Dynamique de la population réunionnaise (1663-2030)
p. 27-41
Texte intégral
1L’histoire du peuplement et de la croissance de la population à la Réunion est bien documentée, notamment par des travaux d’histoire ou de démographie historique. Les données sur des périodes anciennes, même entachées d’erreurs, d’incomplétude ou d’imprécision, permettent une reconstitution dans les grandes lignes de la dynamique de la population depuis le début du peuplement en 1663.
2Les sources de la démographie historique sont les registres paroissiaux, l’état civil et les nombreux recensements effectués par les autorités à des fins fiscales ou militaires1. Dès les premiers temps de l’occupation humaine de l’île Bourbon, des listes nominatives furent ainsi dressées par la Compagnie des Indes, dont les résultats sont jugés fiables eu égard au petit nombre d’habitants. À partir de 1730, obligation est faite par « Déclaration du Roy » de procéder annuellement à un dénombrement afin de prélever l’impôt. Sur cette base, la période 1730-1848 est relativement bien renseignée. En 1848, les opérations de collecte deviennent du ressort des mairies, qui avaient alors tout intérêt à gonfler les chiffres pour bénéficier des avantages administratifs et financiers alloués par le Gouvernement local. Pour assainir cette situation, il fut décidé en 1873 que les recensements seraient dorénavant effectués par le Service des Contributions Directes.
3En 1946, la départementalisation ouvre la voie à un appareil statistique performant. Les recensements sont désormais assis sur des méthodes robustes.
4Cependant, les bulletins du recensement de 1946 étaient remplis par les habitants eux-mêmes, et on peut considérer que ce n’est qu’en 1954, avec l’appui technique de l’Insee, que le premier recensement moderne a vu le jour à la Réunion. Pour la période post-départementalisation, on dispose aussi des données de l’état civil moderne, des chiffres de comptage aux frontières ainsi que de données issues d’enquêtes démographiques ponctuelles ou régulières menées par l’Insee, la Drass, etc.
5À partir des données précédentes, après une brève description du mode de croissance de la population réunionnaise sur le long terme, nous rappellerons les mécanismes démographiques à l’œuvre dans la forte augmentation de la population au cours des cinquante dernières années. Nous verrons que cette multiplication par 2,8 du nombre des habitants entre 1954 et 2004 s’est faite dans le contexte d’une importante modernisation socio-économique, ce qui s’inscrit dans un schéma courant de la transition démographique.
Du peuplement au début de la transition
6Ce qui caractérise avant tout la dynamique de la population réunionnaise sur le long terme est l’importance de sa croissance par apport extérieur de main-d’œuvre. De manière très visible à la Réunion, la démographie est en effet intimement liée à l’économie, c’est-à-dire à la production agricole de l’île, et cela est encore vrai en 1946. Nous allons retracer à grands traits cette histoire commune entre l’économie et la démographie, afin de mieux lire et interpréter l’évolution de la population depuis les origines (fig. 1).
7La première période (1663-1715) est celle durant laquelle la Compagnie des Indes a assigné à l’île Bourbon le rôle de ravitailler les navires sur la Route des Indes. Le peuplement est réalisé par l’envoi de quelques colons métropolitains, officiers et aventuriers, cantonnés vers Saint-Paul et Sainte-Suzanne. La production agricole est tournée vers l’autosubsistance et vers les cultures vivrières destinées aux navigateurs. Les conditions naturelles sont très bonnes pour que la population se multiplie rapidement, comme cela a été le cas dans des contextes similaires où les ressources alimentaires sont abondantes. Pour preuve, Martinez (2001 : 43) mentionne que les 36 premières habitantes de l’île Bourbon (14 Malgaches, 12 Indoportugaises, 10 Françaises) ont eu plus de 7 000 descendants à la troisième génération, ce qui correspond, compte tenu de la mortalité infantile, à environ 8-9 enfants par femme. Mais sur l’ensemble de la population, d’une part le sex ratio est largement en faveur des hommes, que ce soit parmi les hommes libres ou parmi les esclaves, d’autre part il n’y a aucune incitation chez les esclaves à la procréation. En 1715, Bourbon est peuplée d’environ 1 500 habitants.
8À partir de 1715, l’introduction du café, qui devient la culture principale de l’île, va être accompagnée d’un recrutement massif de colons et surtout d’esclaves. En termes de peuplement, un front pionnier se constitue à partir de Saint-Paul et dès 1740, l’ensemble des basses pentes sur les zones côtières est occupé par les cultures caféières et par la population (Simon, 2003). Cette ère du café (1715-1815) verra un équilibrage du sex ratio parmi la population libre et le début d’une croissance naturelle notable. En revanche, parmi les esclaves, c’est-à-dire pour 75 % de la population totale, on compte jusqu’à deux hommes pour une femme (Eve, 1999). La croissance démographique globale reste donc modérée, faite en partie d’une croissance naturelle pour une minorité de la population et d’une croissance par immigration pour la majorité de la population. Au total, l’île compte en 1815 quelque 68 000 habitants.
9Une longue période économique, initiée en 1815 et qui se prolongera jusqu’à la départementalisation en 1946, est celle de la canne à sucre. Durant la première moitié du xixe siècle, la rentabilité de cette culture destinée à approvisionner la métropole aboutit à un nouveau recrutement massif d’esclaves, malgré l’interdiction de la traite en 1817. On estime que 45 000 esclaves furent introduits à cette date en une vingtaine d’années, à comparer aux 80 000 pour l’ensemble du xviiie siècle (Martinez, 2001). Ensuite, l’abolition de l’esclavage en 1848 a eu comme conséquence la libération de 62 000 esclaves et a été suivie du recrutement d’un nombre à peu près équivalent de travailleurs salariés en majorité venus d’Inde, que l’on appelait les « engagés ». Dans les années 1860, cet afflux massif de population porte le nombre d’habitants à environ 175 000.
10La période la plus sombre de l’histoire démographique et économique de la Réunion a duré plus d’un demi-siècle, entre les années 1865 et 1919. Ouverture du canal de Suez détournant les navires de la Réunion, concurrence internationale, baisse des cours du sucre, plantations de canne atteintes par un parasite, cyclones à répétition, épidémies et maladies (choléra, typhus, tuberculose, paludisme, variole, tétanos, fièvre typhoïde) ; une impressionnante conjonction de facteurs défavorables a paupérisé une grande partie de la population et a été à l’origine d’une mortalité infantile et générale en forte hausse. À cela se sont ajoutés les retours d’une partie des engagés dans leur pays et une forte émigration vers Madagascar. Du point de vue démographique, le résultat est une diminution nette de population pour plusieurs années successives, et au total une stagnation de la population entre 1865 et 1919.
11Ces événements et cette chronologie sont retranscrits dans la figure 1. On peut y lire une croissance démographique extrêmement faible dans les premières décennies du peuplement de l’île Bourbon, une croissance modérée durant le cycle du café, une importante progression de la population entre 1820 et 1860, une stagnation démographique de crise jusqu’aux années 1920. Nous allons maintenant nous pencher plus précisément sur la croissance sans précédent de la population réunionnaise survenue à partir du milieu du xxe siècle.
La transition démographique
12Fondé sur l’observation de nombreux pays, le schéma de la transition démographique postule que les populations passent d’un modèle de croissance démographique dans lequel la mortalité et la natalité sont élevées à un autre modèle dans lequel la mortalité et la natalité sont faibles. L’espérance de vie dans le modèle pré-transitionnel est de l’ordre de 20 à 40 ans, tandis qu’elle est supérieure à 70 ans dans le modèle post-transitionnel. Ces deux modèles correspondent chacun sur le long terme à des taux de croissance modérés, inférieurs à 1 % par an. En général, c’est la mortalité qui baisse en premier, suivie ensuite par la natalité. Ce décalage est à l’origine d’une forte croissance de la population pendant le déroulement de la transition puisque le taux de croissance naturelle est la différence entre le taux de natalité et le taux de mortalité. Le schéma théorique est présenté dans la figure 2.
13Dans la réalité, ce schéma général se décline sous de nombreuses variantes dont les paramètres principaux sont l’intensité de la baisse de la mortalité et de la natalité, le décalage temporel entre les deux et la durée globale du processus. Des questions se posent : que se passe-t-il après la fin de la transition2 ? Quelles sont les variables sociales, économiques, historiques, politiques, etc., qui expliquent les modalités d’une transition démographique particulière ? Dans cette optique, le cas de la Réunion est très intéressant, car si le schéma central de sa transition démographique est « standard », sa phase finale présente des caractéristiques originales dans le contexte d’un pays développé3. Son début aussi d’ailleurs est atypique à certains égards, dans la mesure où l’on a observé des signes annonciateurs de la transition mais qui ne se sont pas vraiment concrétisés, comme nous allons le voir.
La croissance naturelle
14C’est seulement à partir de 1921 que les naissances à la Réunion sont systématiquement en excès sur les décès. Pour autant, la mortalité ne faiblit pas de manière significative avant le début des années 1930. Cette première baisse survenue dans les années 1930 va être contrecarrée dans la décennie 1940 par le blocus maritime qu’a connu l’île pendant la Seconde Guerre mondiale, puis par les difficultés d’approvisionnement qui plongent les habitants dans une sous-alimentation chronique, et enfin par les effets dévastateurs de plusieurs cyclones. En 1946, la mortalité infantile est supérieure à 150 pour mille et l’espérance de vie inférieure à 50 ans. Malgré tout, la population augmente de 30 % entre 1930 et 19504.
15La situation à partir des années 1950 est toute différente. La baisse de la mortalité va enfin présenter un caractère rapide et irréversible. Après la dernière grande crise occasionnée par le cyclone de 1948, la fécondité va pour sa part augmenter sous l’effet d’une diminution des pathologies dans le domaine de la santé de la reproduction. Il est en effet habituel, dans le schéma de la transition démographique, de constater, grâce aux progrès de l’hygiène et de la médecine, une progression des taux de natalité durant quelques années avant qu’ils n’amorcent une baisse. Cette baisse va survenir après un pic du taux de natalité à 51 pour mille en 1952, chiffre rarement atteint dans d’autres pays.
16La période 1952-1967 est celle qui est au cœur du schéma de la transition démographique, et c’est celle qui suscite le plus de craintes chez les responsables politiques, puisque les taux annuels de croissance naturelle de la population sont compris entre 2,9 % et 3,5 %. Ces taux très élevés5 sont le résultat du différentiel entre une mortalité en forte régression et une natalité en faible régression.
17Après 1967, la mortalité continue de baisser mais son niveau est déjà faible et les progrès enregistrés deviennent moins spectaculaires. En revanche, la fécondité va diminuer fortement, et au total le taux de croissance de la population diminue par rapport à la période précédente, tout en restant important. On peut estimer qu’au début des années 1980, les courbes de natalité et de mortalité évoluent de manière parallèle, marquant ainsi classiquement la fin de la transition démographique (fig. 3).
18Mais quand nous avons évoqué supra la spécificité de la phase finale de la transition démographique de la Réunion, nous faisions référence implicitement à la difficulté de décréter la fin même de cette transition. En effet, outre le parallélisme des deux courbes de natalité et de mortalité, le critère exigé pour cela est que la croissance naturelle annuelle de la population soit en deçà d’un certain seuil, généralement porté à 1 %. Or, depuis une vingtaine d’années, bien qu’en diminution régulière, elle reste comprise entre 1,8 et 1,4 %.
19Ce maintien d’un taux de natalité relativement élevé n’est pas seulement affaire de structure de la population, car l’indice synthétique de fécondité, qui est un indicateur indépendant de cette structure, est estimé à 2,43 enfants par femme en 2003 (TER, 2004), valeur similaire à celle de 1999 et supérieure à celle de 1996 qui était de 2,26 enfants par femme. Un autre critère usité pour énoncer la fin de la transition porte d’ailleurs sur la valeur de l’indice synthétique de fécondité qui doit atteindre le seuil de remplacement des générations, c’est-à-dire environ 2,10 enfants par femme. Il y a là une vraie question sur la nature de ce plateau démographique, qui sera évoquée dans le chapitre 2 et sur laquelle nous reviendrons dans le chapitre conclusif6.
20Si l’on considère la seconde moitié du xxe siècle, qui est celle qui a connu à la fois la transition démographique et des recensements de population fiables, on peut dresser un bilan de l’importance de l’accroissement démographique à travers les résultats de ces recensements (tabl. 1).
21En 2004, la population est estimée à 763 200 habitants (TER, 2004). Entre 1954 et 2004, la population réunionnaise a donc été multipliée par 2,8. Même si l’on peut considérer que la transition n’est pas complètement achevée, on peut comparer la valeur de ce « multiplicateur transitionnel »7 à celui de l’ensemble des pays développés, qui est de l’ordre de 4, et à celui des pays en développement qui sera de l’ordre de 8 (Chesnais, 1986). Cette faible valeur est d’autant plus remarquable que la transition démographique de la Réunion s’est faite récemment, et que dans ce cas les transitions sont plus courtes et plus hautes que celles des pays européens qui, elles, se sont étalées sur des durées beaucoup plus longues. C’est généralement seulement dans ce dernier cas que le multiplicateur est faible, égal par exemple à 2 dans le cas de la France pour une transition qui s’étale sur plus de 150 ans. À l’opposé, certains pays africains connaîtront une multiplication par 15 de leur population.
22Dans le cas réunionnais, la croissance démographique globale jugée relativement faible pour une transition courte et haute est liée au faible décalage temporel entre la baisse de la mortalité et celle de la fécondité ainsi qu’à la baisse extrêmement rapide de la fécondité. À moins d’un maintien de la fécondité à un niveau supérieur au seuil de renouvellement des générations pendant plusieurs décennies, ce qu’aucun élément d’analyse ne peut justifier, la progression de la population réunionnaise au cours de sa période de transition sera bien moins importante que dans presque tous les autres pays de la planète. Cela relativise le terme « d’explosion démographique », qu’on ne devrait utiliser, comme le suggère Lévy (1986), que dans le cas des pays dont le multiplicateur est au moins égal à 10.
La structure par âge
23Logements, infrastructures, établissements scolaires, marché de l’emploi etc., nombreux sont les secteurs de la vie économique et politique à s’intéresser aux évolutions démographiques. Cela est d’autant plus vrai que sous l’effet de la transition démographique, c’est aussi la structure par âge de la population qui se modifie et donc la nature des besoins et les postes de consommation. Le tableau 2 indique la proportion croissante des classes d’âge actif, issues des générations nombreuses nées dans les années 1960. On remarque aussi la progression de la proportion des personnes âgées de 60 ans et plus, passant de 5 à 10 % entre 1954 et 1999, progression qui va se poursuivre dans les années à venir.
24La figure 4 illustre la transformation de la pyramide des âges au cours du temps. En 1954, elle est très large à sa base, typique des pyramides des pays occidentaux de l’époque pré-transitionnelle ou des pays en développement au milieu du xxe siècle. En 1990, elle se contracte mais la base reste encore large sous l’impulsion d’une natalité qui ne décroît plus, tandis que la part des personnes âgées, bien qu’en augmentation, reste modeste comparativement aux pays européens. Enfin, dans le scénario central des projections de population de l’Insee (voir chapitre 6), la pyramide réunionnaise à l’horizon 2030 ressemble globalement à celle de la métropole actuelle.
Le poids de la migration
25Nous avons insisté sur la dynamique naturelle de la population, sans mentionner la croissance issue de la migration. Il est vrai que quantitativement, la grande majorité de la croissance de la population réunionnaise au cours de la transition démographique est inhérente à sa croissance naturelle (tabl. 3).
26Alors que pendant 250 ans, la migration avait été le moteur de la croissance démographique de l’île, la première moitié du xxe siècle ne voit pas d’apports migratoires notables. C’est pendant l’organisation de l’émigration en métropole à travers le Bumidom, au cours de la période 1967-1974, que le rôle de l’émigration est le plus fort puisqu’elle participe, négativement, à hauteur de 20 % de la croissance totale entre les deux recensements. En soustrayant une partie de ses jeunes adultes à la population réunionnaise, cette émigration a eu des répercussions sur la natalité, mais les migrations du point de vue purement quantitatif occupent au total une place nettement moins importante que la dynamique naturelle dans le schéma de la transition démographique.
Transition et modernisation socio-économique
27S’il est des transitions démographiques dont les facteurs explicatifs sont difficiles à cerner, le schéma dans lequel s’inscrit celle de la Réunion est assez limpide dans ses grandes lignes. Les mutations de la démographie réunionnaise peuvent être expliquées par la théorie de la « modernisation socioéconomique ». Celle-ci stipule que dans une société où l’enfant participe par son travail à l’économie domestique et où il demeure le seul soutien à ses parents lors de leurs vieux jours, où les femmes sont peu instruites et ont un statut social défavorisé, où la mortalité infantile est forte, une fécondité élevée est le meilleur garant d’assurer la survie et la pérennité de la famille. Inversement, lorsque l’enfant coûte davantage qu’il ne rapporte, quand la sécurité face aux aléas de la vie est prise en charge par un système d’assurance-maladie et de retraite, quand on acquiert la quasi-certitude que le nourrisson qui naît atteindra l’âge adulte, alors le statut de l’enfant change et il n’est plus nécessaire de maximiser la fécondité dans un tel contexte. Dans ce schéma de la modernisation socio-économique, les variables indicatrices du développement d’une société sont en même temps celles qui jouent dans le sens d’une baisse de la mortalité et de la fécondité. Développement socioéconomique et transition démographique sont donc indissociablement liés à travers un ensemble de variables, parmi lesquelles on peut citer la scolarisation, l’instruction, l’urbanisation, les progrès en matière d’hygiène, l’accès à un système de soins performant, l’amélioration de la condition de la femme8, l’existence d’institutions de sécurité sociale, d’assurance et de retraites, des revenus plus élevés, l’émergence d’une classe moyenne.
28C’est précisément ce que va apporter la départementalisation à la Réunion à partir de 19469. À cette date, l’économie de l’île reste encore largement dominée par la culture de la canne à sucre et toutes les infrastructures existantes sont conçues pour servir le secteur primaire, qui emploie deux actifs sur trois. Seulement 8 % des logements sont construits en dur, 10 % ont l’eau courante (mais pas pour autant potable) et 12 % l’électricité. On ne compte que deux lycées sur l’ensemble du territoire. Dans les années 1940, les conditions de vie des Réunionnais sont encore très liées aux phénomènes naturels et au cycle des saisons. Le cyclone de 1948 a occasionné 165 décès, chassé de chez elles 15 000 personnes, porté la mortalité infantile à 230 pour mille et dévasté les champs de canne. Le rythme des naissances et des décès, comme dans toutes les sociétés rurales traditionnelles, est très influencé par le calendrier agricole. De même, les effectifs scolaires sont plus importants en décembre qu’en septembre, après que les enfants ont participé à la coupe de la canne à sucre (Carde, 1996). À cette époque, l’île est loin de la métropole que l’on rejoint alors en avion en pas moins de quatre jours, avec une quinzaine d’étapes.
29Dans le domaine de la santé, le bilan est aussi désastreux. En 1946, rappelons que la mortalité infantile est supérieure à 150 pour mille et l’espérance de vie inférieure à 50 ans. On compte seulement 29 médecins généralistes, 3 chirurgiens, 9 dentistes, 17 pharmaciens, aucun médecin spécialiste. Le rapport Finance (1948) dénonce une insuffisance notoire de médecins, l’indigence des cinq petits établissements hospitaliers, la quasi-inexistence d’un service d’hygiène et l’absence de moyens de transport sanitaire. Signe des temps, l’élite réunionnaise constituée des grands propriétaires terriens, qui est pourtant la seule à avoir accès au système de santé local, se dirige vers Madagascar ou Maurice pour consulter des médecins spécialistes. La Réunion au temps de la départementalisation a une structure épidémiologique proche de celles des pays en développement, c’est-à-dire que les causes de mortalité principales sont liées aux maladies infectieuses et parasitaires ainsi qu’aux maladies provoquées par les carences alimentaires. Le paludisme est responsable de 40 % des décès, le rachitisme et le béribéri y sont toujours présents (Catteau et Catteau, 1999).
30Au cours de la seconde moitié du xxe siècle, cette situation va changer rapidement sous l’effet d’un ensemble de mesures prises en matière d’infrastructures routières, d’adduction d’eau potable, d’électrification, de construction de logements, d’écoles, d’hôpitaux, de création d’un système de soins moderne, de la sécurité sociale, de structures hospitalières pour les accouchements, etc10. Cette politique volontariste marque la fin d’une société agricole. En l’espace d’une cinquantaine d’années, les indicateurs de la situation socioéconomique de la Réunion sont tout simplement passés de ceux d’un pays en développement à ceux d’un pays développé (tabl. 4).
31En matière d’hygiène, de conditions sanitaires et de santé, les progrès ont été spectaculaires. De manière concomitante à la transition démographique, la Réunion a accompli sa transition épidémiologique (Carde 1996 ; Catteau et Catteau, 1999), signe d’une évolution imputable au développement socioéconomique au sens large. Selon l’expression de Squarzoni (1986 : 2), cette transformation de la société réunionnaise après la départementalisation constitue « une des plus spectaculaires mutations pacifiques du globe ». L’injection massive de ressources financières et humaines a ainsi créé un environnement particulièrement propice à une baisse rapide de la mortalité qui a été ensuite suivie par une baisse rapide de la fécondité. Malgré les réticences initiales11, les aspirations à un nouveau modèle de société, en partie importé par les métropolitains et les Réunionnais de retour, ont eu vite fait de bousculer les mentalités. Le programme de planification familiale, et en particulier l’accès facile et gratuit à la contraception, a constitué un élément facilitateur et accélérateur pour cheminer vers la famille restreinte (Jourdain, 1978). Au recensement de 1999, seulement 9 % des ménages affichent une taille supérieure ou égale à six personnes.
Conclusion
32Au cours de sa transition démographique, la population réunionnaise a battu quelques records. Elle présentait dans les années 1950 un taux de natalité extrêmement élevé pour connaître aussitôt une baisse de la natalité parmi les plus rapides au monde. L’indice synthétique de fécondité a lui aussi chuté de manière vertigineuse de 7,0 à 2,8 enfants par femme en moins de trente ans (1953 à 1982). Quant à elle, la mortalité a enregistré une régression spectaculaire. Les indicateurs, indépendants de la structure par âge de la population, que sont la mortalité infantile et l’espérance de vie ont connu des améliorations jamais enregistrées ailleurs auparavant. Dans son ensemble, la transition démographique de la population réunionnaise a été parmi les plus rapides du monde, et elle s’est appuyée sur un développement socio-économique, rapide lui aussi, à l’instar de Singapour, Hong-Kong et Maurice. Cette histoire a façonné le paysage démographique contemporain de l’île dont l’une des caractéristiques est de présenter une fin de transition relativement longue. On peut se demander alors si elle est un épiphénomène ou pas dans le schéma général de la transition démographique. Examiner cette question, c’est-à-dire s’interroger aussi sur le devenir de la population réunionnaise, nécessite une connaissance approfondie des phénomènes démographiques des vingt-cinq dernières années, ce qui est l’objet des chapitres qui suivent.
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Notes de bas de page
1 Sur les sources statistiques, on pourra consulter : Pellier (1955), Lecompte (1975), Hamon (1982), Rallu (1998), Eve (1999), Temporal (2000).
2 Cette question renvoie à une autre plus pragmatique, puisqu’il s’agit de la pérennité même d’une population, ou tout au moins de sa place dans le jeu international : comment faire face à une fécondité qui, durablement, n’assure pas le renouvellement des générations ?
3 Sur la transition démographique à la Réunion et sur la dynamique de la population depuis la départementalisation, on pourra consulter : Cohen (1971), Festy et Hamon (1983), Hamon et Catteau (1986), Catteau et al. (1992), Hoareau (1994), Lopez (1995), Bertile (2000), Martinez (2001), Lardoux (2002), Actif et Martinez (2003). Le lecteur pourra se référer à ces sources pour une description des modalités concrètes de la transition démographique (âge au mariage, contraception etc.) qui ne seront pas abordées ici.
4 Martinez (2001) parle de la période 1930-1950 comme d’un « préambule » à la transition démographique. Lopez (1995) évoque une « amorce » de la transition en 1930 qui s’amplifie en 1950.
5 L’effectif d’une population soumis à un taux de croissance annuel de 3,5 % double en vingt ans.
6 « L’analyse de la transition démographique de La Réunion laisse penser que l’île est en fin de transition mais que celle-ci n’est peut-être pas terminée » (Insee, 2002 : p. 11). Widmer (200 : 5, p. 219) estime que la fin de la transition pourrait survenir « d’ici les vingt prochaines années ».
7 Désigne formellement la valeur par laquelle l’effectif de la population pré-transitionnel a été multiplié pour aboutir à l’effectif post-transitionnel.
8 Accès à la scolarisation, participation à la vie active, prise de décision au sein du couple.
9 Pour un ensemble de raisons inhérentes à la reconstruction de la France après la Seconde Guerre mondiale et à sa préoccupation face aux derniers conflits coloniaux, les moyens mis à disposition de la départementalisation seront surtout conséquents à partir de 1960.
10 Pour une histoire du développement de la Réunion, on pourra consulter par exemple : Maestri (1999) ; Vaxelaire (2003).
11 « L’application immédiate des lois Neuwirth et Weil dans les DOM, et à la Réunion en particulier, résultait de la volonté des Pouvoirs Publics de réduire la natalité dans un département pauvre à l’avenir économique incertain. Il n’existait pas, à l’époque, contrairement à la Métropole, de revendications féminines locales à ce niveau. Jusque- là, les pratiques contraceptives et abortives à la Réunion étaient peu fréquentes, la morale sociale et religieuse venant renforcer la conviction que la femme a, en priorité, une fonction maternelle. » (Lefevre et Pasquet, 1988 : 11).
Auteur
Démographe chargé de recherche IRD, UMR 151 LPED Université de Provence/IRD. Habilité à diriger les recherches à l’université Paris-V
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