L’apport des indicateurs dans l’étude des relations population-environnement en Tunisie
p. 79-87
Texte intégral
1Que peuvent apporter les indicateurs à la compréhension des relations entre les populations et leur environnement ? C’est l’objet de ce chapitre que d’essayer de proposer quelques éléments de réponse à cette question en évoquant la démarche entreprise au sein du programme Dypen. À cette fin, nous verrons dans un premier temps comment la nécessité de recourir aux indicateurs s’est imposée peu à peu dans ce champ de la recherche, de manière générale puis en particulier dans le programme Dypen. Dans un deuxième temps, nous présenterons une batterie d’indicateurs recueillis dans le cadre de l’enquête principale en les analysant selon une double typologie. Enfin, toujours dans le cadre du programme Dypen, nous évoquerons les aspects prospectifs de la démarche « indicateurs ».
Une demande croissante d’indicateurs
2L’OCDE (1994 :19) définit un indicateur de la manière suivante : « Paramètre ou valeur calculée à partir de paramètres, donnant des indications sur ou décrivant l’état d’un phénomène, de l’environnement ou d’une zone géographique, d’une portée supérieure aux informations directement liées à la valeur d’un paramètre ». Derrière cette définition apparaît en filigrane une première conceptualisation, le dépassement d’une simple mesure d’un phénomène. Dans ce sens, l’émergence de l’utilisation des indicateurs dans le champ d’étude population-environnement n’est pas étonnante, elle n’est que le pendant de la prise en compte de la notion de complexité dans cette nouvelle discipline. En effet, les théories usitées avant les années 1990 étalent le plus souvent simplistes dans la description des mécanismes puisqu’elles attribuaient une fonction soit systématiquement néfaste, soit systématiquement positive à l’impact des activités humaines sur l’environnement. Ces théories, respectivement malthusienne et bosérupienne, s’avèrent très utiles pour décrire certains épisodes historiques sur des grandes échelles de temps et d’espace, mais montrent vite leurs limites pour une étude plus fine des relations population-environnement.
3La multiplication au cours de la décennie passée des études localisées montre au contraire la formidable diversité des situations et les grandes capacités d’adaptation et d’innovation des populations face à leur environnement (Mathieu, 1998). C’est ce paradigme qui a motivé la démarche du programme Dypen en Tunisie (Picouet, 1996) et qui a incité le collectif de recherche à s’intéresser aux indicateurs (Sandron et Sghaier, 2000), démarche entreprise aussi par l’État tunisien1.
Pertinence de la construction d’indicateurs dans le programme Dypen
4Si, comme nous venons de le voir, pour étudier la relation population- environnement, la reconnaissance de l’utilité des indicateurs est acquise depuis la décennie 1990, force est de constater néanmoins la rareté des études proposant une démarche intégrée visant à fournir et tester des indicateurs. Pourtant, une réflexion méthodologique a été menée sur les propriétés adéquates des variables ou autres mesures d’un phénomène pour accéder au statut d’indicateur. Mais justement, les conditions requises dans la pratique s’avèrent assez draconiennes et deux écueils majeurs risquent de surgir : soit la construction des indicateurs se fait a posteriori du recueil des données non prévues à cet effet, et l’expérience montre qu’il s’avère alors très difficile de construire des indicateurs pertinents, soit les indicateurs sont préétablis à la collecte des données, et comme dans tout travail de modélisation, les données risquent de se couler sans recul dans le moule du modèle. Dans le cas du programme Dypen, la durée décennale des recherches a permis, à travers un processus d’allers-retours théorie/terrain, de se situer entre ces deux extrêmes.
5Une autre difficulté majeure dans la construction d’un indicateur est de trouver le juste milieu entre ses potentialités de généralisation et sa vocation à donner des recommandations précises en terme d’action de développement durable (Bouni, 1998). La démarche comparative utilisée dans quatre sites en Tunisie rurale, en adoptant une méthodologie commune sur des thématiques environnementales différentes, apporte une certaine garantie quant à cette exigence, puisque le dispositif de recherche Dypen a été conçu pour répondre à cette dualité généralisation/spécificités.
6L’ambition du programme Dypen il consiste en la construction d’une batterie d’indicateurs qui répondent aux exigences d’une analyse scientifique approfondie de la réalité socio-économique et environnementale mais qui se place dans une échelle temporelle. Dans cet esprit, l’indicateur devrait faire l’objet d’observations répétées dans le temps pour servir à affiner et à rendre dynamique une analyse scientifique préétablie. En effet, si celle-ci a énormément coûté, sa pérennisation à travers un suivi d’observations dans le temps s’effectue au moindre coût d’autant plus qu’elle permet un recalibrage continu de l’analyse initiale (Sghaier, 1999).
Les indicateurs élaborés dans le cadre de l’enquête principale
7L’enquête principale menée en 1996 (Auclair et al., 1999) sur 2400 ménages s’est révélée être une phase importante dans la construction des indicateurs concernant la relation entre la population et l’usage des ressources. Deux hypothèses fortes ont été testées : la première met en avant l’espace et la seconde, le type d’activité agricole.
8Le découpage spatial retenu est administratif, c’est celui de l’imadat. L’autre découpage est basé sur une typologie simplifiée d’exploitation agricole. L’hypothèse faite ici est que le type d’activité et particulièrement le type d’activité agricole sont des facteurs explicatifs primordiaux pour comprendre les relations entre la population et son environnement. Nous sommes en milieu rural, dans des zones peu développées, les stratégies familiales sont le plus souvent orientées vers des stratégies de simple survie. Les opportunités offertes sur le marché du travail, qu’il soit local ou lointain, les solidarités familiales qui soudent encore les membres d’un même ménage, les réseaux migratoires quasiment institutionnalisés ou encore l’attitude des pouvoirs publics face au développement local, sont des facteurs qui créent un champ des possibles relativement réduit quant à ces stratégies familiales. Ainsi, il est possible de créer une typologie des exploitations agricoles et de la croiser ensuite avec un mode d’utilisation des ressources naturelles et avec des indicateurs socio-économiques. À cette fin, les données de l’enquête principale concernant la rubrique « exploitation agricole » ont été analysées ici à travers une grille très simple qui distingue trois types de ménages :
- type A : n’exploite pas de terre et ne possède pas de cheptel ;
- type B1 : (exploite des terres ou possède du cheptel) et (le revenu principal n’est pas lié à l’agriculture) ;
- type B2 : (exploite des terres ou possède du cheptel) et (le revenu principal est lié à l’agriculture).
9Les indicateurs retenus dans les sphères « économie », « démographie », « niveau de vie », « éducation » et « utilisation des ressources naturelles » figurent dans le tableau IV.
10Pour ne pas interférer avec la construction de la typologie, les indicateurs concernant les exploitations agricoles ne sont pas donnés dans la typologie agricole. Entrant dans la construction de cette typologie, ils ne sauraient être analysés selon cette même typologie. Le tableau V donne à titre indicatif la valeur de ces indicateurs selon les imadat et les types des ménages2 pour la zone de Kroumirie.
11À partir de l’étude de la dispersion des indicateurs, on peut en établir une classification selon quatre modalités :
- indicateur présentant des différences importantes uniquement par imadat ;
- indicateur présentant des différences importantes uniquement par type de ménage ;
- indicateur présentant des différences importantes par imadat et par type de ménage ;
- indicateur présentant des différences faibles par imadat et par type de ménage.
12Les indicateurs ayant trait à l’eau courante et à l’électricité sont uniquement liés aux infrastructures existantes et donc aux phénomènes spatiaux. Nous ne les analysons donc pas selon la grille proposée. Les quinze indicateurs restant sont classés selon les quatre modalités et selon les quatre sites d’étude dans le tableau VI.
13Cette grille peut être lue selon deux niveaux. D’abord, on peut voir site par site quelles sont les influences sur les indicateurs de l’espace et du type de ménage considérés. Ensuite, indicateur par indicateur, il est intéressant de voir son mode de dispersion sur les quatre sites. Commençons par la première de ces grilles de lecture.
14La Kroumirie apparaît de prime abord comme un cas assez complexe puisque les indicateurs suivent tous les cas de figure dans des proportions identiques. Quatre d’entre eux semblent influencés prioritairement par l’espace (Tele, Mig., Gaz, Fill.), quatre autres par le type de ménage (Parc., Jeun., Age, Inst.), quatre encore sont influencés à la fois par les deux interfaces (Enf., Scol., Cm-F., Chom.), tandis que les trois derniers sont répartis assez également selon les imadat et les types de ménage (Bois, Dur, Naiss.).
15À Bargou, la moitié des indicateurs obéissent à des logiques à la fois spatiales et familiales. Ceci n’est guère surprenant si l’on considère la spécificité de Bargou Ville et des types de ménages qui y vivent. Mais au-delà des caractéristiques de cet imadat plutôt urbanisé, il apparaît que l’espace est un facteur clé dans l’étude des relations population-environnement dans ce site.
16Le même type de phénomènes a lieu à Menzel Habib où le type de ménage n’est le seul discriminant pour aucune variable. C’est aussi la zone où l’on observe le plus grand nombre de variables régulièrement réparties selon l’espace et le type de ménage. On peut y voir une certaine homogénéité des ménages, liée aux très faibles opportunités d’emploi local et à la forte dépendance aux conditions climatiques, qui induisent des marges de manœuvre relativement faibles dans la conduite des activités familiales.
17À El Faouar, la situation peut être comparée à celle de la Kroumirie. Peu de tendances nettes se dégagent quant à la primauté d’une interface sur une autre. On peut noter cependant quelques pistes intéressantes de recherche, comme par exemple le constat que le type de ménage apparaît plus discriminant sur le nombre d’enfants que l’appartenance à un imadat, et donc à une ethnie, donnés.
18La lecture par variable nous indique essentiellement deux phénomènes :
- en termes d’indicateurs retenus, la discrimination est davantage le fait de l’espace que celui du type de ménage considéré ;
- la majeure partie des indicateurs sont influencés à la fois par le découpage spatial et par le découpage typologique des ménages. Ceci confirme, si besoin était, la complexité des phénomènes et la nécessité de prendre en compte ces deux interfaces.
Perspectives
19Dans le cadre des observatoires Dypen mis en place à l’issue de ce programme de recherche, le recueil des indicateurs permettra à la fois de renseigner la communauté des scientifiques et des décideurs sur les aspects quantitatifs et qualitatifs des évolutions des interactions population-environnement. Sans aucun doute faudra-t-il affiner la définition de certains d’entre eux, adapter le mode de recueil ou redéfinir l’échelle la plus pertinente. Là encore, le processus ne peut être qu’itératif. La question de la validation des indicateurs reste complexe, et ce n’est qu’à travers la confrontation, non seulement au sein des quatre zones Dypen, mais aussi avec d’autres expériences et avec le programme national évoqué ci-dessus, que les indicateurs proposés pourront servir de base de renseignements puis de décision aux décideurs locaux.
20Par ailleurs, la mise en relation de ces indicateurs élaborés à partir d’un outil socio-économique (Enquête principale 1996) avec des indicateurs biophysiques n’a pas été suffisamment creusée et prospectée mais s’avère d’une grande utilité surtout lorsqu’il s’agit d’appréhender les relations population-environnement. Des tentatives ont été cependant menées au niveau de certaines opérations du programme Dypen II (par exemple dans les observatoires localisés, en particulier celui concernant l’impact anthropique sur la steppe environnante de l’oasis d’EI Faouar), (Ouled Belgacem et Sghaier, 2000) mais la question reste posée et demande davantage de réflexions et d’investigations.
Bibliographie
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Références
Auclair L., Gastineau B., Picouet M., Sandron F., 1999 – Enquête principale 1996. Document du collectif de recherche Dypen 2, Tunis, 58 p. + annexes.
Bouni C., 1998 – L’enjeu des indicateurs du développement durable. Mobiliser les besoins pour concrétiser les principes. Natures, Sciences et Sociétés, 6 (3) : 18-26.
10.1016/S1240-1307(98)80080-0 :Mathieu P., 1998 – Population, pauvreté et dégradation de l’environnement en Afrique : fatale attraction ou liaisons hasardeuses. Natures, Sciences et Sociétés, 6 (3) : 27-34.
OCDE, 1994 – Indicateurs d’environnement. Paris.
OTED, 1999 – Test des indicateurs de développement durable des Nations unies – rapport de la Tunisie, Observatoire tunisien de l’environnement et du développement. Ministère de l’Environnement et de l’Aménagement du territoire, Agence nationale de protection de l’environnement, Tunis, 319 p.
Ouled Belgacem A., Sghaier M., 2000 – « Impact de la sédentarisation des nomades sur l’équilibre écologique et socio-économique en zone saharienne de Tunisie : cas d’El Faouar ». Actes du séminaire international Medenpop, IRA, IRD, CNT et Credif, octobre 2000.
Picouet M., 1996 – « Le problème population-milieux naturels en Tunisie ». In Gendreau F. et al. (éd.) : Populations et environnement dans les pays du Sud, Karthala-Ceped, Paris : 143-164.
Sandron F., Sghaier M., 2000 – L’approche « indicateurs » pour suivre les relations population-environnement : des concepts à l’expérience. Sécheresse, 11 (3) : 171-178.
Sghaier M., 1999 – « L’approche indicateurs du programme Dypen ». Communication présentée à l’atelier national sur les indicateurs de la désertification, ministère de l’Envi- ronnement et de l’Aménagement du territoire (MEAT), sept. 1999.
Notes de bas de page
1 La Tunisie a proposé, à la fin de l’année 1997, de mener un test national des 134 indicateurs de développement durable élaborés par la Commission des Nations unies pour le développement durable. L’Observatoire tunisien de l’environnement et du développement (OTED) a été désigné comme point focal agissant pour le compte du ministère de l’Environnement et de l’Aménagement du territoire. Ce test s’inscrit largement dans le Programme d’action nationale de l’environnement et du développement durable de l’Agenda 21 national, adopté en 1995. Le test s’est déroulé dans un cadre de concertation élargie, à laquelle ont pris part les experts et représentants des organismes et institutions concernés par le sujet en Tunisie (OTED, 1999).
2 Pour une présentation complète des résultats sur les quatre zones, voir Auclair et al. (1999).
Auteurs
Démographe, IRD, Paris, France.
Agro-économiste, IRA, Médenine, Tunisie.
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