Avant-propos
p. 9-14
Texte intégral
L’ORSTOM ET LA LUTTE CONTRE LA MALADIE DU SOMMEIL
1La recherche opérationnelle sur la lutte contre la maladie du sommeil à l’Orstom1 est une histoire récente par rapport à celle de l’institut mais elle découle des études faites par les anciens tant sur la maladie que sur ses vecteurs.
2Bouet, Gouzien, Laveran, Mesnil et Roubaud, au début du XXe siècle, font avancer les connaissances sur le trypanosome, la glossine et l’épidémiologie. Jusqu’en 1925 ils sont des précurseurs indiscutables au même titre que Austen, Bruce ou Dutton ; il est vrai qu’à l’époque les colonies françaises sont très touchées par l’endémie et on y investit beaucoup.
3Dès 1920, Jamot entre dans le cercle des « trypanologues », un cercle presque exclusivement constitué de chercheurs français. En 1924, il publie son premier essai sur la prophylaxie de la trypanosomiase humaine mais ce n’est que dans les années 1930 qu’il peut mettre en application ses idées sur la lutte et lancer son système d’équipe mobile.
4Cependant la lutte contre la trypanosomiase reste encore hésitante ! En 1909, Roubaud avait bien proposé les éclaircissements forestiers pour éliminer la mouche tsé-tsé. En 1931, Harris avait pourtant lancé avec succès le premier piège à glossines au Zululand (il réduit alors les densités de 99,96 %). Mais tout cela resta fantaisies d’entomologistes et ne trouva aucun écho chez les médecins.
5Il faut attendre 1939 pour que les idées de Lavier soient mises en application et que la prophylaxie agronomique soit incluse dans le protocole de lutte.
6La recherche sur la tsé-tsé entre alors dans une nouvelle phase : biologie et écologie sont les deux thèmes principaux mais surtout orientés vers les vecteurs d’intérêt vétérinaire. Les différents pièges jusque-là inventés – y compris celui de Harris – et dont certains étaient souvent fantaisistes, sont abandonnés. À la fin de la Deuxième Guerre mondiale et à l’avènement du DDT, la mode est aux insecticides.
7Pendant ce temps-là la recherche médicale évolue peu, entrant dans une longue quiescence qui va durer pratiquement jusqu’à 1978, date de la mise au point du TestTryp CATT par Magnus et al. La lutte se résume toujours à la trilogie dépistage – diagnostic – traitement et on en reste au mélarsoprol découvert en 1949 par Friedheim.
8Malgré cela, mais grâce aux efforts de quelques médecins dévoués à leur tâche, la maladie a régressé : fin 1950, la prévalence est inférieure à 0,1 %.
9De façon logique, dans les années 1970 apparaissent les prémices d’une recrudescence épidémique de la maladie du sommeil. Une recrudescence tout à fait logique car :
- si des entomologistes comme Challier ont consacré toute une vie de chercheur à l’étude fine de la bio-écologie de la glossine, il n’y a eu aucune application en matière de lutte ;
- les moyens techniques sont encore trop limités pour aboutir à des découvertes importantes, par exemple sur les réservoirs non humains ;
- les disciplines restent hermétiquement cloisonnées et les programmes de recherche ne tiennent aucun compte de l’être humain en tant qu’acteur principal dans l’épidémisation ;
- les prospections systématiques sont quasiment abandonnées depuis 1960 ; trop chères, non « rentables » compte tenu des faibles prévalences. La trypanosomiase après les indépendances est oubliée de tous, sauf peut-être de quelques vieux infirmiers qui gardent encore le réflexe de rechercher les signes précoces de la maladie, suivant en cela les préceptes de Jamot ;
- la « lutte » – si on peut employer ce terme – quand elle a lieu reste purement médicale alors qu’à l’opposé la lutte contre les trypanosomoses animales est déjà pluridisciplinaire associant prophylaxie, thérapie et destruction des vecteurs.
10Pourtant à partir de 1960, l’Orstom a fait de la trypanosomiase humaine un de ses axes de recherche prioritaire : Brengues, Hamon, Le Berre, Mouchet, Rickenbach et surtout Challier en sont les maîtres d’œuvre. Des campagnes de lutte pilote sont mises en place à Bamako au Mali, à Abengourou en Côte d’Ivoire, assorties d’enquêtes épidémiologiques et entomologiques. Mais elles restent limitées faute de moyens eu égard aux coûts engendrés par les techniques utilisées (pulvérisations terrestres d’insecticide). Les résultats restent alors presque confidentiels car l’endémie n’est pas encore parvenue à son paroxysme et reste confinée à la savane.
111973 voit la naissance du piège biconique de Challier et Laveissière, un progrès, mais réservé à ce moment à la capture des glossines pour les études purement entomologiques. Curieusement, l’Orstom ne croit pas au piège et ne le fait pas breveter.
12La relance de la recherche médicale survient à partir de 1975 avec Frézil qui se penche sur les problèmes du dépistage (avec l’immunofluorescence indirecte), du réservoir, de l’épidémiologie. Mais les vieilles habitudes sont coriaces et on continue à diriger les jeunes générations d’entomologistes vers les recherches strictement écologiques.
13Le changement radical de cap à l’Orstom survient à partir de 1976 avec l’apparition (ou plutôt le réveil) du foyer de Vavoua en forêt de Côte d’Ivoire. Ce réveil brutal, qui concerne plus de 900 malades, pose un problème de santé publique mais surtout remet en cause toutes les stratégies habituelles.
14Les équipes médicales sont alors en plein désarroi car les malades ne se trouvent plus seulement dans les villages bien connus et situés sur les axes routiers mais au fond de la brousse dans des campements, ignorés des pouvoirs publics, et de toute façon inaccessibles. Le résultats de la détection des cas sont très médiocres : moins de 25 % de la population est soumise à la surveillance et, l’endémie touchant en priorité des immigrés, les fuites avant traitement sont nombreuses. Ces deux faits rendent impossible l’assainissement, même partiel, du réservoir humain.
15Les entomologistes s’en sortent un peu mieux au début, poursuivant obstinément leurs recherches bio-écologiques de base. Mais ils rencontrent vite un problème insurmontable : comment éliminer la glossine ? que choisir dans l’arsenal des techniques anti-tsé-tsé ? Les déboires se succèdent les uns après les autres. Les pulvérisations rémanentes d’insecticide, à pied ou par hélicoptère, n’ont guère d’effets et dans les deux cas reviennent excessivement chères. Les méthodes non rémanentes n’ont guère plus de réussite. Inutile de penser à la lutte par mâles stériles car il faut d’abord abaisser les densités de tsé-tsé.
16Et pourquoi ne pas revenir aux bonnes vieilles méthodes ? Le piégeage a fait ses preuves mais a été trop vite abandonné, supplanté par les méthodes de lutte par insecticide. Pourquoi ne pas associer pièges et insecticides ? Imprégner le piège biconique d’un pesticide compléterait son pouvoir attractif et éliminerait d’autant plus vite les vecteurs. L’idée est d’autant plus rapidement concrétisée que vient d’apparaître un nouveau produit, la décaméthrine (qui s’appellera ultérieurement deltaméthrine), pyréthrinoïde de synthèse employé pour les cultures cotonnières, réputé efficace à faible dose, rémanent et biodégradable.
17En 1978, l’équipe de l’Orstom basée au centre Muraz à Bobo Dioulasso2 détourne le piège biconique et en fait un instrument de lutte : en savane, avec plus de 99 % de réduction des glossines, ses performances sont celles du piège de Harris et le coût du traitement au kilomètre est dérisoire par rapport aux techniques « classiques ». La simplification extrême du piège, un simple panneau de tissu bleu imprégné d’insecticide – à l’exemple de Rupp qui en 1952 avait utilisé du tissu noir mais imprégné de DDT – est testé en forêt ivoirienne avec un succès moindre mais prometteur.
18L’exemple est repris au Congo où Lancien se lance dans le piégeage en créant ses propres modèles, d’abord peu efficaces puis de plus en plus performants : ils aboutiront en 1981 au modèle « pyramidal ».
19En Côte d’Ivoire se créée une collaboration avec un autre pionnier du piégeage, Vale, qui, au Zimbabwe, s’intéresse surtout au comportement de la tsétsé sans se préoccuper, du moins pas encore, de lutte. Les entomologistes de l’Orstom adoptent son idée, étudient le comportement de l’insecte, tout en gardant comme objectif l’élimination de l’insecte : en 1987, naît un nouvel écran (noir/bleu/noir) puis en 1990 un nouveau piège (le « Vavoua »). Simultanément, on recherche la meilleure combinaison entre la qualité des tissus et l’insecticide, la meilleure formulation, les dosages optimaux. L’arme est prête, il ne suffit plus que de l’utiliser.
20L’entomologiste de l’Orstom n’est pourtant pas encore au bout de ses peines ; il bénéficie toutefois d’un atout majeur : la pluridisciplinarité. Il reste en effet à répondre à deux questions d’importance si l’on veut prouver la valeur du piégeage et le vulgariser :
- où mettre les pièges ou les écrans ?
- par qui les faire installer ?
21Les réponses sont apportées grâce aux projets réalisés avec un géographe de la santé (Hervouët) et deux médecins parasitologistes, l’un de l’Orstom (Penchenier) et l’autre de l’OCCGE – Organisation de coordination de la coopération pour la lutte contre les grandes endémies – (Méda). Pour la première fois, les chercheurs ne s’isolent plus mais prennent en considération les questions que se posent leurs collaborateurs venant d’autres disciplines, apportant ainsi de nouvelles questions à leur tour soumises au groupe de recherche.
22L’homme, le malade, l’animal, la tsé-tsé ne sont plus alors considérés comme des entités séparées mais comme des acteurs d’un scénario tragique où l’homme tient le rôle principal. La tsé-tsé n’est pas un vecteur « indépendant » : l’homme façonne son habitat, lui assigne un rôle et en subit les conséquences.
23En quelques mois le schéma épidémiologique de la trypanosomiase en forêt est éclairci : on connaît les zones, les personnes et les activités à risque, on sait où a lieu la transmission. On sait donc où poser les pièges.
24On sait aussi comment mieux pratiquer une prospection médicale, simplement en cartographiant les foyers et en recensant les personnes – mais ces deux préceptes ne sont pas encore généralisés en 2002 !
25Trouver une réponse à la première question, apporte une solution évidente à la seconde : les sites épidémiologiquement dangereux, à traiter en priorité, étant créés par l’homme (points d’eau, campements de culture), donc situés dans sa propriété, lui seul peut appliquer le piégeage, à condition de recevoir les instructions nécessaires et d’être suivi.
26En 1987 et 1990, l’équipe de l’Orstom confirme ses théories en Côte d’Ivoire (Laveissière, Couret, Grébaut, Hervouët, Lemasson, Penchenier).
27En 1991, Lancien les applique avec succès en Ouganda.
28Tout n’est pas résolu pour autant : mobiliser les communautés rurales, distribuer le matériel, assurer le suivi de la lutte demandent trop d’« experts » sur le terrain et entraînent des dépenses excessives.
29Comment éviter ce dernier écueil ? Ce fut l’objectif de la campagne de Sinfra qui se déroula de 1995 à 1997.
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