Une communauté de petits agriculteurs-éleveurs
p. 81-124
Texte intégral
1La communauté du Ligeiro est localisée dans le Carirí de la Paraíba, à environ 8 km au sud de la ville de Serra Branca, à laquelle la relie une piste carrossable (fig. 10).
2Elle se compose des familles résidentes dans neuf maisons, assez espacées pour donner l’impression d’une forme d’habitat dispersé (fig. 11).
3Le toponyme exact désignant cet ensemble de maisons est Belo Monte, que l’on peut considérer comme un hameau du village de Ligeiro dans lequel on distingue deux parties : Ligeiro du Haut (dont fait partie Belo Monte), lieu de résidence des Antoninos, et Ligeiro du Bas, où habitent des familles métisses plus pauvres, les Caboré.
La maison la plus ancienne du Belo Monte est celle où réside Pedro (n° 31). Chaque membre de la famille est désigné, dans ce récit, par son prénom (ou son initiale) et par un numéro placé entre parenthèses, correspondant à sa place dans la généalogie présentée en annexe : « Cette maison a été construite par mon grand-père (n° 3), en 1876. Ma mère (n° 12) en a hérité, et c’est là que j’ai grandi... mais je n’en ai plus pour bien longtemps... ».
La deuxième maison construite se trouve à Ligeiro du Haut, à une certaine distance de Belo Monte : « C’est feu Antonio (n° 9), le père d’Inácio (n° 24) qui l’a faite, là à Ligeiro. C’est là qu’habitent Sebastiâo (n° 21) et Ziza (n° 22) ». Les autres maisons furent construites au gré des mariages : « Ça s’est étendu comme ça. Les enfants naissaient, on en faisait une autre, puis une autre. Il y a bien une cinquantaine de familles maintenant, sans compter ceux qui partent pour Rio de Janeiro... ».
4Tous les habitants de Belo Monte sont descendants de la famille des Antoninos. La « transformation » de ce groupe familial large en communauté résulte d’une intervention de l’Emater. Mais avant d’en arriver à cette époque récente, il faut revenir aux origines du groupe et à son installation dans la région.
5C’est l’histoire des terres d’une vieille famille, dont nous avons reconstitué la généalogie, et de ses stratégies foncières pour lutter contre l’appauvrissement et se maintenir sur son terroir. C’est également l’histoire de la domestication d’un espace avec ses conséquences écologiques.
Histoire écologique et sociale
Les origines de la communauté : histoire d’une terre
6Les Antoninos s’installèrent dans la région au milieu du XIXe siècle.
La présence de groupes indigènes n’est pas mentionnée par nos interlocuteurs. Arrivant de l’État voisin de Pernambouc, Antonino José Gonçalves (n° 1) s’établit en 1865, à Ligeiro du Haut, où il construisit la première maison, aujourd’hui détruite. Selon une anecdote connue de tous ses descendants, ce fut lui qui baptisa le lieu du nom de « rapide » (Ligeiro) en souvenir d’un bœuf qui l’avait fait beaucoup courir aux alentours d’un petit lac. Son épouse, Āguida Maria da Conceição (n° 2) était la petite fille du capitaine Mor Teodósio de Oliveira Ledo, lui-même neveu et bras-droit d’Antόnio de Oliveira Ledo, un des premiers à pénétrer le Carirí et le Haut-Sertão de la Paraíba au XVIIe siècle. Antonino José Gonçalves était le vaqueiro de Francisco Aprígio de Vasconcelos Brandão (grand-père d’Assis Chateaubriand, homme très réputé de l’État), qui avait élu domicile dans la région, dans l’espoir d’y soigner une tuberculose, en rachetant la concession de 500 braças des Souza Leão, la Data de Santa Catarina (fig. 12).
Déçu, il en partit et vendit ses terres en trois lots, selon la largeur occupée sur les berges de la rivière :
170 braças, situées « du côté du soleil levant », à son vaqueiro, Antonino José Gonçalves (n° 1),
100 braças, « du côté du soleil couchant, » au fils de ce dernier, João Antonino de Sousa (n° 3). C’est l’aïeul qui construisit la première maison du hameau en 1876. Ce qu’il reste de ses terres à Belo Monte constitue le terroir du groupe familial étudié. João Antonino n’était pas vaqueiro, comme son père ou son frère, mais commerçant,
230 braças à Pedro Coitim, un fazendeiro, qui continua à employer Antonino comme vaqueiro.
Plus tard, en 1916, l’un des autres fils de l’ancêtre des Antoninos, António Antonino de Sousa (n° 9) à la fois premier instituteur du village et vaqueiro, racheta ces terres à son patron, l’héritier Pedro Coitim filho. Ces terres furent ensuite divisées entre les héritiers d’António (fig. 13).
7Outre la terre, l’autre élément fondateur de l’identité et garant du prestige du « clan » est l’école du village. D’après nos interlocuteurs, celle-ci, fondée en 1893, fut la première école de la région. Tous les instituteurs étaient de la famille, et la réussite de ceux qui ont migré à la ville lui est attribuée.
8Les trois métiers des fondateurs étaient ainsi le vaqueiro, l’instituteur et le commerçant. Par la suite, les vocations semblaient se dessiner assez vite, entre ceux qui « aimaient étudier » et ceux qui « aimaient travailler aux champs », le commerce autrefois ou, plus récemment la politique, représentant d’autres alternatives. Ce « schéma familial d’orientation » a fonctionné sous nos yeux pendant les années au cours desquelles les adolescents du groupe ont choisi telle ou telle voie.
Revenons au siècle dernier... À la mort de João Antonino, en 1893, des suites d’une fièvre contractée au cours d’un de ses voyages dans l’État du Piaui, ses onze enfants furent recueillis par leur grand-père, Antonino. Les cent braças du père furent alors divisées entre les héritiers. Trois d’entre eux, Francisca Romana da Conceição (n° 12), Francisco João de Sousa (n° 16) et Zé Leôncio (n° 18), eurent leur quote-part localisée à proximité de la rivière du Ligeiro : ils sont les pères et grands-pères des actuels habitants du hameau de Belo Monte. Mais ces trois héritiers laissèrent en indivision une centaine d’hectares de terres de plateau couvertes de caatinga, qui servaient de pâturage pendant la saison des pluies. Celles-ci restèrent ainsi indivises jusqu’à maintenant et sont désignées par leur statut, campo solto (champ ouvert) ou leur toponyme, Lagoa dos Turcos. Aujourd’hui, ces terres appartiennent à une vingtaine de familles, descendantes du grand-père. Y mettent leur bétail les habitants de Belo Monte et leurs proches habitant à Serra Branca qui ont conservé quelques têtes de bovins confiés aux bons soins de leurs frères restés à la terre (fig. 13).
Deux autres parcours, Lagoa Panati et Esporas, totalisant 120 ha, sont également restés indivis jusqu’à aujourd’hui (fig. 13). Ils proviennent des terres situées côté levant, héritées d’Antonino et d’Antonio. Lagoa Panati est situé sur le chemin menant à Serra Branca, et Esporas délimite au sud l’extension de la Data de Santa Catarina. Ils sont utilisés par le bétail des cousins résidant à Ligeiro du Haut. Les habitants de Belo Monte y ont aussi droit : ces terres « sont à la famille, on a droit à une part », nous ont indiqué nos interlocuteurs (fig. 12). Réciproquement, le bétail des cousins du Ligeiro, lâché dans les parcours voisins d’Esporas et de Lagoa Panati, peut arriver jusqu’à Lagoa dos Turcos.
Mais les habitants de Belo Monte ne nous ont révélé l’existence d’Esporas et de Lagoa Panati que fort tardivement et un peu par hasard. Peut-être parce que ces terrains sont partagés entre un grand nombre d’ayants droit éloignés, de manière plus informelle que le parcours de Lagoa dos Turcos et qu’ils les utilisent moins fréquemment, car ils sont séparés de leurs terres. Ces parcours ne sont pas, à la différence de ce dernier, identifiés comme étant « à la communauté ». Par ailleurs, la réalisation d’enquêtes sur leur utilisation a peut-être été perçue comme gênante. Ces terrains ont en effet un statut foncier assez complexe.
Nos informateurs font la distinction entre ce qui vient des 160 braças d’Inácio, achetées par Antonio, le père de ce dernier, et des 100 braças dont ils sont les cohéritiers avec les fils du même Antonio, et « les gens de Coxixola ». Mais ces subtilités ne se traduisent pas clairement dans l’usage de ces indivis. D’après nos informations, « Inácio laisse pâturer » ceux qui en ont besoin sur les étroites bandes de terre qui lui reviennent dans chacun de ces deux parcours. Il est vrai qu’aucune clôture ne la sépare du reste de ces deux indivis. De plus, selon les cas, les éleveurs de la famille peuvent « mener » ou « laisser aller » dans ces parcours leur bétail, cette nuance étant en rapport avec la proximité des exploitations, comme l’ont indiqué nos informateurs, mais peut-être aussi avec le degré de parenté. Ce dernier est cependant modulé au cas par cas, car des alliances entre cousins du deuxième et du troisième degré ont rapproché certains ménages de Belo Monte de cette autre branche de la famille. C’est dire que la détermination précise de la charge animale sur ces parcours est un véritable casse-tête, troupeaux, stratégies et utilisateurs changeant constamment !
Toutefois, toutes les terres ne sont pas en indivision. À Belo Monte, la partie des terres la mieux située par rapport aux ressources hydriques, à l’habitat et aux voies de communication, initialement partagée entre Francisca (n° 12), Zé Leôncio (n° 18) et Francisco João (n° 16), continua à être morcelée entre leurs enfants respectifs, à la troisième génération. La part de Francisca Romana fut divisée, mais son fils Pedro (n° 31) racheta peu à peu les parts de ses frères : « Personne ne s’y est intéressé. Juste moi. Les autres garçons avaient tous un travail. J’ai acheté la part des autres et me voilà encore ici, si Dieu le veut ». Doyen de la communauté, il possédait en 1986 environ soixante-dix hectares, dont quinze sont cultivés, exploités en commun avec ses deux fils adultes, dont les parts d’héritage ont déjà été délimitées pour bénéficier d’un projet de développement (les titres de propriété étant exigés comme garantie du prêt par la Banque du Brésil, fig. 13), sa fille aînée, Elena (n° 64), ayant épousé un cousin de Belo Monte, Maurício (n° 51). Ses neveux et nièces restés sur place sans terre se sont aussi presque tous mariés avec des cousins, les célibataires appauvris, José (n° 62) et Paula (n° 63), restant un peu sous sa protection. Cela donne à penser que les mariages consanguins, si fréquents dans la famille, sont peut-être à mettre sur le compte du problème foncier et pas seulement sur l’isolement ou les choix de modes de vie, facteurs qui ont pu compter pour les générations successives...
À la mort de Zé Leôncio, on fit un inventaire. Il restait si peu pour chacun que la plupart des onze enfants abandonnèrent la terre, à l’exception de Teresa (n° 50), Maurício (n° 51) et Francisco (n° 52) actuels exploitants à Belo Monte. Les choses se présentèrent mieux pour les dix enfants de Francisco João, qui laissèrent leur héritage en indivision. Celui-ci était d’ailleurs plus important puisque Francisco, trouvant son patrimoine trop mince pour ses enfants, acheta une autre propriété à Viega, localisée à une dizaine de kilomètres dans la Serra, cela même avant la naissance de Roberto (n° 38), son quatrième fils. La propriété fut encore agrandie grâce à l’achat d’une parcelle mitoyenne quelques années plus tard, totalisant ainsi 300 ha (fig. 13). La terre du Viega, acquise par Francisco, est une propriété où une partie de ses descendants, José (n° 37), Roberto (n° 38), Conceição (n° 41) menaient leur troupeau lors des périodes difficiles.
Mais ces terres acquises devaient être mises en valeur pour pouvoir y développer des activités agro-pastorales. Le travail et le matériel à investir dépassant les possibilités d’une seule personne, Roberto raconte comment son père s’associa alors à son jeune frère, Zé Leôncio : « Clôturer tout seul, il ne pouvait pas, n’est-ce-pas ? Alors, Zé Leôncio a fait un arrangement avec lui. Papa a payé une moitié, Zé Leôncio a payé une moitié, et ils ont clôturé ensemble. La partie d’en bas était pour Papa et celle d’en haut pour Zé Leôncio ».
Après avoir clôturé, Francisco João fit des installations, alors que son frère, qui était également commerçant, ne s’y intéressa plus beaucoup : « Alors, Papa a fait un açude, il a fait un cural, il a fait une maisonnette, il a fait un champ... et Zé Leôncio n’a rien fait, juste la clôture ».
Une part de Zé Leôncio fut d’ailleurs rachetée plus tard par les enfants de Francisco Joâo, sa faible mise en valeur ayant peut-être facilité cette transaction. Ceux-ci possèdent ou ont une part sur :
les parcours de Lagoa Panati et Esporas, en commun avec leurs cousins éloignés, par droit ou tolérance d’usage ;
en commun avec leurs cousins proches, le parcours de Lagoa dos Turcos, sur lequel ils ont un droit d’usage ;
en commun avec leurs dix frères et sœurs, 93 ha à Ligeiro, pour moitié en culture, et 300 ha à Viega, ce qui leur fait une quarantaine d’hectares chacun, chiffre qu’ils déclarent à l’enquêteur. Les parcours restent en dehors de ce calcul du fait qu’ils ne sont pas « en titre ». Mais seuls cinq de ces dix héritiers sont restés à la terre : quatre à Ligeiro, dont trois à Belo Monte (Roberto, Conceição et José) et une (Elena) à Ligeiro du Haut ; le dernier, Norberto, habite à Jatobá, où il a épousé la fille d’un fazendeiro. De ce fait, à Belo Monte, les trois enfants de Francisco João se partagent, du moins en usufruit, les 93 hectares de l’héritage, sans avoir eu à racheter les parts à leurs frères et sœurs, à charge pour eux d’offrir à ceux-ci des parts de leurs récoltes, voire de leur élever une ou deux vaches.
9Cette rétrospective montre le morcellement extraordinaire de la propriété en trois générations, accompagné de celui des troupeaux. Des 613 hectares possédés par Antonino et son fils, João Antonino, des 800 têtes de bovins légués par le fondateur à tous ses descendants à sa mort en 1911, il ne reste aujourd’hui qu’une série de petites propriétés, possédant des troupeaux d’une vingtaine de bovins au mieux, sauf exception. Et pourtant, les effets de la croissance démographique ont été amortis par l’exode vers les villes, et notamment vers le Centre-Sud du pays, ainsi que par les mariages consanguins... Mais cette histoire nous montre aussi de quelle manière les stratégies des pères ont été déterminantes dans la constitution des patrimoines, et comment le choix de l’indivision a profité à certains. Il en résulte une inégalité foncière assez marquée entre les familles, pour ce qui concerne les terres agricoles et les enclos à Belo Monte ainsi que les parcours possédés en dehors du hameau.
10Il y eut aussi des opérations en vue d’échanger une terre contre une autre. Mais toute vente implique partage entre les héritiers et rachat d’une terre plus petite. Les rachats de parts exigent également des négociations délicates entre cohéritiers, même lorsque ceux-ci ont abandonné l’agriculture.
Paula (n° 63), l’institutrice du village, raconte : « Maman, quand elle est morte, on avait une terre à nous là-bas, à Ligeiro du Bas, un champ. Alors, José (n° 62) [son frère] trouvait que c’était loin. Il a vendu celle de là-bas et partagé l’argent entre nous quatre. Alors, il a acheté celle d’ici ». Lorsque João, fils aîné de Francisco João, mourut, Roberto alla voir sa veuve et ils tentèrent de déterminer l’emplacement et le nombre d’hectares qui revenait à chacun : « Je lui ai dit que j’étais en train de terminer l’Inventaire de nos terres. Je savais déjà ce qui revenait à chacun : toute la terre de Papa faisait 400 hectares. Il avait dix enfants, on avait 40 hectares (chacun). Alors, elle a dit : La part de João, elle sera où ? — Ah ! ça dépendra de notre accord, n’est-ce-pas ? Il disait toujours : je crois que ça sera dans la montagne, parce qu’à Ligeiro, vous êtes déjà tous installés, c’est là que vous travaillez. Je dois rester à la montagne... ».
Roberto tenta de convaincre la veuve de vendre la part de son défunt mari aux autres frères, mais, bien que ni João ni elle n’habitât la campagne, ni ne fût agriculteur, il essuya un refus : « Mais elle a dit qu’elle ne vendait pas, ça passerait à la famille. João disait que ce qui avait appartenu à Papa ne se vendait pas. Elle disait la même chose, que ça resterait pour les enfants, pour les petits-enfants, pour les arrière-petits-enfants... jusqu’à ce que ça n’existe plus ! ».
11Cet attachement à la terre se concrétise également dans le maintien, même pour ceux qui ont abandonné l’agriculture, de liens très étroits avec Ligeiro. Ceux qui ont émigré dans les grandes villes ou dans la région Centre-Sud du Brésil reviennent à la Saint Jean, grande fête des moissons nordestine. Ceux qui sont restés plus près, notamment à Serra Branca, conservent les têtes de bétail issues du veau qu’ils avaient reçu pour leur communion. Ils ont en effet un droit sur la terre, en dehors de tous les liens de réciprocité qui peuvent les unir avec les habitants de Belo Monte.
12Les familles de Belo Monte sont conscientes de l’importance de l’indivision comme stratégie de maintien du groupe. Au nom de la communauté, ou plutôt, selon leur propre expression (et non celle de l’Emater), des « voisins », ils préfèrent sacrifier quelques avantages immédiats en pensant au futur. La perpétuation de la grande famille est perçue comme liée à cette indivision. Le fait de ne pas avoir vendu de terre au grand propriétaire voisin, même pendant la sécheresse, est un sujet de fierté. Les pratiques de solidarité vis-à-vis des parents moins bien lotis du groupe de Belo Monte doivent aussi être comprises dans ce sens, car ces derniers sont les plus vulnérables aux offres d’achat du grand propriétaire.
13Les gens de Belo Monte évoquent, pour s’en démarquer, le cas de leurs cousins (ceux du Ligeiro du Haut), dont les propriétés ont été divisées entre héritiers. La dispersion géographique de ces cousins, nombre d’entre eux ayant migré, eut comme conséquence l’abandon partiel de ces terres, certains les faisant même clôturer alors qu’ils habitaient en ville. L’indivis d’Inácio, représentant 160 braças, a été amputé du fait de la vente de terres par Inácio. N’ont échappé à ce mouvement que les deux petits parcours d’Esporas et de Lagoa Panati. Dans le cas de nos interlocuteurs, même si un parent déménage, l’espace qui lui est dévolu reste « domestiqué », exploité par le groupe bien que continuant à appartenir au migrant.
14Cette forme d’usufruit est évidemment beaucoup plus voyante sur les terres agricoles, de plus grande valeur et notoirement productives, que sur les parcours. La situation foncière qui en résulte est assez complexe, et épouse pour tous les ménages le modèle étudié sur la fratrie de Roberto (fig. 14).
15La copropriété concerne donc :
les parcours, héritage des ancêtres, communs à tous leurs descendants résidents et à ceux qui migrèrent ;
les enclos (pour le bétail) identifiés par des clôtures, possédés en commun par les divers groupes de cohéritiers : Roberto, ses frères et sœurs (n° 33 à 49), Pedro, ses fils et, par solidarité, ses neveux José (n° 62) et Paula (n° 63), les enfants de Zé Leôncio (n° 50 à 52) ;
les champs, bien que faisant partie du même héritage que les enclos, et n’ayant pas toujours un propriétaire désigné, sont attribués individuellement à chaque chef de famille. Le travail qu’il y investit, les clôtures qui le cernent, sont autant de signes de cette appropriation de fait.
16Ceci n’exclut pas que des parents mieux lotis du groupe familial de Belo Monte puissent en plus tenter de compenser les injustices entre ces groupes de cohéritiers. Ainsi, Paula fait pâturer ses brebis dans l’enclos de son oncle Pedro. Il est vrai que Pedro avait racheté toutes les parts de ses frères et sœurs, ses neveux et nièces qui voulaient rester à la terre se trouvant dès lors fort démunis. Outre le rôle de protecteur habituellement joué par les hommes les mieux lotis du groupe, Paula, « parente pauvre » célibataire, jouit en tant qu’ancienne institutrice d’un statut social de premier plan dans le groupe, que nous avons vérifié dès nos premiers contacts.
17Enfin, certains des cohéritiers possèdent, ou louent, des terres à l’extérieur de Belo Monte, afin de compenser le manque d’espace et de faire face aux besoins engendrés par la croissance démographique.
La domestication de l’espace : l’histoire des terroirs
18La domestication progressive de l’espace par cette communauté fut l’œuvre d’un siècle, et les habitants estiment que l’on est passé ainsi « de l’eau au vin ». La représentation du passé comme une époque précaire est liée à ce processus, dont les grandes étapes furent la construction des maisons, l’établissement des champs et des vergers, le creusement des puits. Se souvenant de ce que lui racontait son grand-père sur l’état des lieux à son arrivée, un des anciens raconte : « Ici, ce n’était pas ces bois d’algaroba, c’était une forêt terrible, il n’y avait aucune maison, nulle part ».
19Petit à petit, le paysage se modifia : on utilisa le bois pour construire les maisons et les clôtures faites de branches entrelacées, mais aussi pour la vente, les coupes concernant particulièrement les espèces nobles : baraûna, aroeira, ou encore l’angico, exploité pour le tanin contenu dans son écorce. La caatinga, initialement une forêt claire comme l’indique son étymologie indigène, devint une formation basse et moins dense.
20Cette dégradation s’est poursuivie encore récemment, comme le montre la comparaison des photographies aériennes de 1967 et 1984 (fig. 15). Une fois les grands arbres coupés, les espèces en question disparaissent. Elles n’ont pas rejeté de souche et n’ont pas non plus donné naissance à suffisamment de jeunes sujets pour que ces derniers prennent la relève. Cette dégradation est donc irréversible. « Baraúna, angico, aroeira... ça s’est terminé. Mais autrefois, il y avait de tous les bois... Ils l’ont enlevé pour le vendre, ils l’ont enlevé pour d’autres choses... ».
21L’actuel cantonnement de ces espèces aux sites les plus humides laisse penser qu’elles sont plutôt exigeantes en eau, ce qui pourrait expliquer leurs problèmes de régénération sur le plateau, où les sols sont très secs et où les semis ne devaient avoir de chances de réussir que lors des années humides. Cet aléa était encore amplifié du fait de l’exploitation pastorale assez précoce et intense de ces parcours, qui a pu être une cause de mortalité importante des plantules et des jeunes plants. « L’angico, encore il y en a, il naît toujours, n’est-ce-pas ?
22Maintenant, ces autres arbres, ça c’est long, comme la baraúna, l’aroeira, justement ces arbres pour la construction, c’est fini, il n’y a rien ».
23Ces modifications furent progressives, elles accompagnèrent la croissance démographique et le développement de l’activité d’élevage, tradition de la famille depuis son ancêtre vaqueiro. Le bétail vivait en liberté dans de grands espaces, chaque propriétaire marquant ses bêtes à l’oreille pour les reconnaître lors des vaquejadas, grands moments de fête, encore rappelés avec émotion par nos interlocuteurs. Les bêtes étaient alors triées dans de vastes curais au mois d’août, chaque éleveur étant tenu d’alimenter son bétail pendant la saison sèche. Ligeiro comptait trois de ces curais car le bétail, attiré par un lac collinaire construit par un des ancêtres (d’après divers recoupements, celui-ci n’existe plus, probablement depuis les années trente), convergeait depuis les fazendas alentours, situées à une dizaine ou une quinzaine de kilomètres à vol d’oiseau, dans un secteur délimité par les rivières Serra Branca et Sucurú (fig. 16).
24Ce bétail pouvait compter jusqu’à 1 000 têtes de bovins, ce qui donne à penser que les terres du Ligeiro ont été très piétinées et surexploitées, du fait de la présence de ce grand abreuvoir Mais nos interlocuteurs, tous des éleveurs, préfèrent expliquer la dégradation de la caatinga par les pratiques forestières.
25Ils assurent que « l’herbe était différente », elle ne manquait pas, le relais étant pris ensuite par les feuilles de mororό, d’aroeira et de cipό, qui tombaient en août-septembre (ces espèces se rencontrent aujourd’hui sur les reliefs résiduels). Cela permettait aux éleveurs du Ligeiro (une fois les autres troupeaux partis) de continuer à nourrir leur troupeau dans la caatinga. Les espinhos (cactus) prenaient plus tard la relève des feuilles. Cette pratique de consommation de la litière fraîche permettait de valoriser une ressource qui se réintègre mal au sol pendant la saison sèche. Néanmoins, cette litière présente l’avantage de former une couverture morte protégeant les graines, isolant un peu le sol des fortes chaleurs puis des premiers orages qui leur succèdent, tout en assurant une réalimentation du sol, même limitée, en matière organique. Les résidus des cultures, et notamment le feuillage du coton arboré, ne sont pas mentionnés, mais devaient constituer un autre complément alimentaire.
26Cette « longue » histoire sylvo-pastorale, faite de prélèvements incessants sans restitution sur un milieu fragile, explique probablement l’état de la caatinga. De plus, la régénération des arbres les plus nobles et les plus exigeants, difficile les années sèches, a dû être gênée par le pâturage des grands troupeaux, à la fois directement — par broutage ou piétinement des jeunes plants — et indirectement — par exagération des contrastes hydriques et thermiques et perte de matière organique et minérale du sol suite à sa dénudation. Une fois les semenciers coupés pour l’exploitation du bois, ces espèces ont donc disparu. D’autres, plus dynamiques, du fait de l’abondance et de la bonne dispersion de leurs graines, ou de leur capacité de reprise végétative, comme la catingueira et le pereiro, ont réussi à se maintenir, aux côtés des espèces pionnières, marmeleiro, jurema, qui colonisent les espaces laissés vacants.
27Une fois les grands pourvoyeurs d’ombre abattus et le sol plus ou moins appauvri ou tronqué par l’érosion, il n’est pas impossible que les graminées les plus exigeantes du point de vue hydrique aient souffert. Ces dernières, miihà do Brejo, capim belota, graminées rares mais encore présentes aujourd’hui, sont aussi les plus pâturées par le bétail. La composition floristique actuelle du tapis herbacé où domine le capim panasco, une graminée assez médiocre, pourrait ainsi être le résultat de l’histoire. Nous verrons plus loin de quelle manière cette évolution sur le long terme est relayée par les pratiques actuelles. Le système de la vaquejada est resté en vigueur jusqu’il y a peu, mais l’espace se compartimentant de plus en plus avec le mouvement d’enclosure, ces pratiques ont aujourd’hui disparu : « Il y a trente ans, oui, on allait d’ici aux Mares, sans un portail... Ce bétail vivait tout mélangé. Il n’y avait pas d’enclos. Il était réuni, ça s’appelait la vaquejada ».
28Mais l’élevage n’était pas la seule source de revenus. Le commerce et le coton ont également joué un rôle économique important. Le commerce a pris une ampleur considérable avec l’arrivée des camions, dans les années vingt, et avec la possibilité de franchir le fleuve São Francisco, plus au sud. Le commerce des ânes a représenté une activité importante. Les donos de engenhos, les patrons du sucre, en étaient très demandeurs. Ils assuraient ainsi leur approvisionnement en canne en allant la chercher jusque dans les villages les plus reculés de la région littorale.
La famille compta plusieurs commerçants : João Antonino qui mourut prématurément d’une fièvre contractée en voyage, Zé Leôncio qui négligea son exploitation, et plus récemment Pedro. Dans sa jeunesse, ce dernier passa des années à convoyer des ânes, achetés au Ceará, pour les vendre en Pernambouc et à faire le négoce de diverses marchandises. Cette activité lui valut une certaine aisance, puisqu’il racheta les parts de ses frères, puis monta plus tard une petite fabrique de fromage. Il revenait de ses voyages aux premières pluies avec les semences, en étant attendu impatiemment par ses cousins.
29Aujourd’hui, en prévision de chaque campagne agricole, les semences sont stockées dans les silos. Ce détail donne une idée de l’isolement de la région des circuits commerciaux jusque dans les années cinquante. On plantait alors le manioc (aujourd’hui acheté) dans les secteurs les plus humides, puis on allait le moudre au moulin de Ligeiro.
30La culture du coton fut également très importante dans l’économie régionale, la fibre étant vendue et le feuillage utilisé pour alimenter les animaux. Avec l’introduction dès les années vingt du premier dénoyauteur à vapeur, par un cousin du Ligeiro, les graines constituèrent un autre complément alimentaire appréciable pour le bétail, et augmentèrent encore l’intérêt fourrager de la plante. « À cette époque, les coffres étaient remplis avec l’argent du coton... Tous les gens qui achetaient du bétail, ils plantaient du coton. Parce que le coton fait presque partie de l’élevage, n’est-ce-pas ? Parce que le bétail profitait de la graine ».
31La production était importante, la cueillette étant assurée par des journaliers : « D’ici à Serra Branca, à cette époque de juillet-août, les routes étaient toutes blanches des convois de coton, en char à bœufs... ».
32Les rendements obtenus étaient acceptables, compte tenu de la technologie rudimentaire employée. L’intérêt fourrager, mais aussi la rusticité et la longue durée de vie productive de la plante, expliquent le maintien de cette cotoniculture jusqu’aux années quatre-vingt alors que les cours avaient beaucoup baissé. Aujourd’hui cette culture est pratiquement abandonnée, suite à l’apparition du bicudo, un parasite qui a ravagé les plantations depuis 1984-1985 et les anciens champs de coton retournent à la friche...
33L’agriculture de subsistance : maïs, haricot, manioc, se pratiquait dans les bas-fonds, à l’aide de l’enxada, une houe. C’est également là que les vergers furent peu à peu installés, la coutume étant de planter un cocotier à la naissance de chaque enfant. Les techniques agricoles étaient rudimentaires. Les actuels chefs de famille se souviennent de leur enfance comme d’une époque dure et sans aucun confort, même si la culture du coton était encore florissante : « Il y a trente ans passé, ici, c’est une différence comme si on était passé de l’eau au vin. Parce qu’en 1930, j’étais gamin à l’époque, bien souvent j’allais chercher une charge d’eau à deux lieues, monté sur une jument avec quatre boîtes de fer, parce qu’ici il n’y en avait nulle part ».
34Cette mémoire critique est bien sûr en rapport avec les récents progrès techniques : « Dans le temps où il n’y avait pas de voiture, tout était retardé, c’était un monde aveugle, ingrat... ».
35Mais ce même progrès mit fin à une époque. Pedro dut abandonner les voyages avec ses convois d’ânes, non seulement en raison de son âge, mais parce que les anciennes manières de commercer furent supplantées par d’autres, avec l’arrivée des camions suivant la construction des routes, dans les années cinquante-soixante. À notre connaissance, il fut le dernier des habitants de Belo Monte à être commerçant, et cela est probablement à mettre en rapport avec l’appauvrissement relatif de ces familles, qui n’ont pas pu acheter les camions nécessaires. Cette nouvelle conjoncture de repli sur l’exploitation, conjuguée avec la croissance démographique, est à l’origine d’une certaine intensification de l’agriculture sur les terres les plus basses, appropriées par chaque foyer. Un grand pas fut franchi à peu près à la même époque avec l’installation d’une infrastructure d’approvisionnement hydrique.
Pedro raconte : « Un jour, j’ai dit à mon père : si un jour je suis le propriétaire de cette terre, j’y ferai une cacimba. Il a dit : oui, tu es jeune, tu peux peut-être le faire. Il est mort, je crois en 1930 ou 1932. Je suis resté par ici, parce que je n’ai pas trouvé d’autre terre. En 1951, j’ai creusé une cacimba... En 1959,... mon oncle avait un tas de veaux maigres, des bœufs, des vaches, en train de mourir de faim... Il a donné de l’eau aux vaches à Lagoa de Cima, à deux lieues d’ici. Alors, cette même année, en 1960, j’ai creusé ce puits avec l’éolienne. Alors l’eau n’a plus manqué ».
Un autre membre du groupe raconte comment son père entreprit et mena à bien la construction d’un lac collinaire, entièrement à la main : « Il a commencé en 1949. Il a fait un petit bout, tout avec sa brouette et transportant les pierres à dos de jument. En 1950, il a fait un autre bout. En 1951, on en a fait un autre. C’est en 1952 qu’on a fini ».
36La construction de lacs collinaires à la seule force des bras, sans aucune mécanisation, n’est pas rare dans la région, ce qui indique l’intérêt que les agriculteurs leur accordent. Les aménagements ultérieurs furent réalisés mécaniquement, en faisant appel à des personnes extérieures, contactées lors de voyages consacrés à la vente des produits de la ferme : « Le premier puits, c’était à peu près en 60. Il a été creusé à la machine. Il s’était ouvert une affaire pour creuser des puits à Campina Grande. Pedro y allait, car il vendait du fromage, à Campina. Alors, il a arrangé ça... ».
37Un autre aménagement important est constitué par les clôtures, construites dans la région, et notamment par les habitants de Belo Monte, pour délimiter les espaces agricoles, puis les enclos, et séparer ceux-ci des parcours, à partir des années quarante-cinquante. Dans les années soixante, ce mouvement s’amplifia. Les clôtures devinrent une manière de privatiser l’usage de la terre pour préserver les ressources naturelles raréfiées en période de sécheresse.
38Ce processus était probablement lié à l’expansion démographique locale et à un effet d’entraînement : plus on clôture, moins il y a de terres de parcours en libre accès, on ne peut donc plus compter que sur sa propriété, et on clôture à son tour pour la protéger des appétits des voisins, toujours plus nombreux. Ainsi, au fur et à mesure de l’enclosure et/ou du morcellement des terres des anciennes fazendas, les troupeaux de Belo Monte se trouvèrent privés de l’accès aux grands espaces (fig. 17) : « Cette habitude de clôturer a commencé il y a environ une vingtaine d’années. Parce que voilà : avec plein de gens qui n’ont pas de terre et qui veulent aussi faire de l’élevage, le gars qui a 100 ou 200 hectares de terre, quand la sécheresse arrive, le bétail des autres et le sien aussi ont faim. Alors, lui, qu’est-ce qu’il fait ? Il va clôturer. Parce que dedans, il va juste mettre le sien ».
39Plus tard, dans les années soixante-dix, le phénomène s’accentua encore, du fait de facteurs moins « naturels ». Les avantages fiscaux offerts aux éleveurs encouragèrent des gens de la ville (professions libérales, commerçants, etc.) à acheter de la terre pour y mettre du bétail : « Il y a plein de gens qui font de l’élevage maintenant. Quand la banque a lâché plein d’argent, comme ça, pour les gens qui avaient les moyens, alors ils ont acheté plein de bétail ».
40Les familles de Belo Monte, comme bien d’autres dans le Sertão, se retrouvèrent peu à peu encerclées de clôtures. L’espace en libre accès aux animaux, sans limites à 10 km à la ronde autrefois, s’est rétréci à la portion congrue, passant du quart de la commune à une cinquantaine de kilomètres carrés en un siècle (fig. 17). Il y a encore une vingtaine d’années, les parcours du Tatu, de Lagoa de Cima et de Cantinho étaient accessibles aux éleveurs de Belo Monte, mais aujourd’hui ils disposent d’à peine 220 ha ! De plus, ces terres ne sont même plus d’un seul tenant, car de nombreux cousins, héritiers de la Data, ont vendu leurs terres : « Dans d’autres endroits, on avait, disons, le droit, n’est-ce-pas, quand c’était ouvert... mais comme ils ont clôturé, il n’y a plus que des couloirs et des coins. Comme ça, ça ne vaut plus la peine (...) Le seul endroit qu’on a maintenant en commun, c’est à Lagoa ».
41Cette citation montre que le parcours de Lagoa dos Turcos est le seul à être considéré comme appartenant pleinement au groupe ; les deux autres indivis, Lagoa Panatì et Esporas sont plus difficilement accessibles, à la fois physiquement et statutairement.
42N’ayant plus les moyens d’acheter les terres vendues alentour par les candidats à l’exode rural, les producteurs de Belo Monte commencèrent à intensifier leur production de fourrage, en plantant de nouvelles espèces, capim elefante, palma, algaroba, et en agrandissant leurs champs de maïs, une culture qui sert pour l’alimentation humaine et comme fourrage. Cet agrandissement de l’espace cultivé s’est fait également grâce à l’introduction du cultivateur et du tracteur, ce dernier étant emblématique du progrès pour les producteurs. Les anciens instruments sont ainsi évoqués comme des témoins du passé : « Il y avait seulement une houe et un levier, pour creuser, c’était même pas une barre à mine... J’ai travaillé aux champs, pour tout dire, juste avec la houe. Dans les années quarante, le cultivateur est apparu. C’est à la fin des années quarante, qu’est apparue l’araire avec le tracteur, pour "couper" la terre et planter ».
43Mais personne ne possédant de tracteur à Belo Monte, certains réussissent tout juste à en louer un de temps en temps. Dès lors, les anciens instruments continuent à être utilisés ; seul le cultivateur s’est généralisé : « Aujourd’hui c’est différent. Quand on a commencé, il n’y avait même pas de cultivateur, c’était juste à la force des bras. Maintenant, avec le cultivateur, c’est plus facile ».
44Les techniques de production, à l’exception de celles employées pour les espèces fourragères introduites, n’ont guère évolué depuis leur transmission par les parents, et n’assurent notamment aucune restitution organique à la terre : « C’est la tradition, depuis l’époque de mon père que c’était dans ce style, et on est toujours là. Dès qu’on avait un peu de compréhension (des choses), notre père nous apprenait ce même travail ».
45Lorsqu’on demande aux producteurs leur opinion sur l’évolution de la productivité de leur terre, ils sont partagés. Certains soulignent les gains de production obtenus grâce au tracteur ou au cultivateur. Mais ces gains semblent autant liés à l’augmentation des surfaces cultivées — « on en fait plus » — qu’à une amélioration de la productivité : « Maintenant, ça donne plus. C’est plus, la personne, avec un tracteur, en fait plus, c’est plus facile ». D’autres ont un point de vue contraire : « Il semble que ça rendait mieux. Je ne sais pas si c’est parce qu’on travaillait plus ».
46Aucun parallèle n’est fait, quelle que soit la génération interviewée, entre l’intensification de l’agriculture et l’éventuelle diminution de la fertilité des sols. S’il y a diminution de la production, ils en attribuent la responsabilité à l’instabilité climatique, dont les conséquences immédiates sont plus visibles pour eux qu’une tendance à long terme : « La terre devait être plus forte, n’est-ce pas ? Maintenant, après cinq années sans pluie, c’est fini ».
47Cette perception du progrès, de la tradition et de la fertilité du sol est liée à des choix productifs, notamment agricoles, et à l’organisation sociale du groupe. Mais avant d’aborder ces points, il convient de relater comment cette famille élargie s’est officialisée en communauté.
La communauté : histoire d’une organisation sociale
48La communauté semble avoir été une chance saisie par ces familles pour tenter de se créer une sorte de pouvoir politique parallèle. L’occasion en a été fournie par l’Emater, l’organisme local de vulgarisation rurale, qui cherchait un groupe de producteurs « très unis » et disposés à accueillir des projets démonstratifs de technologie simple destinés à des communautés paysannes (voir la disposition des équipements dans le village, fig. 11). Les liens de parenté entre un des responsables de l’organisme et les Antoninos ont probablement joué un certain rôle dans le choix de l’Emater.
49Le groupe s’est saisi habilement de la réputation qui lui a été ainsi faite pour essayer de marchander afin d’obtenir le maximum de bénéfices. Avoir un nom est d’ailleurs une condition indispensable à toute négociation dans une société où seul celui qui a un certain poids compte face à l’État, comme c’est le cas des grands propriétaires. Plus tard, le groupe s’est aussi choisi un représentant qui défend ses intérêts à l’échelon local, se créant ainsi un canal d’expression au niveau politique. Un jeune, qui avait des penchants pour la politique, a assumé la représentation de la grande famille auprès du conseil municipal. Au moment des dernières élections législatives, il a par exemple négocié les votes de la communauté en échange de l’installation de l’énergie électrique, selon le modèle classique du clientélisme...
50Il est probable que l’équipe de recherche elle-même a été initialement accueillie avec la pensée qu’elle pourrait peut-être servir d’intermédiaire auprès des autorités.
Le calcul, si calcul il y a eu, n’était d’ailleurs pas si mauvais. Mais c’est finalement le chauffeur de l’Université (qui nous accompagnait) qui a apporté du concret : il a ramené des semences sélectionnées de différents projets de la recherche universitaire et a trouvé le moyen de faire réparer le moteur d’une broyeuse fourragère en panne depuis plusieurs mois. Il est aussi certain que la recherche a contribué à « asseoir » l’image sociale du groupe, sans que l’on puisse exclure que cela ait provoqué des conflits (internes ou externes) dont l’une des manifestations visibles pour nous furent des actions de vandalisme sur les appareils de mesure installés sur le terroir. Enfin, nos interlocuteurs ont toujours cherché à donner une image la plus conforme possible à celle de la « communauté de petits producteurs très unis et très organisés », mise en avant par l’Emater lors de notre première rencontre.
51Du point de vue des rapports de forces internes au groupe, la mise en place de cette structure en communauté a probablement été l’occasion de certains « réarrangements » ou « rééquilibrages », bien que ce thème ait toujours été soigneusement occulté par nos interlocuteurs.
Ainsi, un des producteurs, Roberto, a su saisir l’occasion au passage et a assumé le rôle de leader, bien que le projet ait été initialement conclu par l’intermédiaire d’un autre membre du groupe de Belo Monte, un des fils de Pedro. Ce dernier avait longtemps joui d’une situation de prestige dans le groupe... Or c’est Roberto qui a négocié avec le reste de la famille la contribution en main-d’œuvre qui serait accordée en échange de différents projets dont peu, malheureusement, se sont montrés réellement intéressants (car programmés « en haut lieu », sans prendre en considération la demande sociale).
52La communauté s’est montrée capable de refuser des « faveurs » qui auraient risqué de mettre la cohésion du groupe en danger. Ainsi, quand l’Emater offrit un moteur pour pomper l’eau d’un puits, le groupe donna la préférence à une éolienne, certainement moins efficace, puisqu’elle dépend du vent pour fonctionner. Mais avec un moteur à essence ou diesel, tous les membres du groupe n’auraient peut-être pas pu payer leur part du carburant. Face au risque de créer un malaise, le moteur fut refusé, à la grande frustration des techniciens si bien intentionnés.
53En effet, il y a des moments où la communauté met la solidité du groupe en danger. C’est le cas, par exemple, lorsque le travail exigé devient trop lourd : ainsi, l’approvisionnement du biodigesteur, une des initiatives de l’Emater, obligeait le groupe à recueillir tous les jours une quantité importante de fumier. Ce fut probablement la raison principale de l’abandon de cette belle innovation. Elle était pourtant désirée, car elle devait fournir l’électricité dont le hameau n’avait pas encore été équipé à l’époque. Toutefois, il ne faut pas s’étonner de cet échec quand on sait à quel point le travail de l’exploitation est absorbant, vu la technologie utilisée par le groupe. Cette charge mettait aussi en évidence des différences entre les familles : toutes n’avaient pas le même enthousiasme, les mêmes possibilités (la quantité de fumier est proportionnelle à la taille des troupeaux et la main-d’œuvre disponible varie de 1 à 3 personnes) ni les mêmes besoins (un seul foyer possédait la télévision, et ce n’était pas le plus assidu...). De plus, cette tâche mettait en lumière l’opposition entre les « femmes-agricultrices » et les « femmes-maîtresses de maison », ces dernières refusant la corvée et la déléguant à leurs maris ou à leurs frères, déjà débordés...
54C’est dire que la communauté, si elle permettait de retrouver, si ce n’est son ancien statut, du moins une visibilité sociale à la famille élargie de Belo Monte, a aussi montré très vite ses limites. Les « technologies appropriées » de l’Emater ne correspondaient pas aux besoins et leur lourdeur mettait en péril le fragile équilibre à l’intérieur du groupe. La notion même de communauté était assez éloignée de la réalité de ses relations sociales et présentait le risque de l’enfermement sur le groupe. La représentation politique par le jeune conseiller municipal a été une première tentative pour résoudre les problèmes. Mais, après l’installation de l’électricité, les promesses électorales de tracteur et de lac collinaire ne furent plus tenues par les hommes politiques.
55Aussi, en 1989, les habitants de Belo Monte se sont affiliés à une organisation plus large, l’Association du Ligeiro, qui regroupe 100 membres, des parents pour la plupart. La cotisation a été fixée à un niveau suffisamment bas pour que tous puissent y adhérer et les membres à jour de leur cotisation ont ainsi pu bénéficier du passage d’un tracteur, en payant seulement le carburant. Quelques années plus tard, le fils du leader désigné par l’Emater est devenu le trésorier de l’association.
56Si la communauté (ou plus récemment l’association) est la vitrine du groupe, c’est la famille qui fonde son existence et sa cohésion : « Ici, c’est une seule famille. Là (se comparant avec un autre groupe), c’est un mélange, c’est pour cela qu’ils n’arrivent pas à s’unir... Quelques-uns se sont mariés au dehors et ont ramené une femme. Ils vont à Rio et reviennent sans rien... ».
57Le groupe, au contraire, trouve dans la solidarité familiale la force de résister aux difficultés et à l’expatriation. Mais cela représente aussi une contrainte lors du choix du conjoint et de l’installation sur l’exploitation. Car, dans ce système de production qui exige la collaboration des époux, un jeune ne peut se marier et reprendre l’exploitation que s’il trouve une femme disposée à affronter la même vie, faite de beaucoup de travail et de peu de compensations matérielles. Et une jeune femme n’est prête à accepter une telle vie que si elle y a été habituée dès l’enfance. Or, comme la grande famille s’étend assez loin, il n’est pas facile pour un jeune de rencontrer une partenaire en dehors de la parenté. Voilà probablement une explication, à côté du problème foncier, de la fréquence des mariages consanguins et du nombre de célibataires (trois personnes âgées et deux jeunes). C’est pourquoi, il n’est pas rare (pas seulement dans le groupe étudié, mais aussi en général dans la région) de voir une « fille de famille » d’un certain âge épouser un employé de confiance.
« Ces paysans ont gardé de leurs origines un statut et un comportement de “grand propriétaire collectif” » (Nicole Eizner).
58Enfin, et la projection de la famille en communauté le fait bien comprendre, ces petits paysans disposent de 10 à 40 ha chacun, plus le droit à l’indivis, ce qui est modeste dans la région semi-aride et pour un système d’élevage semi-extensif. Mais cette situation les rattache tout de même à une couche moyenne de petits producteurs. La stratégie d’indivision était peut-être aussi une stratégie de maintien d’un statut social...
Le système de production de Ligeiro
Stratégies et logiques paysannes
59Parmi les défis que les habitants de Ligeiro doivent relever dans la gestion de la production et des ressources comme dans l’organisation de leurs activités, l’irrégularité climatique constitue depuis toujours l’élément le plus problématique. La sécheresse est une menace constante. Dans le système de production actuel, tout est planifié en fonction de l’incertitude pluviométrique : constituer des réserves, choisir les lieux de culture et les espèces, les diversifier, s’organiser pour profiter au mieux de toutes les ressources disponibles.
60L’instabilité climatique oblige le producteur à des choix qui peuvent paraître déraisonnables pour l’observateur extérieur, le technicien par exemple qui, lui, calcule en ne pensant généralement qu’à la productivité et conseille des dépenses, mais prend rarement en compte les risques, la faible capacité d’accumulation, l’énorme volume de travail que cette situation impose. Or, souvent, pour ces producteurs, la meilleure solution est hors d’atteinte ; il leur faut opter pour la moins mauvaise en fonction des circonstances et des contraintes.
61Nous appelons stratégies les options concrètes que le producteur adopte face aux diverses contraintes auxquelles il est confronté, en privilégiant un objectif sur un autre. Ces stratégies globales peuvent s’adapter aux circonstances, par exemple modifier tel plan de mise en culture, décider de puiser dans les réserves de grain ou de vendre une bête plus ou moins tôt en fonction de la distribution des pluies. Ce recours à une diversité de tactiques est bien sûr lié aux insécurités — climatiques, socio-économiques — auxquelles se heurtent les producteurs.
62Le succès d’une gestion ne peut donc être évalué qu’en fonction de ces objectifs qu’il nous faut découvrir : donner la priorité à la sécurité ou à la productivité ? Soigner la qualité du cheptel ou épargner des intrants, quitte à sacrifier quelques bêtes ? Choisir la plante la plus adaptée à l’écosystème ou celle qui, malgré sa relative fragilité en cas de sécheresse, garantit la meilleure conservation si on la stocke durant plusieurs années ?
63Comme l’agriculteur ne contrôle pas tous les éléments du problème, et en particulier comme il ne dispose pas des ressources vîntes pour adopter les solutions techniquement les meilleures, ses stratégies sont nécessairement limitées. Nous appelons logique du producteur, la cohérence établie entre ses stratégies et ses objectifs. On peut comprendre maintenant que la logique peut être parfaite, malgré des stratégies peu satisfaisantes.
64Ces stratégies se basent aussi sur des valeurs et des représentations. Or, il s’agit là d’éléments idéologiques extrêmement ambivalents : en même temps résultats de pratiques matérielles, les justifiant a posteriori, mais aussi facteurs de leur reproduction, car ils renforcent les dispositions des acteurs sociaux et les rendent capables de traverser les crises. Nous essayerons donc de restituer ces valeurs et représentations au fur et à mesure que nous présenterons chaque pratique.
65Enfin, il faut ajouter que ces stratégies ont été élaborées tout au long d’une histoire. Cette tradition n’est cependant pas pétrifiée ; elle se transforme selon les circonstances. Pour comprendre vraiment la logique des producteurs, il nous a fallu non seulement retourner à leur passé, mais encore les accompagner au long de différents cycles : le cycle annuel de la succession des saisons et des activités, le cycle pluriannuel des « bonnes » et des « mauvaises » années, le cycle de la vie familiale et de la succession des générations : des jeunes ménages, des couples dans la force de l’âge dont les enfants sont de jeunes adultes, ou des gens âgés. Le choix d’un groupe de familles, les descendants des Antoninos, s’est révélé ici particulièrement riche, puisqu’il nous a permis d’appréhender toute cette diversité.
66Les notions précédentes sont centrales pour notre démarche. En effet, sans comprendre les options des producteurs, leurs stratégies, leur logique et leurs valeurs, on ne peut introduire aucune modification dans leur système de production. L’échec de nombreuses interventions officielles tient souvent à ce manque d’attention, la meilleure preuve étant cette habitude des organes de recherche et vulgarisation de proposer (ou même d’imposer) des « paquets », les mêmes pour tous.
Agriculture et élevage : une association face au manque de terre
67On peut qualifier le système de production de Ligeiro de traditionnel semi-extensif (élevage/polyculture de subsistance). Pourtant, les gens de Ligeiro se définissent d’abord comme des éleveurs. Le troupeau associe bovins, caprins et ovins, de races rustiques, à l’exception de quelques vaches laitières qui sont croisées avec des hollandaises. Les troupeaux sont de taille très variable, particulièrement le cheptel bovin, véritable indicateur des disponibilités foncières ou financières des uns et des autres. Les produits de l’élevage sont, selon les cas, exclusivement destinés à la commercialisation (viande bovine) ou également utilisés pour l’autoconsommation (fromage, viande de caprins, dont une moitié de la production est vendue, l’autre autoconsommée, fig. 18). Les femmes élèvent des animaux de basse-cour (poules, porcs) qui sont destinés pour partie à la vente à leur profit, pour partie à la consommation familiale. Les enfants reçoivent le produit de la vente des veaux de la vache du troupeau leur appartenant, le cas échéant.
68La viande de mouton ou de chèvre est la seule à être autoconsommée par les familles de Ligeiro. Cela s’explique par son prix et par son volume modiques, permettant une consommation immédiate par le groupe (aucun foyer n’était équipé de réfrigérateur). Seul un fazendeiro peut se permettre de sacrifier un bœuf. C’était d’ailleurs une tradition lors des vaquejadas, grandes fêtes organisées autour de la vente des animaux.
69Les produits dérivés des ovins et caprins sont très appréciés dans les grandes villes, ce qui indique l’existence d’un marché potentiel. Mais celui-ci n’est accessible durablement que si une taille critique est atteinte, et ce n’est pas le cas de ces petits éleveurs. Un de nos interlocuteurs extérieurs à la communauté de Ligeiro, qui dispose d’un millier d’hectares, a été récemment contacté par des doutores franceses en vue de constituer un réseau de producteurs de viande et de fromage « écologiques » destinés à l’exportation. Les personnes prospectées appartiennent à la couche de moyens exploitants (de 200 à 300 jusqu’à 1 000 ha). Localement, sur le marché de Serra Branca, ces produits sont payés moins chers que ceux issus du cheptel bovin.
70L’agriculture vise essentiellement l’alimentation de la famille et du bétail (fig. 19). Elle est indispensable à la poursuite de l’activité d’élevage, vu la taille modeste des propriétés (de 10 à 40 ha). Suivant les familles, elle occupe de 2 ha jusqu’à 20 ha environ. Ces différences s’expliquent non seulement par l’inégalité foncière entre les différents membres du groupe, mais aussi par l’importance de leur main-d’œuvre et leurs possibilités d’ouvrir de nouveaux champs au tracteur. Il ne faut en effet pas confondre la surface exploitée et la surface possédée, car des champs sont laissés en jachère dans l’espace agricole. De plus, la proportion de ceux-ci varie d’une année à l’autre.
71Les champs sont préparés et semés au début des pluies (janvier-février les « bonnes » années), et les récoltes commencent trois ou quatre mois plus tard suivant les plantes cultivées. Les techniques sont des plus rudimentaires, faute de moyens matériels suffisants. Aucun intrant n’est utilisé, sauf exception. Les champs plantés chaque année sont labourés au tracteur tous les dix-quinze ans, au gré des possibilités de location. On en profite alors pour ouvrir un nouveau champ d’un demi-hectare à 2 ou 3 ha, quitte à laisser en repos une surface équivalente, selon les besoins. La durée d’exploitation d’une parcelle est très variable selon ses potentialités, mais elle est généralement longue (des périodes de mises en culture de vingt à cinquante ans nous ont été signalées).
72La culture principale est l’association maïs-haricot semés ensemble sur la même parcelle. Le mais sert à la fois pour l’alimentation humaine et animale. En tant que culture fourragère, il est complété par d’autres espèces exotiques introduites il y a quelques années (palme, napier). Récemment, après la sécheresse très marquée de 1993, les surfaces plantées en palme ont été étendues, au détriment du maïs. La consommation humaine de ce produit est désormais assurée par des achats de farine de maïs dans les circuits commerciaux locaux, ce qui s’explique par l’énorme travail exigé pour la fabrication domestique du produit et par son faible coût sur le marché.
73Les récoltes sont consommées ou stockées, mais très rarement vendues. L’unique culture commerciale importante était le coton arbustif, généralement planté entre les plants de maïs et de haricots, mais aujourd’hui en partie abandonné.
74Au total, c’est bien l’élevage, et particulièrement l’élevage bovin, qui contribue le plus largement au revenu annuel, à plus de 90 % pour cette famille relativement aisée. Le coton, dont la culture est en crise, ne joue qu’un rôle très modeste. Toutefois, c’est l’agriculture qui assure la sécurité alimentaire humaine, et de façon partielle, animale.
Le calendrier de la production
75Le travail s’organise en fonction des saisons, inverno et estiagem, et des activités qui s’y déroulent
saison des pluies (inverno) : travaux du sol et agriculture ;
saison sèche (estiagem) : alimentation des animaux.
Travail d’« été »
76Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce sont les travaux d’« été » qui sont les plus astreignants et les plus pénibles, exception faite du début des pluies. Les producteurs relèvent tout spécialement l’absence de loisirs pendant cette saison : il n’y a ni dimanche ni jour férié, car c’est tous les jours qu’il faut donner à manger aux animaux, ce qui est beaucoup plus astreignant qu’en « hiver », quand ils s’alimentent tout seuls dans la caatinga.
77Dans un premier temps, juste après les récoltes, on va couper dans les champs les fanes du maïs, les branches du cotonnier et d’autres résidus de cultures, on les débite à la machine ou à la main et on les distribue dans les mangeoires (fig. 20). On a ensuite recours aux fourrages cultivés : capim elefante (napier) ; les grandes gerbes coupées au couteau à ras du sol pour assurer une prochaine repousse sont extrêmement pesantes. Elles sont transportées en char à bœufs des fonds de vallée jusqu’auprès des enclos où elles sont débitées (à la machine ou à la main). Vient ensuite la palma (figuier de barbarie inerme), qui est nécessairement coupée au couteau en minces lamelles, labeur qui peut durer plusieurs heures si le troupeau compte une vingtaine de têtes.
78Si la saison sèche se prolonge et que les fourrages plantés sont épuisés, on a recours aux cactacées spontanées qu’il faut aller chercher au loin dans la caatinga, et dont on brûle les épines avant de pouvoir les réduire en lamelles au couteau (fig. 20).
79L’alimentation du bétail est une tâche qui commence au petit jour, après la traite des vaches, pour se prolonger facilement jusqu’au début de l’après-midi. Le travail est très long quand la réduction du fourrage en copeaux ou en lamelles doit se faire à la main, soit qu’il n’y ait pas de broyeuse fourragère disponible, soit qu’il s’agisse d’un fourrage qui ne puisse se débiter qu’au couteau (ce qui est le cas des cactacées). Ce travail pénible, réalisé sous un soleil de plomb, est généralement fait par les hommes, mais il arrive aussi que certaines femmes y participent ou même l’assument totalement, lorsque la main-d’œuvre masculine est insuffisante. Lors des grandes sécheresses, l’alimentation des animaux est particulièrement pénible : « On faisait tellement de choses qu’on ne peut même pas expliquer... L’eau venait en camion-citerne. On n’avait rien à manger pour les animaux. On devait se débrouiller avec un petit rien de ration, un petit rien de "palme" (on n’en avait déjà plus)... La sécheresse a tué presque tout... C’est pour les animaux que ça a été le plus noir. Parce qu’il n’y avait plus de palme, le mandacaru avait presque disparu... Il y a un voisin, là, qui nous a dit : je vous donne les cosses des haricots et les avelos, vous pouvez les arracher. J’y allais, avec Xica et on tirait ces fagots, on les donnait aux animaux... On les arrachait à la houe et on les mettait dans le char à bœufs ».
80Comme les avelos sont des plantes contenant un latex toxique, les femmes devaient se protéger la peau et les yeux avec des chiffons mouillés dont elles s’entouraient la tête et les bras.
Travail d’« hiver »
81En hiver, les travaux des champs sont considérés comme moins pénibles, car le soleil est moins chaud et aussi parce que les travaux les plus lourds (défricher et « couper » la terre) sont parfois réalisés au tracteur. Cependant le début des pluies est une période critique, car l’herbe n’a pas encore assez poussé. Le paysan est donc astreint à mener de front les deux tâches : alimenter encore les animaux et assumer déjà les travaux des champs. C’est pourquoi on lâche au plus tôt les animaux sur les parcours. Une fois là, il suffit d’aller vérifier périodiquement s’il n’y a pas d’animal blessé ou malade, s’il y a de l’eau en suffisance, et de ramener vers les enclos les vaches prêtes à vêler.
82Le travail des champs commence par la préparation des parcelles, qui se limite la plupart du temps à un passage de cultivateur attelé. La plantation du maïs et des haricots exige la collaboration de trois personnes : l’une creuse un trou à la houe, la seconde dépose les graines de mais et la troisième les graines de haricot. C’est ainsi que s’établit la coopération entre « voisins » (les parents les plus proches), car rare est la famille disposant de trois personnes à temps complet, surtout si la scolarité se prolonge assez longtemps, comme c’est le cas pour la plupart des jeunes de Ligeiro. L’organisation du travail est liée à la fois aux impératifs du calendrier climatique (semer très vite après les pluies) et au statut foncier relativement flou des champs.
83Une fois les parcelles semées aux différents niveaux topographiques, s’établit la routine des « nettoyages » (limpas), c’est-à-dire du binage et de l’arrachage des mauvaises herbes entre les jeunes plants, du moins au début, tant qu’ils courent le risque d’être étouffés par la végétation naturelle adventice. Ces travaux, moins urgents, sont réalisés individuellement. Puis, au fur et à mesure que les fonds de rivière sèchent et que l’eau baisse dans les barreiros (espaces où l’eau s’accumule en amont de petits barrages), on y plante quelques rangs de courges, pommes de terre, carottes et autres légumes qui bénéficient de l’humidité du sous-sol.
84Les femmes ont aussi aménagé des petits potagers (canteiros) dans des bacs construits sur des claies à environ 1,20 m de hauteur, à proximité de la rivière. Ces petits jardins suspendus, au maximum d’un mètre carré, sont consacrés aux salades, poivrons, oignons, ail et fines herbes et sont installés dans les fonds, à proximité d’un puits ou d’une autre source d’eau pour faciliter leur arrosage. Ils sont entretenus soigneusement (la hauteur rendant le travail moins pénible tout en préservant les plantes des fourmis et autres insectes, contrairement au potager implanté par l’Emater), alors que les cultures principales sont abandonnées à leur sort après les premiers soins.
85Entre-temps, il faut également continuer d’alimenter les animaux plus fragiles qui sont restés dans les enclos, de même que la basse-cour, les porcs et les animaux recueillis (enjeitados), élevés au biberon, puis au petit lait et au maïs. Ce travail est assumé par les femmes : « On donne du maïs aux porcs, aux poules, aux moutons et aux chèvres. Il y a aussi les animaux qui sont maigres. Un veau qui est maigre, on moud du maïs et on le lui donne. Il y a là quelques bêtes enfermées, qui mangent là : une brebis, un agneau recueilli, ces chevreaux... Ce sont les “enjeitados”... Je leur donne du lait, du maïs moulu, je leur donne du petit lait... ».
86Outre ces activités assez absorbantes, les femmes s’occupent aussi, pour la plupart, de la fabrication journalière du fromage, sans oublier évidemment toutes les tâches domestiques assez lourdes puisqu’elles sont réalisées sans le confort des appareils électroménagers et que la cuisine est faite sur une cuisinière à bois. Certaines tâches quotidiennes sont particulièrement pesantes, telle la préparation du maïs, servi aux trois repas, qui doit être mis à tremper puis être moulu pour être cuisiné (quand il n’est pas acheté sous forme de farine, ce que font certaines familles depuis 1997). Les femmes dont les enfants sont disponibles pour travailler aux champs, ont des activités non agricoles, sources de revenus complémentaires pour la famille (couture, enseignement) ou des activités agricoles qui leur sont propres et ont une certaine importance, comme un élevage de poulets fermiers ou de porcs, destinés en grande partie à la vente.
87Ce sont les hommes les plus jeunes qui vont à cheval, dans les parcours les plus éloignés, veiller occasionnellement sur les troupeaux. Des jeunes gens ont aussi été pratiquement « délégués » par le groupe pour expérimenter des cultures nouvelles : ail, coton herbacé. Chacun observait (ou faisait observer par son conjoint) les résultats de l’expérience, faisant mine de ne pas s’intéresser, mais prêt à s’investir au cas où la tentative aurait été positive. La commercialisation est généralement assumée par les hommes (maris ou frères). En tout cas, c’est le chef de famille qui vend le bétail et le coton. La femme vend sa propre production : les poulets, les œufs, les légumes du potager. Mais ce schéma peut être modifié suivant les circonstances : c’est la nécessité qui fait la règle.
88Tout ce travail est considérable. Les producteurs non seulement en ont conscience, mais plus encore, estiment qu’ils en sont bien mal rémunérés : « Si tout ce travail, du défrichage du champ à la cueillette, devait être payé, si je ne pouvais pas y aller, comme je le fais, avec ma femme et mon garçon, eh bien, après qu’on ait mis tout ensemble et qu’on ait tout vendu, on ne payerait pas ce personnel qui aurait travaillé ! ».
Coopération familiale et solidarité
89Nos interlocuteurs insistent beaucoup sur le fait que la coopération et la solidarité ont toujours existé dans la famille. Cela fait partie de l’image de marque de la communauté, et l’on est fier de présenter ce portrait idyllique à l’extérieur. Cette entraide se manifeste sous différentes formes et avec certaines limites. Elle est plus ou moins étroite selon le degré de parenté : on « donne » à ses frères, sœurs ou enfants, avec lesquels on partage « les pertes et les récoltes » ; on « prête » à ses cousins.
90Les différentes parcelles ont été semées en coopération par deux ou trois familles de « voisins » (le père et ses fils, frère et sœur, etc.) qui se sont unies pour ce travail commun. Cette coopération, exigée par les techniques mises en jeu, fonctionne également pour la plantation et l’entretien des potagers. Mais (est-ce parce qu’il s’agit là du domaine des femmes ?) le motif invoqué ne se réfère plus à la fonctionnalité de l’opération. Accomplir ces tâches ensemble les allège de leur caractère fastidieux et surtout signifie l’union du groupe, hautement valorisée : « C’est tellement bon de faire les choses ensemble. D’abord, c’est un signe d’union : deux ou trois personnes qui font la même chose... Moi, j’aime ça, je trouve que c’est bien. Par exemple, on va planter un potager : “Allons-y, Paula et Carmen. Allons-y le même jour !” Alors on se réunit, on parle, on se distrait, le travail est plus léger ».
91La coopération implique aussi la solidarité dans le partage des fruits du travail. En effet, les parcelles cultivées en maïs ne sont pas toutes semées en même temps ni à la même distance de la rivière, ce qui permet de couvrir le spectre des distributions possibles de pluies. Cela signifie que chaque année, un certain nombre de plantations peuvent être perdues. Dans ce cas, le producteur lésé sera partiellement compensé par les offrandes en maïs vert faites par les plus chanceux.
92La solidarité s’étend d’ailleurs à toute la grande famille pour le maïs vert. Les premiers épis cueillis sont partagés entre tous. Et de même, quand le maïs a séché sur pied dans la plupart des champs, les derniers qui ont encore du maïs vert partageront avec les autres. Une femme calcule, quand on lui demande combien son champ de maïs a produit : « Attendez... 9 maisons... à chacune j’ai donné 30 épis (par semaine). L’année passée, non, tout le monde a récolté. Mais à la fin de l’année antérieure, quand nous autres, on en avait encore et que les autres n’en avaient plus, on donnait 20 épis par semaine ». Un des plus vieux confirme : « Ici, ça a toujours été comme ça. Si l’un a et que l’autre n’a pas, on s’arrange ».
93Car le maïs vert est extrêmement valorisé. Il sert à préparer des plats très élaborés, salés ou sucrés, traditionnels de la fête de la Saint-Jean, en juin. Cependant, cette solidarité ne s’étend pas au maïs sec (grain récolté à maturité), sauf récolte exceptionnelle. En effet, un mois environ après le début de la récolte des maïs verts, le producteur retourne ses épis pour les faire sécher. Les épis sont ensuite mis en sacs puis égrenés en silos individuellement et conservés par le propriétaire de chaque parcelle pour ses propres besoins, sauf si l’un de ses parents manque de semences. C’est cette quantité de sacs qui est indiquée par le producteur lorsqu’on s’enquiert de sa récolte et il s’agit d’ailleurs de la majeure partie de la production de ses champs.
94Il semble qu’une fois en grains, le maïs ait perdu cette valeur symbolique liée au caractère festif des plats préparés avec les épis encore verts. Il retrouve son caractère simplement utilitaire (et potentiellement commercial). Il devient aussi une réserve de fourrage, élément central de la stratégie de recherche de sécurité des producteurs qui n’ont pas, de plus, tous le même troupeau, les mêmes surfaces encloses, etc. C’est d’ailleurs le maïs sec, sous forme de farine pour l’alimentation humaine, qui est maintenant acheté par ceux qui ont réduit leurs surfaces. En revanche, bien que le maïs soit cultivé comme fourrage, les épis verts sont toujours cueillis pour confectionner les aliments rituels (pamonhas, canjica).
95C’est la fête qu’on partage. Cela n’est pas propre au groupe familial des Antoninos, la fête jouant un grand rôle dans la culture brésilienne (da Matta, 1992). On peut rapprocher ce trait, la valeur de la fête, de ce que les gens disent du travail d’été. Ce qui est particulièrement pénible dans la nécessité d’alimenter les animaux jour après jour, c’est le fait qu’il n’y ait plus « ni dimanche ni jour férié ». Pas de répit, pas de fête ! Le maïs vert, emblème de la Saint-Jean, réservé à l’alimentation humaine, semble plus propice à ces échanges rituels, de même que les semences. Le fait de manquer de l’un ou des autres est considéré comme une « grande disgrâce » ; le souvenir des grandes famines, entretenu par l’histoire orale, joue probablement un certain rôle dans les représentations sociales. Cette redistribution, pour toute symbolique qu’elle soit, est peut-être aussi une manière d’assurer la cohésion et la reproduction collective d’un groupe où existent certaines inégalités...
96La coopération et la solidarité sont aussi facilitées et renforcées par la proximité physique des maisons et des champs, l’usage commun des parcours et la distance de la ville et de ses services. On se prête aussi du matériel et on s’échange des légumes.
« Paula va à Serra Branca le samedi (pour le marché). Elle a son potager, tout bien planté. Elle n’a pas le temps de l’arroser : Eh ! Socôrro Eh ! Conceição, est-ce que tu veux arroser mes légumes ? »
« Quand je vais en ville le samedi, c’est C. qui fait mon fromage ».
« Si mon char à bœufs a un problème, j’emprunte celui de Luis. Lui aussi, s’il en a besoin, il prend le mien ».
« J’ai un potager de fines herbes. Carmen n’en a pas, et Paula non plus. Elles ne vont pas assaisonner leurs plats ? Viens ! Tu peux te servir... Paula a des carottes, je n’en ai pas. Je vais dans son potager et je me sers ».
97La coopération s’étend aux parents résidant à Serra Branca, sans se limiter à la communauté, ce qui montre bien la prééminence de la famille sur celle-ci. C’est un beau-frère maçon qui assume toutes les constructions, y compris pour les « travaux communautaires » de l’Emater. Le jour de marché, on se retrouve chez les parents de Serra Branca pour stocker la marchandise et prendre le repas. Certains des enfants qui sont déjà à l’école secondaire logent chez les parents de la ville et les aident en contrepartie dans leur commerce, etc.
98La communauté garde aussi les troupeaux de frères et sœurs de la ville qui ne disposent pas eux-mêmes d’enclos, du fait de leur résidence urbaine, mais ont conservé leurs droits sur les indivis et les terres héritées des pères. Cette forme de coopération a un prix, car nous verrons plus loin à quel point l’alimentation du bétail pose problème à la moindre oscillation climatique. D’ailleurs, en 1987, le bétail des « cousins » a reçu le même traitement que les bêtes les plus rustiques.
99La solidarité peut s’étendre jusqu’aux parents ayant réussi dans les grandes villes, mais elle est beaucoup plus limitée.
Ainsi, lorsqu’un jeune du hameau tomba gravement malade (et décéda malheureusement peu après), c’est un parent médecin à Recife qui le soigna, mais pas gratuitement toutefois ! Au contraire, les frais d’hospitalisation, dans la clinique privée où opérait ce « cousin », furent très élevés. La mobilisation générale des habitants de Belo Monte illustra alors la cohésion du petit groupe. Un des ménages fit cadeau d’une vache qui fit l’objet d’une loterie. Une autre famille refit la peinture de la maison du malade pour son retour de l’hôpital, etc.
100À côté de cette collaboration étroite, chaque famille nucléaire peut avoir ses stratégies propres : louer un pâturage en bord d’étang en prévision de la saison sèche, faire appel à un projet spécial pour avoir du crédit. L’unité de la grande famille et la solidarité entre ses membres n’empêchent donc pas les initiatives individuelles, fort diverses au vu de la situation des uns et des autres.
101À un niveau intermédiaire, celui des frères et des sœurs, des pères et de leurs enfants, les formes de coopération sont très étroites, les frères aînés (ou les oncles) assumant un rôle protecteur, réalisant les travaux agricoles lourds, vendant les animaux, voire les gardant à l’étable avec les leurs. Cela épargne aux femmes la corvée de la mangeoire, mais pas nécessairement celle de la production de fourrage, certaines participant activement aux travaux des champs. En revanche, entre cousins, les services échangés ne se rendent gratuitement que s’ils sont occasionnels : « La tâche que l’un ne peut pas faire, l’autre la fait, et on ne demande rien pour ça. Par exemple, tout dernièrement, Miguel s’est chargé de conduire le bétail de Roberto (son cousin). Roberto ne peut plus se déplacer, Miguel peut, alors il y a été. Une aide ainsi, en passant, on ne paye rien, tu comprends ? Maintenant, si c’était un travail de tous les jours, alors oui, on payerait ».
102La solidarité entre les membres de la famille est donc à la fois un outil de cohésion sociale très fort, mais aussi une pratique savamment dosée selon le lien de parenté et la proximité géographique. Dès lors, elle ne réduit que marginalement les inégalités qui existent au sein de la communauté.
Le travail « du dehors »
103Quand il s’agit précisément d’un « travail de tous les jours », on fait appel à de la main-d’œuvre externe, salariée. Mais cela n’arrive que si la famille ne suffit pas à la tâche, soit que les enfants soient encore en bas-âge, soit que le chef de famille soit vieux ou handicapé et qu’aucun fils ne puisse l’aider, soit encore qu’il s’agisse d’un moment difficile à passer :
104« Quand ces deux-là étaient petits (il s’agit de jumeaux de 12 ans), il (le mari) prenait toujours des travailleurs pour aider. Ces deux dernières années, les garçons aident déjà, ce n’est plus nécessaire ».
105Le travail salarié constitue donc très clairement un complément ou un substitut au travail familial. Ce n’est pas une organisation du travail à laquelle on fait appel systématiquement en vue d’augmenter la production et les revenus. Au contraire, le travail externe représente peu de jours par an :
106« C’est bien rare que j’emploie un travailleur. En hiver, quand il y a trop de broussaille à nettoyer, j’engage quelques travailleurs (cette fois-ci, ils étaient trois) pendant quatre ou cinq jours ».
107On a d’ailleurs du mal à payer ce travail :
108« (Le travailleur) vient toujours chez moi, il prend le café, déjeune. Alors il demande moins ».
109Le travail occasionnel est payé par contrat ou (plus rarement) par jour. Cependant s’il s’agit d’un travail permanent réalisé pour un vieillard ou un malade, faute d’argent liquide, il n’est pas rare que le service soit effectué dans le cadre d’un contrat oral de métayage : propriétaire et travailleur se comportent comme deux associés dont l’un apporte la terre et l’autre le travail, ce qui est loin de rappeler les relations de patron à ouvrier agricole. La faiblesse du « patron » contribue encore à diminuer d’éventuelles distances.
110D’ailleurs, même dans le cas d’un travail payé à la journée, on s’arrange pour habiller les relations entre propriétaire et travailleur de « bonnes manières » qui effacent les distances : le travailleur prend ses repas à la table familiale, il est servi par la maîtresse de maison en même temps que le chef de famille et est appelé « Monsieur Untel » de manière très respectueuse. Cela contraste avec ce qu’on peut observer dans les grandes fazendas. La dureté des rapports sociaux entre patrons et employés est en effet frappante au Brésil en général, et notamment en milieu rural. Les salaires reçus pour une journée de salarié agricole sont dérisoires, puisqu’ils ne permettent souvent même pas d’acheter la nourriture quotidienne. Les travailleurs sont traités avec un mélange de mépris et de paternalisme, que l’on dirait tout droit sorti de la période de l’esclavage. Cette pratique est particulièrement frappante dans la zone de la culture de la canne à sucre, sur le littoral. Les habitudes des habitants de Ligeiro se démarquent de ces pratiques, car ils ont intérêt à « fidéliser » leurs travailleurs, qu’ils ne peuvent employer qu’épisodiquement et à moindre coût. Ils ont conscience des rapports de complémentarité entre eux et leur(s) travailleur(s), et ne sont pas guidés par le modèle classique patron-employé.
Les échanges
111Si la sécheresse est une grande menace en fonction de laquelle se gèrent les activités productives, le marché constitue, lui aussi, un facteur de risque au caractère imprévisible. Il faut compter d’abord avec la détérioration des prix des produits agricoles destinés au marché interne, aggravée par l’inflation (Martine, 1989). Les mécanismes de fixation des prix agricoles, assez limités au Brésil, s’avèrent inopérants dans le cas de ces petits producteurs isolés, commercialisant des produits destinés au marché local, où les prix sont particulièrement peu incitatifs. Néanmoins, cela est plus vrai pour les produits de l’agriculture que ceux de l’élevage, les cours de la viande, quoique très oscillants localement, étant relativement moins déphasés par rapport à l’inflation.
112Prenons l’exemple du coton : en septembre 1986, il se vendait 9 cruzados le kilo, alors que le salaire minimum (qui constitue un certain indice de l’inflation) était de 804 cruzados. Ce salaire minimum ne suffisait pas, loin s’en faut, à faire vivre une famille. Un an plus tard, en septembre 1987, le producteur n’obtenait pas plus de 10 cruzados par kilo de coton, alors que le salaire minimum avait déjà atteint 2 400 cruzados.
113Le producteur observe aussi la grosse marge de bénéfice réalisée par l’intermédiaire. Pour son produit principal, la viande, il n’obtenait que 35 Cz$ par kg en février 1987, le prix de gros « officiel », alors que s’il lui fallait acheter le même produit au marché local, il devait débourser le double, et beaucoup plus encore dans les grandes villes. C’est qu’aux marges importantes que s’octroient les commerçants, s’ajoutait, en cette année de blocage des prix, le phénomène du marché noir, pudiquement appelé agio. Sa situation de perdant, liée à sa position dans la chaîne de commercialisation, est donc aggravée par les dérives spéculatives du marché. Celles-ci sont alimentées par les « plans » économiques, successivement mis en œuvre par le gouvernement, en vue de stabiliser l’inflation. À l’opposé, les grands éleveurs du Mato Grosso ont un poids politique et économique suffisant pour ne pas souffrir, voire pour tirer profit de ces mécanismes spéculatifs. D’où l’observation amère du petit éleveur : « Le bétail n’a de valeur que dans la main du commerçant ».
114Il constate aussi l’augmentation des prix des produits d’origine agricole une fois transformés par l’industrie agro-alimentaire. Parlant des repas scolaires (composés de farines, lait en poudre, potages concentrés, etc.), l’un de nos interlocuteurs observe : « D’où vient-il, le repas scolaire ? Du champ de l’agriculteur, n’est-ce-pas ? Alors, quand il sort du champ de l’agriculteur, il faut qu’il sorte bien bon marché, car il va dépenser en transport, il va dépenser en industrialisation. Quand il revient à l’agriculteur pour être mangé, il est déjà industrialisé, alors il est beaucoup plus cher, mais beaucoup plus, des milliers de fois plus ! ».
115Il est donc évident pour lui qu’il n’y a aucun sens à vendre des aliments, si c’est pour les racheter quelques mois plus tard, beaucoup plus cher. C’est dire aussi que le producteur a conscience du déphasage entre les prix des intrants provenant de l’industrie (chimique et mécanique) et ceux de ses propres produits, ce qui rend les premiers inaccessibles.
116Enfin, le risque du marché est augmenté par l’imprévisibilité des politiques publiques en matière de prix et de crédit. Il n’est pas rare, par exemple, que les conditions du crédit rural soient modifiées en matière d’intérêts en cours de contrat, et que la fixation des prix évolue au gré des « plans économiques » et de l’influence des groupes de pression, si tant est que ces prix officiels correspondent à une réalité sur le marché.
117Le marché apparaît donc comme un lieu d’expropriation. Ce risque oriente l’économie paysanne vers une stratégie d’autonomie, au sens originel du mot : « droit que les Romains avaient laissé à certaines cités grecques de se gouverner par leurs propres lois » (Littré, 1982). Pour ce faire, c’est l’autarcie qui est recherchée, afin de ne pas se laisser soumettre aux lois du marché, expression d’une relation de forces où le producteur agricole occupe le pôle le plus faible.
118La prudence vis-à-vis du marché pourrait s’énoncer en trois règles :
on ne vend que ce que l’on ne peut pas conserver ;
on ne vend, de préférence, que ce que l’on ne va pas devoir racheter plus tard pour s’alimenter ;
on ne vend que ce qu’il faut pour acheter ce dont on a vraiment besoin.
119Par voie de conséquence, on produit de préférence ce qui se conserve bien, plutôt que ce qui rend bien ou se vend bien (notamment du maïs) ; et l’on n’achète que le strict nécessaire, ce qui explique l’option (forcée) pour des techniques rudimentaires et pour l’autoconsommation. C’est pourquoi le bétail est alimenté le plus longtemps possible sur les parcours de la caatinga, puis par des fourrages plantés dans la propriété. On n’achète d’aliment concentré qu’en dernière instance et tous les efforts sont faits pour ne pas en arriver à cette extrémité. La gravité de la sécheresse est d’ailleurs évaluée par ce critère : une année mauvaise est une année où il a fallu acheter presque toute la ration des animaux. Les bonnes années sont celles où on n’achète aucune ration. Le changement de stratégie adopté depuis la dernière sécheresse de 1993 se rattache à la même logique. Certes, les producteurs achètent à présent le maïs nécessaire à leur alimentation, mais ils peuvent ainsi limiter leurs achats de fourrage au cœur de la saison sèche, en remplaçant le mais par la palme, produit beaucoup plus sujet à la spéculation que la farine de maïs produite industriellement à l’échelle nationale.
120Quant aux intrants, ils se limitent aux vaccins pour l’élevage, encore que les pratiques traditionnelles (phytothérapie, prières) n’aient pas été abandonnées. L’agriculture, elle, est forcément biologique : on n’emploie que les engrais naturels (le fumier des enclos), et uniquement pour la palma, cactus fourrager exotique. On n’use pratiquement pas de produits phytosanitaires, bien qu’on connaisse ce qu’on appelle les « poisons ».
121La majorité des ventes concerne, on l’a vu, les produits animaux. Semaine après semaine, c’est le lait ou le fromage qui est vendu pour assurer les dépenses courantes : huile, riz, farine, café, sucre, etc. Seul l’excédent sera vendu, après que les besoins de la famille aient été satisfaits : « On tire le lait des vaches et on fait le fromage. Puis on boit le lait, on mange le fromage, et ce qui reste, on le vend. Alors on achète ce qu’on n’a pas ».
122Pour des dépenses périodiques plus importantes, c’est le « petit bétail » qui est indiqué : on sacrifie un porc, un agneau, un bouc (suivant l’importance de la dépense prévue) pour les vêtements, les chaussures, le matériel scolaire, voire un meuble. Le bétail bovin constitue la réserve par excellence pour l’achat d’un équipement important, pour faire face à de gros travaux, à une maladie grave, pour assurer l’installation d’un jeune ménage..., ce qui montre l’importance de la diversification du bétail.
123Même quand un achat est programmé, le producteur hésite à vendre ; il choisit d’abord un animal que de toute façon il lui faudra sacrifier, comme un bœuf de trait déjà vieux. Il ne prélève du bétail qu’avec regret, car la logique est celle de l’accumulation, beaucoup plus que celle des échanges commerciaux. C’est ainsi que les génisses et les vaches ne sont jamais vendues de plein gré, car elles sont considérées comme l’avenir du troupeau. Si on arrive à cette extrémité, cela constitue une perte du capital productif et c’est vraiment la preuve d’une sécheresse très sévère.
124La logique du chercheur se heurte ici à celle des producteurs. Notre interrogation (« Ne serait-il pas intéressant d’avoir un peu moins d’animaux pour ne pas avoir de problèmes d’alimentation ? ») est rejetée vigoureusement. C’est précisément l’effectif du bétail qui compte, car il constitue la réserve dans laquelle on puisera pour acheter des rations de fourrage. Le nombre de têtes serait ainsi une forme de dispersion du risque, encore raffinée par la coexistence entre bovins, ovins et caprins.
125Cette importance donnée au nombre est aussi liée aux formes de négociation des prix du bétail. Celui-ci est vendu adulte à un prix forfaitaire, sans être pesé. Boucs et moutons sont estimés à dix kilos près, et payés en conséquence. S’ils sont plus lourds, tant mieux pour le commerçant. Cette faible valorisation du petit bétail et de ses performances en termes de poids explique le moindre soin que les producteurs apportent à ces animaux, certes rustiques (du moins les caprins), mais qui pourraient être plus productifs.
126Le prix des bovins, supérieur de 30 à 40 % environ au kilo à celui des caprins et ovins, est encore modulé selon l’aspect de la bête. Trois niveaux de qualité sont distingués, mais là non plus aucune pesée n’a lieu. Les soins apportés sont néanmoins sanctionnés par les prix du marché alors que ce n’est pas le cas des autres animaux. Cela peut néanmoins présenter un inconvénient lors des années déficitaires en pluies, car les problèmes d’alimentation vont immédiatement, malgré tous les efforts des producteurs, se traduire dans l’aspect du bovin, le principe de fixation des prix des ovins et caprins devenant alors un atout...
127Ces mécanismes montrent, outre l’importance du nombre de têtes, la faible valorisation commerciale de la viande d’ovin et de caprin, qui fait écho aux représentations sociales la considérant comme l’aliment du pauvre, à l’opposé de la viande bovine, associée à la figure historique du fazendeiro, dualité que l’on retrouve dans l’avantage relatif de ces espèces dans des contextes climatiques de pénurie et d’abondance.
128Enfin, il n’existe pas de filière commerciale permettant de valoriser le veau, et encore moins pour le chevreau ou l’agneau sur le marché de Serra Branca. Quant aux produits laitiers de chèvre et de brebis, ils ne trouvent même pas d’acquéreur sur le marché local ou, au mieux, se vendent à bas prix (en dessous du prix du lait et du fromage de vache).
129Quant aux produits agricoles, ne sont vendus que les produits périssables quand ils excèdent les capacités de l’autoconsommation : les fruits, si la récolte est abondante, les haricots au bout d’un an, car ensuite ils changent de couleur et perdent leur valeur commerciale. Mais, encore une fois, la plus grande prudence régit la vente d’un produit de consommation : « Ce qu’on produit, on a toujours peur de le vendre. Parce que, vous savez bien, l’homme du Carirí est toujours méfiant. Cette année, il a beaucoup plu... Mais pleuvra-t-il l’an prochain ? Alors on reste dans le doute : si on vend maintenant et qu’il ne pleut pas ? Mais si, avec l’aide de Dieu, il pleut l’année prochaine, alors oui, on vendra (les réserves de cette année). Car on va produire de nouveau, pourquoi tant de choses accumulées ? ».
130La nécessité de « devoir acheter de la nourriture » est considérée comme le grand malheur des gens de la ville : « Ce qu’on trouve le plus horrible maintenant (à une époque de sécheresse) c’est qu’on va acheter du maïs... Et les gens de la grande ville, ils doivent toujours en acheter ! En 1983 (dernière année de la grande sécheresse de cinq ans), les choses ont été épouvantables. Car il n’y avait plus d’aliment pour les gens. Tout était acheté ! »
131En fait, il y avait des aliments, mais le scandale était qu’il fallait les acheter... Cette position a toutefois évolué après la sécheresse de 1993, avec la jeune génération qui prend la relève aujourd’hui.
132Cette stratégie « d’autoconsommation » provoque un déséquilibre du régime alimentaire, puisque on consomme surtout sa propre production pour ne pas devoir acheter autre chose : d’où un excès d’œufs (jusqu’à trois fois par jour), de lait, de fromage, de maïs sous toutes ses formes. Les haricots sont saupoudrés de farine de manioc ou plus rarement accompagnés de riz, moins économique (denrées toutes deux achetées). On ne mange pratiquement pas, du moins pendant la saison sèche, de légumes, assez dévalorisés dans la cuisine populaire brésilienne.
133Ce sont donc bien des rapports de force, concrétisés sur le marché, qui, avec la sécheresse, forcent les producteurs à cette stratégie d’autarcie, dont le résultat le plus clair est, outre la malnutrition, un très faible niveau de développement technique. Ces contraintes climatiques et techniques limitant la production, peu d’excédents sont disponibles pour la vente. Gardons-nous d’analyser cette stratégie d’autarcie comme une option délibérée indiquant un manque d’ambition ou même une sorte de résistance au progrès. Au contraire, la demande est grande pour un développement qui soit accessible et ne mette pas la sécurité des familles en danger.
134Il faut penser le marché et le crédit comme des risques pour comprendre l’apparente contradiction entre la demande des producteurs (pour le tracteur, le barrage, les puits) et leur retrait face au crédit et au marché. Cette attitude montre l’inanité des initiatives de vulgarisation rurale qui ne prennent pas ces variables en considération. Le projet Sertanejo a par exemple implanté systématiquement dans la commune des parcelles de bananes irriguées sans aucune garantie de prix.
135Finalement, face au système social dominant, les options fondamentales de ces producteurs privilégient, dans la mesure du possible, l’autarcie plutôt que l’ouverture sur l’extérieur, vue comme péril de dépendance et mise en danger de la survie. Ce souci d’autarcie, reflet de la situation socio-économique actuelle, est pourtant doublé d’une forte valorisation des études, image de marque du clan des Antoninos, la plupart des parcours scolaires ayant débouché sur un exode vers la ville. Le paradoxe n’est qu’apparent, puisque c’est bien ce doublet éducation-migration qui a permis la reproduction sociale du clan et de son assise foncière.
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