La gouvernance et la coopération urbaine. Une aventure commune (1995-2010)
p. 27-31
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Mots-clés : urbanisme, recherche-action, développement urbain, coopération
Keywords : urban planning, action research, urban development, cooperation
Texte intégral
1Dès notre rencontre dans l’équipe fondatrice de l’IFU (Institut français d’urbanisme) au début des années 1970, et surtout, plus tard, lorsque nous avons partagé les activités du Gemdev (Groupement économie monde et développement), il était évident que nous allions mener ensemble une aventure de recherche. Elle fut durable, elle fut passionnante, elle eut des effets pérennes dans nos domaines de formation, et elle suscita même un intérêt certain auprès de la coopération urbaine française.
2Au départ, nous avions chacun nos terrains de recherche : Charles Goldblum, c’était l’Asie, moi l’Afrique. Nous étions soumis à la règle des Aires culturelles : pour l’un les processus d’urbanisation en Asie, pour l’autre le même secteur en Afrique. Et si nous avions en commun le développement urbain, pour Charles Goldblum c’était, notamment, l’analyse des mécanismes de la métropolisation, et pour moi l’étude des pratiques citadines, à une échelle plutôt micro-sociale. Ce faisant, nous étions, avec des entrées un peu différentes, confrontés au problème de la coopération urbaine bilatérale, intervenant dans les anciennes colonies françaises, et notamment au transfert des modèles économiques et sociaux, des pays développés vers les pays en développement. Dans nos recherches de terrain, chacun à notre échelle, nous étions sans cesse confrontés à ces politiques de production et de gestion des villes, que nous devions analyser pour comprendre ce qu’était le devenir des villes. Il y avait quelques variantes intéressantes à comparer en fonction des coopérations qui intervenaient. Cependant, à partir des années 1980, la dimension « Développement urbain » est devenue un domaine privilégié et incontournable de la coopération internationale, menée et affichée bruyamment dans sa multilatéralité et son universalité par la Banque mondiale, se traduisant par la mise en place de programmes conçus selon un modèle unique d’ajustement structurel. Deux vagues d’ajustement occupèrent la décennie 1980. Les conséquences furent sévères pour les villes, dans ce moment d’expansion du néolibéralisme, qui visait un développement urbain où les villes allaient devoir assurer leur rôle de moteur essentiel de ce développement mondialisé. Les métropoles deviennent des facteurs essentiels du développement.
3Dans le domaine de la recherche, la création du Gemdev en 1983 fut pour nous un lieu d’accueil favorable pour mener des réflexions collectives fructueuses, puisque cet organisme se voulait pluridisciplinaire, même si les économistes ont eu tendance à devenir dominants. Tout en poursuivant nos recherches sur nos terrains respectifs, nous avions la possibilité de réfléchir, ensemble et avec nos collègues du Gemdev, sur ce nouveau champ scientifique qu’on a désigné comme le « Développement urbain », qui a eu pour objectif d’établir, concrètement et théoriquement, la place des villes dans le développement économique, social et politique. La mondialisation, de caractère néolibéral, s’est construite de manière offensive pendant ces années, posant des problèmes un peu partout, avec notamment la série des émeutes de la faim des années 1980. Les privatisations de services publics, pourtant déjà peu développés, la remise en cause des politiques de logement social subventionné, la fermeture ou la privatisation d’établissements universitaires, eurent rapidement des effets sociaux considérables que la Banque mondiale tenta de réguler avec des opérations dites de lutte contre la pauvreté, mobilisant chercheurs et ONGs.
4Face à cette évolution rapide, nous avons ressenti le décalage que vivaient les chercheurs de notre espèce, par rapport aux réalités que nous constations concernant le devenir des villes dans le développement. Nos référents institutionnels étaient quasiment sourds à nos signaux d’alarme. L’ORSTOM (ancien nom de l’Institut de recherche pour le développement [IRD]), qui avait créé un département urbain en 1982 mobilisant plusieurs dizaines de chercheurs, supprima cette filière à la fin des années 1980. Si l’on peut considérer que dans des périodes de relatif calme politique, il existe, dans le domaine des sciences sociales, un système plutôt équilibré entre l’offre de recherche venant des chercheurs spécialisés, et la demande de recherche formulée par les acteurs institutionnels de la coopération urbaine, nous étions, au début de la décennie 1990, entrés dans une période de déséquilibre entre demande et offre de recherche. Et pourtant, la recherche urbaine concernant les pays du Sud avait connu un fort développement, grâce à une activité soutenue du ministère de la Recherche, avec des appels d’offres multiples.
5Il nous fallait changer de méthode : à partir des analyses des nouvelles réalités que nous pouvions observer, nous nous sentions en mesure de formuler une offre renouvelée de recherche urbaine concernant les pays en développement. Pour entreprendre ce travail méthodologique, nous n’avions pas de modèle. Il nous a fallu inventer, tâtonner, mobiliser nos collègues chercheurs, et tenter de renouveler l’offre de recherche par rapport à ce que nous pouvions identifier comme nouvelle demande institutionnelle de recherche. En fait, nous devions créer un nouveau champ scientifique, selon la formule proposée plus tard par notre collègue Étienne Leroy, anthropologue spécialiste des problèmes fonciers en Afrique. Une fois constitué, ce champ scientifique ferait une offre de recherche au ministère le plus concerné par les problèmes du développement, le ministère de la Coopération, qui avait créé en 1983 un Département du développement urbain, qui peinait à trouver sa place.
6Le Gemdev, à la fois comme organisme d’accueil et comme lieu de stimulation intellectuelle, était l’endroit où nous pouvions entreprendre cet effort méthodologique et mobiliser les chercheurs. Il nous fallait trouver les voies d’une meilleure rencontre entre l’offre et la demande de recherche.
7La première étape, au milieu de la décennie 1990, fut le lancement, par Charles Goldblum et moi, d’un groupe de travail sur le thème Villes et citadins dans la mondialisation. Le Gemdev accueillit notre proposition. C’était la coutume dans cet organisme, qui se voulait un peu « auberge espagnole ». Ce groupe rencontra un certain succès, et ses travaux débouchèrent sur une publication, éditée chez Karthala sous le même titre. Nous avions mis l’accent sur l’analyse des politiques urbaines, sur les modèles de développement urbain et sur les pratiques citadines observées dans ou à côté de ces interventions. Le gouvernement des villes, un urbanisme négocié, ces thèmes ont surgi, parfois dans le désordre, de manière foisonnante. Avec une démarche critique adoptée dans les analyses.
8Il y eut une prompte réaction du ministère de la Coopération, qui nous confia, par contrat signé avec le Gemdev en 1999, la réalisation d’un « Bilan et Perspectives de la recherche urbaine pour le développement ». Le pilotage conjoint de ce travail fut la seconde étape de notre activité commune. La demande institutionnelle était forte, du côté du ministère de la Coopération, confronté à une présence forte de la Banque mondiale, qui non seulement multipliait les projets urbains, mais apportait une aide substantielle à la recherche urbaine opérationnelle (lutte contre la pauvreté, gouvernance, décentralisation). Notre groupe, qui a réuni quelque 80 participants (chercheurs, décideurs, coopérants), a répondu à nos objectifs, concernant les visées de recherche ayant comme objet scientifique spécifique les villes du Sud et leur développement. Deux grands thèmes, présentés comme complémentaires, ont été mis en exergue : les interventions sur les villes comme objet de recherche ; l’analyse des logiques et des stratégies d’acteurs.
9Sur un plan méthodologique, était avancée une réflexion sur l’expertise, sur ce que l’on a appelé les « mots de l’urbanisme », notamment sur des termes à visée opératoire : la décentralisation, la gouvernance urbaine, le développement local. Il s’agissait de dépasser un côté « prêt-à-penser », répandu dans les instances de coopération. Le rapport a formulé à la fin la proposition d’un programme de recherche comportant deux axes majeurs : le premier ainsi formulé : domaine des actions urbaines, des interventions urbanistiques ; le second portant sur le domaine des configurations et logiques d’acteurs. Chacun se déroulait en un certain nombre de thèmes. L’un d’entre eux concernait la gouvernance urbaine.
10Notre rapport rencontrait manifestement les demandes du ministère. Sa qualité scientifique, reconnue sans réserve par sa sous-direction de la recherche, déboucha très vite, début 2000, sur la mise en place d’un programme de recherche incitative, confié au Gemdev, sous notre co-responsabilité, à Charles Goldblum et à moi. La gestion administrative fut confiée à l’ISTED (Institut des sciences et des techniques de l’équipement pour le développement). Nos propositions, reprises dans les termes de référence de l’appel d’offres, ont été entérinées par le ministère. Une seule exigence, liée au mécanisme de financement du programme, était imposée : les projets agréés devaient tous être situés dans la « Zone de solidarité prioritaire ZSP », ce qui excluait l’Amérique latine, à notre regret. En revanche, une autre obligation nous était faite qui, elle, nous convenait parfaitement : il s’agissait de n’accepter que des équipes mixtes, incluant des chercheurs locaux, cela dans le souci de favoriser un développement de la recherche dans les pays du Sud.
11Le PRUD (Programme de recherche urbaine pour le développement) se déroula, pour 32 équipes retenues, de 2000 à 2004, se terminant par un colloque à l’UNESCO, et la publication d’une bonne dizaine d’ouvrages et de nombreux articles scientifiques.
12Le thème de la gouvernance ne fut pas dominant, même s’il est question, dans la plupart des projets, des processus de décision et des mécanismes de leur mise en œuvre. C’est donc à dessein que nous avons intitulé le colloque de restitution des résultats à l’UNESCO en 2004 « Gouverner les villes du Sud. Défis pour la recherche et pour l’action » (Direction générale de la coopération scientifique et du développement [DGCSD], ministère des Affaires étrangères, 2004). Les recherches présentées rendaient compte d’opérations concrètes d’urbanisme et analysaient des stratégies et logiques d’acteurs, publics et privés, locaux, nationaux et étrangers. L’ensemble faisait apparaître une grande diversité de situations nationales et locales complexes, échappant à ce qui serait un modèle à vocation universelle.
13Cependant, le thème de la Gouvernance préoccupait le ministère de la Coopération, et notamment la sous-direction du développement urbain. C’est de là qu’est partie la demande, de nouveau formulée, sous couvert du Gemdev, à Charles Goldblum et à moi, de créer un groupe de réflexion sur la gouvernance urbaine. Cette demande était incluse dans une entreprise plus vaste qui concernait une réflexion sur le développement démocratique. Il s’agissait, bien sûr, d’une rencontre entre recherche scientifique et monde opérationnel. Le thème fédérateur pour le ministère, celui de la démocratie, était bien sûr stimulant ; Charles Goldblum et moi avons donc, dans le cadre du Gemdev, monté en 2006 ce groupe de réflexion, constitué de chercheurs, de décideurs et de techniciens, réunis séparément, mais aussi dans des séances communes de synthèse. Un représentant du ministère suivait ces réunions. Il y eut une cinquantaine de participants. Un petit nombre d’entre eux rédigea un document de synthèse avec nous. Ce document, « La gouvernance dans tous ses états », a été publié in extenso en 2008 par la DGCSD, sans aucune restriction du ministère, alors qu’il reflétait une posture critique sur le sujet. Charles Goldblum et moi fûmes également sollicités par l’équipe d’Hervé Magro, responsable à l’époque de ce secteur au ministère de la Coopération, pour rédiger un article, intitulé « Gouvernance urbaine et coopération internationale », inclus dans l’ouvrage « La gouvernance démocratique, un nouveau paradigme pour le développement ? », sous la direction de Séverine Bellina, Hervé Magro et Violaine de Villemeur aux éditions Karthala (2008). Dans ces différents textes, nous avons présenté la gouvernance comme un processus, en délimitant notre champ de réflexion à la question des mécanismes et dispositifs de mise en œuvre de politiques et de projets urbains, pour montrer la grande complexité de ces mécanismes, leur capacité d’évolution en fonction des situations locales et du jeu des acteurs impliqués. Ceci afin de mettre en exergue la gouvernance comme un processus situé dans une temporalité identifiable, de comprendre les relations entre les dispositifs observés et l’environnement institutionnel et politique, le but étant de constituer une aide à la décision à travers une stratégie de gouvernance urbaine, et non pas d’apporter une contribution au débat qui se déploie dans le champ de la philosophie politique.
* * *
14Tel a été, très sommairement résumé, le déroulement et le sens d’une aventure qui nous a beaucoup mobilisés, Charles Goldblum et moi, pendant au moins 15 ans. Nous avons bénéficié d’un accueil stimulant au Gemdev, grâce à un environnement intellectuel libéré de nombreuses contraintes mandarinales, grâce aussi à des relations d’ouverture avec le secteur du développement urbain du ministère de la Coopération, très demandeur d’éclairages venant des chercheurs spécialistes de l’univers urbain. Cela nous a beaucoup aidés dans nos activités de formation, et notamment dans la formation à la recherche par la recherche. Et l’habitude de convier des chercheurs urbains dans des groupes de travail et de réflexion sur la coopération au développement fut maintenue.
Auteur
Institut français d’urbanisme (honoraire)
Annick Osmont, socio-anthropologue, a été maîtresse de conférences à l’ENPC (École Nationale des Ponts et Chaussées), puis à l’IFU (Institut français d’urbanisme). Ses travaux ont mis en lumière des pratiques citadines hybrides d’adaptation à la ville, liant tradition et modernité, et leur confrontation avec les modèles de développement urbain des tenants du modèle néolibéral à visée universaliste, porté, notamment et fortement, par la Banque mondiale.
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