Les soi de Bangkok : retour sur un détour
p. 91-101
Entrées d’index
Mots-clés : comparaisons internationales, urbanisme, Bangkok, gated communities, réseau viaire
Keywords : international comparisons, urban planning, Bangkok, gated communities, road network
Texte intégral
1La circulation des savoirs entre les pays dits des « Nords » et ceux dits des « Suds » pour reprendre des appellations devenues fréquentes même si discutables1 est, au cours des années 2000, devenue une préoccupation centrale pour les études urbaines (Robinson, 2002 ; Roy, 2009). S’est particulièrement posée la question de l’inversion du sens jusque-là dominant de cette circulation, des voix de plus en plus nombreuses s’élevant pour affirmer la nécessité d’interroger les Nords depuis les Suds. Les pages qui suivent proposent de prendre mon parcours personnel comme objet afin de réfléchir à cette nouvelle circulation des savoirs. Plus précisément, je propose d’examiner en quoi les recherches que j’ai conduites sur Bangkok dans les années 1990 ont nourri mes travaux ultérieurs, menés principalement sur la France et d’autres pays occidentaux. On ne trouvera pas dans ce qui suit beaucoup de discussions d’ordre théorique, mais plutôt, sur un mode inspiré de l’égo-histoire (Nora, 1987), une illustration pratique de ce que faire de la recherche sur un pays comme la Thaïlande pouvait vouloir dire dans les années 1990 et, surtout, sur ce que de telles recherches pouvaient apporter à des recherches sur d’autres pays, hors de l’Asie du Sud-Est. Prendre son propre parcours comme objet dans des mélanges en hommage à un chercheur peut paraître cavalier, mais la chose s’imposait car je n’ai plus travaillé sur l’Asie du Sud-Est depuis plus de 20 ans. Il n’y avait guère d’autres moyens de contribuer ici à la discussion sur l’Asie du Sud-Est. Cette réflexion a en outre l’avantage de rejoindre les préoccupations de Charles Goldblum pour les conditions de production du savoir.
La transformation des impasses en voies traversantes
2Dans la périphérie de Bangkok, l’essentiel du réseau viaire est constitué par addition de voies desservant un lotissement (d’ailleurs le terme thaï utilisé pour désigner les rues, soi, est aussi employé dans le sens du verbe « couper », ce qui montre l’importance de la division foncière dans la création des rues). Or les lotisseurs donnent aux rues qu’ils construisent des formes soumises à leurs impératifs et non à ceux du trafic. Le réseau est ainsi très peu hiérarchisé et comprend un grand nombre d’impasses, ce qui pose d’importants problèmes pour la circulation. La proportion d’impasses est d’autant plus élevée que Bangkok s’étend sur des terres agricoles desservies par des canaux et non par des voies terrestres. Ce faisant, d’une part le réseau viaire s’est constitué sans bénéficier de l’armature d’un maillage de routes et de chemins ruraux, d’autre part les voies de desserte des lotissements ont été fréquemment bornées par un canal (Charmes, 2000).
3La figure 1 montre bien les difficultés qui naissent de ce processus de production de l’espace viaire. Dans cet ensemble situé à une vingtaine de kilomètres au nord-est du centre de Bangkok, des routes principales construites par les pouvoirs publics délimitaient un territoire de 72 Km carrés, peuplé d’environ 500 000 habitants au milieu des années 1990. Le réseau viaire interne à cet ensemble, construit pour l’essentiel au fil de l’addition d’opérations de subdivision foncière, s’est rapidement montré incapable de répondre aux besoins du trafic automobile ou de la desserte en transports collectifs. Les itinéraires de liaison internes (en traits gras épais) étaient trop peu nombreux et tortueux. En conséquence, les véhicules se rabattaient sur des axes routiers déjà surchargés, ce qui contribuait à accroître leur congestion. Pour les bureaux d’études alors sollicités par la municipalité de Bangkok, il était urgent d’ouvrir au trafic le plus grand nombre possible d’impasses, afin d’augmenter la « connectivité » du réseau. La recherche que j’ai conduite à Bangkok, dans le cadre d’une thèse dirigée par Charles Goldblum, a consisté à examiner les enjeux et les conséquences de cette politique pour les riverains des rues concernées (Charmes, 2000).
Le regard occidentalisé
4L’hypothèse avec laquelle j’ai commencé mon enquête, et les constats que j’ai faits par la suite, sont très illustratifs du rapport que la recherche entretenait alors avec les pays non-occidentaux. À l’époque, en France, on parlait peu de désoccidentalisation du regard. La littérature inspirée par la critique post-coloniale était encore loin d’avoir pris le poids qui est aujourd’hui le sien dans les études urbaines. Il faudra attendre la diffusion des travaux de Jennifer Robinson (Robinson, 2002 ; Parnell et Robinson, 2012) ou d’Ananya Roy (2009 ; 2011). Ces travaux prendront forme dans les années 2000 au sein de la sphère anglophone et ne se diffuseront vraiment dans la recherche francophone qu’au cours des années 2010. Certes, en France dans les années 1990, la déconstruction et les questions de construction sociale de la réalité étaient largement discutées en sciences sociales (en lien notamment avec la traduction en 1986 d’un ouvrage de Peter Berger et Thomas Luckmann) et, bien évidemment, les travaux de sociologie des sciences inspirés par le relativisme étaient très influents (avec des positions très radicales comme celles de Paul Feyerabend, 1979). Cela avait conduit entre autres à mettre en cause la notion de sous-développement. Cette mise en cause n’était pas seulement liée à la critique des idéologies du progrès, mais aussi à l’évolution du poids économique des pays jusque-là considérés comme sous-développés. La Thaïlande en particulier en était venue à être qualifiée de pays émergent, en référence à son dynamisme économique, avec des taux de croissance qui à l’époque la plaçait dans le groupe de tête à l’échelle mondiale (World Bank, 1993). Il faudra cependant du temps pour que, d’un côté la déconstruction de la prétention de l’Occident à détenir les clés du progrès et de l’universel et d’un autre côté l’affirmation par les villes d’Asie ou d’Afrique d’une modernité propre, convergent vers les critiques aujourd’hui communément admises. Dans les années 1990 donc, les pays que l’on dit aujourd’hui des Suds étaient encore très largement considérés comme des pays qui suivaient un chemin, celui du développement, sur lequel les pays occidentaux les avaient précédés. Ce regard pesait d’autant plus que l’on s’intéressait à des questions techniques. Et quoi de plus technique a priori que l’organisation du réseau viaire et son adaptation aux contraintes de la circulation ?
5Ma critique des transformations du réseau viaire entreprises à Bangkok était donc formulée au vu de l’expérience occidentale. Au lieu de voir dans la transformation des impasses en voies traversantes une solution à l’insondable congestion du réseau viaire de la capitale thaïlandaise, j’y voyais, à la suite de Donald Appleyard, un problème pour les riverains, et plus particulièrement une menace pour leur tranquillité. Donald Appleyard est un auteur majeur pour qui s’intéresse à l’aménagement des rues. Collaborateur de Kevin Lynch, avec qui il a publié The View from the Road en 1964, il a publié en 1981 un ouvrage qui s’est imposé comme une référence majeure pour l’aménagement des rues : Livable Streets. Dans cet ouvrage, il décrit les effets néfastes du trafic automobile sur les relations de voisinage et la qualité de la vie et propose diverses mesures pour réduire la circulation motorisée dans les rues résidentielles. L’une de ces mesures est la création d’impasse (par exemple par la pose d’obstacles empêchant le passage des voitures). Ces idées en rejoignaient d’autres, notamment celles expérimentées avec les Woonerven à partir des années 1960 aux Pays-Bas et qui se généraliseront par la suite à toute l’Europe, avec notamment les « cours urbaines » en France (Héran, 2020). Elles sont aujourd’hui toujours au cœur des politiques urbaines, avec la mise en cause toujours plus vive de la place de la voiture dans les villes. Donald Appleyard a d’autant plus influencé mes hypothèses et ma vision des choses qu’il était l’auteur d’un des rares articles d’envergure internationale traitant de la transformation des impasses en voies traversantes à Bangkok. Cet article, publié en 1983 dans Habitat International et intitulé « Streets can kill cities: Third World beware » dénonçait la politique centrée sur les besoins du trafic automobile des pays du « tiers-monde ». Donald Appleyard y expliquait notamment que les impasses de Bangkok présentaient des qualités résidentielles très recherchées dans les pays occidentaux et qu’il aurait été dommage de les détruire en les livrant au trafic automobile.
6C’est dans ce cadre de pensée, très influencé donc par les idées occidentales, que je me suis intéressé aux mutations des impasses de Bangkok. Pour moi, il ne faisait pas de doute que les riverains souffraient de ces transformations. La question était alors de savoir s’ils se mobilisaient et de quels moyens ils disposaient pour se faire entendre. Il s’agissait également de comprendre ce que l’irruption du trafic automobile engendrait comme perturbations dans la vie résidentielle. Pour avancer sur ces questions, j’ai conduit une petite enquête auprès des habitants d’un lotissement dont la voie principale venait d’être ouverte au trafic de transit. Cette enquête allait produire des résultats inattendus, d’une importance inversement proportionnelle à sa modestie.
Le regard désoccidentalisé
7Deux résultats ont été particulièrement importants. L’un d’eux a concerné le contrôle de leur rue par les riverains. J’y reviendrai. L’autre résultat a porté sur l’impact des nuisances engendrées par le trafic automobile. Contre toute attente, les trois quarts des riverains de la voie ouverte à la circulation ont porté un jugement positif sur cette transformation. La quasi-totalité d’entre eux ont certes déploré des nuisances nouvelles, telles que les vibrations du sol (argileux à Bangkok), les bruits, la poussière, les émissions de fumées polluantes, etc. Mais ces inconvénients étaient compensés par deux avantages : le premier était une accessibilité améliorée et le second était une valorisation foncière liée à l’amélioration des opportunités de développement commercial. Ce résultat était d’autant plus remarquable que, la voie ayant été ouverte depuis peu au trafic, il ne pouvait être attribué à une quelconque résignation des habitants à la mauvaise qualité de leur environnement – effet d’adaptation environnementale dont Donald Appleyard avait souligné l’ampleur dans ses enquêtes.
8L’importance accordée à l’amélioration de l’accessibilité s’expliquait par le très mauvais maillage du réseau viaire de Bangkok. L’ouverture au trafic de transit apportait un second point d’accès au réseau viaire et permettait d’éviter de longs détours et donc la perte de plusieurs dizaines de minutes pour certains déplacements. Concernant les opportunités de développement commercial, tout cartogramme de la répartition des commerces en milieu urbain montre que commerce et trafic se nourrissent l’un l’autre. La capitale thaïlandaise ne faisait pas exception à cette règle : les rues les plus populaires et les plus animées étaient aussi celles qui supportaient le trafic le plus intense. Pour les échoppes et les restaurants en plein air qui s’alignent sur les trottoirs, le bénéfice de l’effet vitrine compense largement les nuisances du trafic. Dans la capitale thaïlandaise en outre, le commerce de proximité était très dynamique. Mieux, dans de nombreux quartiers résidentiels, des épiceries, des restaurants ou des salons de beauté étaient installés au rez-de-chaussée des pavillons. Cela concernait particulièrement les quartiers des classes moyennes inférieures, où se trouvait le soi étudié. Pour certains des ménages interrogés, développer une activité commerciale en rez-de-chaussée permettait de disposer de ressources d’appoint et, pour eux, un accroissement du trafic était synonyme d’augmentation du nombre de clients potentiels.
9La conclusion de ces observations est claire : le calme et l’absence de pollution ne s’obtiennent pas « toutes choses égales par ailleurs » mais bien en l’échange d’un certain isolement, tant sur le plan commercial, que sur celui de l’accessibilité. Les riverains rencontrés en étaient parfaitement conscients. Bien sûr, leur avis était déterminé par un contexte économique et social particulier. Dans les pays occidentaux, la structure de la trame viaire était rarement aussi désordonnée qu’à Bangkok. L’intérêt en termes d’accessibilité de la transformation d’une impasse en voie traversante s’en trouvait diminué d’autant. De même, la notion de « qualité de vie » ne rencontrait pas en Thaïlande l’écho qu’elle trouvait en Europe ou aux États-Unis. Toutes différences qui expliquaient que, dans ces derniers cas, il était peu probable que des citadins réagissent favorablement à l’annonce de l’augmentation du trafic automobile devant leur domicile. Loin d’interdire toute comparaison cependant, ces différences contextuelles m’ont permis de mettre en évidence certains des présupposés en vigueur en Europe ou aux États-Unis, d’interroger ce que l’on n’appelait pas encore les « Nords » depuis les « Suds ». Elles m’ont notamment permis de montrer que, loin d’être simplement opposées, valeur territoriale et valeur locale de la rue entretiennent une relation complexe, où les forces de répulsion n’agissent qu’en concurrence avec des forces d’attraction.
10Ces conclusions ont fait l’objet d’une publication dans la revue Flux (Charmes, 1998). Par la suite, devenu membre du comité de rédaction de cette revue, j’ai participé à la préparation d’un dossier sur la rue, en collaboration avec Agnès Sander (Charmes et Sander, 2007). Ce dossier, publié en 2007, approfondit la question des relations entre trafic et riveraineté. Plusieurs articles ont confirmé que, contrairement à ce que beaucoup d’urbanistes et d’ingénieurs ont affirmé à l’époque du Modernisme, les frottements entre les flux circulatoires et les bords des voies qui les canalisent ne sont pas une pure déperdition d’énergie, et peuvent aussi être une source d’échanges, de richesses et de vitalité. Ainsi, plus les flux sont détournés et captés par les activités riveraines, plus la vie urbaine s’affirme, sans pour autant que les flux cessent d’exister. Plus ces frottements s’intensifient et plus la route devient rue.
11Surtout, ce dossier met en dialogue des recherches menées dans de nombreux pays. Il y est ainsi autant question de Los Angeles, de Paris ou de Londres que d’Ibadan, de Lagos ou d’Abidjan. Dans ce dossier, on apprend autant sur la rue en observant Lagos qu’en observant Paris. Ce n’était pas le premier dossier de la revue Flux qui réunissait des articles dépassant les frontières de la recherche sur le « développement » pour mettre en relation les travaux menés sur des pays de niveaux de vie et d’aires culturelles variées. En 2001, par exemple, un dossier sur la dérégulation des réseaux techniques, coordonné par Anne Marchais-Reboulat et Dominique Lorrain, incluait des articles sur l’Europe autant que des textes sur l’Amérique latine (Lorrain et Reboulat, 2001). Un dossier publié en 2002 et dirigé par Sylvy Jaglin sur les usages et la régulation des réseaux s’appuie sur la même ampleur de vue géographique (Jaglin, 2002). On voit là s’amorcer une pratique dont les enseignements qu’il convient de tirer seront, au cours des années 2010, au cœur d’un grand débat sur la comparaison, opposant des approches plutôt inductives, où la connaissance progresse par mise en regard d’études de cas menées dans des contextes très différents, à des approches plutôt déductives où la théorie abstraite reste l’objectif central (sur ce débat voir : Scott et Storper, 2015 ; Robinson et Roy, 2016).
Quand le détour a un effet-retour
12Sans doute ce débat exagère-t-il une opposition entre des approches en réalité plutôt complémentaires. Quoi qu’il en soit, la circulation des savoirs entre des contextes géographiques très différents permet plus de requestionner les évidences que de consolider des théories abstraites. Passer de la Thaïlande à la France ne revient pas à modifier des variables pour mieux en mesurer les effets ou les impacts, mais plutôt à questionner les variables pertinentes et les relations qu’elles entretiennent entre elles. Ceci sans pour autant, et c’est sans doute le point le plus délicat des débats sur la comparaison, remettre complètement en cause le cadre d’analyse, au sens où la différence ne produit pas de l’incommensurabilité.
13Avant de travailler à l’édition du dossier sur la rue pour la revue Flux, j’ai conduit, avec un financement d’un programme sur les transports, le PREDIT, une recherche sur les rues commerçantes de la première couronne ou proche banlieue de Paris. Les effets positifs du trafic pour la vie urbaine étaient déjà pris en compte dans ce que l’on appelait les « boulevards urbains », c’est-à-dire pour des voies importantes, essentiellement bordées d’activités commerciales et de bureaux (Dubois-Taine, 1990). Les voies moins importantes, où les habitations venaient se mêler au jeu, étaient moins prises en considération. Certaines de ces rues avaient beau jouir d’un certain prestige dans les représentations collectives (avec des figures telles que la « rue commerçante » ou la « grande rue »), beaucoup de municipalités paraissaient les ignorer dans leurs opérations d’aménagement. Les choses ont changé depuis, avec notamment les politiques de maîtrise du trafic automobile et la revalorisation pratique et symbolique du commerce de proximité, mais à la fin des années 1990, ces évolutions étaient encore balbutiantes.
14Sans entrer dans le détail des résultats de l’enquête menée en banlieue parisienne (Charmes, 2003), quelques points méritent d’être soulignés. L’un d’eux est la confirmation de l’aveuglement conceptuel introduit par la conviction que les nuisances du trafic sont incompatibles avec la vie résidentielle. À la question : « Quelle est l’influence des caractéristiques de la rue dans les choix résidentiels ? », les agents immobiliers rencontrés ont invariablement répondu qu’il existait deux types de rues : les rues calmes (très prisées) et les rues passantes (décotées à mesure de l’importance du trafic). Mais ce discours évoluait lorsqu’ils et elles étaient confrontés à des photos de rue prises dans leur secteur. Ces photos comprenaient des rues calmes, des voies à fort trafic au profil routier et des rues commerçantes. À propos de ces dernières, les agents ont presque systématiquement noté qu’elles étaient attrayantes et recherchées. Face à cette observation, je paraissais intrigué en indiquant qu’il s’agissait de rues passantes. La réaction la plus commune était alors de préciser : « oui mais ce sont des rues commerçantes, ce n’est pas pareil ». Ainsi, malgré leur importance, l’existence des rues commerçantes n’a été mentionnée qu’après une confrontation au terrain, preuve de l’invisibilité de ces rues dans les représentations collectives. Les agents immobiliers ne sont certes pas des aménageurs, mais on pouvait voir là une autre illustration de l’aveuglement qui avait aussi été le mien avant mon détour par Bangkok.
Regarder autrement les gated communities
15Mais ce n’est pas tout, l’enquête menée en 1996 sur l’ouverture d’un soi résidentiel de Bangkok au trafic de transit a aussi fourni une base originale et riche pour contribuer aux débats académiques des années 2000 sur les gated communities. Cette enquête avait en effet mis en évidence l’importance du contrôle des rues par leurs riverains. Si les personnes interrogées étaient globalement satisfaites de l’ouverture de leur rue à la circulation de transit, beaucoup reconnaissaient que cette ouverture avait quelques inconvénients et une minorité significative portait un jugement globalement négatif sur ce changement. Contre toute attente, leur principale critique ne concernait pas les nuisances de la circulation automobile. Elles étaient certes mentionnées comme des inconvénients importants, mais ce n’étaient pas les principaux. La principale préoccupation des riverains était le sentiment de perte de contrôle de leur environnement. Ce sentiment était lié à une plus grande difficulté à identifier les étrangers : avec un passage accru en effet, la rue était plus anonyme et il devenait plus difficile de distinguer les riverains des passants. Or, parmi ces derniers, pouvaient se trouver des personnes malintentionnées. Les riverains craignaient donc les cambriolages et estimaient que la rue devenait moins sûre pour leurs enfants (en sus des dangers propres au trafic automobile).
16À l’époque, au milieu des années 1990 donc, je n’avais pas bien mesuré l’importance de cette observation. Je n’ai pas anticipé l’importance que la question des lotissements fermés et sécurisés (les gated communities) allait prendre dans les débats intellectuels en France et dans le monde. Pourtant, lors de mes enquêtes à Bangkok, j’avais croisé de nombreuses rues pavillonnaires à accès restreint (voir fig. 2), dont le cas, très révélateur des problèmes de circulation à Bangkok, d’un ensemble pavillonnaire qui prélevait un péage auprès des automobilistes désireux de le traverser pour aller plus vite. Au-delà de ce cas qui restait anecdotique, l’accès aux quartiers pavillonnaires était de plus en plus fréquemment restreint, surtout pour les opérations nouvelles à destination des classes aisées. Mais on ne voit vraiment que ce que l’on veut voir et ce que l’on veut voir en tant que chercheur est déterminé par les débats dans lesquels on est immergé. Or, le débat sur les gated communities n’a vraiment été lancé à l’échelle internationale qu’après la publication de Fortress America par Edward Blakely et Mary-Gail Snyder en 1997, avec notamment la crainte d’une disparition des espaces publics et d’une mise en cause du rôle des villes dans la construction du lien social (ces débats prendront pied en France en 1999 avec la publication d’un dossier de la revue Esprit intitulé « Quand la ville se défait », dirigé par Jacques Donzelot et Olivier Mongin). Cela est à mettre en rapport avec le fait que j’avais achevé mon travail de terrain sur Bangkok en 1997. J’ai donc arpenté les soi de Bangkok sans avoir en tête les termes du débat sur les gated communities. J’ai d’autant moins porté attention au sujet qu’à Bangkok, les murs dressés autour des lotissements n’étaient pas très impressionnants et que les gardes postés à l’entrée n’étaient guère menaçants (surtout pour un Occidental). Bangkok était en outre une ville relativement sûre, du moins pour ce qui était de la délinquance banale, et il était difficile d’y dénoncer une véritable paranoïa sécuritaire.
17Ma méconnaissance des débats qu’allaient susciter les gated communities n’a pas eu que des inconvénients toutefois. Mes observations quelque peu naïves sur la transformation des impasses de Bangkok en voies résidentielles m’ont conduit à aborder les fermetures de rue d’une manière différente de celle qui allait prédominer dans les recherches sur les ensembles résidentiels fermés à partir de la fin des années 1990, centrées sur la critique de la privatisation des espaces publics, la mise en cause de la paranoïa sécuritaire et les discussions autour de la ségrégation (Charmes, 2011). De retour en France, j’ai mené au début des années 2000, avec un financement de la mission à l’Ethnologie du ministère de la Culture, une recherche sur les fermetures de rues résidentielles dans les périphéries de Paris et de Lyon. Inspiré par mes enquêtes à Bangkok, j’ai formulé l’hypothèse d’une solution de continuité entre la morphologie du réseau viaire périurbain, où prédominent les impasses et les voies en boucle, et les gated communities, autrement dit la barrière opposée à la circulation que constituent les impasses pouvait être considérée comme une forme d’exclusion des non-résidents, des extérieurs. L’hypothèse s’est révélée pertinente. Les arguments avancés par les riverains des rues pavillonnaires des périphéries de Paris et Lyon pour justifier la fermeture de leur rue étaient similaires à ceux mobilisés par les habitants de Bangkok pour s’opposer au passage du trafic de transit : recherche de la tranquillité, contrôle des allées et venues, etc. Ce résultat n’était pas anodin, tant le développement des gated communities apparaissait comme une rupture. En réalité, ce phénomène s’inscrivait dans le prolongement d’une dynamique déjà à l’œuvre depuis plusieurs décennies dans les extensions suburbaines et périurbaines, notamment les ensembles pavillonnaires (Charmes, 2005 ; 2010).
18Avant d’être publiés, ces résultats ont été discutés et affinés au sein du réseau international de recherche « Private urban governance & gated communities ». Ces discussions, et notamment des échanges avec Chris Webster, m’ont conduit à mobiliser le concept de club pour penser la territorialisation résidentielle manifestée tant par les impasses que par les gated communities (Webster, 2002). Plus largement, ce réseau, exceptionnellement productif, a été partie prenante de la nouvelle dynamique de recherche qui s’est installée dans les études urbaines au cours des années 2000, à l’écart de la logique des « aires culturelles » (Sabouret, Gorshenina et Loumpet-Galitzine, 2010). Lancé en Allemagne avec une première conférence à Hambourg en 1999, ce réseau s’ouvrira très rapidement aux travaux menés hors d’Europe et d’Amérique du Nord, ouverture présente dès les premières publications du réseau (Webster, Glasze et Frantz, 2002) et marquée par l’organisation d’une conférence à Prétoria en 2005, puis à Santiago du Chili en 2009, après Paris en 2007.
Regarder l’Occident depuis l’Asie du Sud-Est
19Ce parcours illustre très concrètement le sens et l’intérêt du tournant qui s’est généralisé dans les études urbaines à partir des années 2000. Progressivement, il ne s’est plus seulement agi de faire de la recherche dans les pays non-occidentaux pour étudier leurs spécificités culturelles, ou pour montrer leurs originalités, mais de faire circuler les savoirs d’un contexte à l’autre sur le mode de l’aller et retour plutôt que de l’aller simple. À présent, on étudie moins un pays selon une spécialisation géographique, logique qui conduisait à être généraliste au sein de l’aire géographique de spécialisation.
20Ces évolutions ne sont évidemment pas des ruptures. Elles prolongent des traditions intellectuelles qui les ont nourries. Elles trouvent notamment des racines du côté de l’anthropologie, démarches pour lesquelles la différence est une question centrale, en même temps que la visée est celle d’une compréhension générale des sociétés. Le changement vient avant tout, comme on l’a dit, de la remise en cause des hiérarchies entre sociétés et entre pays, dans un double mouvement d’affirmation du poids économique des pays des Suds et de critique du progressisme et de l’universalisme abstrait. Le changement vient aussi de l’évolution des conditions de l’exercice de la recherche. La mondialisation a fait son œuvre : en même temps que les marchandises, les chercheurs se sont mis à circuler et il est devenu de plus en plus simple de passer d’un pays à l’autre. La chose mérite d’être soulignée car la recherche dépend aussi des contingences matérielles.
21Une frontière demeure malgré tout. Encore peu de chercheurs formés hors des pays occidentaux viennent, à partir de recherches menées dans leur pays, intervenir dans les débats académiques occidentaux. Dans le champ des études urbaines, quelques revues, notamment l’International journal of urban and regional research, avec le réseau qui lui est lié, le RC 21, s’efforcent de repousser cette frontière, mais il y a encore beaucoup à faire.
Notes de bas de page
1Les guillemets s’imposent car les catégories « Nords » et « Suds », même avec un pluriel, ne sont guère satisfaisantes, entre autres parce qu’elles essentialisent des ensembles géographiques très divers : où placer l’Australie par exemple ?
Auteur
ENTPE, UMR EVS
eric.charmes@entpe.fr
Éric Charmes est directeur de recherche à l’ENTPE (Vaulx-en-Velin). Il est spécialisé dans les études urbaines, l’urbanisme et l’aménagement. Il est membre du laboratoire « Recherches Interdisciplinaires Ville Espace Société » (RIVES, Université de Lyon, UMR CNRS 5600). Après une thèse sur Bangkok sous la direction de Charles Goldblum soutenue en 2000 à l’Institut français d’urbanisme, il a poursuivi des recherches sur l’Europe et les États-Unis, s’intéressant aux espaces publics, aux gated communities et à la périurbanisation.
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