Conclusion
Partager ses connaissances pour renouveler sa pensée
p. 305-310
Texte intégral
Diversités
1Présenté en introduction, le périmètre des contributions de cet ouvrage (chercheurs en sciences sociales de l’IRD) s’est, sans réelle surprise, rapidement ouvert à une forte diversité des propos. Diversité que j’attribuerai moins à des affiliations disciplinaires (anthropologie, géographie, science politique, économie…) ou des terrains de recherche (Afrique, Amérique latine, Asie) qu’à des situations spécifiques. Constat sur lequel je vais revenir, qui n’est que la conséquence logique de la question posée aux chercheurs sollicités pour participer au colloque, puis de celle posée pour cet ouvrage, qui était, en substance, la suivante : « Comment et avec quelle conséquence pour votre pratique de la recherche partagez-vous, exposez-vous les résultats de vos travaux en dehors du cercle académique des pairs ? ». Partant de cette interrogation, fort naturellement, les réflexions ont décliné une série relativement hétérogène de pratiques, parmi lesquelles : communiquer dans les médias, faire office de médiateur, restituer ses recherches, développer un plaidoyer, éclairer le débat, défendre une cause.
2Cette diversité dans la nature des interventions des chercheurs se double d’une variété dans la démarche mise en œuvre. Voulue lorsqu’il s’agit de solliciter les autorités d’une région et d’un pays pour refonder un musée, elle peut être plus « subie » dès lors que le scientifique répond à une sollicitation pour intervenir à la radio. Dit autrement, soit le chercheur demande, soit il est demandé. Mais cela n’est pas associé à un niveau d’autonomie donné dans la production du discours (j’entends par là aussi bien un exposé oral, un texte, une production graphique ou une mise en scène) du chercheur. Le chercheur « proactif » pour partager les résultats de ses recherches avec un large public peut tout aussi bien réussir à globalement contrôler le contenu de ce qu’il souhaite dire (à Madagascar dans le cadre du projet Madio) comme devoir faire des concessions (au Laos dans le projet muséographique). Symétriquement, le chercheur invité dans les médias doit composer (avec la durée, avec le degré de précision qu’il aurait voulu), alors que celui convié à éclairer un débat à dimensions politique et économique (l’irrigation dans le Languedoc) pourra exprimer ce qu’il avait prévu de dire.
3Un autre élément complexifie le tableau de ces démarches et a trait à cette notion de « concessions ». Notion qu’il faudrait entendre au sens littéral du terme (accepter de ne pas tout faire/dire) en la débarrassant de sa connotation négative, voire d’échec, pour celui qui l’endosse. En effet, lorsqu’au terme de négociations le chercheur en vient à ne pas dire ou faire tout ce qu’il a prévu, pour autant il n’en éprouve pas systématiquement une déception ou une frustration. Là encore, il n’y a pas de règle : certains collègues se retrouvent « malgré tout » dans le résultat produit par leur « discours », alors que d’autres estiment ne pas avoir pu délivrer le message souhaité initialement.
4Avant de voir les cohérences, les constantes, qui – au-delà de ces différences et diversités – caractérisent la démarche qui consiste à diffuser ses connaissances de chercheur dans un espace non académique, il me semble important de s’arrêter sur les mots et les notions employés, reprenant en cela des remarques effectuées par les contributeurs de cet ouvrage. Un premier constat a trait au caractère non « stable » de la notion d’« espace public ». Nous avons là une commodité de langage qui, lorsqu’on l’examine de plus près, recouvre des situations, des moments (espace) et des interlocuteurs (public) de nature très différente. S’agissant du premier point, je l’ai dit, les contextes d’« expression » (sans préjuger, par ce terme, du type d’expression : écrite, orale, formelle, sous forme de conseils…) utilisés par le chercheur sont multiples, il n’y a pas à proprement parler d’unicité de l’espace en question. Le public, lui, est par définition hétérogène et, à l’instar d’un contributeur de l’ouvrage, on peut aisément en repérer trois types : le grand public, le public averti et le public savant. De là, il est indispensable que le chercheur sache auquel de ces publics il va s’adresser. Non pas uniquement pour adapter son propos à un niveau de compréhension supposé, ou à des attentes imaginées de son « public », mais aussi pour pouvoir « ajuster » ses réactions, de façon, par exemple, à éviter l’attitude du conférencier, décrite dans cet ouvrage, qui a quitté la salle, vexé par une remarque du public sur l’« inutilité » de sa science.
Constantes
5Ces précisions faites, les expériences des chercheurs en sciences sociales se rejoignent sur un certain nombre de points. Tout d’abord, tous – par définition – ont souhaité « toucher » des interlocuteurs (le « public ») qu’ils ne pensent pas pouvoir atteindre par les canaux académiques de diffusion des résultats de la recherche. Une même volonté leur est donc commune, associée à des démarches différentes (répondre à une demande ou la solliciter, la créer). Ensuite, les chercheurs font fréquemment le constat d’un rapport au temps différent avec leurs interlocuteurs. Une logique du message semble prévaloir, sensible en premier lieu dans les médias, mais pas uniquement, qui suppose d’être concis. Concision du propos qui, à son tour, et ce sera mon troisième constat, oblige à privilégier les exemples, les illustrations, les conséquences pratiques des recherches menées sur toute considération théorique ou montée en généralité. Point qu’ont particulièrement expérimenté les collègues évoquant leurs actions de restitution des résultats de leurs recherches : en effet, auprès d’un même groupe, des mêmes interlocuteurs, ils collectent des informations qui leur permettront de bâtir des théories et ils rendent compte, non plus de ces théories, mais de ce qu’ils ont compris des pratiques quotidiennes de ces personnes. Pour reprendre une expression à la mode, il s’agit alors pour le chercheur de dérouler un « langage des solutions ». Cette posture doit composer avec une difficulté et un prérequis.
6Le prérequis consiste à toujours garder présent à l’esprit que les personnes qui vont recevoir le savoir du chercheur – quels qu’en soient la nature et le médium – sont aussi porteuses d’un savoir : ce qui peut sembler une évidence n’en demeure pas moins fréquemment oublié dans les démarches qui suggèrent implicitement que les interlocuteurs du chercheur sont « naïfs de connaissances » sur ce dont il sera question dans le discours du chercheur. Quant à elle, la difficulté que devront appréhender les chercheurs, notamment en sciences sociales, renvoie à leur rapport au discours, aux mots et aux notions. En effet, le premier réflexe épistémologique de nos disciplines consiste à examiner les notions proposées (dans nos lectures, dans les propos de nos interlocuteurs) et d’entreprendre de les déconstruire, pour en comprendre les éventuelles significations cachées. Démarche qui, dans l’entreprise d’ouverture vers un « public » plus large et diversifié dont il est ici question, se heurte à une constante, à savoir, pour reprendre les mots d’un auteur de l’ouvrage, que « la narration en direction du grand public joue sur le bon sens ». Dès lors, le discours sur le discours devient aisément inaudible, car − et je reviens ici sur ce que je notais plus haut – le chercheur est attendu dans l’exposé des faits, des résultats, voire des solutions.
Effets sur la recherche
7Tant l’hétérogénéité des situations décrites que leurs points communs pourraient laisser penser que le chercheur, quelles que soient les raisons initiales l’amenant à s’investir dans une action de « mise à disposition » de ses connaissances et quelles que soient les démarches adoptées pour le faire, se trouvera dans des situations le plus souvent délicates, peu gratifiantes. Or, les textes de cet ouvrage le montrent, les exemples de retombées considérées par le chercheur lui-même comme « positives » sont multiples. Tout d’abord, émerge l’idée d’un double « profit », lorsque le chercheur s’engage dans un tel processus : pour ses interlocuteurs et pour lui-même. C’est très nettement ce que nous dit le collègue s’étant engagé dans la réhabilitation, la reconfiguration d’un musée ethnographique au Laos, où, malgré les difficultés rencontrées, il a réussi à faire passer son message de dé-essentialisation des populations laotiennes ; c’est aussi ce que nous dit le chercheur qui, en pilotant une exposition fréquentée par des scolaires sur la robotique, a pu mettre en lien différents aspects de sa recherche. En parlant de ses travaux, le chercheur trouve donc aussi bien confirmation de ses choix, de ses idées, que révélation de ceux-ci : il y trouve aussi des moyens d’innover, de renouveler son travail, par exemple sur le plan méthodologique. Là encore, c’est ce qu’expriment les deux collègues ayant demandé à des enfants de représenter dans des dessins leur rapport à la nature, à leur environnement. De compilation de témoignages des imaginaires d’enfants d’origines variées, le livre s’est mué en outil, en médium, pour parler des savoirs sur l’environnement : nous avons là un prolongement inattendu de la démarche des chercheurs et qui est une illustration intéressante du bénéfice, pour le scientifique, de ces entreprises de communication sur et à partir des résultats de ses travaux.
8Le cercle ainsi décrit est-il pour autant entièrement vertueux ? En première analyse, on pourrait répondre par l’affirmative, puisque le dialogue avec le public peut modifier le cours de ses recherches, occasionner la construction de nouvelles thématiques de recherche, ces dernières permettant à leur tour d’envisager un nouveau dialogue avec le public. De même, et cela a été montré par les collègues engagés dans une entreprise de restitution de résultats sensibles de leurs recherches, ils sont amenés pour ce faire à utiliser leurs réseaux de partenaires afin d’identifier les canaux et les interlocuteurs permettant de relayer leurs travaux : démarche, contacts qu’ils pourront alors remobiliser, ultérieurement, dans leur activité « habituelle » de chercheur. Cependant, le dispositif serait pleinement vertueux si ces actions – dont tous se plaisent à reconnaître leur caractère noble, éthique, respectueux du citoyen qui finance indirectement la science…. – étaient mieux reconnues et valorisées dans la carrière du chercheur, encore largement « indexée » sur la production académique. Toujours sur le plan institutionnel, et dans une même logique affichée de soutien aux actions des scientifiques qui veulent extraire les résultats de leurs travaux de l’espace des pairs, il est essentiel qu’ils se sentent en toute circonstance appuyés par leur hiérarchie lorsque, ce faisant, ils s’exposent à des critiques. Ce ne fut précisément pas le cas du collègue qui « descendit dans l’arène » en relativisant la présentation officielle faite de statistiques sur la pauvreté, ceci dans un sens moins flatteur pour la politique économique du pays en question. Cela lui valut une fin brutale de son affectation, un retour en France, et non seulement une absence de soutien de sa hiérarchie, mais bien plutôt des critiques de celle-ci.
Propositions
9Malgré les difficultés, mais conscient de l’importance de cet « exercice » pour ceux auxquels il s’adresse et pour lui-même, le chercheur accepte (ou décide) de parler de ses travaux suivant des canaux, et en direction de personnes qui ne sont pas ceux et celles qu’il utilise et côtoie dans la « vie de laboratoire ». Les contributions de cet ouvrage ont montré la variété des situations vécues et des enjeux révélés par ces expériences. Je voudrais conclure en reprenant deux de leurs propositions. La première est de bien identifier ce que l’on veut exposer : ses connaissances et analyses de chercheur ou ce que l’on pense, par exemple, des modalités de fonctionnement de la société. On pourrait certes dire que ces deux approches s’alimentent l’une l’autre, mais il ne faudrait pas ce faisant oublier que la première est du registre de l’information (basée sur des faits, analysés…) et la seconde de celui de la prescription. Sans relancer ici le débat sur le savant et le citoyen, l’un parlant de sa science, l’autre donnant son avis, il faut définir − dans ces entreprises d’exposition de son savoir « hors les murs » académiques – sur lequel de ces registres (cela peut fort bien être les deux) le chercheur va se placer. Ceci me paraît d’autant plus nécessaire – et ce sera la seconde proposition – que le public visé doit être mieux connu, qu’il soit (des scolaires) ou non (des auditeurs de la radio) « homogène ». Dit autrement, la question de l’adaptation de son discours au public est centrale. Elle permet d’être audible, d’éviter les déconvenues et malentendus et – les contributions de cet ouvrage le montrent – elle n’est pas du registre du dévoiement ou de la trahison. Il y a, je crois, profondément, une raison scientifique dans l’exercice d’adaptation, de composition : cela relève d’une force (identification d’une nouvelle voie) et non d’une faiblesse du chercheur. Cela, enfin, suppose donc pour le chercheur de ne jamais perdre de vue que son public, les destinataires de son « discours » ont des attentes spécifiques en sa direction et que, concrètement, ils attendent les analyses, voire les avis (cf. première proposition) d’une personne qui a un statut − « chercheur », « professeur », de « telle ou telle discipline ».
Auteur
Anthropologue, IRD, UMR Sesstim
laurent.vidal@ird.fr
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