Production céramiques et milieux forestiers
L’exemple congolais (1850-1910)
p. 185-194
Texte intégral
Introduction
1En 1981, le laboratoire d’anthropologie du département d’histoire de l’université Marien Ngouabi de Brazzaville initiait, sous la direction de Raymond Lanfranchi, une série d’études consacrées aux cultures matérielles congolaises. Alors enseignant à Brazzaville, nous avons participé à cette entreprise de 1981 à 1989, portant notre intérêt plus particulièrement sur le travail des potières.
2Notre objectif était d’inventorier les techniques céramiques encore vivantes ou disparues dans un passé récent, de considérer l’insertion de ces cultures matérielles dans les sociétés et d’en restituer la dynamique historique. Pour ce faire, nos enquêtes de terrain ont porté sur l’ensemble du réseau de communication de la partie du Congo située au sud de l’équateur, dans un contexte où les récipients métalliques et plastiques avaient largement secondarisé l’emploi de céramiques locales.
3Le cadre géographique de notre étude se situe dans une zone de contacts forêt-savane, à la frange méridionale du grand massif forestier qui recouvre l’Afrique équatoriale. Différentes formations végétales sont présentes : forêt inondée de la cuvette congolaise, savanes à l’aspect parfois steppique de la série des plateaux batéké, mosaïque savanes-forêts galeries des collines batéké, savanes plus. ou moins arbustives du plateau des Cataractes et des plaines du Niari, forêt ombrophile du massif du Chaillu et de la chaîne du Mayombe…
4Les résultats de nos travaux ont été consignés dans plusieurs publications sous forme de monographies régionales. Nous pouvons dresser aujourd’hui un premier bilan global et approcher quelques concrétions de la dynamique des productions céramiques entre le milieu du xixe siècle et la « guerre de l’impôt » des années 1910, et apprécier l’effet des contraintes et atouts environnementaux sur cet artisanat.
Les ensembles régionaux
5Du point de vue de la production céramique des années 1850-1910, on peut distinguer cinq grands ensembles régionaux : deux zones où la fabrication est absente (les plateaux et collines batéké, la façade ponténégrine), et trois régions productrices (les rives du fleuve Congo, les plaines du Niari et le plateau des Cataractes, la forêt du Chaillu).
Les plateaux et collines Batéké
6L’absence d’argile sur l’ensemble des reliefs batéké interdit la fabrication locale des poteries. Seuls quelques forgerons téké y façonnent des fourneaux de pipe en terre cuite avec de petites quantités d’argile importée. La demande émanant de ce vaste espace dynamise les productions céramiques des zones périphériques, que ce soit les rives du Congo ou la bordure orientale de la forêt du Chaillu. La diffusion revient à des groupes de colporteurs proposant les poteries de village en village.
La façade ponténégrine et la chaîne du Mayombe
7Malgré la présence d’argile en abondance, on ne fabriquait déjà plus de poteries en 1850 dans cette région proche de la côte atlantique. La richesse tirée de la traite, la circulation d’une nombreuse vaisselle d’origine européenne, les relations commerciales avec l’intérieur des terres ont induit, selon toute vraisemblance à partir du xviie siècle, la disparition des centres producteurs locaux, tout en favorisant, à l’est du Mayombe, les centres kunyi des plaines du Niari les plus proches (Kibangou et Mbomo).
Les rives du fleuve Congo, entre l’Oubangui et le Pool Malébo
8Les bancs d’argile de dépôts alluviaux qui affleurent sur les berges du fleuve ont permis l’éclosion de nombreux centres producteurs de céramique. Dans la deuxième moitié du xixe siècle, des potières travaillent dans la quasi-totalité des villages riverains où cette production tient souvent une grande place. Certains villages en font leur principale activité économique, et les marmites et gargoulettes sont commercialisées sur de longues distances par voie fluviale : les convois de pirogues alimentent en poteries les marchés du Congo et de ses affluents navigables. Les centres riverains bénéficient de larges débouchés, les plateaux batéké et le monde mbochi.
9Les analogies morphologiques et technologiques montrent l’appartenance des centres céramiques des rives du Congo depuis l’embouchure de l’Oubangui jusqu’au Pool Malébo (Stanley Pool) au même ensemble culturel (chamotte utilisée comme dégraissant, base des récipients moulée puis montage au colombin, décor teint d’origine minérale passé avant la cuisson, cuisson à l’étouffée qui dure souvent toute une nuit).
10La situation de la seconde moitié du xixe siècle est le résultat d’une longue évolution d’un système céramique que les prospections archéologiques permettent de suivre sur près d’un millénaire, depuis sa mise en place au xie siècle. Au xixe siècle, la céramique dépasse la classification linguistique : la même culture céramique est partagée par les Téké Aboma, Ngungulu, Bali et Ndzinzali (groupe B), ainsi que par les Likwala, Likuba, Bobangi, Moye et Nunu (groupe C).
Les plaines du Niari et le plateau des Cataractes
11Les populations kongo (groupe linguistique H) sont caractérisées, fin xixe siècle, par une étonnante homogénéité de leur culture céramique, depuis le nord de l’Angola jusqu’au sud gabonais. Leur espace est quadrillé par une série de foyers, chacun regroupant plusieurs villages : Ntombo-Manianga (Manianga), Foota (Kongo), Massesse (Soundi), Mfouati (Dondo), Mudzanga (Beembe), Mbomo et Kimbangou (Kunyi). Les centres de Tchibanga (Punu) au Gabon, et ceux de Lukanga (Manianga) et Kimpanda (Ndibu) en R.D. du Congo relèvent de la même tradition. Et l’on ne se trouve jamais à plus de trois jours de marche d’une source d’approvisionnement.
12Les analogies technologiques révèlent l’aspect unitaire de cette culture matérielle : pulvérisation de l’argile sèche, montage combinant les méthodes de la masse creusée et du colombin, important raclage externe pour affiner les parois, double cuisson, un premier feu destiné à parfaire le séchage, un deuxième pour la céramisation, puis teinture par projection d’une décoction ou macération d’écorces sur la poterie brûlante.
La forêt du Chaillu
13Les argiles de décomposition granitique abondent dans les bas-fonds plus ou moins marécageux. La fabrication de poteries est une activité largement répandue dans le massif enforesté du Chaillu, pratiquée chez les nombreux groupes qui se côtoient et s’interpénètrent, avec prédominance de l’un ou de l’autre selon les secteurs (Kota, Ndassa et Woumbou du groupe B20, Nzabi, Tsaangui et Tsengui B50, Obamba B60, Téké Tsaayi et Lali B70). Cette région fait figure de véritable laboratoire de techniques céramiques. Ici on utilise l’argile brute, parfois sèche et tamisée, ailleurs après une période de pourrissage. Là on ajoute du sable à la pâte, ou on mélange deux argiles de couleur différentes. À quelques kilomètres de distance, on rencontre des procédés de façonnage aussi divers que les méthodes du colombin, de la boule creusée, du moulage en creux (parfois dans une cuvette ménagée dans le sol), de l’assemblage, ou des méthodes mixtes. Les cuissons, toujours à feu nu, durent d’une petite heure à une nuit entière. La projection d’une teinture végétale imperméabilisante sur les poteries brûlantes n’est pas généralisée.
Céramiques en milieux forestiers
14À première vue, la carte céramologique semble épouser la carte phytogéographique. Quelle part accorder aux déterminismes géologiques, jusqu’à quel point les milieux forestiers influencent-ils les systèmes de production céramique ? Nos prospections ont porté sur trois ensembles forestiers, chacun possédant des caractéristiques propres.
La forêt inondée de la Cuvette congolaise
15Le fleuve Congo s’étale dans la forêt inondée avant de traverser une zone de prairies marécageuses, puis de se faufiler entre les plateaux batéké dans le Couloir. La frontière de la forêt inondée traverse le pays moye, un peu au sud de l’embouchure de l’Alima. Populations riveraines forestières (Likwala, Likuba, Moye mu samba de la forêt), populations des prairies flottantes (Moye mu esobe, Nunu) partagent la même culture céramique que les populations bobangi et téké installées sur les plages du Pool de Bolobo ou celles du Pool Malébo. Ici, le milieu naturel ne semble pas avoir induit de particularismes locaux dans cet espace animé par d’incessants va-et-vient de convois de pirogues et caractérisé avant tout par une circulation facile des personnes et des biens.
La chaîne du Mayombe
16Pas de différence non plus entre cette montagne enforestée et la frange côtière savanicole. La céramique fut éradiquée des deux environnements sans qu’il soit possible de déceler une quelconque spécificité forestière. La proximité des ports de commerce, l’implication des populations à la traite depuis le xviie siècle, la « chasse » aux esclaves puis l’affairisme commercial qui embrasa la région furent déterminants dans l’arrêt des productions.
La forêt du Chaillu
17Pour qui s’intéresse aux poteries d’Afrique centrale, le fait est étonnant : les populations du massif enforesté du Chaillu ont à l’égard des productions céramiques un comportement bien spécifique qui ne se rencontre pas aux alentours, dans d’autres contextes naturels. La forêt du Chaillu recèle une multitude de cultures céramiques, souvent à l’échelle du village, avec des technologies de production très variables au sein d’un même groupe linguistique. La plupart des potières fabriquent leurs pots le plus souvent pour un usage personnel ou familial. Ceci ne doit pourtant pas être considéré comme la résultante d’un quelconque isolationnisme : alors que certaines potières travaillaient chichement pour un usage local, les boules de fer produites aux alentours circulaient sur des centaines de kilomètres ! Et, à la lisière orientale de la forêt, la céramique est une véritable spécialité chez les Téké Lali d’Inkia et de Kimpolo qui ont bénéficié de circuits de distribution bien organisés et su exporter leurs poteries jusqu’à 400 kilomètres.
18La proximité et la promiscuité de nombreuses cultures céramiques fait du massif du Chaillu un milieu très vivant animé de nombreux phénomènes locaux. Les filiations, influences réciproques, inversions, contagions sont des phénomènes complexes qui prennent, dans la seconde moitié du xixe siècle, les aspects les plus variés : les Téké Ngwongwoni non céramistes se mettent vers 1850 à fabriquer des poteries une fois installés à proximité d’un groupe producteur, certains Téké Tsaayi abandonnent leur propre culture pour adopter celle de voisins, d’autres retiennent seulement quelques traits techniques, d’autres encore fabriquent de « faux nkie », adoptant la morphologie des marmites lali mais opérant selon leur propre technique de façonnage. Certains, comme les Obamba, abandonnent complètement la fabrication de pots vers 1890 en s’installant près des Téké.
19Adoption d’une technique voisine dans sa totalité, emprunt de seulement quelques items techniques, morphologiques ou décoratifs, rejet de la céramique concurrente et affirmation de sa propre identité, abandon pur et simple de toute production, diffusion des produits sur de longues distances ou repli sur une consommation domestique, mouvements alternés d’expansions et de rétractions… Entre 1850 et 1910, le massif du Chaillu offre toutes ces situations. C’est un milieu très dynamique, plein de ruptures, de discontinuités à peine lissées par la durée d’une ou deux générations, et bien sûr associé à la « circulation » des femmes.
Les particularismes forestiers
20L’abondance et l’omniprésence d’argiles confèrent à chaque village du Chaillu la possibilité de produire des poteries avec une dépense énergétique socialement tolérable. La proximité d’une source d’approvisionnement en matière première et aussi en combustible est déterminante dans la mesure où les transports sont considérés par toutes comme les opérations les plus pénibles de la chaîne opératoire.
21Les besoins et les modèles de poterie appréciés en zone forestière peuvent être différents. Ainsi la récolte de l’eau de pluie à la descente des toits n’est pas une priorité dans le Chaillu, comme c’est le cas sur les plateaux savanicoles batéké où l’emploi de grandes jarres est généralisé. Les Téké Lali de la forêt ont l’habitude de boire du vin de palme chaud pour se revigorer lors des brouillards matinaux, et disposent à cet effet des gargoulettes en terre cuite richement décorées. Et les populations qui ont adopté le manioc comme nourriture de base emploient de grandes marmites pour cuire les pains.
22Mais il ne faut pas oublier que la forêt fournit aussi une grande variété de produits de substitution à la céramique. La poterie est loin d’être considérée comme indispensable, concurrencée par bien d’autres « récipients » : emballages de feuilles pour la cuisson à l’étouffée ou à la vapeur, calebasses séchées pour le transport et la conservation des liquides et des graines, vanneries, boisselleries…
Conclusion
23Il semble qu’il faille relativiser tout « déterminisme forestier ». D’une part, des groupes installés dans des contextes naturels identiques construisent des histoires céramologiques largement divergentes. D’autre part, des potières de savane ont pu adopter les modes de fabrication de leurs homologues forestières. Ainsi, vers 1850, les Téké Ngwongwoni sont venus s’implanter à une trentaine de kilomètres du centre téké lali d’Inkia. Ils ont développé en savane le centre concurrent de Milimina qui, en deux générations, détrôna son rival. Il faut dire que les colporteurs koukouya gagnaient deux jours de marche en s’approvisionnant à la nouvelle source, sans avoir à s’aventurer dans la forêt redoutée. Le « déterminisme forestier », c’est peut-être essentiellement la grande liberté offerte aux potières. Plus que d’autres milieux, la forêt confère un espace de liberté potentielle, alliant la facilité d’émergence de centres producteurs avec la possibilité de renoncement pour cette production considérée souvent comme matériellement superflue.
24Nos travaux sur la céramique congolaise montrent que, dans certains contextes (chaîne du Mayombe, forêt inondée de la Cuvette), les « nécessités sociales » ont lissé les particularismes naturels et rendu caduques les éventuelles spécificités forestières. Néanmoins, la dynamique bien particulière prévalant dans le massif du Chaillu résulterait de la rencontre entre une grande liberté conférée par l’environnement naturel et l’imbroglio des mouvements migratoires qui ont particulièrement affecté la région au xixe siècle pour le contrôle des voies de traite et des pôles sidérurgiques. S’agit-il d’une singularité ? La réponse demandera de nouvelles investigations portant sur d’autres parties du monde, sur d’autres cultures matérielles, et aussi sur d’autres « affaires de femmes ».
Bibliographie
Bibliographie
Pinçon B., 1984 — La céramique téké de la région de Zanaga (xix-xxe siècles). Mémoire de DES, Université Marien Ngouabi, Brazzaville, 247 p.
Pinçon B., 1985 — Filles de Ngwumandzeli et Ngwumanbani, les potières téké lali et ngwongwoni d’Inkia et Milimina. Cahiers Congolais d’Anthropologie et d’Histoire, 10 : 33-43.
Pinçon B., 1987 — Contribution à l’étude des cultures matérielles en République populaire du Congo : la céramique moye. Muntu, 7 : 121-134.
Pinçon B„ 1989 — Les pipes en céramique d’Afrique centrale : approche technologique. Pipe Magazine, 75 : 6 et 11.
Pinçon B., Ngoïe-Ngalla D., 1990 — L’unité culturelle kongo à la fin du xixe siècle. L’apport des études céramologiques. Cahiers d’Etudes Africaines, 30, 2, 118 : 157-178.
Pinçon B., 1998 — Pour une approche dynamique des productions : l’exemple des céramiques du massif du Chaillu (Congo, Gabon) entre 1850 et 1910. Revue Canadienne d’Etudes Africaines, 31 :1.
Pinçon B., Lanfranchi R., Mpika L., 1998 — Pour une étude de la céramique en Afrique centrale : le cas des centres producteurs kongo (Congo, Gabon, R.D. du Congo). Métallurgistes et potières d’Afrique centrale, Ciciba.
Pinçon B., 1998 — La céramique des rives du Congo (entre l’embouchure de l’Oubangui et le Pool Malébo) à la fin du xixe siècle. Métallurgistes et potières d’Afrique centrale, Ciciba.
Auteur
Bruno Pinçon, l impasse du Pontreau, 79220 Sainte Ouenne, France.
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