Louis-Georges Pineau, un architecte urbaniste en Indochine dans les années 1930-40, de la pratique au discours
p. 161-178
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Mots-clés : urbanisme, Vietnam, période coloniale
Keywords : town planning, Vietnam, colonial period
Texte intégral
1En 1943, un architecte français, Louis-Georges Pineau, chargé depuis 1930 des villes d’Indochine, réalisait un plan d’aménagement de la ville de Hanoï, et publiait en 1943 dans la revue Indochine un article sur « L’urbanisme en Indochine »1, témoignage sur son métier. Il y abordait une série de réflexions sur la pratique de l’urbanisme dans un pays colonisé et sur les écueils qu’il dut affronter. L’intérêt de Pineau pour le Viêtnam, où il a résidé une trentaine d’années, se traduit dans sa pratique quotidienne, quand il traite de façon sensible certains quartiers de Hanoï, comme pourrait le faire un praticien formé aux méthodes les plus récentes. Mais son discours sur l’urbanisme dans ce contexte particulier n’est pas toujours conforme à ces pratiques respectueuses de l’autre. On peut y déceler des traces de l’idéologie coloniale alors en vigueur, et parfois les préjugés les plus criants quand il évoque les « mentalités ».
Une formation incluant architecture, urbanisme, sciences humaines et politiques
2Une notice biographique rédigée par le Centre d’Archives d’architecture du xxe siècle permet d’avoir une vue d’ensemble sur la vie et la carrière de Pineau2. Formé à plusieurs disciplines, notamment la géographie humaine à une époque où la sociologie en tant que telle n’existait pas encore, Pineau a bénéficié d’une formation très complète, inhabituelle à cette époque, qui traduit sa soif de savoirs, et à laquelle se sont ajoutés des voyages d’étude et des missions dans plusieurs pays étrangers.
3Né le 4 juillet 1898, engagé volontaire en 1916, Louis-Georges Pineau, après ses études d’architecture à l’École nationale supérieure des beaux-arts (1919-1928), et à l’Institut d’urbanisme de Paris3, travaille à l’agence Madeline sur les projets de cités-ouvrières de Faulquemont et de Bazeilles. En 1930, il est nommé architecte-adjoint des bâtiments civils de l’Indochine, et intègre le Service d’urbanisme de Hanoï, dépendant des Travaux publics. Il sera en même temps chargé de cours à l’École supérieure des beaux-arts de Hanoï. Jusqu’à la guerre, il va alterner des séjours à Paris en 1933-34, où il suit encore divers enseignements4 – utilisés dans ses premières années au Viêtnam –, à Hanoï entre 1934 et 1937 et des voyages en Chine et au Japon. En 1938-39, il est envoyé aux États-Unis comme chargé de mission par le Gouvernement général de l’Indochine, puis en Allemagne par le ministère de l’Éducation nationale comme pensionnaire de l'Institut de France de Berlin. Enfin, lauréat de la Bourse Chapman, il poursuit ses études à Harvard en 1939, où son séjour est interrompu par la déclaration de guerre. Lié aux courants les plus progressistes de la discipline, Pineau appartient à de nombreuses associations, dont la Société française des urbanistes (SFU), la Société des architectes DPLG (SADG), les Congrès internationaux d’architecture moderne (CIAM), où il rencontre André Siegfried, ainsi qu’à de nombreuses autres sociétés5. Il entretient des correspondances suivies avec des architectes étrangers, notamment le Hollandais Cornelius Van Eesteren.
4Après cette décennie entre pratique, formation et missions à l’étranger, on retrouve Pineau au Viêtnam pendant la guerre où, chef-adjoint du Service central d’urbanisme et d’architecture de Hanoï, il travaille avec Henri Cerutti-Maori, responsable de l’urbanisme depuis 1937. Il peut alors mettre en pratique ce que lui ont apporté ses compléments d’études plus ciblés, en technique sanitaire, en géographie humaine et en sciences politiques. Pineau, qui n’a pas voulu avoir de clientèle privée (Pédelahore, 1992 : 308), réalise plusieurs projets d’architecture importants dans la sphère publique, notamment à Hanoï : l’agrandissement de l’hôpital René Robin (1933), ainsi que les archives et la bibliothèque6. On retiendra surtout ses réalisations dans le domaine de l’aménagement urbain, avec plusieurs plans de ville, Dalat (1932), l’avenue de la gare à Phnom-Penh (1932-1933), Vientiane (1934), le centre urbain de Vatchay (1937), Hanoï (1943), Saigon, Haiphong (1942-44), Tourane (1944) (fig. 1), Vinh, Panthiêt (1943-44), Cantho (1944-45). En 1945, il quitte Hanoï et est détaché comme professeur à l’École supérieure d’architecture de Saigon, où il occupe la chaire d’Histoire générale de l’Architecture. Il se consacre aussi à la préparation d’ouvrages qui ne verront jamais le jour, l’un sur la civilisation traditionnelle vietnamienne, l’autre sur les villes en général. Il continue à voyager et à participer à des congrès7 puis il reste en Indochine jusqu’à son retour définitif en France en 1966, où il meurt en 1987.
5Les textes de Pineau, après ceux d’Hébrard, servent de jalons pour l’histoire de l’urbanisme colonial dans cette région. Ils se rapportent à l’aménagement des villes, et ont été publiés dans diverses revues, notamment La vie urbaine (1928, 1930), Le Génie Civil, un article sur Dalat dans la Revue Indochinoise juridique et économique (1937), et le texte « l’Urbanisme en Indochine », publié en 1943 qui nous intéresse ici, qui éclaire les modes de fonctionnement de l’administration française et la vie coloniale au début des années 1940, sous le régime de Vichy.
L’urbanisme aux colonies et le contexte politique en Indochine dans les années 1940 : l’ordre et la loi
6L’urbanisme aux colonies est un thème en vogue dans les années 1930 ; à l’occasion de l’Exposition coloniale internationale de Paris en 1931, a eu lieu un Congrès sur l’urbanisme aux colonies, dont les contributions furent rassemblées dans un ouvrage intitulé L’Urbanisme aux colonies et dans les pays tropicaux, publié en deux tomes (1932 et 1935). Lyautey, auréolé par la réussite éclatante de sa politique menée au Maroc, confie dans la préface : « Dans ma longue carrière coloniale, deux questions m’ont passionné entre toutes, la Politique indigène, l’Urbanisme » (Royer, 1932 : 7). Un souci nouveau pour les populations locales et leurs modes de vie se manifeste alors. Dans le Rapport général, Henri Prost, qui avait travaillé avec Lyautey au Maroc, cite les vœux formulés par les membres du congrès, dont l’un stipule : « Que ces plans soient disposés avec la préoccupation de respecter les croyances, les mœurs et les traditions des races composant ces agglomérations » (Royer, 1932 : 22). Ainsi, dès le début des années 1930, chez ces urbanistes éclairés, on évoque le respect de ces cultures exogènes, loin des discours ségrégationnistes des années 20.
7Wright et Rabinow soulignent cette même tendance chez les urbanistes du mouvement moderne travaillant dans ces pays : « le pouvoir colonial se devait d’utiliser les différences culturelles plutôt que d’essayer de les détruire ou les ignorer : elles étaient une ressource qu’il fallait exploiter » (Wright et Rabinow, 1982 : 28). Pineau va œuvrer en suivant ces principes, mais ceux-ci entraient en contradiction avec les intérêts des ingénieurs des Travaux publics, proches de ceux des colons. La situation était délicate pour lui, car la Direction de l’urbanisme était placée sous la tutelle des Travaux publics.
8En 1943, en pleine guerre, les temps sont difficiles en Indochine, où la crise économique a sévi jusqu’en 1934 et qui a été envahie par l’armée japonaise. L’irruption de ce nouvel impérialisme asiatique fait basculer les repères, les mouvements insurrectionnels vietnamiens gagnent en puissance, annonçant la fin de l’emprise française sur le Viêtnam et l’indépendance de 1954. C’est un moment charnière, une sorte d’apogée de la période coloniale, avec la reprise en main des structures administratives à la suite de l’accession au pouvoir du maréchal Pétain, avec aussi l’arrivée comme Gouverneur général en 1940 de l’amiral Decoux, qui a tenté de redonner de la visibilité à la politique urbanistique en Indochine. Jennings remarque que « l’administration Decoux allait, en l’espace de presque cinq ans, s’acharner à introduire en Indochine tous les rouages de l’idéologie pétainiste. L’orthodoxie pétainiste de Jean Decoux ne saurait faire de doute » (Jennings, 2004 : 30).
9Dans la préface anonyme à « L’urbanisme en Indochine », l’auteur8 souligne la nécessité de parler d’urbanisme et d’architecture « qui sont d’un intérêt brûlant pour l’Indochine au moment où s’élabore, ici comme ailleurs, un monde nouveau » (Pineau, 1943 : 5). Il avance aussi « Il appartenait à l’œuvre de la Révolution Nationale […] de relancer dans la Fédération ces mêmes problèmes d’urbanisme qui avaient été laissés en sommeil pendant de longues périodes d’euphorie » (Pineau, 1943 : 2), décriant implicitement la politique urbanistique menée auparavant. On peut aussi lire en creux cette critique dans le texte de Pineau, quand il déplore le manque de rationalité dans la gestion urbaine des années passées « Les inconvénients résultant d’une urbanisation désordonnée sont nombreux et lourds aux finances publiques » (Pineau, 1943 : 16). « Le financier va au plus pressé. Les spéculateurs aussi. L’administration est débordée » (Pineau, 1943 : 18). Les choses se font dans la précipitation, rien n’arrête la spéculation liée à l’arrivée des capitaux, et l’administration a trop peu de poids. « Tout ce qu’on n’a pas voulu faire à temps, sera repris plus tard, trop tard ; sera payé plus cher, trop cher » (Pineau, 1943 : 25). Les erreurs, l’imprévoyance, comme les terrains concédés qu’on devra racheter plus tard, seront difficiles et coûteuses à réparer.
10Pour Pineau, l’une des grandes composantes de l’urbanisme est l’ordre et la hiérarchie. Il remarque qu’en aménagement urbain tout est à faire, mais que « rien ne se fera dans l’ordre qui serait nécessaire », ce qui l’amène à affirmer que l’urbanisme est une affaire d’État, pas une affaire locale (1943 : 25). Pour lui, l’ordre urbain, loin de « résulter de l’activité confuse et bornée des individus […] ne monte pas spontanément d’en bas ; il descend d’en haut, suppose une volonté une, claire et une responsabilité précise » (Pineau, 1943 : 16). Ce concept d’ordre et d’autorité a même pu être rapproché de certains aspects du confucianisme, ainsi que le rapporte Le Brusq : « Dans ses souvenirs, Jean Decoux explique comment les vertus confucéennes d’obéissance sont alors détournées vers la figure tutélaire du maréchal Pétain, au profit de l’ordre et de la discipline » (Decoux, 1949 : 360, cité par Le Brusq, 1999 : 174). Dans les années 1940, on ne cherche plus à faire des projets d’urbanisme ambitieux, irréalisables avec les budgets resserrés accordés aux territoires d’outre-mer, mais les architectes sont sollicités pour réaliser des projets illustrant et mettant en valeur la présence française. Pour essayer de répondre aux problèmes de logement d’une partie de la population qui a peu de moyens, Decoux lance une politique de construction de logements sociaux. Ils seront réalisés pendant les années suivantes, parmi lesquels de nombreux compartiments.
11Decoux lance aussi la commande d’une série spectaculaire d’édifices publics, préconisant de voir grand, de faire des projets à grande échelle, rejoignant là aussi les idées de Pineau : les besoins changent d’échelle, dans les villes d’aujourd’hui tout est plus grand, tout a besoin de plus d’espace qu’autrefois. Il est indispensable de bien comprendre ce besoin de place, qui échappe souvent à ceux qui ont le destin des villes entre leurs mains (Pineau, 1943 : 14).
12Il souligne alors le paradoxe consistant à évoquer de grands projets au moment « où repliée sur elle-même, l’Indochine pourrait ne pas voir avec précision les buts à atteindre comme les moyens à employer » (Pineau, 1943 : 32). Malgré tout, la mise en œuvre de ces nombreux chantiers traduit de façon éclatante la volonté des pouvoirs publics de conserver cette colonie d’Indochine. On ne voit pas ici d’interrogations sur l’avenir de son statut de colonie.
L’état de la législation en Indochine dans les années 1930
13Pineau accordait une grande importance aux leviers législatifs, il pensait pouvoir résoudre les problèmes de l’urbanisme par des mesures réglementaires, tendance assez fréquente au cours de l’expansion coloniale française. De quels outils législatifs pouvait-on disposer à ce moment-là ? Outre la loi de 1841 d’expropriation pour utilité publique, et la loi de 1902 sur l’hygiène et la salubrité publique, les lois Cornudet, qui avaient été transposées aux colonies, n’étaient pas vraiment appliquées9.
14Dans son article « L’aménagement et l’extension des villes en Indochine » (Pineau, 1930 : 353-359), Pineau dresse un état de l’appareil législatif en vigueur au moment où il prend ses fonctions à Hanoï. Il note que les lois Cornudet de 1919 et de 1924 sur les plans d’aménagement, d’extension et d’embellissement des villes, n’ont pas été rendues applicables aux colonies. La première réglementation pour l’Indochine, datant de juillet 1928, ne présente pas beaucoup de changements par rapport à ces lois, qui se révèlent inopérantes à cause du manque de moyens techniques et financiers des municipalités. Un nouvel arrêté de novembre 1930, plus complet et plus précis, constitue un progrès. Pour les plans, « les échelles qui sont fixées sont beaucoup plus grandes, trop même peut-être et demandent une précision que ne réclament pas les lois de 1919-1924 » (Pineau, 1930 : 354). Les urbanistes seront obligés d’étudier plus sérieusement les plans d’extension, car certains « trop vagues et constituant simplement des plans directeurs schématiques » étaient inutilisables par les municipalités.
15Quant aux lotissements, l’arrêté impose aux acteurs de réaliser toute une série de plans très précis à différentes échelles, ainsi que les profils des voies en projet « loin des vagues croquis que déposent en France des spéculateurs pressés » (Pineau, 1930 : 355). Sont également définis les surfaces minimums pour les espaces libres, les alignements conformes aux servitudes imposées, et le rythme des expropriations (Pineau, 1930 : 356‑57). Mais en 1943, après 13 années au Viêtnam, Pineau fustige le système des lotissements d’initiative privée, principale cause de l’extension désordonnée des villes. Le sol est certes propriété privée, mais la construction des lotissements laissait à la charge des collectivités la plupart des travaux nécessaires : eau, égouts, moyens de transport, écoles, bâtiments publics, ordures, assainissement, drainage parfois. Aussi la création des lotissements devra obéir à une législation plus stricte, avec une autorisation préalable exigée des lotisseurs (Pineau, 1943 : 16), et un plan devant être dressé dans le cadre du plan général d’aménagement. Mais, remarque Pineau, la législation demeure encore impuissante devant une poussière de petits propriétaires (Pineau, 1943 : 19).
16Concernant la planification, il demande dès les années 1930 la création d’un véritable service d’urbanisme pour suppléer à « l’insuffisance des techniciens capables de faire en Indochine les plans demandés ». Pour réaliser les plans d’aménagement, Pineau constate qu’il faudrait aider les municipalités à trouver les documents pour établir le dossier urbain « J’ai pu me rendre compte combien étaient vagues les statistiques diverses indispensables, préalablement à toute étude du plan ». Muni des données nécessaires, l’urbaniste pourra faire des plans en prévoyant des extensions qui seraient réalisables dans un délai d’une trentaine d’années, les villes se développant si vite qu’on ne peut pas faire de prévisions au-delà de 30 ans (Pineau, 1930 : 357-358). En 1943, Pineau est plus prudent, ce n’est plus dans 30 ans, mais seulement dans un « proche avenir » que le plan anticipera l’extension probable de la ville. Pour cela, il juge indispensable d’avoir une connaissance approfondie de « l’organisme urbain », de faire une étude fine de la ville, de la société hétérogène qu’elle abrite, « Étude de “morphologie sociale”, qui doit être menée avec soin, avec science, avec conscience », et qui constitue une partie du dossier urbain (Pineau, 1943 : 20).
La pratique de l’urbaniste
17Outre la construction de bâtiments publics et la réalisation de plans d’urbanisme, Pineau va être confronté, dès son arrivée à Hanoï, à un travail quotidien sur la ville. Il sera amené à intervenir sur des opérations à petite échelle, comme des aménagements paysagers pour la protection des rives du Petit lac en 1933, ou la réalisation d’une place en l’honneur d’Hébrard en 1937. Il travaille sur les quartiers du cimetière européen, et sur celui de l’Institut Pasteur. Il prépare aussi les projets de cité résidentielle du Lac Bay Mâu au sud de la ville et du quartier Sinh Tu près de la gare, qui seront réalisés.
18Christian Pédelahore, qui consacre plusieurs pages à Pineau dans l’une de ses contributions sur Hanoï, remarque qu’il se trouve « face à des pratiques urbanistiques faites plus de gestion que de création », et qu’il va concentrer ses interventions « sur le remodelage patient du quartier historique de la ville marchande » (Pédelahore, 1992 : 306-307). Portant toujours une grande attention aux habitants, s’intéressant au milieu, aux genres de vie, et au contexte local, Pineau va faire une étude fine du quartier commerçant des 36 rues. Le Brusq évoque aussi cette démarche : « Ses plans d’aménagement sont préparés en amont par une imprégnation minutieuse du milieu, reflétant l’apport des sciences sociales » (Le Brusq, 1999 : 173). Il est persuadé que l’évolution des villes devra se faire avec les habitants. Son travail sur l’habitat urbain sur les façades dont il dessine des groupes en perspective (fig. 2), sur la façon dont les logements s’inscrivent dans la parcelle, lui donne les bases pour penser un aménagement des rues respectueux de l’existant, en gardant leur largeur pour ne pas en détruire le cachet pittoresque.
19Les types architecturaux dans ces quartiers anciens consistent essentiellement en compartiments construits sur des parcelles longues et étroites, accueillant logement, commerce et stockage10. La répartition de l’espace s’y fait en fonction des modes de vie, qu’on pouvait encore qualifier de traditionnels dans ces années-là, et que Pineau n’a aucune intention de modifier. Le tissu urbain de chaque îlot peut être visualisé dans une série de plans au 1/500e (fig. 3).
20Dans les formes architecturales de l’habitat, il relève l’apport de la culture et de l’histoire vietnamiennes, dans la mouvance des travaux des chercheurs de l’École française d’Extrême-Orient (EFEO), notamment ceux de géographes comme Pierre Gourou sur l’habitation annamite, dont la thèse intitulée Les paysans du delta tonkinois fut publiée en 1936. Mais contrairement à ces chercheurs qui travaillaient sur les monuments historiques ou sur l’habitat rural, Pineau se concentre sur l’habitat urbain. C’est le début de l’intérêt pour la ville ordinaire et aussi les premiers témoignages dont nous disposons.
21L’apport essentiel de Pineau fut surtout la réalisation de plans d’urbanisme, à travers lesquels ses idées sur l’aménagement urbain se sont concrétisées. Dans ces plans sont déterminées les zones d’utilisation du sol pour les résidences, les commerces, les services, l’industrie, les cités ouvrières, les zones de verdure et les zones villageoises. Parallèlement à cette mise en place, « de grandes compositions urbaines surgissent, lorsqu’elles sont nécessaires, qui donnent à la ville sa tenue, sa beauté et son caractère » (Pineau, 1943 : 21). Complétant ces dispositions, un programme de servitudes fixe les droits et les obligations des propriétaires, limite les surfaces construites, réserve une partie des terrains pour des jardins et des cours où pénétrèrent l’air et la lumière, essaye d’améliorer l’aspect du bâti, « en un mot réalise la fonction de l’urbanisme : embellir, assainir, ordonner » (Pineau, 1943 : 21).
22Après que Cerutti en ait défini les grandes lignes, Pineau a travaillé sur le plan de 1943 du « Plus grand Hanoi » (fig. 4). Dans la continuité du plan d’Hébrard de 1924, l’extension de la ville reste toujours prévue à l’ouest, de même que sont respectées les directives sur le quartier du gouvernement général, ainsi que sur les équipements sportifs situés à l’ouest. Ce plan prévoit une extension vers le sud, avec un quartier neuf autour de l’hôpital René Robin et d’une cité universitaire en projet. En revanche, il traduit l’abandon, pour des raisons budgétaires, de plusieurs projets d’aménagements urbains, tels ceux d’un grand parc au nord, du stade olympique, d’un quartier industriel sur la rive gauche du fleuve, et de déplacement de la gare vers le sud.
23Ce plan fait un peu figure de schéma directeur, accordant une place primordiale au réseau viaire, car Pineau voulait des plans « fixant la direction, la largeur et le caractère des voies à créer ou à modifier » (Pineau, 1943 : 16). Les contours de la zone urbaine sont bien marqués, la représentation de la ville, en couleur, est limitée par les voies périphériques, donnant l’impression qu’il n’y a rien au-delà. Le fond de plan visible sur les plans précédents, avec un minimum d’indications, a disparu. Le travail sur la voirie définit la largeur des rues en fonction de leur rang dans la hiérarchie des voies, celui-ci dépendant de leur fonction dans l’ensemble du réseau. Tout en respectant les critères d’alignement, certaines rues devront être élargies, d’autres prolongées, mais Pineau souligne, dans les quartiers denses, les difficultés pour exproprier les habitants, nous le verrons plus loin.
24Sur ce plan, on relève peu de schémas en damier comme dans le quartier colonial : aux îlots carrés, déjà décriés par Hébrard, on préfère les îlots rectangulaires qui facilitent le découpage des parcelles pour les maisons individuelles. Dans une grande moitié sud de la ville, les nouveaux tracés sont à première vue assez irréguliers, avec beaucoup de voies obliques, et des ensembles de voies radiales se déployant en éventail et se rejoignant sur des places circulaires (fig. 4).
25Dans le rapport qui accompagne le plan, il est expliqué que ce sont des considérations telles que le développement de la cité, le bien-être social, la loi moderne, le progrès, l’ordre et la spécialisation des fonctions liées au zoning qui ont guidé les auteurs de ce projet. On y précise que, outre la zone urbaine, le plan englobe aussi la zone suburbaine, pour pouvoir orienter un développement rationnel de cette dernière. Selon Pineau, cette zone située au-delà des limites de la concession française, édifiée sans plan d’ensemble, représente un danger permanent du point de vue de la salubrité publique. Un autre problème était celui d’absorber dans les limites urbaines des villages qui vivaient quasiment en autarcie et sur lesquels l’administration n’avait aucun contrôle.
26L’un des premiers plans réalisés par Pineau, datant de 1932, est celui de Dalat où on lui a demandé de reprendre le plan d’Hébrard, en en réduisant les ambitions. Dalat était la plus connue des stations d’altitude situées sur des plateaux au climat tempéré, dont la fonction était de servir de lieu de repos pour les Européens fatigués des excès du climat tropical. L’idée était d’en faire la capitale administrative de l’Indochine, ce qui sera le cas pendant la Seconde guerre mondiale, mais le temps passant, les grands projets qui accompagnaient ce dessein sont restés dans les tiroirs, faute de crédits et de réelle volonté politique. Pineau rédige une contribution sur Dalat pour le congrès des CIAM de 1933 à Athènes, qu’il va faire présenter à sa place par son ami Van Esteren, puis un article publié en 1937. Pineau va travailler sur l’aménagement de la ville en commençant par des opérations ponctuelles : la digue séparant les deux lacs du centre ayant été rompue par une tornade, il prend la décision de créer un seul grand lac ; il réorganise ensuite le marché en construisant un long bâtiment en béton, et aménage un jardin public dans la zone située entre la gare et le centre. Mettant l’accent sur le caractère de station d’altitude de Dalat (fig. 5), il condamne l’urbanisation qui avait été prévue sur la rive sud de ce lac, laquelle en aurait gâché la vue, et ordonne des plantations de résineux pour garder à cette zone son caractère sylvestre (fig. 6). Dans la même logique, il décrète zone non aedificandi toute la partie au nord de Dalat, et prévoit au-delà un vaste parc naturel, constatant « dans la plupart des cas, ces villes conservent leur fonction de villes d’hôtels, de stations de repos, et leur caractère d’être créées par et pour les Européens » (Pineau, 1943 : 26).
27À propos de l’aménagement des villes, relayant les instructions de l’Amiral Decoux « de prévoir grand », Pineau fustige régulièrement la méthode employée par une politique municipale au jour le jour, qu’il nomme celle des « petits paquets », coûteuse et inopérante. Il préconise une politique de grands travaux urbains, que ce soit pour les remblais et les égouts, la voirie, les travaux d’habitations à bon marché, de « paillotes améliorées », ainsi que d’espaces libres, de plantations, et de terrains de sport. Il insiste sur l’importance de « prévoir que les lendemains nous poseront ces problèmes à une échelle inconnue jusqu’ici » (Pineau, 1943 : 32).
Les considérations de Pineau sur l’urbanisme en Indochine
28Pineau a exposé les difficultés auxquelles il a été confronté au cours de sa carrière, les moyens qu’il préconise pour y faire face, souvent sous-dimensionnés face à l’ampleur des problèmes économiques et sociaux. Il précise les points qui lui semblent les plus importants Pour les villes coloniales, il faut tenir compte de trois caractéristiques essentielles : « des civilisations hétérogènes, des problèmes économiques et financiers posés par la mise en valeur de ces pays ; des mentalités des races diverses et des répercussions qu’apporte leur brusque évolution » (Pineau, 1943 : 22). Ce dernier thème revient souvent dans ses propos.
29Sur le plan matériel, les principaux problèmes des villes coloniales sont le climat, l’assainissement, l’hygiène, conséquence du climat, et la lutte contre les maladies endémiques, sans oublier l’alimentation en eau potable et la collecte les déchets. Pineau pense que le problème du climat, difficile à résoudre, a été jusqu’ici négligé et que des études devraient être entreprises sur l’amélioration des conditions de confort dans les habitations, notamment sur la ventilation11 (Pineau, 1943 : 26). Les climats, très différents suivant les régions, ont des conséquences sur l’habitat, comme l’abondance des pluies sur la forme des toits. « Le type d’habitation indigène, l’architecture locale, facteurs anthropogéographiques dont l’importance ne saurait échapper, conditionneront encore davantage la physionomie urbaine » (Pineau, 1943 : 28). Le problème du climat est plus compliqué au Tonkin où les saisons sont très marquées et où il faut se protéger à la fois du froid et de la chaleur ; il est encore plus aigu dans les quartiers pauvres à forte densité, dans les compartiments à étages aux pièces mal ventilées donnant sur des cours minuscules (Pineau, 1943 : 28).
30Une autre difficulté est celle de l’assainissement dans ces villes d’Indochine souvent situées dans des deltas, près de fleuves, sur des terrains bas et marécageux, inondables une partie de l’année. Tous les aménagements techniques nécessaires sont là-bas plus complexes à réaliser : il faut sans cesse remblayer les terrains, avec des travaux compliqués qui se font la plupart du temps sans vue d’ensemble, au coup par coup, alors qu’il aurait été plus rapide et plus économique de les prévoir à plus grande échelle12. Le drainage est compliqué dans ces sols bas, l’écoulement des eaux se fait mal, les canalisations n’ont pas assez de pente, de plus les digues du fleuve empêchent l’écoulement des égouts (Pineau, 1943 : 28-31).
31Outre ces difficultés physiques et matérielles, la coexistence de deux populations très différentes représente un des problèmes qui influe directement sur l’urbanisme. Pineau remarque que dans les villes d’Indochine, les populations européennes et asiatiques ont toujours été assez proches, même si elles vivent dans des quartiers distincts. Les peuples y évoluent lentement, seules les classes sociales les plus favorisées adoptent le genre de vie des colonisateurs, et ces villes à l’aspect hétérogène ont des quartiers européens bien différenciés des quartiers indigènes (Pineau, 1943 : 26). Mais il anticipe aussi l’interpénétration des deux « races », il prévoit que la civilisation matérielle apportée par la colonisation va « provoquer une véritable révolution pacifique » dont les conséquences de tout ordre échappent aux différents acteurs (Pineau, 1943 : 22). L’urbaniste devra tenir compte de ces conséquences, c’est-à-dire de l’émergence de nouvelles classes sociales dans la société vietnamienne. La population autochtone évoluant, la hiérarchie de la société traditionnelle est bouleversée, de nouvelles élites se dégagent, que les Français ont contribué à former par le développement de l’éducation. Le Viêtnam n’étant pas une colonie de peuplement et les Français étant peu nombreux, ils ont dû former des cadres pour augmenter les effectifs dans la fonction publique et les services, fonctionnaires, enseignants, techniciens. Pour ces nouvelles classes sociales, Pineau parle même d’assimilation plus ou moins étendue, remarquant que c’est surtout grâce à cette frange de la population que la ville se modifie (Pineau, 1943 : 25).
32Il distingue les villes à population en majorité européenne, comme Saigon, de celles qui sont « purement indigènes », comme Phnom-Penh ou Luang Prabang, qui « sont des villes homogènes, ayant le plus souvent un caractère ethnique très accusé, et qu’il convient de conserver avec la plus grande attention ». Dans ces villes, les interventions brutales en matière d’urbanisme sont à proscrire, il faut agir par une législation adaptée, et « lorsque l’évolution inéluctable l’exige, par une ségrégation raciale complète » (Pineau, 1943 : 25). Si Pineau parle ici de ségrégation, c’est pour protéger les villes indigènes de l’influence occidentale et non pour en isoler les diverses communautés, car sa volonté de conserver ces « villes à caractère ethnique » ne fait pas de doute.
33Ce thème de la conservation des villes traditionnelles avait mobilisé depuis un certain temps les urbanistes travaillant dans les colonies, et il apparaît dans l’ouvrage L’urbanisme aux colonies et dans les pays tropicaux. Il connaîtra un large écho à partir des années 1980, avec un grand nombre d’études et de recherches sur le patrimoine urbain, et de nombreuses incitations venues d’Occident pour le sauvegarder (Goldblum, 1996d, 2020a ; Esposito-Andujar, Goldblum et Lancret, 2020a).
Les problèmes socio-économiques, l’influence des « mentalités » sur le logement et le coût élevé de la construction
34Les grandes difficultés auxquelles l’urbaniste s’est heurté relèvent surtout des problèmes économiques, démographiques et sociaux. Ceux-ci compliquent toute action d’amélioration du logement que pourrait entreprendre l’urbaniste : le prix élevé des terrains et de la construction, le surpeuplement des logements et enfin les obstacles engendrés par ce que Pineau appelle la « mentalité » des habitants.
35Pineau remarque que les terres cultivables étant rares dans les deltas, le surplus de la population envahit les villes d’Indochine qui connaissent un accroissement considérable et un surpeuplement endémique dans certains quartiers annamites ou chinois13. On peut trouver à Hanoï des densités de 2 000 et jusqu’à 3 000 habitants à l’hectare14, dans des endroits où la surface bâtie représente 95 % de celle du sol (Pineau, 1943 : 31). De plus, une des difficultés pour l’urbaniste travaillant au Tonkin est le morcellement de la propriété. Le prix élevé des terrains et donc des loyers entraîne une sur-occupation préjudiciable à la salubrité. Il évoque « des parcelles dont l’exiguïté, les dimensions, ne répondent ni aux exigences des habitations urbaines des différents quartiers ni à celles de l’hygiène la plus élémentaire » (Pineau, 1943 : 32). En centre-ville, les densités très fortes d’habitants et de constructions, ainsi que le coût du terrain rendent ruineuses les expropriations, les ouvertures de voies et les opérations d’aération de ces quartiers. Les techniques hygiénistes recommandaient le désengorgement des quartiers surpeuplés, « détruire les taudis, améliorer le logement indigène, presque toujours insalubre » (Pineau, 1943 : 26). Dans cette lutte, l’urbanisme vient relayer la technique sanitaire par les dispositions données aux nouveaux quartiers indigènes : espaces verts, terrains de jeux et de sport, piscines publiques. Pineau pense que l’éducation sanitaire se fait par l’exemple, que la transformation des villes s’accompagnera d’une transformation des mentalités (Pineau, 1943 : 26).
36L’amélioration des logements, surtout ceux situés en périphérie, a constitué l’une des préoccupations de Pineau, à laquelle il a répondu en cherchant des solutions économiques, comme les « paillotes améliorées » proches de l’habitat populaire, avec des typologies simples et des matériaux peu coûteux. Pour répondre à la demande de logements sociaux, il aurait voulu innover en introduisant en Indochine l’immeuble barre de type collectif, se référant au modèle préconisé par le mouvement moderne. Il a commencé à étudier quelques projets en ce sens pour le quartier du Lac Bai Mau, mais faute de moyens, ils ne furent jamais réalisés. Il faudra attendre les années 60 pour voir surgir des immeubles collectifs à Hanoï. Ce problème de surpeuplement atteint aussi les quartiers périphériques, et il va devenir l’un des plus aigus pour ces villes au cours du xxe siècle. Pineau note la rapidité avec laquelle se créent les faubourgs, parfois surgis en quelques nuits dans des zones agricoles en limite des villes, et qui combinent plusieurs problèmes sanitaires : absence d’eau potable et présence de mares d’eau stagnante et de détritus. Les villages perdent leur caractère agricole avec l’afflux d’une population qui représente les « éléments urbains les plus pauvres et parfois les pires » (Pineau, 1943 : 31), la plupart du temps des ruraux venus chercher du travail dans la capitale et qui n’ont pas les moyens de se loger en ville. L’importance de cette population, son manque de ressources, son paupérisme entraînent des problèmes que « l’urbaniste devra, sans perdre de temps, résoudre », les municipalités se trouvent alors confrontées à « des difficultés parfois insurmontables » (Pineau, 1943 : 31). Visiblement, leur ampleur dépassait de loin les possibilités d’action de l’urbaniste.
37Si l’on s’éloigne du centre, l’aménagement des zones périphériques est rendu presque impossible à cause de la vaste étendue des surfaces à traiter et des faibles ressources des occupants. Un des problèmes les plus aigus de ces quartiers est la mise sur pied des services publics urbains comme l’eau, l’électricité, les égouts et les transports, qui nécessitent « l’investissements de capitaux considérables ». Or dans ce domaine-là aussi, « les solutions se sont toujours révélées trop mesquines et toujours dépassées » (Pineau, 1943 : 31). On est confronté ici à deux exigences contradictoires : d’une part, il faut prévoir grand, penser aux besoins actuels mais aussi futurs, d’autre part, comme le dit Pineau, « les capitaux hésitent », parce que les consommations sont trop faibles, entraînant des coûts du courant ou du mètre cube d’eau trop élevés : « comment ces agglomérations sporadiques, temporaires, misérables, de paillotes pourraient-elles faire un usage normal des services publics ? » (Pineau, 1943 : 31).
38Quant à l’influence sur l’urbanisme des facteurs sociaux, regroupés sous l’appellation « mentalité des populations », Pineau avance qu’une des causes du surpeuplement dans les paillotes comme dans les logements urbains serait la composition de la famille annamite qui englobe la famille étendue, de 6 à 10 personnes en moyenne, sans voir que ce sont des phénomènes économiques et culturels qui sont en cause ici, plutôt que la taille de la famille.
39Les situations budgétaires tendues provoquent la sous-location à des proches, pratique qui semble très répandue. On divise l’espace très étroit et profond des compartiments, de 4 m de large sur 10 à 20 m de long, pour loger plusieurs familles dans une grande promiscuité. Comme plusieurs fois dans son texte, Pineau compare, à son détriment, le Tonkin aux pays voisins. Il oppose ces mauvaises conditions à l’aisance des maisons urbaines cambodgienne ou laotienne en bois sur pilotis, espacées, bien construites, donnant aux quartiers « un air de cité-jardin, une allure, une aisance, qui correspond à la mentalité de leurs occupants » (Pineau, 1943 : 32).
40Pineau peut faire preuve d’une certaine dureté vis-à-vis des Vietnamiens ; quand il parle de leur mentalité, on sent une forme de mépris, reflet de l’attitude des colons qu’il côtoyait quotidiennement, frisant parfois le racisme. Il fustige l’esprit de lucre des Tonkinois qui provoque des morcellements et des « entassements sordides ; ce dédain de la propreté dans et autour de l’habitation, cette crainte trop justifiée des voleurs ». Le besoin de paraître, la vanité de façade et l’esprit d’imitation ont abouti dans certains quartiers à une architecture soi-disant moderne, en réalité prétentieuse et de mauvais goût (Pineau, 1943 : 32). Quant à l’architecture métissée, Pineau ne l’apprécie guère. Dans les villages, il est choqué par l’intrusion dans un cadre rural des premières maisons à étage de style urbain avec un toit en tuiles mécaniques. Ce sont les débuts d’une uniformisation de la construction, où l’on voit s’élever à la campagne des modèles architecturaux venant des villes, la plupart des pays ont connu ce mouvement. Le phénomène se généralisant, il a abouti à une sorte de mondialisation de l’architecture domestique. Quand Pineau dit à ce propos qu’il y a « des erreurs à combattre, une mentalité à modifier » (Pineau, 1943 : 33), on réalise qu’il n’a pas vu venir cette déferlante à ce moment-là, lui qui était pourtant clairvoyant dans d’autres domaines.
41D’après Pineau, la solution au problème du logement dépend en grande partie des ressources financières de la population. Pour l’habitation populaire dans les villes, « le terrain est cher parce que le sol urbain est très recherché, que l’Annamite a un goût des placements fonciers qui vient du besoin de paraître. La spéculation est responsable du prix des terrains, les politiques foncières n’ont pas été assez prévoyantes » (Pineau, 1943 : 33). Non seulement le terrain est cher mais aussi, malgré le faible coût de la main-d’œuvre, la construction est chère parce que l’argent est cher, l’usure est l’ennemi du logement sain. L’urbaniste (encore une fois l’homme-orchestre) devrait préconiser une politique de crédit à la construction. Non seulement la construction est onéreuse, mais elle est de mauvaise qualité. Pineau compare les bois de piètre qualité, dévorés par les insectes, des maisons urbaines au Tonkin, à ceux soigneusement choisis des maisons laotiennes. Pineau évoque encore la mentalité, le manque de conscience professionnelle, l’instinct de tromperie.
42Dernière conséquence de ce que Pineau appelle la mentalité, le faible pourcentage de leurs revenus que les Vietnamiens consacrent à leur logement, à cause toujours de leur goût de paraître. Cherchant des causes à cet état de fait, il cite l’endettement pour les fêtes du Têt ou pour un mariage, le jeu, ou encore l’habillement (Pineau, 1943 : 33).
43Pineau fait preuve d’une certaine naïveté quand il estime qu’il faut trouver des solutions à ces problèmes. La question de savoir si l’économie aurait été différente si ce pays n’avait pas été colonisé n’est pas abordée. Dans ce texte, on ne voit pas non plus de questionnement sur l’avenir de la présence de la France dans cette partie du monde, à un moment où partout la décolonisation gagnait du terrain, et où s’affirmaient les mouvements indépendantistes en Indochine. Mais il est vrai qu’on ne lui demandait pas cela dans cette publication, où l’on sent à plusieurs reprises l’influence prégnante du Maréchal Pétain.
* * *
44En 80 ans, beaucoup de choses ont changé, les chercheurs travaillant sur le Viêtnam n’écriraient plus ce genre de texte, rédigé à partir des expériences que Pineau a vécues, mais mâtiné d’une bonne dose de l’idéologie de son milieu, celui des colons durant le régime de Vichy. La colonisation est terminée, l’indépendance a eu lieu une dizaine d’années plus tard, et il n’y a plus d’architecte français à la tête du service d’urbanisme, homme-orchestre comme Pineau. Les villes ont changé aussi, les quartiers historiques de Hanoï assez peu, mais avec la métropolisation qui a atteint l’Asie du Sud-Est, on parle désormais d’économie et de planification, plus tellement des habitants et des modes de vie.
45En 1943, on était à la veille d’importants bouleversements politiques, notamment d’une guerre qui va durer jusqu’en 1975. Les répercussions de ces changements sur l’urbanisme et l’architecture, peu lisibles dans les premières années d’indépendance nationale, seront beaucoup plus marquants à partir des années 1980, quand le développement économique et la spéculation commencèrent à modifier durablement l’aspect des villes, et quand les nationaux n’auront plus de scrupule à transformer ce que Pineau appelait les « villes à caractère ethnique ». Des immeubles collectifs furent construits, type d’habitat pour lequel Pineau avait fait des projets qui n’ont pas pu aboutir.
46Pineau a contribué à la formation des élites architecturales locales par sa pédagogie, ses recherches, son ouverture sur la modernité, et aussi par sa fonction et ses activités. Ses intérêts pour le local ont très certainement influencé les techniciens avec qui il travaillait, ainsi que les ingénieurs des Travaux publics. Il fut l’un des premiers à soulever des questions importantes sur les problèmes des villes des pays en voie de développement, qui n’ont pas été résolus comme il l’espérait, et qui n’ont cessé de prendre de l’ampleur au cours du xxe siècle, laissant sur ses traces libre cours aux travaux de recherche.
Notes de bas de page
1L’examen de cet article complété par la lecture d’autres textes plus anciens sont l’objet de la présente contribution.
2Cité de l’architecture et du patrimoine, IFA, Fonds Louis-Georges Pineau (1898-1987), Notices biographiques, 2006.
3Il y a suivi les cours de Marcel Poëte avec qui il restera lié de nombreuses années, et de Léon Jaussely, ainsi que les cours de Lucien Febvre au Collège de France et de Jean Brunhes.
4Au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), à l’École des sciences politiques et à l’Institut de géographie (cours de Demangeon).
5La Société des ingénieurs civils de France (ICF), la Société de géographie, la Société Marc Bloch…
6On peut citer aussi le centre radio-électrique à l’hôpital du Protectorat de Bach-Mai près de Hanoï (1934), et la Résidence de France à Langson (1935).
7Entre 1949 et 1955 il fait des voyages d’étude en Égypte, en Syrie, en Iran, au Japon, et en 1954 il est chargé de mission à New Delhi.
8Vraisemblablement l’amiral Decoux.
9La loi Cornudet de 1919 oblige les villes françaises de 10 000 habitants et plus à se doter d’un Plan d'Aménagement, d’Embellissement et d’Extension (PAEE) intégrant des servitudes hygiénistes, archéologiques et esthétiques. Emmanuel Pouille souligne « l’indigence du contexte législatif concernant l’aménagement et la planification des villes », et remarque que la France « ne possède pas d’outil d’intervention efficace sur la forme urbaine » (Pouille, 2001 : 118).
10Assez curieusement, très peu de relevés d’habitations figurent dans les archives du fonds Pineau à l’IFA.
11Les façons de remédier au climat dans l’habitation et les questions d’hygiène avaient été abordées au Congrès sur l’urbanisme aux colonies de 1931.
12Il juge que la seule ville où ces travaux ont été faits d’une façon méthodique est Phnom-Penh, où l’on a fait intervenir une dragueuse qui aspire les limons du fleuve.
13La population urbaine avait décuplé depuis 1900, elle dépassait 1 million d’habitants (Pineau, 1943 : 8).
14À titre de comparaison, la densité moyenne à Paris est de 200 habitants à l’hectare, mais elle peut monter jusqu’à 1 500 dans certains secteurs.
Auteur
EHESS, UMR GGSEU (honoraire)
clement@ehess.fr
Sophie Clément-Charpentier, architecte DPLG, docteur en ethnologie, travaille sur l’habitat, les villages et les villes en Asie du Sud-Est continentale. Ingénieur de recherche à l’EHESS au sein du GGSEU, elle s’est focalisée depuis les années 2000 sur les villes coloniales créées par les Français à la fin du xixe siècle.
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