pénétration française. Il faut préciser maintenant que chacun des groupes n’était pas confiné sur Mashoukou. Les Douma, les Nzabi, les Akélé, les Téké et les Mbédé étaient établis sur les territoires alentour jusqu’à de grandes distances et déléguaient, en quelque sorte, à quelques uns des leurs l’occupation technique du vaste site métallifère. Dans les traditions orales du Gabon, les récits retiennent des rencontres entre peuples, suivies de tensions croissantes dénouées par des partages de territoires. Bien que les travaux d’Hubert Deschamps (1962) désignent tous ces peuples comme des fabricants de fer, ceux de Louis Perrois (1970) ignorent presque totalement cette activité technique. Contrairement à l’histoire de l’Afrique centrale, à Mashoukou, la pratique sidérurgique n’a pas suscité de royaumes dont le roi était présenté comme forgeron. Les nombreux partages ont établi une cohabitation de longue durée sans faire surgir d’entité politique de quelque ampleur comme ce fut le cas pour les royaumes kongo, ndongo, kouba ou même, moins explicitement, téké (M-C. Dupré, 1993a).
21Au Congo, chez les Nzabi, Georges Dupré a obtenu deux témoignages convergents d’un partage qui eut lieu sur un site remarquable, dans le vallon de Minganga. Deux poteries de techniques fort différentes furent retrouvées et datées toutes deux, grâce aux restes alimentaires qu’elles contenaient, de la fin xviie ou fin xviiie siècle. Parallèlement, une tradition orale rapporte l’affrontement entre deux groupes, décrits comme nzabi, dont les chefs finirent par s’entendre pour cohabiter (G. Dupré, à paraître).
22Pour finir cette esquisse sur l’anthropisation durable des paysages dans la zone de Mashoukou, je reprendrai les acquis du travail de G. Dupré chez les Nzabi pour rappeler les techniques sociales qui ont permis à tant de peuples de vivre sur un même espace sans réduire leur convergence à l’hégémonie d’un seul. La richesse, malgré le bien-être quotidien signalé par les premiers voyageurs européens, n’était pas le seul but de la société nzabi. « Ceux qui parlent » contrôlaient les alliances, les divorces et les conflits sans délaisser leurs occupations quotidiennes, ni posséder de nombreux serviteurs et épouses. Les surplus de fer servaient aux compensations matrimoniales, comme d’ailleurs pour tous les groupes établis sur Mashoukou, à l’exception peut-être des Téké qui sont restés sur la frange Sud-Est. Le fer était également exporté au loin dans l’actuel Gabon.
23La ressource cynégétique et halieutique, gibier et poisson, était surveillée et de grandes zones étaient mises en réserve temporaire (comme cela se pratique de nos jours en France). Les contrevenants étaient châtiés, parfois mis à mort en cas de récidive, par les membres de sociétés secrètes trans-linguistiques. La plus connue, celle qui était encore en service en 1967 chez les Nzabi du Congo, était appelée Moungala, du nom de l’animal fabuleux qui était censé réprimer le braconnage. Cette société existait chez les Nzabi, leurs voisins kota et mbété, et elle avait été adoptée par les Téké Tsayi qui disposaient pourtant d’autres modes de régulation politique et territoriale. L’agriculture itinérante sur brûlis était moins expéditive qu’on se plaît à le croire. Les Nzabi savaient manier la succession culturale ainsi que l’association des plantes sur une même parcelle. Les alliances matrimoniales étaient acceptées avec les voisins, ainsi que l’établissement de villages mixtes. Et, comme je l’ai dit, les différents groupes sidérurgistes diffusaient leur fer chez les groupes apparentés qui l’exportaient ensuite sur plusieurs centaines de kilomètres.
24L’inexistence de royaumes conquérants proches et les règles de cohabitation et de partage de territoire ont empêché Mashoukou de se transformer en « Rhur gabonaise », comme cela se produisit dans les Grassfields du Cameroun (Warnier et Fowler, 1979).
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1991
Patrimoines naturels au Sud
Territoires, identités et stratégies locales
Marie-Christine Cormier-Salem, Dominique Juhé-Beaulaton, Jean Boutrais et al. (dir.)
2005
Histoire et agronomie
Entre ruptures et durée
Paul Robin, Jean-Paul Aeschlimann et Christian Feller (dir.)
2007
Quelles aires protégées pour l’Afrique de l’Ouest ?
Conservation de la biodiversité et développement
Anne Fournier, Brice Sinsin et Guy Apollinaire Mensah (dir.)
2007
Gestion intégrée des ressources naturelles en zones inondables tropicales
Didier Orange, Robert Arfi, Marcel Kuper et al. (dir.)
2002