Modes de représentation des stratégies familiales en milieu rural
Une approche méthodologique
p. 63-78
Texte intégral
Introduction
1La compréhension des mécanismes de transformation et d’adaptation des familles rurales face aux mutations que connaît leur environnement économique, écologique et social constitue un élément fondamental de la réflexion concernant le développement rural durable ; en particulier en ce qui concerne les prises de décision des ménages en matière de mobilisation et d’affectations des différentes ressources humaines, naturelles et symboliques. En effet, le ménage est un centre de décisions à la fois en termes de production agropastorale et de critères de vie qu’il s’agit de mieux cerner pour apporter des éléments pertinents sur le devenir des populations rurales concernées.
2Le concept de stratégies familiales a pris un écho particulier dans les années soixante-dix avec le développement de la réflexion sur l’agriculture familiale, reprenant les idées de Chayanov1 selon lesquelles l’exploitation familiale constitue un tout dont la logique de fonctionnement est de type production-reproduction. Le paysan est considéré comme un chef de famille qui dirige une unité combinant dans la vie quotidienne : production, habitation, consommation, relations sociales. En ce sens, ni le cadre marxiste ni le néoclassique – qui mettent en avant un objectif unique fréquemment réduit à la maximisation du profit ou bien à la maximisation d’une fonction d’utilité – ne permettent de retranscrire pleinement et d’analyser la complexité et le comportement des paysans, notamment quand les risques productifs et les aléas sont importants (Chiche, 1996). Cependant, la notion de stratégies familiales, même si elle est largement utilisée dans la littérature concernant les systèmes agraires et la ruralité (Elloumi, 1996 ; Gastellu et Marchal, 1997, entre autres), demeure un concept flou, tant en ce qui concerne les bases théoriques sur lesquelles il repose, que les outils méthodologiques de caractérisation2.
3Nous proposons ici l’état des réflexions d’un groupe de travail du programme Dypen3 constitué autour du thème « stratégies familiales en milieu rural tunisien » sur les aspects méthodologiques des représentations des stratégies familiales appliquées à l’illustration de typologies de systèmes exploitation-famille dans quatre régions contrastées de Tunisie.
Cadre conceptuel et contextuel
Le système exploitation-famille (SE-F)
4Les notions de système de production agricole ou de système d’exploitation, traditionnellement utilisées pour l’analyse micro-économique en milieu rural, s’avèrent le plus souvent insuffisantes pour rendre compte de la diversité des activités et des sources de revenus qui caractérise aujourd’hui les familles rurales (Gana, 1998). Un élargissement de ces notions au système « exploitation-famille » apparaît plus adéquat pour prendre la combinaison de l’ensemble des facteurs de production au niveau du groupe domestique et des projets dont ce dernier est porteur. Les facteurs démographiques, sociaux et culturels interviennent ainsi de manière décisive dans l’organisation familiale (affectation de la main-d’œuvre familiale, division sexuelle du travail, mobilité et réseaux migratoires, scolarisation, savoirs et compétences...) et de la production, au même titre que les facteurs économiques et les compétences techniques (Morvaridi, 1998). Ainsi, le système de production est en relation avec un groupe familial composé de l’ensemble des personnes qui vivent et travaillent sur l’exploitation et à l’extérieur. C’est au niveau du groupe familial que s’élaborent des objectifs assignés à l’activité agricole, que se décide une certaine division des tâches, que se déterminent les besoins de consommation et que s’élaborent des projets. Cette relation exploitation- famille évolue tout au long du cycle de vie de la famille, elle agit sur l’espace de vie4.
Le temps, fil conducteur d’analyse du fonctionnement du SE-F
5Les deux pôles du système exploitation-famille apparaissent comme des domaines multi-ressources (revenus, travail, mode de vie, patrimoine, etc.), situés dans un contexte socio-économique souvent mouvant et qui doivent être considérés dans un univers temporel complexe. En effet, les activités agropastorales présentent des cyclicités liées aux saisons et aux pratiques culturales et d’élevage qui rythment les tâches quotidiennes (le « temps rond ») ; mais sur des pas de temps plus longs, on observe souvent des modifications importantes de celles-ci, que l’on croyait immuables, pour faire apparaître des trajectoires d’évolution porteuses de logiques de construction (le « temps long ») (Landais, 1987).
6Les situations observées le plus souvent constituent de fait des instantanés qui n’ont d’intérêt prospectif que si elles sont replacées dans un contexte historique qui les a amenées à ce qu’elles sont, et si elles sont analysées pour les sens dont elles sont porteuses. Ceci implique des analyses dynamiques à partir d’une situation ponctuelle, où la prise en compte de l’histoire Individuelle et commune des familles et une estimation des projections propres que se font les familles d’elles-mêmes constituent des éléments Incontournables d’évaluation. La notion de cycle de vie d’une famille ou d’une unité domestique se réfère à la période comprise entre l’installation ou le démarrage d’une unité domestique (en général Initié par le mariage) et son transfert à la descendance. Elle passe par le développement, la mobilisation ou la stagnation des moyens de production. L’existence, tout au long de ces phases, d’un arbitrage opéré au sein de la famille entre ses besoins et aspirations et les exigences de l’exploitation structure le système exploitation-famille (Elloumi et Harzli, 1996). Vision dynamique de l’histoire des familles, le cycle de vie peut se décliner en une succession d’instantanés qui illustrent la situation à un moment donné : état du patrimoine, de l’exploitation, de la structure familiale, et également de son espace de vie. Ce dernier est l’expression non seulement de l’histoire migratoire du chef de famille, mais aussi de celle récente de ses enfants. Cette notion de cycle de vie, associée à celle d’espace de vie, peut être éclairante pour comprendre certaines situations. À titre d’exemple, Auclair (2000) a pu mettre en évidence les liens pouvant exister entre cycle de vie et précarité dans le cas du site de Kroumirie.
Vers une définition des stratégies familiales
7La notion de stratégies familiales ne va pas de soi car elle est peu matérialisable et fait appel à des systèmes de représentation par nature subjectifs. Elle constitue plutôt un artefact conceptuel utile aux chercheurs pour une construction externe du fonctionnement et de la projection des ménages.
8Après des débats nourris, nous avons défini en première approximation les stratégies familiales comme « l’ensemble des décisions de mobilisation et d’affectation d’un ensemble de ressources naturelles, humaines et symboliques en vue de la réalisation d’un ou plusieurs objectifs assignés à l’ensemble du système par les acteurs considérés ». Les pratiques sociodémographiques et de mobilisation des ressources apparaissent comme indicateurs privilégiés des stratégies familiales en milieu rural, de par leurs caractères dynamiques et construits par les propres acteurs.
Le contexte rural tunisie
9Depuis l’indépendance, l’agriculture tunisienne a connu des changements profonds tant au niveau de l’appareil de production, de l’emploi, voire des structures agraires, qu’au niveau de sa place dans l’économie du pays. Cette mutation est le résultat de l’héritage historique mais aussi des politiques agricoles et de développement économique mises en œuvre jusque-là et des grandes transformations économiques à l’échelle planétaire (Abaab et Elloumi, 1996).
10La Tunisie est un pays à dominante aride fortement dépendant des ressources en eau et de l’aléa climatique. Il se caractérise du point de vue démographique par :
- une croissance démographique élevée jusqu’à la fin des années soixante-dix, suivie d’un processus de transition démographique relativement rapide, mais très divers suivant les régions (maintien d’une forte fécondité dans la moitié sud du pays) ;
- un exode rural puissant dans les années soixante et soixante-dix, qui tend aujourd’hui à être remplacé par des flux migratoires plus égalitaires entre les régions, mais toujours des régions continentales (essentiellement rurales) vers les régions littorales (plus urbanisées) ;
- l’émergence de formes de mobilité nouvelle, notamment la mobilité temporaire, indice d’une disparition de l’autarcie des campagnes et de l’intensification des liens entre les villes et entre les grands centres urbanisés et les campagnes ;
11et du point de vue agricole par :
- une régression du pastoralisme et du nomadisme ;
- plusieurs réformes agraires difficiles dans la première décennie de l’indépendance qui a transformé le milieu agricole s’accompagnant d’une appropriation des terres collectives et d’une « course à la terre » avec en parallèle un morcellement des exploitations agricoles et une tendance à la concentration foncière ;
- une révolution verte avec le développement d’une arboriculture polyvalente et de l’agriculture irriguée ;
- une mobilisation de la ressource eau.
12Ces transformations sont marquées par une forte action volontariste de l’État qui, après le résultat mitigé des réformes agraires, s’est lancé dans des actions de grande envergure pour aménager le milieu rural (barrages, routes, pistes, équipements sociaux, Infrastructures administratives, sanitaires, d’éducation, réforme foncière), et assurer à la population rurale la plus démunie des revenus minimaux à travers l’aide agricole (semences, aménagements contre l’érosion, etc.) et l’organisation de chantiers de travail.
13Dans ce contexte, le devenir des populations rurales (40 % de la population totale) tient principalement aux capacités des groupes familiaux à s’adapter aux changements par un aménagement du travail agricole dans les exploitations, le recours à la migration et aux activités extra-agricoles (chantiers, emplois dans les villes et dans les zones touristiques, services divers ruraux). Différents facteurs ont été Identifiés : l’intensification des liens entre les villes et les campagnes, l’extension des marchés commerciaux, la marginalisation de l’activité agricole (exode ou stagnation et précarité agricole) à côté de processus d’intensification à haute valeur ajoutée avec le développement d’une agriculture entrepreneuriale, la féminisation du travail agricole, etc. Ces facteurs, qui relèvent certes de différents niveaux de perception, ont un sens particulièrement prégnant à l’échelle des unités domestiques et des stratégies familiales (Harzli, 1996 ; Gana, 1998).
Méthodologie
14Les recherches entreprises consistent principalement en la réalisation d’une enquête sur les systèmes exploitation-famille dans les quatre zones du programme Dypen (Kroumirie, région humide du Nord-Ouest où menace la déforestation ; Bargou, région du Haut-Tell soumise à l’érosion des sols ; Menzel Habib, milieu steppique qui connaît des problèmes de désertification ; El Faouar, oasis en bordure du Sahara qui tire ses ressources d’une nappe d’eau en voie d’épuisement). Les sites retenus dans le programme Dypen ne sont pas forcément représentatifs de tout l’espace rural de la Tunisie – notamment des campagnes du Sahel, des steppes centrales ou encore des zones rurales proches des grands centres urbains –, mais ils constituent des zones pilotes pour affiner les méthodologies et instruments de mesure généralisables en d’autres lieux, en d’autres pays.
15L’enquête a porté sur un échantillon de 40 ménages par zone ; cet échantillon a été tiré sur la base de la typologie produite à partir de l’analyse d’une enquête principale (EP) réalisée en 1996 sur environ 600 ménages par zone5. L’objectif de l’enquête étant de comprendre le fonctionnement du système exploitation-famille (SE-F) et de suivre les stratégies mises en œuvre pour la réalisation des objectifs assignés à l’ensemble du système, le questionnaire devait nous permettre de recomposer ou reconstruire ces stratégies.
16Pour cela, deux aspects ont été pris en considération :
- le fonctionnement actuel de SE-F et les éléments de stratégie familiale ;
- la reconstitution historique de cette stratégie.
17Il s’agit en fait de comprendre par quel cheminement la famille que l’on observe actuellement est arrivée là où elle se trouve : sur le plan démographique, de l’emploi et du revenu, de la division sexuelle du travail. Pour ce faire, il s’agit de reconstituer selon un axe de temps les éléments concernant les trois aspects suivants :
- la famille depuis sa constitution jusqu’à nos jours : aspects démographiques, migration et emploi ;
- le revenu : les différentes sources, leur importance et leur affectation ;
- l’exploitation agricole avec différents indicateurs.
Dépouillement des enquêtes
18Deux types de dépouillement ont été réalisés.
19Le premier consiste en un tri à plat des enquêtes avec une analyse statistique simple des différentes variables et de certains indicateurs synthétiques.
20Le second dépouillement est une analyse qualitative du fonctionnement des systèmes exploitation-ménage, à partir d’une lecture approfondie des questionnaires d’enquête. Il a conduit à la construction d’un résumé synthétique caractérisant l’histoire et la structure actuelle de l’exploitation et de la famille, les objectifs et projets des enquêtés et les moyens mis en œuvre pour les satisfaire, ainsi qu’un commentaire externe sur les caractéristiques et l’évolution du système exploitation-ménage (fig. 5). Ces travaux ont permis l’élaboration de typologies d’exploitations intégrant les aspects structurels historiques et contemporains des exploitations et leurs contenus stratégiques.
21Nous ne développerons pas ici les résultats Issus de ces travaux dans les quatre zones étudiées, qui font l’objet d’une analyse spécifique présentée dans cet ouvrage (voir Auclair et al.), pour nous focaliser sur la recherche d’un mode de représentation simple des stratégies familiales en milieu rural.
Une représentation graphique des stratégies familiales
22Un certain nombre de facteurs clés de compréhension du fonctionnement et des orientations stratégiques des systèmes famille-exploitation ont été identifiés :
- démographie familiale ;
- migrations ;
- stratégies intergénérationnelles (maintien ou départ des enfants, scolarisation) ;
- pluri et multi-activité individuelle et/ou familiale ;
- structure de production agricole ;
- place de l’activité agropastorale dans l’économie familiale ;
- orientation des investissements éventuels.
23Pour les représenter, nous proposons la réalisation de trois schémas synthétiques.
24Il s’agit d’une adaptation du diagramme de Lexis. Le principe de base est de représenter les différents éléments marquants des aspects démographiques et migratoires d’une famille dans un espace dates/temps où l’axe des abscisses représente les années et l’axe des ordonnées l’âge du chef de ménage (fig. 6). Il est ainsi possible de suivre la dynamique familiale (mariage, naissances et devenir des enfants, date de départ des enfants du ménage s’il y a lieu, profession). On peut aussi visualiser les éventuelles migrations temporaires du chef de ménage et sa localisation dans le cycle de vie de la famille. Ainsi peut-on repérer chaque événement dans le ménage par rapport à une date et à l’âge de l’individu concerné. Ce type de représentation peut de surcroît permettre de se référer dans le temps par rapport à d’autres événements marquants dans le cycle de vie du ménage, qu’ils soient d’ordre patrimonial, agricole, climatique, économique, social ou politique. Ces événements sont de nature et d’échelle très différents : nationaux (Indépendance, mise en œuvre de telle ou telle mesure politique, contexte économique particulier, etc.), régionaux (sécheresse, accès à des infrastructures particulières comme la création d’une route par exemple, etc.), ou encore internes à la famille (héritage, achat de terres, nouvelle opportunité de production, problème de santé majeur, etc.). La représentation du temps constitue une grille de lecture unique d’événements très hétérogènes qui surviennent au sein de l’histoire de la famille. C’est aussi un fil conducteur qui permet d’intégrer et de faire « dialoguer » des connaissances très distinctes générées par des disciplines scientifiques aux champs épistémologiques pas toujours faciles à mettre en synergie.
Schéma sur la dynamique socio-familiale du ménage
Schéma concernant la structure contemporaine de l’exploitation agricole
25Il s’agit d’un diagramme simple représentant les différentes spéculations agricoles mises en œuvre par les exploitations (fig. 7a). Nous avons choisi quatre types de spéculations agricoles : superficies en cultures annuelles (céréales essentiellement), nombre de pieds en production en arboriculture, nombre de femelles reproductrices de petits ruminants (ovins et caprins), nombre de bovins. Il est à noter que les échelles de représentation sont propres à chaque zone et, pour l’arboriculture, peuvent représenter des spéculations différentes : arboriculture fruitière en Kroumirie, arboriculture fruitière et/ou oliviers à Bargou et Menzel Habib, palmiers dattiers à El Faouar. Il est à noter qu’un autre facteur aurait pu être pris en compte car très signifiant en terme de dynamique agraire : les superficies irriguées.
Diagramme synthétique de l’économie familiale et de l’activité agricole
26Quatre axes indépendants ont été retenus (fig. 7b) : 1) un axe représentant l’effectif total du ménage et de ses membres ayant une activité agricole sur l’exploitation (en pontillés) ; 2) un axe représentant le revenu brut défini comme l’apport monétaire potentiel total6 (en 103 dinars) provenant des productions agropastorales déclarées et les revenus extra-agricoles ; 3) un axe rendant compte des dépenses familiales et agricoles déclarées et 4) un axe indiquant le niveau d’investissement, agricole ou non. Il s’agit d’une appréciation qualitative (faible, moyen, fort) des réalisations foncières et immobilières, et des acquisitions mobilières effectuées dans le ménage.
27La part de l’activité agricole dans l’économie familiale est ainsi mise en évidence directement et de manière visuelle par ce type de représentation (superficie délimitée par des pointillés).
Application à une étude de cas : Menzel Habib
28La typologie que nous avons réalisée à Menzel Habib, région steppique touchée par les processus de désertification, fait apparaître six types d’exploitations :
- type 1 : éleveurs sans terres ou sur des terres collectives ou en indivision ;
- type 2 : agriculture de survie ;
- type 3 : agriculteurs moyens ;
- type 4 : familles élargies à centres de décision coordonnés ;
- type 5 : exploitations à revenu extérieur et important ;
- type 6 : exploitations à fortes structures foncières.
29Sans entrer dans le détail de cette typologie (voir Auclair et al., cet ouvrage), nous voudrions illustrer l’apport fourni par la représentation graphique proposée. La figure 8 montre des cas représentatifs des types 2, 5 et 6.
30Dans le premier cas (type 2), la taille de l’exploitation ne permet pas d’assurer les revenus minimaux de la famille, le recours à des activités extérieures est obligatoire : le faible niveau de qualification du chef de ménage et de son fils adulte limite les possibilités d’emploi aux seuls chantiers de chômage mis en place à grande échelle dans la région par l’État. Sans cette source de revenus, bien que très modeste, le ménage disparaîtrait. Les investissements sont nuls, que ce soit en ce qui concerne l’amélioration de l’habitat ou de l’appareil de production. On remarque tout de même, dans ce cas, une volonté de scolarisation de tous les enfants liée au développement des infrastructures d’éducation dans la zone depuis une quinzaine d’années.
31Dans le cas du type 5, on observe que les activités extra-agricoles du chef de ménage (ouvrier forestier) constituent près des deux tiers du revenu familial. Les enfants encore petits permettent de limiter les dépenses et les surplus monétaires sont réinvestis dans l’appareil de production agricole (plantation d’oliviers et d’arbres fruitiers, création d’un petit périmètre irrigué). Dans le cas du type 6, la taille de l’exploitation déjà importante issue d’héritage permet au chef de ménage de ne pas avoir recours à une activité extra-agricole et d’avoir une stratégie d’expansion foncière orientée vers l’arboriculture, étant donnée la faible disponibilité en main-d’œuvre familiale.
Conclusion
32Le mode de représentation des stratégies familiales proposé ici consiste en une méthode simple de visualisation d’un concept complexe et aux contours flous. C’est une vision « externe » des stratégies familiales, c’est-à-dire interprétée à partir : 1) d’une connaissance de la famille, de ses moyens de production et de ses pratiques d’usage et de mobilisation des ressources ; 2) de comparaisons entre ménages et 3) d’un replacement dans un contexte plus englobant.
33Le choix conceptuel d’analyse en termes de trajectoires sociodémographiques, patrimoniales, de production agropastorale et d’utilisation du revenu, comme indicateurs des stratégies familiales en milieu rural, s’est révélé opérationnel pour la mise au point de modes de représentation permettant les comparaisons. Cette démarche a abouti, sur le plan méthodologique, à la proposition d’outils de représentation qui permettent d’illustrer les différenciations des exploitations agricoles résultant des typologies réalisées. Trois graphiques synthétiques donnent une vue d’ensemble des exploitations étudiées : dynamique sociodémographique de la famille (structure de la famille, migrations, scolarisation, stratégies intergénérationnelles), structure contemporaine de l’exploitation agricole (surfaces agricoles, taille des troupeaux), place des activités agropastorales dans l’économie familiale et dans la dynamique des projets familiaux (allocation de la main-d’œuvre familiale, génération des revenus, répartition des dépenses familiales, orientation des investissements). À titre d’exemple, on peut ainsi évaluer, par type d’exploitation, l’importance des revenus extra-agricoles dans les revenus totaux et l’affectation de surplus monétaires dans les investissements comme révélateurs de projets et des dynamiques familiales (amélioration des moyens de production agricoles, activités de services, amélioration des conditions de vie, stratégies migratoires intergénérationnelles), qui vont conditionner le succès ou l’échec de telle ou telle action de développement.
34L’agriculture reste, quelle que soit la diversité rencontrée dans les exploitations étudiées, une « histoire de famille », pratiquée le plus souvent parallèlement à d’autres activités par le chef d’exploitation lui-même ou par ses enfants. L’exploitation constitue le lien toujours renforcé autour duquel gravitent les différents membres, conservant ainsi la cohésion du groupe. Cette relation étroite entre l’exploitation – support de la production –, et la famille – qui est à la fois et intimement le sujet et un des acteurs7 de son propre développement – prend alors une importance particulière et doit inclure tous les secteurs et toutes les étapes du fonctionnement et des évolutions des systèmes en présence. En omettant certaines sources de revenus et en ne prenant pas compte dans l’analyse de la logique globale du système « exploitation-famille », certaines études en arrivent à décrire de manière erronée des exploitations agricoles, en insistant sur leur condition de vie au-dessous du seuil de misère, alors que dans la réalité, elles peuvent parfois couvrir des champs stratégiques plus diversifiés qui les rendent en fait moins précaires qu’on ne le croit (Chiche, 1996) et qui ouvrent des perspectives originales en terme de développement.
35La méthode de représentation proposée permet de mettre en évidence de manière didactique la place de l’agriculture dans l’économie familiale et d’apporter des éléments d’analyse sur les grandes orientations observées au sein des systèmes exploitation-famille. Reste à mieux cerner les processus et fonctionnalités existant entre stratégies familiales, d’une part, et pratiques et usages des ressources, d’autre part, afin d’améliorer l’opérationnalité de la notion de stratégies familiales dans les études dynamiques des relations entre population rurale et environnement au niveau local.
Bibliographie
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Références
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10.7551/mitpress/4711.001.0001 :Simon H.A., 1982 – Models of bounded rationality. Cambridge, MA., MIT Press.
Notes de bas de page
1 Économiste russe du début du siècle.
2 Des essais de formalisation et les progrès de la modélisation permettent tout de même des approches théoriques intéressantes (Simon, 1982 ; Faucheux et Froger, 1995).
3 Programme de recherche multidisciplinaire et multi-institutionnel « Dynamique des populations et évolution des milieux naturels en Tunisie » (voir le chapitre de M. Sghaier et M. Picouet, p.45).
4 Le concept « d’espace de vie » a été introduit pour illustrer la portion d’espace dans laquelle un individu (ou une famille) réalise toutes ses activités il peut avoir un sens large si toutes les connexions de l’individu sont prises en compte, on le restreint si l’on retient seulement le lieu d’habitation de la famille et le ou les lieux de travail. Dans le cas présent, il définit l’espace où s’exerce l’ensemble des échanges de la famille (familiaux, économiques, sociaux).
5 Voir le chapitre « Dynamique des populations et évolution des milieux naturels en Tunisie » de M. Sghaier et M. Picouet (p. 45).
6 Il s’agit d’une estimation à partir des enquêtes réalisées : déclaration des salaires éventuels, estimation de l’appor monétaire potentiel – c’est-à-dire indépendamment de son utilisation réelle (vente, autoconsommation, troc) – des productions agricoles à partir des rendements déclarés. Ces données souffrent, dans nos travaux, d’imprécisions difficiles à évaluer. Des études complémentaires spécifiques peuvent contribuer à améliorer leur fiabilité.
7 Landais (1987) emploie l’expression imagée de « pilote ».
Auteurs
Pastoraliste, IRD, Tunis, Tunisie.
Agro-économiste, Inrat, Tunis, Tunisie.
Démographe, IRD, Marseille, France.
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Brasília, ville fermée, environnement ouvert
Marcia Regina De Andrade Mathieu, Ignez Costa Barbosa Ferreira et Dominique Couret (dir.)
2006
Environnement et sociétés rurales en mutation
Approches alternatives
Michel Picouet, Mongi Sghaier, Didier Genin et al. (dir.)
2004
La spatialisation de la biodiversité
Pour la gestion durable des territoires
Jean-Louis Guillaumet, Anne-Élisabeth Laques, Philippe Léna et al. (dir.)
2009
La Sierra Madre occidentale
Un château d’eau menacé
Luc Descroix, Juan Estrada, José Luis Gonzalez Barrios et al. (dir.)
2005
Terres d’altitude, terres de risque
La lutte contre l’érosion dans les Andes équatoriennes
Georges De Noni, Marc Viennot, Jean Asseline et al.
2001
La ruée vers l’or rose
Regards croisés sur la pêche crevettière traditionnelle à Madagascar
Sophie Goedefroit, Christian Chaboud et Yvan Breton (dir.)
2002
Effervescence patrimoniale au Sud
Entre nature et société
Dominique Juhé-Beaulaton, Marie-Christine Cormier-Salem, Pascale de Robert et al. (dir.)
2013
Du bon usage des ressources renouvelables
Yves Gillon, Christian Chaboud, Jean Boutrais et al. (dir.)
2000