Insuffisamment urbains ? Redéfinir la « ville informelle » comme catégorie de l’action publique, un éclairage par les kyu kyaw de Yangon
p. 117-144
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Mots-clés : bidonvilles, ville informelle, politiques urbaines, Yangon, Myanmar
Keywords : slums, informal settlement, urban policies, Yangon, Myanmar
Texte intégral
1En 2017, le Gouvernement régional de Yangon a recensé les squatters de la métropole, localement dénommés kyu kyaw (littéralement « l’empiéteur qui empiète »), et leur a remis des smart cards, cartes plastifiées avec un QR code, en vue de les identifier. Les autorités locales de la capitale économique du Myanmar ont lancé des appels dans des quartiers choisis, invitant leurs habitants à se faire enregistrer comme squatter. U Thein1 n’y a pas été, car il ne se considère pas comme tel. Ma Aung non plus, parce qu’elle ne s’estime pas légitime : elle pense que la smart card est un passeport pour obtenir de l’État un terrain lors d’une prochaine éviction, or elle en a déjà bénéficié en 2013 (elle a revendu depuis sa parcelle pour couvrir des frais de santé, ainsi que la maison qu’elle y avait construite et dont elle est devenue locataire). En revanche, Daw Tin Tin a suivi l’injonction, bien qu’elle loue le terrain qu’elle a construit avec l’accord de son propriétaire. De même, Ma Hla Moe et ses frères et sœurs se sont enregistrés, bien qu’ils disent avoir acheté leurs terrains lotis à des fermiers ; informés indirectement et arrivés en retard, ils ont négocié et payé les autorités locales pour obtenir les smart cards. Enfin, dans le doute, Thet Yi a été, comme les autres habitants de son quartier installé sur des terrains des chemins de fer birmans, faire enregistrer les membres de son ménage, leurs données personnelles, métiers, revenus et photos, sans savoir si cet enregistrement imposé allait signifier pour eux éviction ou relogement.
2Cette année-là, 155 000 ménages de la Région de Yangon (7 millions d’habitants), soit 475 000 personnes, ont été se faire recenser comme squatters, qu’ils le soient effectivement ou non. Ces chiffres dénombrant les kyu kyaw sont utilisés pour quantifier à l’international ce qui est appelé par l’ONU « slums and informal settlements »2 et qui regroupe plus d’un milliard de personnes dans le monde (UN-Habitat, 2016).
3L’analyse de ce recensement birman interroge sur la définition et la quantification de cette catégorie universelle. D’une part à l’international : comment définir cette catégorie du « quartier informel », puisque l’ONU s’appuie pour établir ses statistiques sur la compilation de données locales toutes différentes. D’autre part à l’échelle locale : qui définit les ménages à recenser ? Comment sont-ils comptés ? Par qui, pourquoi et sur quels critères sont-ils enregistrés ? Ce chapitre s’appuie sur les résultats de recherches et de travaux menés depuis près de 30 ans en Asie du Sud-Est (Phnom-Penh, Yangon) et au Moyen-Orient (Beyrouth, Damas)3. L’objectif était de comprendre les politiques publiques vis-à-vis des « quartiers informels » et d’examiner pourquoi, malgré des décennies de recommandations internationales pour les faire disparaître, ces quartiers avaient continué à se développer jusqu’à devenir aujourd’hui un mode principal d’urbanisation planétaire. Je partais de l’idée qu’il y avait, d’une part, des quartiers informels qui préexistaient aux politiques et, d’autre part, des politiques urbaines qui ensuite s’attachaient plus ou moins activement à les traiter, que cela soit pour les éradiquer (éviction, renouvellement urbain, etc.) ou les intégrer (réhabilitation, régularisation, normalisation, etc.).
4La mise en dialogue de ces terrains m’a progressivement amenée à renverser la question. Je soutiens désormais que, au contraire, des établissements deviennent « informels » lorsque des politiques urbaines les désignent comme inadéquats et indésirables. Autrement dit, historiquement, aucun quartier n’est « informel » per se. Ce sont les politiques et normes « formelles », conçues dans le cadre de politiques urbaines spatiales (principalement des politiques foncières et d’urbanisme), qui désignent des établissements déjà construits pour les faire disparaître, et par là les rendent « informels », les faisant rentrer dans cette catégorie des indésirables.
5Ce chapitre va plus loin et montre qu’à l’échelle internationale, les « bidonvilles et quartiers informels » n’existent pas, seuls et en eux-mêmes, comme types d’espaces, au sens où ils auraient des caractéristiques sociales ou spatiales communes qui permettraient de les définir. Il défend l’idée selon laquelle ils n’ont en commun que le fait qu’on veuille les faire disparaître. Ils ne peuvent donc pas être définis autrement que comme des catégories locales ou nationales, construites et reconstruites dans un processus historique, créées par et pour des actions publiques locales qui délimitent et mettent à part des espaces construits pour les faire disparaître de la ville, par la destruction ou par leur transformation radicale à visée d’intégration, conformément aux représentations des groupes dominants et à leurs référentiels qui établissent subjectivement et localement ce que doit être un urbain « adéquat ».
6Une première partie fait la distinction, à partir des définitions de l’ONU, entre définition et caractérisation sociale et spatiale de ces quartiers. Puis elle remet en cause, à partir d’une analyse sémantique, l’idée que l’on puisse définir à l’échelle internationale ces quartiers à partir de caractéristiques physiques ou sociales propres (précarité, illégalité, sous-intégration…), comme la littérature dans le champ des études urbaines tente de le faire de façon récurrente à travers un débat multi-décennal sur leurs dénominations, depuis les quartiers « incontrôlés » ou « autonomes » de John Turner (Turner, 1968, 1976) jusqu’aux quartiers « subalternes » (Roy, 2011), « précaires » (Deboulet, 2016) ou « populaires » (Streule et al., 2020), termes associés aux positions théoriques, voire idéologiques, et points de vue de leurs auteurs. Une seconde partie montre, à partir de l’exemple de Yangon, comment, à l’échelle locale, une politique urbaine a redéfini en 2017 les contours de la catégorie kyu kyaw et ainsi créé comme « informels » de nouveaux types de quartiers en intégrant dans la catégorie des squatters les ménages habitant des constructions sur des terrains non squattés, mais que les autorités ne souhaitaient pas conserver telles quelles dans l’espace urbain. Le cas birman met également en lumière la façon dont les acteurs publics (nationaux, régionaux ou locaux) – et à plus fine échelle les habitants de ces quartiers et les représentations des uns et des autres – sont impliqués dans le processus de cette définition renouvelée/recréée de la catégorie des constructions indésirables, à faire disparaître. Enfin, en éclairant la façon dont ces politiques que l’on pourrait qualifier de « disparitions urbaines » créent l’informalité, la recherche fait apparaître le rôle des représentations de ces espaces en tant qu’ils seraient « insuffisamment urbains », les paradoxes d’une exclusion des squatters « illégitimes » de la catégorie des squatters et le processus de définition d’une catégorie urbaine par l’action elle-même.
Un changement de paradigme pour l’analyse : définir le « quartier informel » comme une catégorie pour l’action publique
7À partir d’une analyse sémantique, cette première partie montre qu’un quartier informel ne peut pas être défini à partir de ses caractéristiques propres, mais seulement à partir des politiques qui le désignent comme tel en le mettant à part pour le faire disparaître.
L’approche de l’ONU, un flou entre définitions et caractéristiques
8La définition du slum par le Programme des Nations unies pour les établissements humains (ONU-Habitat) a été établie à grand-peine et pour la première fois en 2002 lors d’une réunion d’experts qui s’est tenue à l’occasion de la mise en place des Objectifs de développement du millénaire (ODM) (UN-Habitat, 2003). « Un bidonville ou taudis (slum) est une zone d’habitation contiguë où les habitants sont dotés de logements et de services de base insuffisants. Le bidonville ou taudis n’est souvent pas reconnu ou pris en compte par les autorités comme une partie intégrante et équivalente de la ville » (UN-Habitat, 2002 et 2003). Or, cette définition, qui avait été élaborée pour être opérationnelle, n’était pas suffisante pour compter ces établissements et leurs habitants à l’échelle internationale et suivre leur amélioration dans le cadre des ODM.
9La réunion d’experts a donc proposé, en complément de cette définition, de tenir compte de cinq composantes caractéristiques pour les identifier plus aisément : « l’insécurité de la tenure, un accès insuffisant à l’eau, un accès insuffisant à l’assainissement et aux autres infrastructures de base, une qualité de la structure du logement insuffisante, le surpeuplement » (UN-Habitat, 2003). Une seule de ces caractéristiques suffisait à un ménage pour être considéré comme bidonvillois (slum household) (UN-Habitat, 2006). Dans un premier temps, des critères étaient précisés permettant de détailler autant que possible ce qui est insuffisant de ce qui ne l’est pas. Par exemple, « un ménage est considéré avoir un accès amélioré à l’eau potable s’il a une quantité suffisante d’eau (20 litres par jour et par personne) pour l’usage de la famille, à un prix abordable (moins de 10 % du revenu total du ménage), disponible aux membres du ménage sans effort extrême (moins d’une heure par jour pour la quantité d’eau minimum suffisante), en particulier pour les femmes et les enfants » (Moreno, 2003). On trouve des variantes dans la formulation de ces caractéristiques, selon les rapports de l’ONU, y compris sur le fait de compter plutôt des ménages ou des bâtiments, mais les cinq composantes sont toujours les mêmes aujourd’hui. En 2008, la sécurité de la tenure, parce que non-mesurable, est sortie des critères de comptage proprement dits, et les autres critères ont été rendus moins restrictifs, en particulier ceux relatifs à l’accès à l’eau (la quantité d’eau n’est plus prise en compte), à l’assainissement (les toilettes peuvent être partagées par un nombre plus grand de ménages) et au surpeuplement (voir tableau). Cela a eu mécaniquement un effet sur la diminution du nombre d’habitants de ces quartiers dans le monde (UN-Habitat, 2010a et 2010b).
10Depuis, ce regroupement de caractéristiques tel qu’établi par l’ONU a été de plus en plus souvent pris comme définition dans la littérature académique, mais aussi dans certaines publications de l’ONU (Habitat III, 2015). Aujourd’hui, cette dernière ne définit parfois plus les slums que par ces caractéristiques. Ainsi, le Département des affaires économiques et sociales de l’ONU dans le World Social Report de 2020 : « les slums – également connus sous les termes de bidonvilles, taudis, barrios marginales, tugurios, favelas et bien d'autres noms – sont des zones urbaines caractérisées par des logements inférieurs aux normes, une surpopulation, des conditions insalubres et un manque de services » (UNDESA, 2020, traduction de l’auteur).
Comparaisons des « indicateurs et seuils pour définir les slums » de ONU-Habitat en 2003 et des mêmes indicateurs révisés en 2010
2003 | 2010 | |
Accès à l'eau | Un établissement a un approvisionnement en eau potable insuffisant si moins de 50% des ménages ont un approvisionnement en eau amélioré (connexion domestique, accès aux bornes fontaines publiques, récupération des eaux pluviales) avec au moins 20 litres/personne/jour disponibles à une distance de collecte acceptable. | Un ménage a un approvisionnement amélioré en eau potable s'il utilise de l'eau venant de sources qui incluent : l’eau courante dans le logement, le terrain ou la cour, un robinet public/ colonne montante, un puits tubulaire/trou de forage, un puits creusé protégé, une source protégée, la récupération d'eau de pluie. |
Accès à l'assainissement | Un établissement a un assainissement inadéquat si moins de 50 % des ménages disposent d'un assainissement amélioré (égout public, fosse septique, latrines à chasse manuelle, latrines à fosse ventilées améliorées). Le système d'évacuation des excréments est considéré comme adéquat s'il est privé ou partagé par un maximum de deux ménages. |
Un ménage est considéré comme ayant accès à un assainissement amélioré s'il utilise un système à chasse d’eau ou chasse manuelle vers un système d'égout, une fosse septique ou une latrine à fosse, une latrine à fosse avec dalle, des toilettes à compostage, une latrine à fosse ventilée améliorée. Le système d'évacuation des excréta est considéré comme amélioré s'il est privé ou partagé par un nombre raisonnable de ménages. |
Durabilité structurelle des logements (emplacement et permanence de la structure) | Proportion de ménages résidant sur ou à proximité d'un site dangereux : zones géologiquement dangereuses (glissements de terrain, tremblements de terre et zones inondables), sur ou au pied de montagnes d'ordures, autour des zones à forte pollution industrielle, autour d'autres zones non protégées à haut risque (voies ferrées, aéroports, lignes à haute tension). | Une maison est considérée comme durable si elle est construite sur un site non dangereux. Les sites dangereux comprennent : les zones géologiquement instables (glissements de terrain, tremblements de terre et zones inondables), les dépotoirs à ordures, les zones à forte pollution industrielle, les zones à haut risque non protégées (par exemple, voies ferrées, aéroports, lignes à haute tension). |
Proportion de ménages vivant dans des structures temporaires et/ou délabrées, selon les facteurs suivants : qualité de la construction (matériaux des murs, du plancher et du toit, etc.), conformité aux codes, normes et règlements locaux du bâtiment. | La permanence d'une structure d'habitation est déterminée par la qualité de construction (matériaux utilisés pour le mur, le sol et le toit), la conformité aux codes, normes et règlements locaux du bâtiment. | |
Surpeuplement /surface suffisante | Proportion de ménages vivant à plus de deux personnes par pièce. L’alternative est de fixer une norme minimale de surface de plancher par personne (par exemple 5 m2). | Une maison a une surface habitable suffisante pour les membres du ménage si pas plus de trois membres partagent la même pièce. |
Sécurité de la tenure | Proportion de ménages : possédant des titres de propriété formels à la fois sur la terre et sur la résidence, ayant des titres de propriété formels soit sur la terre soit sur la résidence, avec des accords exécutoires ou tout autre document prouvant un arrangement sur le terrain. | Les ménages ont la sécurité d'occupation lorsqu'ils disposent d’une protection contre les expulsions forcées par : une preuve de documentation (titre de propriété formel sur le terrain, la résidence ou les deux), protection de facto ou perçue contre l'expulsion. |
Sources : ONU-Habitat, 2003 et 2010.
11De nombreux termes ont été utilisés dans les textes officiels de l’ONU, depuis que, pour la première fois, en 1965, il eut été fait état dans une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies que le « logement inadéquat » était un problème urgent : inadequate housing (1965), uncontroled urban settlements (1966), inadequate housing and community facilities (1969), unplanned urbanization (1970), slum and uncontrolled settlements (1970), unplanned settlements (1976), informal settlements, urban slums, slums and shantytowns (1996), slum and unplanned settlements (2001), slum ou slum dwellers (1970, 1996, 2000, 2001, 2002, 2003, 2015, 2019)4 (voir le tableau dans Clerc et Deboulet, 2018). La définition de 2002 couvre toutes ces désignations sous le mot « slums », jusqu’au « slum and informal settlements » du Nouvel Agenda urbain présenté à la Conférence Habitat 3 organisée par UN-Habitat à Quito en 2016. Depuis, une distinction est parfois faite entre slum (toujours défini par ces mêmes cinq critères), informal settlements (défini par quatre seulement de ces cinq composantes, le surpeuplement n’y figure pas) et inadequate housing (les cinq critères auxquels sont rajoutés « l’accessibilité », « le prix abordable » [affordability] et « l’adéquation culturelle ») (UN-Habitat et Global Urban Observatory 2019).
12De nombreuses raisons rendent ardue la définition du slum. L’ONU en avait pointé plusieurs – « le terme slum n’a pas une définition claire et universellement acceptée », « le slum est un concept relatif et ce qui est considéré comme slum dans une ville sera considéré comme adéquat dans un autre, même dans le même pays », « les variations locales entre les bidonvilles sont trop importantes pour définir des critères universellement applicables » (UN-Habitat, 2003) – qui ont paradoxalement incité l’institution à s’autoriser des adaptations de sa définition pour le comptage selon les pays (Moreno, 2003).
13De mon point de vue, la difficulté tient au fait que l’ONU, dans une visée opérationnelle, a dès l’origine mêlé définition et caractérisation des slums. Au vu de mes terrains, les critères pris en compte actuellement par l’ONU ne peuvent définir les quartiers que j’ai analysés : ni l’absence équipements d’eau ou d’assainissement (parfois présents), ni la surpopulation (pas systématique), ni la présence sur des sites dangereux ou la faiblesse structurelle (certains immeubles y sont construits en béton armé), ni même d’autres caractéristiques au demeurant très pertinentes comme la pauvreté (les profils sociaux y sont souvent divers), la précarité (fragilité et instabilité sont relatives), ni même la plus juste des caractéristiques à mon sens, écartée par l’ONU comme non-mesurable, qu’est l’insécurité de la tenure (d’autant plus depuis 2010 qu’elle est également considérée comme perçue par l’habitant). Aucune définition, et donc aucune désignation, n’est ainsi vraiment satisfaisante si elle est assise sur de telles caractéristiques.
Des mots pour un concept international, mais des catégories toujours locales
14Cette confusion entre définition et caractérisation se retrouve également dans la littérature académique. Une analyse par les mots éclaire la question et conduit à un autre type de définition. On peut en effet distinguer deux catégories de mots pour désigner ces quartiers.
15Une première catégorie de termes se trouve dans la littérature académique et la littérature grise ; elle est utilisée principalement par les chercheurs (dont nous faisons partie), les experts et les Nations unies. Au-delà des nombreuses expressions de l’ONU (voir supra), de nouvelles ont régulièrement été créées ou utilisées par des auteurs pour remplacer les précédentes : self-help housing (Crane, 1950 ; Turner et Fichter, 1972), slums (Stokes, 1962), uncontrolled urban settlements (Turner, 1968), spontaneous urban settlements, shanty town (McGee, 1979), under-integrated settlements (Goldblum, 1987b), irregular settlements (Durand-Lasserve et Clerc, 1996), illegal cities (Fernandes et Varley, 1998), occupancy urbanism (Benjamin, 2008), urbanisation non-réglementaire (El Maoula El Iraki, 2009 ; Signoles, El Kadi et Sidi Boumedine, 1999), gray spaces (Yiftachel, 2009), insurgent citizenship (Holston, 2009), subaltern urbanism (Roy, 2011), substandard settlements (Ha, 2001 ; Sutherland et al., 2016), metropolis nonformal (Werthmann et Bridger, 2015), quartiers précaires (Deboulet, 2016), peripheral urbanization (Caldeira, 2017), ville incrémentale, urbanisation autonome (Clerc, Criqui et Josse, 2017), incremental urbanisms (Dovey, Pafka et Ristic, 2018) ou popular urbanization (Streule et al., 2020).
16Ces termes génériques, souvent débattus, ont été construits et utilisés pour désigner, caractériser, définir ou théoriser sur ce type d’urbanisation à l’échelle internationale. Les auteurs mettent en exergue des caractéristiques pour eux principales (inadéquation, illégalité, précarité, subalternité, autonomie, etc.) en utilisant un terme s’appliquant au mieux à ce que les quartiers sont pour eux, de telle sorte que, généralement, cette désignation procède du regard théorique qui sous-tend leurs analyses. Pour toutes ces dénominations, il est entendu que les quartiers caractérisés existent en soi comme tels et que ce sont ces caractéristiques communes qui permettent de les nommer, les analyser et les définir à l’échelle planétaire.
17Or le choix de telles caractéristiques particulières pour des dénominations et des discours à visée générale est souvent subjectif ou imprécis. Soit les termes le sont eux-mêmes, comme « l’inadéquation », qui revient de façon récurrente depuis les années 1960, en particulier dans les textes de l’ONU : « Inadequate housing » (UN 1965 GA Resolution), « having inadequate housing and basic services » (Objectifs du Millénaire, 2002), « access for all to adequate, safe and affordable housing and basic services and upgrade slums » (Objectifs du développement durable ODD 11, 2015), « Right to adequate housing… right to an adequate standard of living » (Habitat III, 2017a). La limite entre l’adéquat et l’inadéquat, le précaire et le non précaire, l’intégré et le sous-intégré, l’insuffisance et la suffisance (d’eau, d’assainissement, d’espace, de solidité…) diffère selon les points de vue et valeurs des auteurs. Ces désignations sont donc davantage des caractérisations subjectives que des appuis possibles pour une définition globale. Soit les termes marquent qu’ils sont « au-dehors » (non, in-, a-, sous-), qu’ils échappent aux institutions ou à l’urbanisme, comme informel, non-planifié, anarchique ou sous-intégré. Ces termes sont analytiquement peu précis, car les quartiers, bien que souvent produits par des activités informelles, irrégulières ou incontrôlées, ne le sont pas exclusivement, et sont davantage produits par des pratiques que l’on peut situer dans un « entre-deux » du formel et de l’informel (Clerc, 2010). Soit le zoom est mis sur une caractéristique (peripheral, incremental, gray, subaltern…) d’abord associée à un débat théorique développé par son auteur.
18Il convient de noter que c’est pour ne pas à avoir à utiliser l’un de ces termes, et prendre une distance vis-à-vis de ma propre subjectivité – y compris vis-à-vis des mots que j’ai moi-même utilisés dans de précédentes publications (« irréguliers », « informels », « précaires », « ordinaire », « autonomes », « incrémentaux ») et que subjectivement je continue de trouver pertinents pour certains – que j’utilise actuellement, toute en étant insatisfaite de son usage car les termes qui la constituent sont également critiquables, la dernière expression en date de l’ONU (« slums and informal settlements »). Cette expression est celle donc sur laquelle les pays de la communauté internationale se sont officiellement accordés dans le New Urban Agenda adopté en 2016 (Habitat III, 2017a) et par rapport à laquelle nombre d’auteurs se positionnent.
19Un deuxième type de mots est employé principalement localement, par les populations et les acteurs des politiques urbaines dans les pays. Ils diffèrent selon les pays, voire les villes d’un même pays, voire les types d’informalité existant au sein d’une même ville. Ainsi, parmi des dizaines d’autres : asentimientos irregulares, barrios marginales (Barcelona), barracas (Barcelona), conventillos (Quito), colonias populares (Mexico), tugurio y solares (Lima), villa miseria (Colombie), bidonvilles (France, Maroc), gourbivilles (Tunis), tanake (Liban), ’ashwa’i (Égypte), mukhalafat (Syrie), geçekondus (Istanbul), favela (Rio de Janeiro), cortiços, comunidade, (Brésil), jhuggi jhopri, unauthorized colony, slum designated areas (Delhi), zoppadpatis (Maharashtra), chalis (Mumbai), cheris (Chennai), basti (Kolkata), katchi abadis (Karachi), dagat-dagadan (Manille), umjondolo (Durban), watta, pelpath, ukuddu ou pelli gewal (Colombo), kyu kyaw (Myanmar), museques (Angola), chereka bete (Éthiopie), etc. (sources personnelles et UN-Habitat, 2003).
20Ces mots-là sont des noms locaux, utilisés par les habitants et les acteurs locaux pour désigner des situations urbaines particulières dans des villes spécifiques. Leurs définitions, partout différentes, sont établies, quand elles existent officiellement, par les institutions locales ou nationales (lois, règlements, normes d’urbanisme, politiques urbaines, etc.). Les limites de ces catégories fluctuent dans le temps quand les politiques évoluent. En Syrie, par exemple, la catégorie des constructions mukhalafat (littéralement « en infraction ») est définie de façon différente dans les lois successives (1956, 1960, 2003, 2008 et 2012) qui imposent de les démolir, variant suivant les motifs de l’illégalité (squat de terrains publics, contravention au plan d’urbanisme, fragilité, laideur, etc.) (Clerc, 2023). Ainsi, avec l’évolution des lois, un même bâtiment peut théoriquement entrer ou sortir de la catégorie mukhalafat au cours du temps.
21Cette distinction entre deux types de termes m’a menée dans un premier temps à définir ces quartiers comme « étant hors les normes institutionnelles locales » (Clerc, 2018), c’est-à-dire à partir d’une caractéristique relative. En effet, il me paraissait que, pour les définir à l’international, on ne pouvait que les situer par rapport à des normes locales établies par les institutions (lois, politiques, règles, etc.). Une habitante de Phnom-Penh a incidemment donné un jour une très bonne définition : « j’habite dans un quartier pas très normal ». C’est cela : a-normal, c’est-à-dire qui ne suit pas les normes institutionnelles cambodgiennes, ou du moins pas complètement (« pas très »). Cette définition est cohérente avec cette idée de deux types d’urbanisation partout construits en parallèle depuis que la planification urbaine s’est généralisée, l’une répondant à des normes sociales locales et proches des façons traditionnelles de faire la ville, mais correspondant très imparfaitement aux réglementations et normes institutionnelles imposées localement par des politiques urbaines et foncières qui régissent l’autre. C’est cet aspect relatif et local qui fait que les morphologies urbaines de ces quartiers se distinguent de celles des autres de façon visible, y compris par satellite : parce qu’elles apparaissent en contraste l’une avec l’autre.
Des quartiers « créés » comme informels par la puissance publique
22Il me semble aujourd’hui plus exact de définir ces quartiers comme mis, par les institutions, (et non étant) hors les normes institutionnelles locales. Cette inversion de point de vue que je propose procède non seulement de l’analyse sémantique présentée ci-dessus, mais aussi d’une lecture historique de la formation de ces quartiers. En effet, l’analyse des recensements réalisés, aux Nords comme aux Suds, aux xixe et xxe siècles (La ville informelle au 20e siècle, 2018), avant que l’ONU ne mette ces quartiers à l’agenda, montre elle aussi que l’apparition de la catégorie bidonville est moins une question propre aux Suds que la conséquence directe de politiques urbaines. L’exemple dans les années 1930 de l’interdiction par la ville de Recife des mocambos (littéralement, cabanes), maisons végétales auto-construites, rustiques et traditionnelles du Nordeste brésilien, est éclairant. Là, les statistiques spatiales et sociales, en plein développement à cette époque, ont associé ces maisons à des taux élevés de maladies et de mortalité, et ce faisant au sous-développement. Sous l’influence d’une élite préoccupée par la salubrité et la modernité, la ville de Recife a alors interdit ces constructions et organisé la première grande campagne brésilienne d’éradication des mocambos : jusqu’alors considérées comme normales dans le paysage du Nordeste brésilien, elles sont devenues des quartiers illégaux (Fischer, 2014).
23Ma proposition s’inscrit dans une approche politique de l’informalité qui considère les quartiers informels comme une production de l’État. Non seulement indirectement, comme conséquence de politiques inadéquates ou comme revers des politiques spatiales foncières et d’urbanisme (Clerc-Huybrechts, 2008), non seulement comme objet d’une régulation étatique, mais comme directement produite par l’État (Roy 2005). Dans cette littérature, la catégorisation est la cause de l’apparition de ces quartiers comme informels : « l’appareil planificateur et juridique de l'État a le pouvoir de déterminer ce qui est informel et ce qui ne l’est pas » (Roy, 2005). Les historiens de l’urbain travaillent également cette hypothèse du développement des bidonvilles comme relégation dans l’illégalité de modes déjà existants de production de la ville5.
24Cette production par le politique de l’informalité des quartiers n’est pas seulement une relation de cause à effet, elle constitue, pour moi, la base de la définition de ces quartiers. D’une part, à l’échelle internationale, aucune caractéristique socio-spatiale commune ne peut les définir. D’autre part, il n’y pas d’abord des quartiers qui s’écartent de normes préexistantes – des quartiers qui existeraient en soi comme « informels », parce qu’étant hors des normes institutionnelles locales — et ensuite des politiques qui s’attèlent à leur normalisation ou leur éradication. Ce sont les gouvernements qui, sur le temps long, en définissant et redéfinissant les constructions à éradiquer comme telles de l’espace urbain, créent et recréent sans cesse la catégorie. Les règles et les lois ne préexistent pas aux constructions qu’elles visent : elles sont édictées en réaction à des situations urbaines réprouvées et sont perpétuées lorsque la réprobation ne disparaît pas. De ce point de vue, il n’y a pas de types d’espaces urbains « informels » per se, mais seulement des espaces urbains régulièrement recréés comme « informels » par et pour une action publique qui vise à les exclure : ils ne peuvent rester tels qu’ils sont. On peut donc définir ces quartiers comme des « catégories créées par et pour l’action publique locale urbaine comme devant disparaître » (par la destruction ou par leur transformation radicale à visée d’intégration), catégories évolutives construites suivant des représentations et référentiels sur ce que, localement, doit être un urbain « adéquat ».
25Cette approche invite au renouvellement des analyses. Elle engage à regarder les processus par lesquels certains espaces urbains ont été inclus ou non dans de telles catégories, les acteurs qui y ont participé, et suivant, les arguments et représentations mobilisés. C’est l’analyse qui est ici faite sur Yangon. Elle montre l’action publique de re-catégorisation des kyu kyaw et fait apparaître que cette action publique inclut une gamme variée d’acteurs, qui comprend les habitants de ces quartiers qui, paradoxalement, participent à la désignation de la catégorisation d’espaces dont ils vont être dépouillés, dans un contexte de méconnaissance des effets de cette action publique.
Le processus de re-création de la catégorie kyu kyaw au Myanmar
26À Yangon, la catégorie du squatter a été redéfinie avec le recensement de 2017 ; le terme birman kyu kyaw ne désigne plus les mêmes types de ménages qu’auparavant. Un genre nouveau de tenure y est intégré : l’installation sur des terrains agricoles généralement achetés (et donc non squattés), apparue en 2012 en périphérie de Yangon en conséquence de nouvelles lois foncières (Clerc, 2020).
Le squatter au Myanmar, une désignation associée aux politiques d’éviction et de déplacement
27Le mot squatter au Myanmar est lié depuis l’Indépendance à des termes impliquant son éradication, offrant ainsi l’exemple d’une définition locale des quartiers informels qui, lorsqu’elle a existé, a été principalement liée à l’objectif de leur disparition, que cela soit dans le cadre de lois ou dans celui de discours reproduits par la presse.
28Le terme de squatter a d’abord eu des sens opposés dans l’histoire birmane. En anglais, le mot désigne historiquement le pionnier qui, au xixe siècle, s'installait sans titre de propriété et sans payer de redevance sur les terres encore inexploitées (selon les critères de ceux qui s’installaient), comme cela a été le cas dans l’ouest des États-Unis. En Birmanie, dans le même esprit, le mot britannique squatter a d’abord qualifié des occupants légitimes d’une terre, à savoir les occupants cultivateurs légaux d’une terre vacante acquise par défrichage et culture agricole6, une tenure proche de celle du dama-u-gya qui prévalait avant la colonisation et selon laquelle une terre devenait la propriété privée de celui qui la défrichait et la cultivait7. À partir de l’indépendance en 1948, ce mot tend à désigner une occupation non autorisée d’un foncier qui appartient désormais à l’État. En effet, depuis la Constitution de 1947, l’État est le propriétaire ultime de toutes les terres. Il a le droit de réglementer, de modifier ou d'abolir les régimes fonciers (land tenures) ou de reprendre possession de toute terre et de la distribuer à l'agriculture collective ou coopérative ou aux fermes agricoles. Les propriétés, les possessions et les différentes catégories de droits d’usage instaurées en fonction des fonctions productives par les lois de nationalisation des terres de 1948 et de 1953 (Land Nationalisation Acts) peuvent toujours être retirées et redistribuées en vertu de ce droit de propriété de l’État. Le régime militaire socialiste de 1962-1988 a renforcé l'emprise de l'État : les cultivateurs sont devenus locataires et les terres pouvaient être confisquées en cas de dette ou lorsque la « sécurité de l'État » était menacée (Leckie et Simperingham, 2009). Enfin, à partir de 1982, l’autorisation d’installation, devenue obligatoire, conditionne l’obtention du certificat de citoyenneté8. L’expulsion peut ainsi viser les personnes jugées « subversives » (Lubeigt, 1989).
29Après l’indépendance, le terme est particulièrement associé aux vastes politiques d’évictions et de relocalisations forcées qui ont marqué l’expansion urbaine de Yangon9. Lors des périodes politiques charnières de l’histoire du Myanmar, les politiques urbaines de la capitale ont suivi un même schéma vis-à-vis des kyu kyaw : les populations étaient déplacées en masse en lointaine périphérie sur des terrains agricoles nus, inondables, mal ou non équipés. Ces terrains leur étaient cédés à bas prix dans les « villes satellites » ou « villes nouvelles » des nouveaux townships (division administrative de la ville) généralement créés pour l’occasion, dont la multiplication a jalonné l’histoire récente de l’extension de la métropole (Kraas et al., 2006). À Yangon, des centaines de milliers de personnes (près de deux millions à l’échelle du pays) ont été déplacées de force en plusieurs vagues, principalement à la fin des années 1950 et fin des années 1980 et pendant les années 1990. Les quartiers ainsi créés, aujourd’hui devenus péricentraux, se sont développés très lentement en raison de leur éloignement et du manque d’infrastructures, d’emplois et de services (Kraas, Gaese et Kyi, 2006).
30La désignation de squatters est associée à l’idée de leur déplacement et de la démolition de leurs constructions. Au début de la seconde grande vague d’éviction, à la fin des années 1980, le Secrétaire général du parti unique, le Burma Socialist Programme Party, explique que « les quartiers de squatters sont désignés ainsi parce qu’ils ne sont pas en conformité avec la loi sur les municipalités de Birmanie et avec la loi sur la municipalité de Rangoun ». Il fait apparaître le lien intrinsèque avec l’éviction des habitants : « Les gens qui vivent dans les quartiers de squatters peuvent se mettre en règle avec la loi […] en se réinstallant à l’endroit qui leur a été désigné quand ils sont transférés par les autorités dans des lieux jugés adéquats » (Working People’s Daily, 24 avril 1987, cité par Lubeigt 1989).
31Les textes alors en vigueur, cités ci-dessus, à savoir le Municipal Act de 1898 (abrogé en 1993) et le City of Rangoon Municipal Act de 1922 (amendé en 1955, 1958 et 1961), n’utilisent pas le terme de squatter ni a fortiori celui de quartiers de squatters, qui ne sont donc pas définis. Les constructions qui peuvent être détruites, et dont les éventuels habitants peuvent être expulsés, sont les « bâtiments impropres à l’habitation », « en ruine ou dangereux » ou « construits trop bas » (Loi de 1922, Art. 155 à 157), ainsi que les « huts and sheds » (hutte, cabane, abri) (Municipal Act 1898 et Loi de 1922, Art. 149). Les municipalités pouvaient faire détruire ces dernières si elles étaient construites en « bambous, herbes nattes, feuilles ou autres matériaux inflammables » ou pour « empêcher la propagation d’une maladie dangereuse » (Municipal Act 1898, Art. 105 et 175 et City of Rangoon Municipal Act 1922, Art. 149). La municipalité interdisait les constructions empiétant sur le domaine public, en particulier les rues et les canaux (City of Rangoon Municipal Act 1922, Art. 163), s’autorisant à les faire enlever sans avis préalable, à moins qu’une permission de poursuivre l’occupation ne soit donnée (Municipal Act de 1898, Art. 107)11.
32C’est en 1990, au début de la seconde vague d’éviction donc, que le terme de squatter apparaît dans l’appareil législatif foncier national. Il n’y fait pas l’objet d’une définition, mais il est directement relié à la démolition des structures et au déplacement des habitants. Ainsi, dans les lois du SLORC qui installent les organes municipaux de Yangon (Yangon City Development Committee ou YCDC) en 1990, de Mandalay (MCDC) en 1992 et 2002 et ceux des autres villes au sein du ministère de l’Intérieur en 1993, on trouve, parmi leurs responsabilités, celle de la démolition et de la réinstallation de « huttes de squatters, de bâtiments de squatters et de quartiers de squatters »12.
33Les années 2010 sont considérées par les autorités ministérielles et régionales comme celles d’une quatrième vague de formation de squatter settlements, après celles de la fin du xixe siècle sous les Britanniques et celles des années 1958-1960 et 1980-1990 (Naing et Nitivattananon, 2020). Les squatters ont alors fait l’objet de plusieurs tentatives d’identification et de définition. Dans certaines études, ils sont décrits comme les occupants de terrains publics tels que : les bordures de routes (classiquement sur une frange de deux mètres à partir de la limite des terrains) ; les terrains réservés pour les équipements, comme les parcs ; les wasted lands souvent inondées, relevant du ministère de l’Agriculture et de l’Irrigation (Boutry, 2015) ; les bords de lacs, cours d’eau et creeks etc. Dans d’autres études, la présence de squatters est mentionnée sur des parcelles d’îlots qui avaient été planifiés pour le relogement (Allaverdian et al., 2017). Pour sa part, l’ONU-Habitat au Myanmar a réalisé en 2016 un recensement des « quartiers informels » de Yangon, pour lequel il a adopté une définition qui écarte la question de la tenure. Sans reprendre exactement la définition internationale, il assied sa définition sur des caractéristiques physiques – densité, construction, pavement et drainage, eau et assainissement, déchets solides et vulnérabilité aux aléas – et inclut dans sa classification des installations sur des terrains tant publics que privés, planifiés ou agricoles (UN-Habitat, 2017)13 (fig. 2).
34La définition « officielle » des squatters de Yangon à cette époque a toutefois été produite lors du recensement de 2017. Réalisé lui aussi pour planifier leur éviction et leur relocalisation, le recensement ne s’est pas appuyé sur une définition préétablie. La liste des ménages inclus dans la catégorie a été établie au cours de sa mise en œuvre, parfois à tâtons, avec de nouveaux critères, donnés oralement aux recenseurs. Le recensement a ainsi fabriqué la définition du kyu kyaw par l’action, à travers le processus même d’inclusion ou non des ménages au cas par cas dans la catégorie.
En 2017, un recensement qui redéfinit la catégorie des squatters
35À partir de 2010, le développement urbain de la région de Yangon a pris un nouveau rythme. L’ouverture politique, la croissance économique et l’arrivée d’investissements internationaux ont généré une intense activité de construction au centre-ville (remplacement de maisons coloniales, constructions de grande hauteur), une densification le long des axes principaux et une expansion des périphéries. La congestion urbaine et la demande immobilière de logements et de bureaux, soulagées un temps par la délocalisation de la capitale vers Nay Pyi Daw en 2005 (nombre de bâtiments publics ont alors été vidés à Yangon), ont repris à la hausse. Les prix immobiliers ont explosé avec l’arrivée d’entreprises étrangères, celle des institutions de coopération internationale et avec l’affluence de migrants ruraux fuyant les dégâts du cyclone Nargis de 2008 et attirés par développement industriel de Yangon14. Les quartiers existants de squatters se sont étendus tandis que de nombreux ménages sont allés s’installer en périphérie (fig. 3).
36En 2012, de nouvelles lois foncières, en particulier la Farmland Law, ont enclenché un marché urbain tout à fait nouveau et inattendu de parcelles agricoles situées aux limites de la zone urbanisée. La possibilité est devenue légale pour les agriculteurs de céder, louer, hypothéquer et mettre en gage leurs droits sur les terres qu’ils cultivent – jusque-là, ils ne pouvaient les transmettre que par héritage15. Alors que, depuis 1958, les gouvernements autoritaires successifs avaient maîtrisé l’extension urbaine, avec des limites claires entre terrains urbains lotis et terres agricoles16, les lois de 2012 ont donné le coup d’envoi d’un processus de vente et de conversion des terrains agricoles périphériques. Des quartiers d’un type nouveau sont apparus. Les terrains agricoles sont vendus légalement, puis lotis sans autorisation, divisés en petites parcelles clôturées revendues puis souvent bâties de petites maisons, habitées ou non, généralement construites en matériaux d’origine végétale, souvent sur pilotis (fig. 4). Ces quartiers constituaient à la fois une réponse au manque de logement abordable dans des zones planifiées, mais aussi une opportunité d’investissements fonciers et immobiliers spéculatifs ordinaires17, c’est-à-dire opérés par des acteurs locaux « ordinaires (habitants, détenteurs de droits fonciers locaux, acteurs économiques et élus locaux, etc.) » (Bon et al., 2023). De fortes plus-values étaient possibles : les prix de certains terrains avaient été multipliés par cinq pendant l’année 2012, et avaient encore fortement augmenté en 2013 avec le projet de schéma directeur du Grand Yangon (JICA et YCDC, 2013), qui a ajouté à l’attraction des terres agricoles périphériques en prévoyant plusieurs centres secondaires autour de Yangon (Boutry et al., 2016).
37Le statut de ces nouveaux quartiers a été un temps en suspens. Après une période d’intimidation de la part de YCDC en 2012, des quartiers n’ont plus été inquiétés (Boutry, 2018). Cependant, les autorités ont tout à la fois tenté d’empêcher et en même temps favorisé le processus. Pour mettre un terme à ce marché foncier, les autorités nationales, régionales et du township (à travers les Land Management committees) ont installé des panneaux informant de l’interdiction d’un usage abusif des terres. Dans le même temps, les autorités locales, parfois les mêmes (chef de Ward ou de Village Tract, Head of 100 households18), étaient impliquées dans le processus interdit de lotissement et de vente, captant une partie de la plus-value, soit par des pots-de-vins, soit en étant eux-mêmes brokers (intermédiaires) (Boutry, 2018). Dans l’espoir de faire formaliser les quartiers, les acteurs impliqués ont essayé d’obtenir la conversion de la catégorie des terres, de foncier agricole en foncier urbain, comme cela avait été le cas dans des wards proches, créés dans les années 1990 et formalisés par la suite avec la densification de l’habitat (Boutry, 2018). Nombre d’agriculteurs ont ainsi souvent totalement cessé de cultiver leurs terrains dans l’espoir de convaincre les autorités d’enregistrer des parcelles en « housing land ». Dans certains quartiers situés en dehors des limites de la compétence de la municipalité de Yangon (YCDC), habitants et ONG menaient des activités de lobbyings pour favoriser l’obtention du statut urbain. Certains avaient obtenu en 2015 qu’une délégation officielle, réunissant la Municipalité de Yangon (responsable des terrains urbains) et le ministère de l’Agriculture et de l’Irrigation (responsable du foncier agricole), déclare que les terrains du quartier étaient trop pollués pour permettre la culture du riz. Dans l’attente de l’éventuel changement du statut des terrains, les Ward administrators avaient aussi parfois donné des certificats de résidence19 temporaires. Enfin, pour les terres de paddy, les plus nombreuses et les moins rentables (inondations), mais aussi les plus difficiles à convertir en terres urbaines (il faut une décision prise par le Farmland Management Body à l’échelle de l’Union du Myanmar à Nay Pyi Daw), les acteurs locaux ont parfois essayé de les faire passer pour des terres horticoles ou villageoises, où les règles sont moins strictes et plus simple à convertir ensuite.
38À l’arrivée du gouvernement de la Ligue nationale pour la démocratie (LND) de Aung San Suu Kyi au printemps 2016, le traitement des kyu kyaw de Yangon est transféré du YCDC au Gouvernement régional. S’écartant de l’option de la réhabilitation envisagée les années précédentes, notamment avec UN-Habitat (UN-Habitat, 2017), le Regional Chief Minister vise leur délogement massif et leur transfert vers une ville nouvelle à construire sur des terrains agricoles en lointaine périphérie de Yangon, où les ménages évincés pourraient obtenir des terrains, selon le modèle des années 1950 et 1990.
39Pour cela, le Gouvernement régional réalise en 2017 leur recensement. Aucun texte ne définit les ménages à y inclure. C’est sur le terrain que les agents recenseurs ont déterminé les quartiers et les ménages de kyu kyaw à recenser. Ce recensement inclut non seulement les personnes installées sur des terrains squattés, mais également les ménages des lotissements irréguliers développés depuis 2012 sur des terrains agricoles, dont les maisons occupent des terres qui ne sont pas squattées, initialement achetées aux « fermiers » ou aux brokers qui les représentent. Sont également inclues dans cette catégorie les installations sur des terrains urbains privés lotis par l’État – ainsi que sur le domaine public qui les borde –, mais laissés en herbe et sans infrastructures et offrant un même paysage campagnard, en lointaine périphérie (au sud de Thanlyin, à l’est de Dagon…). Là, les occupants disent les avoir achetés à des « farmers » ou à des autorités locales, ou les avoir squattés, ou simplement être autorisés à les occuper temporairement par leurs propriétaires légaux.
40Le choix des ménages à recenser répond également à d’autres motifs. Les autorités régionales de Yangon ne veulent en réalité pas donner de droit à réinstallation sur des terrains de remplacement à ceux parmi les squatters qui sont considérés comme des « profiteurs » – ceux qui ont acheté pour spéculer ou ceux qui ont construit pour revendre ou louer ; ils sont considérés n’avoir aucune légitimité à s’être installés. Elles ne souhaitent donner de droits à une réinstallation qu’aux squatters qui n’ont pas eu d’autre choix pour se loger et qui habitent réellement ces quartiers. Sans doute en raison de l’effet d’aubaine que ce nouveau marché foncier a créé, les installations sur les zones agricoles ou les zones loties en friche sont largement considérées comme construites par des spéculateurs, mais les deux catégories y sont en réalité présentes (fig. 5).
41Pour distinguer sur le terrain, à l’échelle de la parcelle, dans chaque quartier, les squatters considérés comme légitimes, qu’ils soient propriétaires ou locataires, des « spéculateurs » considérés comme illégitimes, le Gouvernement régional a rapidement formé comme agents recenseurs des responsables locaux envoyés par les townships, les wards et tracts. En mai et juin 2017, le recensement est réalisé en 45 jours pour prendre de vitesse les « spéculateurs », qui ne sont pas réputés habiter sur place. Des smart cards en plastique, dites infalsifiables et intransmissibles, ont été distribuées à plus de 155 500 ménages (475 000 personnes) (Naing et Nitivattananon, 2020). Elles indiquent la composition du ménage et comportent une photographie des habitants devant la maison, tandis qu’un code-barre QR20 associe des données informatiques sur leur identité, âge, occupation et revenus. Cette dernière information permet d’envisager des formules de réinstallation différenciées selon les profils des ménages.
42Pris de court par la rapidité et l’opacité du processus, les habitants se sont plutôt massivement fait enregistrer dans l’espoir que ces cartes constituent un passeport pour le relogement. Mais tous n’y ont pas été, comme le montrent les exemples présentés en introduction. Aller se faire enregistrer dépendait de leurs stratégies, de la représentation qu’ils se faisaient de leur position et de la compréhension qu’ils avaient de la politique en cours – se considèrent-ils comme squatter ou non, légitime à s’enregistrer pour un relogement ou non, désireux d’obtenir un terrain ou non…
43Dans le nouveau contexte de démocratisation, le gouvernement ayant été élu pour rompre avec les pratiques antérieures du régime autoritaire, et face aux critiques virulentes dans la presse contre ce projet d’éviction et relocalisation assimilé à la construction d’une « ville pour les squatters », le processus n’a pas été poursuivi, d’autant que se posait également la question du coût accru de l’indemnisation des terres agricoles depuis les lois foncières. Mais ce recensement a redéfini la catégorie kyu kyaw en suivant de nouveaux critères (spéculateurs vs non-spéculateurs) et en incluant des non-squatters dans la catégorie des squatters, faisant bouger les limites des types de ménages et de constructions incluses sous le vocable.
44Ainsi, à Yangon, en 2017, la politique urbaine de leur traitement a modifié la définition des quartiers informels, recréant la catégorie avec de nouveaux contours.
La (re)création des quartiers comme informels par les politiques urbaines
45L’analyse sémantique et le travail de terrain me conduisent aujourd’hui à affirmer qu’on ne peut pas définir les quartiers « informels » à partir de ce qu’ils sont physiquement ou socialement, comme le font le plus souvent l’ONU et la littérature académique. Ils ne peuvent être définis qu’en fonction de ce à quoi ils sont destinés, comme des catégories urbaines locales créées par et pour l’action publique comme devant disparaître (par la destruction ou par leur intégration), catégories non statiques. L’urbanisation dite informelle n’existe en tant que telle que si elle est désignée, délimitée ou définie par la puissance publique locale comme ne pouvant rester en l’état en raison de ce qu’elle perçoit être son inadéquation.
46Ce sont ces politiques, qu’on pourrait appeler « politiques de disparition urbaine », qui produisent « l’informalité » de ces constructions en les désignant comme telles. En même temps, elles produisent l’illégalité ou l’irrégularité de ces quartiers, car les normes sont édictées pour les rejeter ; elles produisent leur insécurité foncière, car les institutions les destinent à la disparition ; elles produisent en partie la précarité de leurs logements, car l’investissement est minimal quand le bâtiment risque de disparaître sous un bulldozer ; elles produisent leur précarité en infrastructure, car ces quartiers non reconnus ne sont pas équipés, ce qui rajoute de la précarité à la précarité.
47Ce qui est dès lors pertinent pour qualifier ces quartiers est de comprendre les raisons pour lesquelles ces quartiers, construits de façon autonome, sont destinés à disparaître ; autrement dit ce qu’ils sont localement pour la puissance publique et les acteurs de l’urbanisme. L’action publique urbaine articule les systèmes de valeurs et les logiques et représentations idéelles et stratégiques sur l’espace de ses protagonistes urbains (Clerc-Huybrechts, 2002). En désignant certains types de constructions et d’établissements qu’ils n’acceptent pas de garder tels quels, qu’ils considèrent en quelque sorte comme inadéquats pour faire la ville, c’est-à-dire au fond « insuffisamment urbain » pour être laissés en l’état, ces acteurs donnent l’image, en creux, de ce qu’une ville doit être pour eux, ou du moins ce qu’ils peuvent accepter comme urbain, comme « urbain-able ». Ces conclusions ouvrent ainsi de nouvelles pistes d’analyse sur l’action publique urbaine de la définition des catégories de l’indésirable urbain ou du « pas assez urbain ».
48Au Myanmar, l’histoire foncière de la catégorie du squatter évolue au fil des siècles. Le recensement des kyu kyaw par le Gouvernement régional de Yangon en 2017 en constitue la dernière étape majeure. L’analyse montre comment cette politique urbaine a défini (pour certains) et redéfini (pour d’autres) certains quartiers comme informels. Ce recensement a recréé la catégorie des squatters avec de nouveaux contours : il a intégré dans la catégorie de nouveaux indésirables urbains, qui n’ont pas squatté leur terrain mais acheté des terrains agricoles pour s’y installer. Il en a exclu d’autres, au motif que, même s’ils sont squatters, ils sont profiteurs ou spéculateurs et ne méritent pas de bénéficier du relogement envisagé.
49Résultat paradoxal, la catégorie des squatters de Yangon inclut dans les indésirables urbains des squatters considérés comme légitimes car nécessiteux, à déplacer vers de nouveaux terrains, mais ne compte pas les squatters considérés comme illégitimes, car ayant agi par l’appât du gain, qui eux ne seront pas relogés. Il est probable qu’ils seraient évincés en même temps que les autres, mais les autorités ont cherché à éviter de les enregistrer dans la catégorie des squatters. La catégorie des squatters n’inclut donc paradoxalement pas les squatters illégitimes.
50Ces conclusions interrogent enfin sur la complexité, l’articulation et l’invisibilité des rôles combinés des différents niveaux de l’action publique et de ses multiples acteurs – régionaux (gouvernement régional), locaux (chefs de districts et de ward) et hyperlocaux (chefs de 10 et 100 familles, habitants) – qui, concrètement, ont défini les bâtiments à sélectionner pour les faire entrer dans la catégorie des squatters.
51Elles font apparaître une définition de la catégorie par l’action des recenseurs. Car au Myanmar, sans définition officielle des squatters et sans institutionnalisation, lois ou règles écrites pour la mise en œuvre du recensement – juste une annonce dans les journaux et une formation des autorités locales –, le choix des quartiers et des constructions recensées et de leurs types et nombre dépend de l’action publique locale concrète sur le terrain. Ce choix est appuyé sur les motifs des formateurs des agents recenseurs – distinguer les profiteurs des nécessiteux. Il dépend des individualités dans l’action de ces derniers, avec leurs propres connaissances du terrain, logiques et stratégies, leurs essais et erreurs face aux situations difficiles à comprendre, ainsi que des procédures variables – parfois une injonction au mégaphone d’aller se faire enregistrer un jour et lieu dits (souvent un dimanche dans une pagode), parfois une distribution de formulaires aux seuls ménages dont l’occupation réelle a été repérée la veille au soir par la lumière dans les maisons.
52Le comptage dépend pour finir des habitants eux-mêmes, qui ont été ou non se faire enregistrer en fonction de leurs représentations et stratégies : certains ne se considèrent pas comme squatter, d’autres acceptent la désignation, mais ne se sentent pas légitime à être relogés ou au contraire cherchant à l’être en vue d’un éventuel relogement. Ce sont au bout de la chaîne les habitants qui définissent ici qui est squatter et qui ne l’est pas. Dans l’élaboration de la catégorie, le quartier informel est ainsi lui-même l’espace de négociation et de renégociation par l’action publique de ce qu’il est, et partant de ce qui peut faire urbain.
Notes de bas de page
1Les noms des personnes interrogées ont été modifiés.
2Je traduis l’expression « slum and informal settlements » par « bidonvilles et quartiers informels » ou « quartiers informels » plutôt que d’utiliser la traduction officielle de l’ONU en français, « taudis et établissements sauvages » (HABITAT III, 2017b), qui n’est pas utilisée dans la littérature scientifique en langue française sur ces quartiers.
3J’utilise plusieurs méthodes et sources : enquêtes auprès d’acteurs de l’urbanisme et d’habitants, utilisation de sources écrites, historiques et cartographiques, cartographie et observations de terrain. La recherche a été réalisée principalement lors de terrains longs : trois fois quatre ans, d’abord au Liban pour la thèse de doctorat (sous la direction de Charles Goldblum), au Cambodge puis en Syrie (chercheur et responsable de l’Observatoire urbain du Moyen-Orient à l’Institut français du Proche-Orient, IFPO), et enfin plusieurs mois au Myanmar et en Inde.
4Sources : Résolution de l’Assemblée générale 2036 (XX) – Housing, Building and Planning in the United Nations Development Decade, 1965 ; United Nations Interregional Seminar on Development Policies and Planning in Relation to Urbanization, rapport Uncontrolled Urban Settlements: Problems and Policies, séminaire organisé par l’United Nations Center for Housing and Building and Planning (UNCHBP) à New York (ancêtre d’ONU-Habitat), 1966 ; Résolution de l’Assemblée générale des Nations unies 2718 (XXV) – Housing, Building and Planning, 1969 ; Résolution de l’Assemblée générale 2626 (XXV) – International Development Strategy for the Second United Nations Development Decade, 1970 (24/10) ; Résolution de l’Assemblée générale des Nations unies 2718 (XXV) – Housing, Building and Planning, 1970 (15/12) ; Déclaration de Vancouver sur les établissements humains + Plan d’action de Vancouver, 1976 ; Habitat II Déclaration d’Istanbul sur les établissements humains + Programme pour l’habitat (Habitat Agenda), 1996 ; Objectifs du Millénaire pour le développement ODM 7 Cible D, 2000 ; Session spéciale de l’Assemblée générale des Nations unies Istanbul + 5, Déclaration sur les villes et les autres établissements humains dans le nouveau millénaire, 2001 ; Objectifs de développement durable, Agenda 2030, ODD Objectif 11, 2011 ; Conférence des Nations unies sur le logement et le développement urbain durable – Quito – Habitat III, Nouveau Programme pour les villes : Déclaration de Quito sur les villes et les établissements humains viables pour tous + Plan de Quito relatif à la mise en œuvre du Nouveau Programme pour les villes, 2017.
5La ville informelle au 20e siècle. Politiques urbaines et administration des populations, https://informalcity.hypotheses.org/.
6En Basse Birmanie, les règles d’attribution des terres en friche (wasted land), qui établissent entre autres le squatter system, ont été définies en 1861 pour pousser à la mise en valeur des terres agricoles inondables du delta. Tant qu’il payait l’impôt foncier annuel, le squatter était autorisé à rester et, après 12 années d’occupation, il acquérait un droit de propriété (droit d’usage et d’occupation permanents et transmissibles, y compris par héritage) (Lower Burma Land and revenue Act, 1876). Ce système a permis aux villageois d’étendre progressivement leurs exploitations, mais il favorisa aussi la spéculation foncière et le développement de grandes propriétés détenues par des non-agriculteurs, tandis que les squatters d’origine étaient évincés au profit de prêteurs suite à leur endettement (Boutry, 2019).
7À l’arrivée des Anglais, la tenure dama-u-gya était acquise par défrichage d’une parcelle du domaine royal. Elle pouvait être hypothéquée, vendue et transmise aux descendants. Elle restait acquise même laissée sans culture 10 ou 12 ans. Dans les faits, les cultivateurs passaient d’un terrain à l’autre, abandonnant le précédent, et tout nouvel arrivant était autorisé à occuper la terre abandonnée (Hwa, 1965).
8La loi sur la Citoyenneté de 1982 impose à tout résident en Birmanie âgé de plus de dix ans d’obtenir un Certificat de Citoyenneté, de Citoyen Associé, de Citoyen Naturalisé ou d’Enregistrement d'Etranger (Lubeigt, 1989).
9Déjà à la création de Yangon à la fin du xixe siècle, au vu des rapports de l’Administration britannique, le terme de squatter, a priori au sens d’occupant d’un terrain, était lié à l’idée d’expulsion. En effet, pour s’approprier l’intégralité des terres de ce qui s’appelait alors Rangoun pour les lotir et les revendre, les Britanniques avaient expulsé les occupants de leurs maisons et terrains, généralement sans relogement (Rhoads, 2018).
10Rangoun est renommée Yangon en 1989.
11Les lois foncières n’utilisent pas non plus le terme de squatter. Les lois de nationalisation des terres de 1948 et 1953 en vigueur à l’époque ne concernent que la « terre agricole » et « n’incluent pas les terres situées dans une ville ou un village et qui sont occupées comme sites d’habitation » (Art. 2b et Art. 3 respectivement) ; de même, la Tenancy Law de 1963, qui rend les agriculteurs locataires de l’État, « n’inclut pas les résidences privées, les bâtiments religieux et leurs terres, ou les terrains de culture non utilisés dans les villes et les villages » (Art. 2).
12Art. 7 : “The Committee shall, in respect of the following duties and responsibilities, lay down the policy, give guidance, supervise or implement: (…) (e) demolition and re-settlement of squatter huts, squatter buildings and squatter wards” (SLORC, The City of Yangon Development Law, The State Law and Order Restoration Council Law No. 11/90, 14 mai 1990), chapiter III (Leckie et Simperingham, 2009). La formulation est la même pour Mandalay. Pour les autres villes, selon la loi de 1993, les comités créés ne sont responsables que de la « démolition des bâtiments des squatters ». Il n’est pas question de déplacement vers un autre terrain.
13Le nombre d’habitants identifié (364 000) est similaire à celui recensé par le Gouvernement régional l’année suivante. Cela correspond de 6 à 8 % de la population de la ville, ce qui remet en question les World Development Indicators de la Banque Mondiale qui, s’appuyant sur la définition de UN-Habitat pour les Millenium Goals, indiquent que les slums abritent 58 % de la population urbaine du Myanmar en 2018. https://databank.worldbank.org/reports.aspx?source=2&series=EN.POP.SLUM.UR.ZS&country=.
14Le nombre d’industries textiles est passé de 180 à 230 à Yangon entre 2011 et 2012. https://www.centroestero.org/FTP/FocusMyanmar_FederChambersCommerce_MYANMAR.pdf.
15Les agriculteurs vendaient déjà ces terres malgré l’interdiction avant cette date (Boutry et al., 2016), mais seulement à d’autres agriculteurs. Juridiquement, l’acquisition foncière repose sur des contrats de vente (« sell and buy »), mais les processus sont opaques et il n’y a souvent pas de certitude sur les droits véritables du vendeur.
16Suivant une logique planificatrice qui se poursuit avec le projet de ville nouvelle New Yangon City de 2018.
17D’apparition récente en histoire de l’architecture et de l’urbanisme, le concept de ville ordinaire désigne la partie spontanée, impensée de la ville. Il s’applique à l’espace urbain tel qu’il s’est tissé au cours de l’histoire, en marge des plans de développement et d’urbanisme, des monuments et des réalisations architecturales d’envergure.
18Les wards (pour la zone urbaine) et les village tracts (pour la zone agricole) sont les subdivisions administratives des 33 townships qui constituent la ville (ou district) de Yangon. Les « chefs de 100 ménages » correspondent à la subdivision infra des wards et villages tracts.
19Ces certificats sont nécessaires aux habitants pour voter ou avoir accès à des emplois.
20Le code QR est un code-barre en deux dimensions, constitué de modules noirs disposés dans un carré à fond blanc, à scanner pour obtenir les informations qu’il contient.
Auteur
IRD, UMR Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA).
valerie.clerc@ird.fr
Valérie Clerc est chercheuse à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et membre du Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA). Architecte et urbaniste de formation, elle travaille sur l’interaction entre action publique urbaine et quartiers informels, sur la ville incrémentale (foncier, habitat et marchés immobiliers) et sur les concepts, catégories et pratiques de l’urbanisme, dans une perspective comparatiste. Ses recherches et publications portent principalement sur le Liban, le Cambodge, la Syrie, l’Inde et le Myanmar.
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Armée du Peuple, Armée du Roi
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2002
Yaa Baa
Production, trafic et consommation de méthamphetamine en Asie du Sud-Est continentale
Pierre-Arnaud Chouvy et Joël Meissonnier
2002
Pavillon noir sur l’Asie du Sud-Est
Histoire d’une résurgence de la piraterie maritime
Éric Frécon
2002
Le Destin des fils du dragon
L’influence de la communauté chinoise au Viêt Nam et en Thaïlande
Arnaud Leveau
2003
Des montagnards aux minorités ethniques
Quelle intégration nationale pour les habitants des hautes terres du Viêt Nam et du Cambodge ?
Mathieu Guérin, Andrew Hardy, Nguyễn Văn Chính et al.
2003
Le Laos au XXIe siècle
Les Défis de l’intégration régionale
Ruth Banomyong et Vatthana Pholsena
2004
Lire la ville, éclairer la métropolisation depuis l’Asie du Sud-Est
Manuelle Franck, Nathalie Lancret et Thierry Sanjuan (dir.)
2024